Chapitre II. La minorité révolutionnaire, fait de la guerre
p. 173-187
Texte intégral
1Rappelons d’abord ici brièvement l’évolution du rapport de forces au sein de la C.G.T.1 :

2Rappelons également que, tant dans le cadre fédéral que dans le cadre départemental, la rapide progression des bases minoritaires n’en a guère changé la structure qui est restée identique de 1918 à 1921 tout en s’élargissant.
3Les bases majoritaires ont au contraire subi plus de modifications, malgré leur moindre progression absolue.
4Elles ne sont définitivement fixées qu’en 1919 dans le cadre départemental et en 1920 dans le cadre fédéral et s’opposent alors aux bases minoritaires2.
I. – L’Impact incertain des conditions sociologiques et des constantes de la syndicalisation
5Cet impact est en effet bien incertain, car les résultats diffèrent selon le cadre étudié.
I A) Le cadre fédéral.
6De l’analyse des projections des données majoritaires et minoritaires sur le nuage des caractères sociologiques et de syndicalisation ressortait nettement le lien entre fédérations majoritaires et fédérations à forte syndicalisation, entre fédérations minoritaires et fédérations à faible ou moyenne syndicalisation, et ce, malgré une concentration voisine pour les branches majoritaires et les branches minoritaires.
7Une seule fédération majoritaire (l’Agriculture) a une faible syndicalisation, une seule fédération minoritaire (les Chemins de fer) a une forte syndicalisation. De plus, la plupart des fédérations à syndicalisation relativement élevée vis-à-vis de la concentration (Spectacle, Transports, Manutention, Tonneau) sont majoritaires, la plupart des fédérations à syndicalisation relativement faible vis-à-vis de la concentration (Brosserie, Bijou, Chimie, Métaux...) sont minoritaires.
8Mais les bases fédérales minoritaires se sont de 1918 à 1921 fortement rapprochées des bases majoritaires, vis-à-vis de ce problème.
9Cette tendance s’accentue encore à travers l’évolution des bases fédérales de la présence syndicale aux Congrès de la C.G.T.U. de 1922 à 1925 : sept des neuf3 fédérations où cette présence progresse particulièrement sont des fédérations à forte syndicalisation.
10Ainsi ce caractère opposant bases fédérales de la majorité de la C.G.T. et bases fédérales du courant révolutionnaire (minorité de la C.G.T., ensemble de la C.G.T.U.) a tendance à s’atténuer, perdant son impact décisif.
11Nous avons vu que ce phénomène de syndicalisation moyenne relativement élevée vis-à-vis de la concentration était lié, en grande partie, à l’importance particulière de la syndicalisation en 1914.
12On peut donc penser que les majoritaires se sont appuyés plus sur les branches à forte tradition syndicale et les minoritaires sur les branches à faible tradition syndicale mais que l’impact de cette tradition syndicale s’est très sensiblement affaissé, avec la progression minoritaire.
I B) Le cadre départemental.
13Les résultats du cadre départemental nuancent sensiblement ceux du cadre fédéral. Si les majoritaires s’appuient là encore sur les U.D. à très forte syndicalisation (Nord, Pas-de-Calais, Aube, Vosges, Tarn...), ils s’appuient tout aussi fréquemment sur des U.D. à médiocre ou très faible syndicalisation. Si les minoritaires n’ont guère de bases dans les U.D. à très forte syndicalisation, ils s’appuient fortement sur des U.D. à assez bonne syndicalisation et jamais sur les U.D. à syndicalisation infime.
14De plus, pour un support sociologique équivalent, les U.D. minoritaires ont une syndicalisation légèrement supérieure à celle des U.D. majoritaires, résultat inverse de celui du cadre fédéral ! Ainsi le revers du Nord et Ouest du Massif Central est favorable aux minoritaires, alors que la Champagne et la Lorraine sont favorables aux majoritaires. La tradition syndicale joue là nettement en faveur des minoritaires.
15Ainsi le syndicat majoritaire type appartiendrait à une fédération fortement syndicalisée et à une U.D. plus médiocrement syndicalisée et le syndicat minoritaire type à une fédération médiocrement syndicalisée et à une U.D. mieux syndicalisée, résultats apparemment contradictoires qui montrent la complexité du problème des liens entre syndicalisation et idéologie. L’impression prévaut qu’il n’y a pas une seule tradition syndicale, mais un double héritage, celui des Bourses du Travail plus favorable à l’implantation minoritaire, celui des fédérations plus favorables aux majoritaires4. Il n’est pas dans le cadre de notre étude d’analyser plus avant ce phénomène, mais il nous semble que des recherches devraient s’orienter dans cette direction5. Dans tous les cas, ces éléments ont un impact de plus en plus faible dans la différenciation majoritaire-minoritaire et ne semblent pas décisifs.
I C) Les autres caractères sociologiques.
16Ils n’ont guère d’impact ; tout au plus dans le cadre fédéral, la minorité semble s’appuyer plus sur les branches chômeuses et masculines (caractères contradictoires le plus souvent) et la majorité sur les branches non chômeuses et féminines, mais les corrélations sont faibles. La concentration n’a pas d’impact, majoritaires et minoritaires se partagent fédérations et U.D. correspondant à une forte concentration du travail. Le caractère du travail (ouvriers, employés) n’a également pas de répercussion.
17Incertains, inégaux et temporaires, tels apparaissent les caractères des résultats de la confrontation des données d’ordre idéologique avec les fortes permanences des données sociologiques et de syndicalisation.
II. – Le poids décisif de la guerre
18Une seule donnée de syndicalisation s’individualisait, la syndicalisation en 1918, faiblement dans le cadre fédéral, fortement dans le cadre départemental.
II A) L’impact de la syndicalisation en 1918.
19Il est tout à fait différent selon le cadre étudié.
20Dans le cadre fédéral, nous avons constaté qu’il n’y a pas de liens entre bases majoritaires ou minoritaires et bases de la syndicalisation en 1918. Dans le cadre départemental, nous avons constaté qu’un lien étroit existe entre bases minoritaires et bases de la syndicalisation en 1918.
21Mais nous avons vu que la syndicalisation en 1918 était, dans le cadre fédéral, essentiellement le fait de structures (stabilité de l’activité économique) et dans le cadre départemental le fait d’une conjoncture, bouleversant les structures.
22Il est dès lors tentant d’établir un lien de cause à effet entre ces deux affirmations : si la syndicalisation en 1918, dans le cadre fédéral, n’a pas d’impact sur l’organisation des bases minoritaires ou majoritaires c’est que cette organisation ne relève pas, pour l’essentiel, de l’impact d’une structure, mais de l’impact d’un processus événementiel6.
II B) L’impact de la présence syndicale en 1918.
23L’étude des données des Congrès C.G.T. révélait que le facteur décisif de l’organisation des bases minoritaires était, dans le cadre fédéral l’importance de la présence syndicale – en syndicats – aux Congrès de 1918 et de 1919, dans le cadre départemental l’importance de la présence syndicale au seul Congrès de 1918.
24La confrontation des données des seuls congrès C.G.T. avec les premiers congrès de la C.G.T.U. permet de préciser ces caractères. Dans le cadre fédéral, on constate que l’impact de la présence syndicale au Congrès de 1919 diminue sensiblement dans l’organisation de la présence syndicale aux Congrès de la C.G.T.U. et qu’au contraire l’impact de la présence syndicale au Congrès de 1918 augmente sensiblement7. Ainsi les bases fédérales du courant révolutionnaire de 1918 à 1925 sont continuellement liées à l’importance de la présence syndicale relative au Congrès de 1918.
25Plus encore ces bases fédérales de la minorité, puis de la C.G.T.U., apparaissent liées à l’importance de la présence syndicale en 1918 relativisée à l’importance de la syndicalisation, comme l’atteste l’observation du nuage déterminé par ces deux caractères8.
26Dans le cadre départemental, un même phénomène apparaît, les bases départementales de la C.G.T.U. restent très liées à l’importance de la présence syndicale au Congrès de 1918. Si la dissociation entre bases départementales de la présence syndicale au Congrès de 1918 et bases départementales de la syndicalisation en 1918 est plus faible, on peut néanmoins constater9 que les bases de la minorité révolutionnaire sont les U.D. où la présence syndicale en 1918 est élevée vis-à-vis de la syndicalisation à la même date.
27Valable dans le cadre départemental et le cadre fédéral, et cela de 1918 à 1925, l’importance de la présence syndicale en 1918, même lorsque la syndicalisation est faible, est le facteur décisif et durable de l’implantation minoritaire.
28L’importance de ce résultat nous a amené à le vérifier non plus comme un lien entre deux caractères, mais comme étant l’attitude effective des syndicats. Sur les 782 syndicats présents au Congrès de 1918 qui participent au Congrès de Lille, 457 (soit près de 60 %) votent minoritaire, 335 votent majoritaire. Le lien que nous avons dégagé n’est donc pas seulement simple coïncidence, mais réalité vécue par la grande majorité des syndicats.
29On peut dégager quelques conclusions de ce phénomène essentiel.
301. La cassure essentielle entre les bases minoritaires et majoritaires ne remonte ni à 1920 ou même 1919, ni à l’avant-guerre mais à la guerre 10 et particulièrement aux dernières années de celle-ci.
31Certes la fin de l’année 1917 et l’année 1918 voient se développer ce qu’A. Kriegel nomme le « rassemblement centriste »11, à l’occasion des C.C.N. de Clermont-Ferrand (23-25 décembre 1917) et du 13e Congrès de Paris (15-18 juillet 1918) où des motions de synthèse sont votées par de larges majorités. Mais c’est pourtant à cette période là qu’apparaît la cassure décisive entre bases minoritaires et bases majoritaires.
32C’est dire qu’il est difficile de croire que le fond de la controverse entre les deux tendances puisse se réduire finalement à une appréciation diverse des chances d’une révolution à court terme12, donc qu’il faille accorder aux événements de l’année 1920 une place névralgique.
33Les comptes de la guerre ne sont d’ailleurs nullement réglés en 1918, et lors du Congrès de Lyon, la plupart des orateurs minoritaires insistent pour que soit évoqué, de nouveau, le problème de l’action syndicale pendant la guerre. Monatte : « J’estime qu’il est impossible qu’à ce Congrès ne soit pas examiné la politique confédérale de guerre. »13 Jullien : « nous disons que la période de guerre doit être examinée »14, Méric : « ... je dois féliciter Monatte d’avoir posé une question qui à mon sens est capitale... »15, Monmousseau : « ... en juillet 1918, au dernier Congrès fédéral je suis un de ceux qui ont voté la motion d’unanimité.. la politique de l’organisation syndicale est la même que celle de l’orientation syndicale de la classe ouvrière pendant la guerre. Elle a continué invariablement... »16, Lepetit : « Vous êtes aussi responsables de la guerre que les dirigeants qui l’ont voulue, qui l’ont conduite, parce que vous n’avez pas dégagé votre responsabilité, parce que vous avez entraîné la masse dans la guerre »17.
34L’énumération est convaincante, les minoritaires accordent aux problèmes de l’action syndicale pendant la guerre une importance décisive dans leur opposition aux majoritaires. Dans tous les cas – n’accordons pas aux interventions des délégués à un congrès la validité d’une étude scientifique – le fait reste que, même si elle n’était pas explicitée, la cassure née de la guerre, de l’importance diverse de la vie et de l’action syndicale pendant la guerre organise la mentalité ouvrière de façon décisive.
352. La minorité s’appuie sur les branches ou départements qui ont connu une vie syndicale intense pendant les dernières années de la guerre et particulièrement en 1918. Cette conclusion serait à tester par des monographies18. On ne peut en effet lier mécaniquement présence syndicale au Congrès de la C.G.T. et intensité de l’action syndicale. Bien entendu, on connaît les grandes grèves dans la Loire, qui est un bastion minoritaire, mais l’histoire des luttes de l’année 1918 reste à faire19. Il nous semble que dans un contexte de répression20, de péril national (offensive allemande de l’été 1918) puis dans le contexte de la victoire, le maintien d’une activité syndicale revêt un caractère exemplaire, peut-être plus qu’en 191721. C’est sur ces corporations et ces départements à forte action syndicale en 1918 que s’appuie la minorité, mais c’est aussi dans ces corporations et dans ces départements que vont se développer les plus grandes luttes de 1919-1920 : grande grève des métallurgistes parisiens de juin 191922, grève des cheminots de mai 192023.
36C’est donc, à l’issue de cette étude, à tout un complexe événementiel lié à la guerre plus qu’à un complexe structurel, qu’il nous faut rattacher le processus de formation de la minorité révolutionnaire. Mais l’événement n’est-il pas « ... l’indicateur, le reflet, le signe, le symptôme des éléments nouveaux nés du fonctionnement de la structure... »24.
III. – Les courants de la minorité révolutionnaire
37Nous avons déjà expliqué qu’il était difficile d’étudier, avec toute la rigueur nécessaire, les différentes composantes de la minorité de la C.G.T.. C’est seulement à travers les premiers congrès de la C.G.T.U. qu’ils apparaissent de façon cohérente et quantifiable. Nous ne prétendons nullement ici réaliser une histoire des premières années de la C.G.T.U., mais éclairer, à l’aide de données d’ailleurs plus grossières et incomplètes25, les structures de la minorité.
III A) Anarcho-syndicalisme et syndicalisme-révolutionnaire.
38Ces deux courants qui apparaissent en tant que tel, l’un aux deux premiers Congrès de la C.G.T.U., notamment par son refus d’adhérer à l’Internationale syndicale rouge, le second au seul second Congrès, ont en commun le caractère contradictoire de leurs bases qui contribue à rendre incertain le maintien de structures sur lesquelles ils puissent s’appuyer. Néanmoins ils n’ont guère de structures communes, ce qui confirme la nécessaire distinction à faire entre ces deux courants.
1. Le courant anarcho-syndicaliste.
39Il s’appuie sur des bases sociologiques nettes, dans le cadre fédéral ; les fédérations à forte influence anarcho-syndicaliste sont les fédérations faiblement ou médiocrement syndicalisées correspondant aux branches à faible ou médiocre concentration (Alimentation, Habillement, Bois, Bâtiment, Brosserie, Coiffure, Tonneau...), aux métiers qui ont conservé un caractère souvent artisanal. Ces branches se caractérisent également, le plus souvent, par l’importance du travail ouvrier et masculin, l’importance du chômage. Le cadre départemental contredit partiellement ces analyses car les U.D. à forte influence anarcho-syndicaliste26 (région de Lyon, Centre-Ouest) ont une syndicalisation élevée.
40Le courant anarcho-syndicaliste est donc, au sein de la minorité, le courant le plus lié à l’héritage des Bourses du Travail27, conclusion d’ordre structurel qui recoupe de façon satisfaisante le contenu idéologique de cet héritage. Vis-à-vis du caractère essentiel qu’est la présence syndicale en 1918, le problème est plus complexe. Les bases fédérales et départementales des anarcho-syndicalistes sont proches de celles de la présence syndicale en 1918, mais moins nettement que l’ensemble de la minorité (vote minoritaire de la C.G.T., présence aux Congrès de la C.G.T.U.) et de moins en moins sensiblement. C’est surtout des bases de la minorité de 1918 que les bases anarcho-syndicalistes sont proches, c’est-à-dire non pas tant des zones ou corporations où la vie syndicale a été forte en 1918 que des zones ou corporations où l’opposition au rassemblement centriste a été formalisée dès 191828.
41Héritier de tout un courant du mouvement ouvrier français, l’anarcho-syndicalisme apparaît, naturellement, comme la première forme d’opposition au courant majoritaire29, mais, dans l’ensemble, moins lié aux éléments nouveaux révélés par la guerre, son avenir paraît limité.
2. Le syndicalisme révolutionnaire.
42Il a des bases très contradictoires. Ses bases fédérales sont liées étroitement à celles des majoritaires de la C.G.T. (très forte syndicalisation, faible présence syndicale en 1918 et 1919)30. Ce sont également souvent les fédérations correspondant à des branches où l’emploi est sûr (Éclairage, État, Allumettes-Tabacs, Enseignement, Postes, Services Publics, Livre, ...) qui forment les bases des syndicaliste-révolutionnaires qui, on le voit, sont opposées à l’extrême aux bases fédérales des anarcho-syndicalistes.
43Mais les bases départementales des syndicaliste-révolutionnaires sont liées à celles de minoritaires (syndicalisation moyenne, forte présence syndicale et syndicalisation en 1918). Les caractères du syndicat syndicaliste-révolutionnaire seraient son appartenance à une fédération majoritaire peu active pendant la guerre et à une U.D. minoritaire. Cette situation contradictoire rend bien incertaines les bases et sans doute la cohérence idéologique de ce courant qui ne se manifeste d’ailleurs en tant que tel, dans notre période, que sur un seul vote en 1923 au Congrès de Bourges de la C.G.T.U.
44Incohérence de la plupart de ses structures, hormis l’importance de la syndicalisation, ce courant n’aurait-il pas une vocation de type conciliateur ?
III B) La majorité de la C.G.T.U.
45La structure de cette majorité est stable de 1922 à 1925. Les aspects sociologiques semblent secondaires. Cette majorité s’appuie néanmoins sur les branches à forte concentration et relativement à celle-ci moyennement syndicalisée31. Dans le cadre départemental, rien de bien sensible n’apparaît.
46Les bases de la majorité de la C.G.T.U. sont par contre, tant dans le cadre fédéral que départemental, les plus fortement liées à l’importance de la présence syndicale au Congrès de 1918, même lorsque la syndicalisation à la même date y était faible ou médiocre32.
47Bénéficiant peu de l’héritage structurel de l’avant-guerre, bénéficiant moins encore de la vague des nouveaux syndiqués de l’après-guerre dont nous avons déjà vu qu’elle formait la base essentielle du courant majoritaire de la C.G.T., cette composante du courant révolutionnaire, malgré la confusion idéologique qui s’y manifeste, s’appuie sur des bases d’une cohérence extrême. Elle apparaît comme la résultante de ce processus événementiel complexe des années 1917-1918. L’hostilité à la guerre, l’écho de la révolution russe et peut-être plus encore l’apparition de luttes sociales nouvelles (car nécessairement opposées à un capitalisme dont les éléments de mutation apparaissent pendant la guerre pour n’atteindre leur pleine expression que plusieurs années après la guerre) forment le soubassement de l’essor d’un courant syndical de type nouveau. Vaste champ de réflexion et d’hypothèses qui appelle la multiplication de monographies comparatives.
IV. – Scission syndicale et scission politique
48Il est impossible, en toute rigueur, d’imputer ce qui est vrai pour la scission syndicale à la scission politique, mais il est certes tentant de le faire. Bien des éléments indiquent que l’organisme syndical et l’organisme politique ne réagissent pas de la même manière. Trois exemples : nous avons indiqué que de 1911 à 1914 les effectifs de la C.G.T. connaissaient un recul (390.298 cotisants à dix timbres en 1911, 256.761 en 1914), il n’en va pas de même pour le Parti socialiste unifié dont les effectifs passent de 63.358 au Congrès de Saint-Quentin en avril 1911 à 90.725 au Congrès de Paris en juillet 191433 ; de même il apparaît que, si la syndicalisation progresse sans discontinuer de 1915 à 1920, les effectifs du Parti socialiste qui connaissent, après la chute des premiers mois de la guerre une lente reprise, ont régressé en 191834 ; enfin à la fin de 1920, le Parti socialiste ne semble pas connaître une très forte régression comme celle que connaît la C.G.T. La prudence s’impose donc quant à l’étude parallèle de ces deux groupements du mouvement ouvrier. Nous voudrions ici ouvrir quelques directions de travail pour une recherche ultérieure.
IV A) Quelques remarques à partir d’une étude monographique35.
49Les dangers d’une étude parallèle apparaissent bien au travers d’une étude sur les scissions dans le département de l’Ille-et-Vilaine.
50La démarche de l’auteur est la suivante :
- la plupart des membres de la C.E. de l’U.D. de l’Ille-et-Vilaine sont membres du Parti socialiste et y restent après la scission36 : le courant « réformiste » du Parti socialiste a donc une base ouvrière ;
- l’U.D. donne à la majorité de la C.G.T. la quasi-totalité de ses mandats (sur 44 présents au Congrès de Lille, 39 votent majoritaires, 3 minoritaires, 2 ne prennent pas part au vote ; au Congrès de scission en décembre 1921, on compte seulement 14 syndicats de l’U.D. représentés c’est-à-dire une nette minorité), alors que la motion favorable à la IIIe Internationale a la majorité dans la fédération socialiste (8 mandats pour Cachin au Congrès de Tours, 4 pour Longuet, 3 pour Blum). Ce décalage doit donc être du à l’ouverture du Parti socialiste à des couches non ouvrières qui sont favorables à la scission. Comme il n’y a pas de sections rurales du Parti socialiste en Ille-et-Vilaine, l’auteur conclut que la couche sociale la plus favorable à la IIIe Internationale doit être la petite bourgeoisie des villes37 !
51Qu’en est-il en fait ? L’auteur aurait pu d’abord remarquer qu’avec 7 % de votes minoritaires dans l’U.D. contre 45 % au niveau national, qu’avec à peine 50 % de votes en faveur de la IIIe Internationale, dans la fédération contre près de 70 % au niveau national, l’Ille-et-Vilaine apparaît, tant dans le cadre syndical que dans le cadre socialiste, plus réfractaire au courant révolutionnaire que la moyenne nationale, ce qui peut dénoter un lien entre les deux cartes.
52Il aurait pu alors affiner ce résultat en confrontant les données précises des résultats du Parti socialiste et de la C.G.T., comme nous le faisons dans le tableau suivant38 :
Vote au sein du Parti Socialiste | Vote au sein de la C.G.T. (Congrès de Lille) | |
Laignelet | Cachin 11 v. – 100 % | pas de syndicats présents |
Dinard | Cachin 26 v. – 70 % | pas de syndicats présents à Lille mais 2 syndicats adhérents à la C.G.T.U. |
Rennes | Cachin 61 v. – 51 % | minoritaires : 3 – 19 % |
Fougères | Cachin 50 v. – 45 % | minoritaires : 1 – 14 % |
Vitré | Cachin 4 v. – 33 % | minoritaires : 0 – 0 % |
Saint-Malo | Cachin 14 v. – 22 % | minoritaires : 0 – 0 % |
53On peut constater que la hiérarchie des localités en fonction des résultats est la même pour la fédération socialiste et l’U.D.
54Il y a donc, tout au moins pour l’Ille-et-Vilaine un lien étroit entre bases locales du courant révolutionnaire dans la C.G.T. et dans la fédération socialiste : les résultats des deux ne s’opposent donc pas.
55Si donc ces bases sont liées, d’où provient la différence entre les résultats du vote à la C.G.T., moins favorable (au niveau national, départemental et local) au courant révolutionnaire, et les résultats du vote au Parti socialiste plus favorable ?
56Deux hypothèses sont plausibles. Soit l’ouverture du Parti socialiste à des couches sociales non ouvrières favorise le courant révolutionnaire. Dans ce cas, lorsque les effectifs du Parti socialiste dans un département sont relativement très élevés par rapport à ceux de la C.G.T., la différence entre les résultats du courant révolutionnaire dans le Parti socialiste et les résultats du courant révolutionnaire dans la C.G.T., dans ce département doit être supérieure à la moyenne ; si les effectifs du Parti socialiste sont relativement très faibles par rapport à ceux de la C.G.T., l’écart des résultats doit alors être inférieur à la moyenne.
57Soit les résultats du courant révolutionnaire dans le Parti socialiste sont plus forts que dans la C.G.T., parce que le Parti socialiste dont les effectifs sont dans l’ensemble plus faibles que ceux de la C.G.T., recrute plus particulièrement dans les seuls ouvriers révolutionnaires.
58Dans ce cas, lorsque les effectifs du Parti socialiste, dans un département, sont relativement très élevés par rapport à ceux de la C.G.T., cela doit affaiblir le poids des minoritaires dans le Parti Socialiste et l’écart entre les résultats du courant révolutionnaire dans le Parti socialiste et la C.G.T., doit être inférieur à la moyenne.
59Au contraire, si les effectifs du Parti socialiste sont très réduits vis-à-vis de ceux de la C.G.T., l’écart entre les mêmes résultats doit être supérieur à la moyenne.
60Qu’en est-il en Ille-et-Vilaine ?
61L’écart moyen entre les résultats nationaux est de 6739 – 4540 = 22 %, l’écart entre les résultats départementaux est de 57 – 7 = 46 %. Nous sommes donc dans un département où le courant révolutionnaire est relativement beaucoup plus fort dans la fédération socialiste que dans l’U.D., l’écart étant très nettement supérieur à l’écart moyen.
62D’autre part avec simplement 800 adhérents (en 1920) à la fédération socialiste pour 14.126 cotisants à 10 timbres (en 1920) à la C.G.T., les effectifs du Parti socialiste dans l’Ille-et-Vilaine sont exceptionnellement faibles vis-à-vis de ceux de la C.G.T.41. C’est donc dans le cas de l’Ille-et-Vilaine, la deuxième hypothèse qui s’avère vraisemblable.
63Essayons maintenant de dégager les deux thèses qui se dégagent de cette étude.
IV B) Les bases départementales du courant révolutionnaire dans la C.G.T. et dans le Parti Socialiste sont proches.
64Il suffit de comparer les deux cartes de ces bases42 départementales pour constater le lien : même faiblesse du courant révolutionnaire dans le Sud-Ouest, dans l’Ouest, le Nord, le Languedoc, même force du courant révolutionnaire dans la proche région parisienne, le revers Ouest et Nord du Massif Central et dans une moindre mesure dans la région Rhône-Alpes.
65Ceci nous amènerait à penser qu’il faudrait étudier si, comme pour les bases du courant minoritaire de la C.G.T., le courant communiste s’appuie également sur l’importance de l’implantation et de l’action pendant les années 1917-1918.
IV C) Le courant révolutionnaire au sein du Parti socialiste est d’autant plus fort que ses effectifs sont médiocres vis-à-vis de ceux de la C.G.T.
66Le phénomène apparaît là encore nettement sur les deux cartes : les départements où la minorité est très faible dans la C.G.T. donnant un taux particulièrement élevé aux partisans de l’Internationale communiste sont les départements du Nord-Est (Meurthe-et-Moselle, Marne, Vosges...) et des départements isolés de l’Ouest comme les Landes, l’Orne, la Manche (nous avons vu tout à l’heure le cas moins sensible de l’Ille-et-Vilaine). Or ces départements se marquent par l’extrême faiblesse de l’implantation socialiste, notamment vis-à-vis de celle de la C.G.T. « .
C.G.T. Vote contre le rapport moral Congrès de Lille (juillet-août 1921) Pourcentage par départements

Parti Socialiste Vote pour l’adhésion à la 3e Internationale Congrès de Tours (décembre 1920) Pourcentage par départements

67Au contraire, les départements où la minorité de la C.G.T. est très forte et plus partagés ou même réticents à l’adhésion à la IIIe Internationale sont des départements du Sud-Est (Var, Alpes-Maritimes, Gard, Isère, Ain...) ou des départements du Centre-Ouest (Haute-Vienne, Lot, Indre-et-Loire...) ou dispersés (Ariège, Aisne...). Or presque tous ces départements se marquent par la force de l’implantation socialiste, surtout vis-à-vis de celle de la C.G.T.43.
68Ne concluons pas, ici, de manière aussi assurée que pour le mouvement syndical44, mais ces deux points dégagent des tendances fort éloignées de celles admises par l’historiographie universitaire. Le courant favorable à la IIIe Internationale s’appuierait, ainsi, sur des bases proches de celui de la C.G.T. ; ne serait-il pas, lui aussi, né du feu et de la guerre ? Le courant favorable à la IIIe Internationale est d’autant plus fort que la fédération socialiste est plus faible vis-à-vis de l’importance de la syndicalisation, d’autant plus faible que la fédération socialiste est plus forte vis-à-vis de l’importance de la syndicalisation ; ne serait-ce pas que les couches sociales non ouvrières sont plus réticentes à l’adhésion à la IIIe Internationale dans le Parti socialiste ?45
69Dans tous les cas c’est d’un regard nouveau qu’il nous faut considérer la scission politique.
Notes de bas de page
1 Ne prend pas part au vote.
2 Réglons, ici, le cas des abstentions et des refus de vote qui apparaissent pour l’essentiel comme un fait de structure. Ces deux attitudes sont le fait des fédérations à forte instabilité structurelle.
3 Cf. J. L. Robert, Thèse citée, p. 328.
4 Dès 1919, Verdier déclare au Congrès de Lyon le 16 sepembre : « c’est nous les secrétaires, les représentants des U.D. qui manifestions le plus fortement le désir d’une action... nous sentions que nous représentions dans le sein du Conseil National, l’esprit social de la classe ouvrière qui se heurtait à l’esprit corporatif des secrétaires de Fédération ». Dans Compte rendu du Congrès de Lyon, op. cité, p. 73.
5 On voit, ainsi, tout l’appauvrissement qu’aurait encouru notre étude en se basant sur un seul type d’individus.
6 Un même type de conclusion apparaît, au travers d’une méthodologie et d’un champ historique différents dans P. Bois : les paysans de l’Ouest, Flammarion, Collection Sciences, 1971, 365 p.
7 Voir p. 151.
8 Cf. J. L. Robert, Thèse citée, p. 318.
9 J. L. Robert, Thèse citée, p. 226.
10 Nous avons déjà expliqué, voir p. 15, ce qui nous a amené à ne pas introduire l’année 1917 dans notre analyse (dans tous les cas nous n’aurions pu y mesurer la présence syndicale, car la C.G.T. ne tient aucun congrès pendant la guerre jusqu’en 1918). Le processus événementiel par lequel se régule l’organisation de tendances nouvelles dans le mouvement ouvrier est, sans doute, déterminé par les années 1917-1918, peut-être le début de l’année 1919.
11 A. Kriegel, Histoire du mouvement ouvrier français, 1914-1920, op. cité, Section II, Chapitre III, Rassemblement centriste, Tome I, pp. 204-233.
12 Voir Kriegel, Histoire du mouvement ouvrier français, op. cité, Tome I, pp. 541-544.
13 Compte rendu du Congrès de Lyon, septembre 1919, op. cité, p. 18.
14 Compte rendu du Congrès de Lyon, septembre 1919, op. cité, p. 20.
15 Compte rendu du Congrès de Lyon, septembre 1919, op. cité, p. 35.
16 Compte rendu du Congrès de Lyon, septembre 1919, op. cité, p. 41.
17 Compte rendu du Congrès de Lyon, septembre 1919, op. cité, p. 151.
18 Soulignons, que le mémoire de L. Vrbica, l’Union des syndicats ouvriers de la Seine, 1920-1921, Paris I, 1977, 261 p., annexes, conclue de même.
19 Un bon exemple nous est fourni par l’excellent article de A. Kagan, Le mouvement ouvrier à Pompey, 1917-1925 dans Annales de l’Est, 1972, fasc. N° 1, pp. 17-56 ; les Forges connaissent une activité syndicale nulle jusqu’en 1917, dans le courant de 1917 le syndicat se reconstitue (environ 300 présents aux réunions) mais l’action syndicale se raréfie en 1918 (100 présents aux réunions) et ne reprend fortement qu’en 1919 (plus de 2.000 présents). Ce syndicat, bien qu’appartenant à une fédération où la minorité est forte et progresse, reste majoritaire à Lille.
20 La politique de Clemenceau est bien analysée dans A. Kriegel, Histoire du mouvement ouvrier français, op. cité, Tome I, pp. 193-203.
21 En 1917, l’action ouvrière reste souvent antipatronale mais patriotique, on s’élève contre les « gros commerçants, les gros patrons et petits patrons qui font bombance tous les jours » à Besançon – cité par M. Gallo : quelques aspects de la mentalité et du comportement ouvrier dans les usines de guerre, dans Mouvement Social, juillet-septembre 1966, pp. 3-35, ou contre « la rapacité patronale » à Alès – cité dans Huard : Aspects du mouvement ouvrier gardois pendant les grèves de 1917, dans Annales du Midi, fasc. 2, 1968, pp. 183-215.
22 Voir à ce sujet, le mémoire de maîtrise de B. Abherve : « la grève des métallurgistes parisiens de juin 1919 », Vincennes, juin 1973 , 200 p. L’auteur relève que « les deux fédérations les plus dynamiques dans les années 1919-1920 sont celles qui ont échappé aux carnages des combats », p. 100.
23 Les réseaux Nord et Est, régions où la syndicalisation et l’action syndicale en 1918 sont très faibles, ne participent que peu à la grève.
24 A. Casanoava, F. Hincker, introduction à « Aujourd’hui l’Histoire », Éditions sociales, 349 p., in-8 , Paris 1974, p. 26.
25 Voir page 60.
26 Voir p. 118.
27 Ceci explique donc sans doute que l’ensemble de la minorité soit lié à cet héritage.
28 Ainsi Monsousseau se rallie au Congrès de 1918 à la motion d’unanimité, Pericat s’y oppose.
29 Nous rejoignons là, A. Kriegel, cf. Histoire du mouvement ouvrier français 1914- 1920, op. cité, Tome I, chapitre V, l’interprétation ultragauche, pp. 282-307 qui traite plus de l’aspect politique de cette composante.
30 La plupart des fédérations à forte influence des Groupes Syndicalistes-révolutionnaires en 1923 sont majoritaires – voir p. 146, une exception la fédération de l’Enseignement.
31 Caractéristique proche de celle des bases fédérales de l’ensemble du courant révolutionnaire.
32 Les bases fédérales de cette majorité sont également liées à l’importance de la présence syndicale en 1919, mais de moins en moins nettement.
33 Cité dans J. J. Fiechter, le socialisme français de l’affaire Dreyfus à la grande guerre, Librairie Droz, Genève, 1965, 291 p., in-8°, voir tableau, p. 269.
34 Voir A. Kriegel, histoire du mouvement ouvrier français, 1914-1920, op. cité : Tome I, pp. 204-206.
35 Y. Le Floch : « la scission syndicale en Ille-et-Vilaine – 1919-1922 », mémoire de maîtrise, Rennes.
36 Y. Le Floch, op. cité, p. 101.
37 Y. Le Floch, op. cité, p. 133.
38 Les résultats des sections socialistes sont indiqués dans Y. Le Floch, les résultats des syndicats des localités correspondantes ont été reconstitués par nous à l’aide de l’ordinateur qui nous a fourni tous les résultats, localité par localité dans chaque U.D.
39 Pourcentage de voix de la motion Cachin.
40 Pourcentage de syndicats hostiles au rapport moral au Congrès de Lille.
41 En partant du nombre de syndiqués représentés, A. Kriegel situe également l’IIIe-et-Vilaine dans les départements où le nombre de socialistes est exceptionnellement faible, cf. la croissance de la C.G.T., op. cité, p. 177.
42 Voir p. 185 et 186.
43 Voir par exemple les cartes établies par A. Kriegel dans la croissance de la C.G.T., op. cité, pp. 174-175.
44 Il faudrait notamment ne pas se limiter à l’étude du cadre départemental.
45 Pour les paysans, Philippe Gratton, les luttes de classes dans les campagnes, 482 p., in-8°, Éditions Anthropos, Paris 1971, avait déjà relevé ces phénomènes, pp. 369-371. Son analyse porte, il est vrai, sur les salariés pour l’essentiel.
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