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2. Le Plan Marshall et l’Europe à la française

p. 53-79


Texte intégral

1L’offre Marshall de juin 1947 bouleverse les perspectives d’organisation européenne puisque le secrétaire d’Etat américain demande explicitement à l’Europe de s’unir pour bénéficier de l’aide américaine : « Avant que le gouvernement des États - Unis puisse faire de nouveaux efforts pour aider l’Europe, il est indispensable qu’un certain accord soit atteint entre les nations européennes elles-mêmes. Il ne serait ni judicieux ni efficace que ce gouvernement entreprit de dresser unilatéralement un programme de restauration économique de l’Europe. C’est l’affaire des Européens eux-mêmes. L’initiative doit venir d’eux. ». La France avait échoué à fonder une Europe anti-allemande depuis 1943. Le plan Marshall lui donne l’opportunité de relancer le processus de construction européenne. Contrairement à ce qui est souvent écrit, les Américains n’ont pas d’avis définitif sur le type d’organisation européenne. Les Français comme les Britanniques disposent dans ce nouveau contexte atlantique de la possibilité d’écrire sur une page blanche une unité européenne originale. Les Français pensent que l’adhésion de la Grande-Bretagne au plan Marshall la prédispose l’unité. Ils doivent tenir compte de l’affrontement entre l’est et l’ouest de plus en plus patent. La dégradation des relations s’accentue d’ailleurs tout au long des six mois qui courent du discours de Marshall de juin 1947 à la création de l’OECE en avril 1948 : échec de l’entente avec l’URSS sur le plan Marshall, interdiction faite aux pays de l’est d’y participer, déclaration du Kominform de septembre 1947, échec de la conférence de Londres des quatre ministres des Affaires étrangères de décembre 1947, grèves d’extrême gauche en France, en Italie et en Belgique en 1947, rupture de l’union syndicale au sein de la gauche européenne, et surtout fin de la Démocratie en Tchécoslovaquie en février 1948. Le plan Marshall, appelé officiellement European Recovery Programme (ERP), un acte majeur de politique étrangère et intérieure pour tous les pays engagés, a forcément modifié les conceptions de l’unité européenne. Le plan Marshall est connu pour avoir facilité la modernisation de la France1. Il l’est moins en ce qui concerne l’unité de l’Europe. L’OECE est ignorée. On ne connaît pas les débats qui ont présidé à sa création. Or ces débats mettent en cause des conceptions variées de l’unité européenne. Faut-il mettre l’Allemagne au service de la reconstruction des pays victimes du nazisme ? Faut-il créer une Europe fédérale ou de la coopération ? Peut-on faire une Europe politique et de la Défense ? Peut-on planifier au niveau de l’Europe le développement économique ?

L’inconstance des Européens (été 1947)

2Après le discours du 5 juin, Bidault et Bevin agirent de concert. Ils rassemblèrent les Européens qui le voulaient bien, mais ne présentèrent pas de plan pour unir l’Europe. Un débat se développa aux États-Unis et en Europe occidentale sur l’extension géographique de l’offre Marshall. Pour beaucoup, l’URSS, sinon les pays de sa mouvance, n’en faisait pas partie. Malgré cela, Bidault et Bevin lui firent la politesse de l’inviter à donner une réponse à Marshall tout en espérant que la Tchécoslovaquie, la Pologne et les autres Européens de l’est viendraient les rejoindre. Le premier rendez-vous sur l’unité de l’Europe était pris à Paris pour la conférence anglo-franco-soviètique qui s’ouvrit le 29 juin 1947 au Quai d’Orsay. Georges Bidault, MRP, ministre des Affaires Etrangères dans un gouvernement dirigé par le socialiste Paul Ramadier, la présida.

L’unité européenne et la conférence de Paris (29 juin-2 juillet 1947)

3Les Français et les Britanniques laissèrent dans l’ombre la question fondamentale de la construction européenne. Qu’en serait-il des droits de douane entre les pays bénéficiaires du plan américain, des rapports entre les métropoles et les colonies ? Des programmes communs d’importation et de production seraient établis, pensait-on. Mais le clair-obscur subsistait sur l’obligation de les réaliser. La question d’une autorité européenne était implicitement posée. On se gardait bien de l’aborder franchement. Pourtant la conférence anglo-franco-soviètique fin juin, début juillet 1947, achoppa sur la souveraineté des États face à l’aide américaine. Les Soviétiques accusèrent Français et Anglais d’attenter à la souveraineté des petits États européens. Rien de tel n’avait été prévu, mais les attendus soviétiques pour rompre montraient combien il serait délicat de définir les modalités concrètes de l’unité européenne dans le cadre de l’aide économique.

4Le modèle proposé par Bidault pour gérer l’aide américaine dans le cadre de l’Europe était emprunté aux Combined Boards de la guerre que Monnet connaissait bien. Il s’agissait d’une coopération, somme toute contraignante, si l’on veut bien se souvenir de l’organisation du temps de guerre de ces Bureaux. Cela n’effarouchait pas Attlee ni Bidault qui comprenaient l’efficacité de la proposition. Il est important de rappeler les dispositions d’esprit des deux ministres français et britannique, car sans représenter une véritable doctrine pour la construction européenne, elles valaient acceptation de procédures normatives de coopération que les Soviétiques refusaient par principe au nom de la souveraineté nationale.

5Les Anglais et les Français étaient-ils disposés à accepter pour autant des atteintes à leur souveraineté et à donner naissance à une autorité européenne ? Rien n’est moins sûr. En revanche, ils n’écartaient pas l’idée d’un contrat intereuropéen dans le cadre du plan Marshall. Dans ce cadre, les Soviétiques avaient beaucoup à perdre. L’URSS n’aurait pu vraisemblablement continuer à dicter sa loi à son glacis. Unifier économiquement l’Europe, c’était inviter l’URSS à la contrôler en entier, ce qu’elle n’aurait pu faire, ou subordonner une partie de son territoire à une concertation peu acceptable pour elle. Ce fut la rupture. Elle ruina les espoirs français de franche collaboration avec l’URSS et les satellites. « Il m’est impossible de croire à cela » écrit Léon Blum le 2 juillet 1947. Pourtant il est contraint d’admettre que l’URSS est responsable de l’échec de la conférence de Paris. La coupure de l’Europe était en bonne voie. Stupeur et consternation furent les mots qui vinrent sous sa plume2. L’échec est à l’origine de l’acceptation des constructions européennes occidentales par la SFIO dans l’espoir d’assurer les fondements d’une Troisième Force internationale réduite à l’Europe de l’ouest.

Naissance de l’Europe chez les socialistes et au MRP

6La situation difficile de l’Europe au cours du premier semestre 1947 a accéléré la réflexion sur la notion d’Europe, sur sa sécurité et son destin. Léon Blum s’exprima sur les affaires européennes en mai 1947 dans six articles extraordinaires sur l’intervention économique américaine en Europe. Ce furent les articles sur le « prêt-bail de la paix », écrits quelques semaines avant le discours de George Marshall du 5 juin 1947. Léon Blum considérait que l’action américaine en Europe se substituait à celle de l’ONU, défaillante3. En raison de cette intervention américaine justifiée, il fallait que l’Europe s’organise pour utiliser l’aide au meilleur compte. Il acceptait le discours de Truman du 11 mars 1947 concernant la Grèce et la Turquie. « Un plan mondial serait sans doute par trop ambitieux. Mais on conçoit sans trop de peine un plan européen » écrit-il le 25-26 mai 1947, parce que l’Europe est un lieu « d’interpénétration d’intérêts et surtout une communauté de besoins suffisante pour qu’on puisse poser l’Europe comme une unité vis-à-vis du reste du monde ». Acheson semblait en effet offrir déjà le prêt-bail de la Paix4. Pour renforcer cette idée, il s’appuya sur les projets populaires d’États-Unis d’Europe et de Fédération européenne de Winston Churchill ou de Paul Van Zeeland. Léon Blum était décidé désormais à passer outre à l’absence possible de l’URSS dans la remise en ordre de l’Europe. : « Je le dirai avec franchise. Il n’est pas entièrement impossible d’imaginer qu’un jour ou l’autre, sur le plan de l’organisation internationale ou intereuropéenne, on soit obligé de passer outre à l’absence ou à l’abstention volontaire de l’URSS. ». Ce texte date du 25 mai 1947, bien avant l’échec de la conférence franco-anglo-soviétique de juin-juillet 1947 ! Il est vrai que les ministres communistes du gouvernement Ramadier viennent d’être évincés du gouvernement et que les conséquences de leur départ se font sentir. Toutefois Léon Blum demande que la reconstruction européenne passe par la Commission Economique Européenne de l’ONU (CEE-ONU) siégeant à Genève. URSS, États-Unis et l’ensemble des pays européens en font partie. Léon Blum n’a pas encore choisi l’Europe de l’ouest. Il redoute ce choix. Plus tard, au plus fort de la bataille anti-Marshall et anti-socialiste, Léon Blum prétendra, à tort à notre avis, que ses articles sur le prêt-bail de la paix des 8 et 9 juin 1947 ont eu un rôle sur les Américains qui auraient accepté d’offrir leur aide à tous les États « y compris au premier chef, l’Union soviétique5 ». L’offre américaine a été destinée à l’ensemble des pays européens, non sans hésitation, voire selon certains auteurs, avec l’idée de piéger l’URSS, il est douteux que ce soit à la suite des articles de presse de Léon Blum. Léon Blum a ignoré délibérément les symptômes de refus ou les critiques qui apparurent dans la Pravda, estimant qu’ils n’engageaient pas le gouvernement soviétique. Optimisme habituel concernant l’URSS, cécité sur la nouvelle réalité de la guerre froide, foi brûlante en l’unité européenne ? Léon Blum croyait tout bonnement que l’URSS accepterait le plan Marshall6. En fait il désirait croire que l’URSS l’accepterait et fut véritablement atterré par le refus soviétique prononcé le 2 juillet 19477. Le tropisme soviétique de Blum, en dépit de son combat difficile contre les communistes, montre la fascination de nombreux intellectuels français et de responsables politiques pour la patrie du socialisme, mais aussi pour un des grands vainqueur de la seconde guerre. Mais une autre de ses perspectives d’après-guerre s’effondrait aussi. L’ONU avait échoué. L’URSS se séparait de l’Europe occidentale où elle avait des amis. La rupture de l’unité européenne en juillet 1947 à Paris signifiait la fin d’un monde qu’il avait connu et aimé, qu’il avait cru retrouver en mai 1945, et qui se désagrégeait deux ans après la fin de la guerre. En l’espace de quelques mois, Léon Blum demanda aux socialistes européens de définir une position commune sur le nouveau prêt-bail américain, la CEE de Genève, les États-Unis d’Europe, la fédération européenne. Pour soutenir cet effort il évoqua le souvenir du plan de Francfort de 1921-238.

7Le 9 juillet 1947 Léon Blum situait le plan Marshall dans la perspective d’une « union européenne » et la SFIO enregistrait l’évolution des rapports internationaux en Europe. Les motions pour le 39e congrès de Lyon des 14 au 17 août 1947 en témoignaient. La motion 1 de Guy Mollet évoquait une Fédération européenne, tandis que la motion 4 de Verdier et Jacquet était plus mondialiste9.

8Quelle étaient les caractéristiques de cette union européenne ? Pour la SFIO l’Europe ne pouvait être autarcique. Pour Blum elle était la première étape de l’organisation internationale. « Le plan Marshall invite précisément l’Europe à se constituer comme un élément cohérent dans le tout universel ». L’Europe de Blum et de la SFIO aurait dû être celle de l’histoire et des atlas10. Elle était réduite à l’ouest du continent. Dans sa déclaration d’investiture du 21 novembre 1947, Blum appelait encore de ses vœux la création d’une force capable d’empêcher la division du monde en deux blocs. Il appelait les hommes de bonne volonté à créer « la Troisième Force internationale11 ». La conscience de l’impossible entente pan européenne vint de l’analyse aiguë de la nature nationale de la politique étrangère soviétique. L’offre de crédits américains fut une autre raison d’unir les Européens. Le choc de Szlarzka Poreba (octobre 1947) confirma Blum qu’une époque était révolue. Léon Blum avait laissé exploser son amertume et sa foi dans l’avenir au Vel’ d’Hiv’ le 16 octobre 1947. Les Français ne sauraient être « ni protégés américains, ni sujets soviétiques ». L’Europe de Blum était une Troisième Force internationale.

9Si Pierre Mendès France n’était pas un mondialiste à ce moment de l’histoire de la France, il a manifesté, comme Léon Blum, un nouvel intérêt pour l’Europe. On se souvient de sa volonté de confier à la France la direction économique de l’Europe en 1945. Les événements lui ont donné tort comme à beaucoup d’autres responsables politiques français. Un espoir était apparu en 1947 avec la naissance de la Commission économique européenne, une organisation de la ONU. Nous la nommerons d’ailleurs désormais, la CEE-ONU. Cette commission avait pour particularité de rassembler tous les pays européens et les États-Unis. Elle était chargée de réfléchir et mettre en œuvre le relèvement de l’Europe. S’il n’y avait pas eu de plan Marshall, seule peut-être cette CEE-ONU aurait pu constituer l’organisation du relèvement européen. Très sensible à l’entente intereuropéenne, y compris avec l’URSS, Mendès France croyait beaucoup en l’avenir de cette CEE-ONU, « l’un des organes les plus efficaces de l’ECOSOC », dit-il, pour répartir le charbon12. L’échec de juillet 1947 lui a fait abandonner assez vite cette solution qui avait la préférence initiale de nombreux responsables.

10Le MRP, au pouvoir avec les socialistes, les Radicaux et divers, a adopté une attitude européenne assez tardivement. Il insiste, comme la SFIO sur l’importance de l’ONU et sur le rôle mondial de la France. Le MRP est contre l’Allemagne, violemment, en 1945. L’annonce du plan Marshall convertit le parti à l’unité européenne : « C’est l’heure ou jamais de faire l’Europe » dit Georges Bidault en juin 1947. Le thème qui mobilise Bidault alors est celui d’une Europe économique plus que politique. La crise de l’été avec le refus des Soviétiques de participer au plan Marshall accéléra la maturation. Plus tard, Bidault manifesta de l’intérêt pour établir de nouveaux liens avec l’Allemagne par l’intermédiaire des rencontres de Genève entre Démocrates Chrétiens, pour mieux contrôler l’Allemagne, estime G.-H. Soutou13. L’option européenne a été prise par Bidault quand il fait une déclaration européenne le 19 juillet 1948 en faveur d’une Assemblée européenne élue par les parlements nationaux.

L’Europe du désordre

11En dépit de l’échec de la conférence franco-anglo-soviétique, les Anglais et les Français cherchèrent à rassembler le maximum de pays européens en vue d’élaborer un programme de relèvement européen. Malgré le départ des Soviétiques, ils tentèrent de s’assurer la participation des grands pays d’Europe orientale. L’opposition de Moscou fit du plan Marshall un programme occidental. Mais le comportement de la France et de la Grande-Bretagne, co-organisatrices de la conférence, révélait qu’elles n’avaient nullement en tête l’idée de réduire l’Europe à l’Europe occidentale. Encore une fois, la guerre froide rompait des schémas de pensée et des comportements diplomatiques paneuropéens anciens.

12La conférence des Seize européens décidés à répondre à Marshall se sépare le 17 juillet après avoir tenu 2 séances plénières les 13 et 15 juillet 1947 à Paris. Elle se donne rendez-vous fin août. Les Seize avaient décidé la création d’un Comité de coopération économique européenne (le CCEE) chargé d’élaborer un Programme de relèvement européen sur 4 ans qui devait être présenté aux Américains début septembre 1947. Ce CCEE pouvait se charger de promouvoir une forme d’unité européenne.

13Les Européens étaient-ils capables de s’entendre pour reconstruire l’Europe ? Il fallait inventer des formes d’unité européenne, au moins dans le domaine économique. Les plus impatients des pro-européens regrettaient déjà que la conférence n’ait pas décidé de créer l’Europe unie, comme le souhaitaient les Américains14. Les travaux du CCEE posaient des questions politiques de fond extrêmement intéressantes et graves, qui dépassaient l’aspect purement technique qu’avait retenu la conférence.

14La France, en particulier, pouvait espérer jouer un grand rôle au sein des Seize. Mais ses objectifs sur l’avenir de l’Europe de l’ouest ne concordaient pas avec ceux de la Grande-Bretagne et ceux des États-Unis. Les États-Unis souhaitaient trouver en face d’eux « non une poussière d’Etats réclamant une aide individuelle mais un groupe de débiteurs organisés15 ». C’est l’unité de l’Europe de l’ouest que les États-Unis désirent. Or la France ne pose pas le problème en ces termes, à cause de la question allemande. La France qui a déjà révisé en janvier et février 1947 sa politique allemande dut envisager de nouvelles évolutions dans l’été 1947. En janvier 1947 le gouvernement Ramadier avait précisé que l’objectif de la France en Allemagne était de s’adjoindre économiquement la Sarre, de créer une Autorité internationale de la Ruhr, propriétaire des mines, chargée de la gestion des mines. Enfin il réclamait une Allemagne très largement fédérale. William Clayton laissa entendre le 9 juillet que l’Allemagne devait avoir sa place dans la construction européenne. Les Français comprirent qu’ils n’avaient plus guère de choix. Prudemment, Bidault parla de coopération dans le respect des souverainetés16. Ramadier parut davantage européen. Il parla d’unité économique de l’Europe. Mais sa vision faisait toujours la part belle au pan-européanisme, englobant la Pologne à l’espace européen qu’il faudrait aider. Curieusement, Clayton l’approuva !

La colère de Clayton contre les Européens

15Le cas français montrait pertinemment que chaque pays d’Europe occidentale avait la volonté de défendre d’abord des intérêts particuliers, comme si la guerre ne leur avait rien appris. Sans doute la peur guidait-elle les responsables politiques, une peur aggravée par les nouvelles tensions venues de l’est, de Chine ou des mouvements communistes d’Europe occidentale.

L’impatience des élites américaines

16Les affrontements de l’été sur l’Allemagne avaient retardé la réflexion sur l’unité de l’Europe. Ils avaient entraîné une vague de mécontentement chez les éditorialistes américains acharnés à faire l’Europe à la place des Européens et chez les parlementaires américains. A leurs yeux, les Européens se comportaient presque comme les Russes l’avaient souhaité à la conférence anglo-franco-soviètique de Paris en juillet. Ils préparaient seulement une liste d’achats à faire aux États-Unis sans véritablement rechercher l’unité organique ni la mise en commun des ressources. Les parlementaires américains en voyage en Europe ne mâchèrent pas leurs mots. Le sénateur Hickenlooper craignait de rééquiper l’Europe pour que, désunie, elle tombe, telle un fruit mûr, dans le giron des soviétiques. « Nous ne voulons pas être des poires » dit le sénateur Lodge17.

17Comment répondre à l’attente du Congrès américain ? Il y a ceux qui se tournent encore vers la Grande-Bretagne, en particulier les socialistes français. Ne peut-on pas constituer cette Europe en Troisième Force internationale qui pourrait « adoucir la verdeur brutale et juvénile du capitalisme américain » ? Des éditorialistes américains considèrent avec intérêt une Europe occidentale, anti-soviètique, sous direction franco-britannique18. Ernest Bevin semble d’ailleurs bien disposé envers la France après l’échec de la Conférence des Trois à Paris. Il dit à Massigli, l’ambassadeur de France à Londres, réjoui mais étonné, que les États-Unis et la Grande-Bretagne n’ont jamais donné à la France une chance de se relever depuis la fin de la guerre19. Les deux pays agissaient de concert depuis le discours de Marshall. Mais on peine à déceler quelques désirs communs d’unité européenne.

18Les Français étaient-ils capables d’apporter des idées nouvelles ? Les diplomates français aux États-Unis insistent sur l’attente du Département d’Etat et des médias. Christian Valensi, Attaché financier français à Washington, suggère que le Comité de coopération économique européen (CCEE) amorce « des projets d’économie combinée et d’aide intereuropéenne », tel un projet « d’organisation générale de la Vallée du Rhin » de nature à plaire à l’esprit d’entreprise des Américains. Rien d’original, on en parlait à Washington en 1942 ! Ne faut-il pas promouvoir un super plan Monnet pour l’Europe à la faveur de l’aide américaine ? Or la France est bien incapable de prendre la tête de la construction européenne en juillet et août 1947. Elle lance la bataille pour une internationalisation de la Ruhr et contre le relèvement de l’Allemagne, contre l’avis de Monnet. Elle la perd. Elle agit d’abord pour obtenir le financement du déficit de sa balance des paiements afin de réaliser le plan de modernisation. Elle est loin de mettre en avant l’unité européenne organique. La question de l’unité européenne est clairement posée par Clayton au CCEE, au début du mois d’août. Il veut « un élargissement des frontières économiques par l’établissement d’union douanière ». A la suite de cette intervention qui marque profondément les représentants des États au CCEE, Alphand envisage de consacrer un chapitre aux unions douanières dans le rapport général sur l’aide à l’Europe qu’il est chargé de rédiger. Il décide à titre officieux de prendre contact avec le Bénélux et l’Italie. La Grande-Bretagne, mise au pied du mur, ne cache pas son embarras20. L’incapacité des Seize à imaginer une forme d’unité européenne et les problèmes allemands de la France entraînent une intervention voyante et précise des Américains. De plus, les Américains contestent le résultat des travaux des Seize concernant le montant de l’aide américaine sur quatre ans. L’idée de créer une organisation internationale européenne d’une durée correspondant à l’aide vient donc des Américains. Désemparé, Alphand demande des instructions au ministre et lui propose d’adhérer à l’idée d’un organisme européen d’exécution de l’aide21. Le Président Vincent Auriol s’engage en faveur de l’unité, mais pas dans le même esprit. Il a compris que les Américains n’accepteront pas de simples listes d’achats. Il faut « faire de l’Europe un bloc uni où toutes les nations feront la chaîne », écrit-il dans son Journal22.

La réponse des Français, les unions douanières

19C’est dans ces conditions que les Français, sans enthousiasme, proposent des unions douanières en Europe. Seule l’Italie répond favorablement. Jean Monnet ne manifeste aucun intérêt pour une telle construction, tout à sa problématique de révision de la politique allemande de la France et de modernisation23. Bidault saisit le Conseil des ministres du 8 août de la question. Il présente l’union douanière comme une idée de Clayton. Il manifeste une réserve sur l’union douanière franco-italienne. En revanche le Conseil lui donne la liberté de poursuivre la négociation sur un élargissement au Bénélux, dans la tradition de la politique française inaugurée en 194424. Cette précipitation s’explique par des raisons d’opportunité qui répondent au « désir d’aller au devant des conceptions américaines en faveur d’une réarticulation économique de l’Europe occidentale » et des intérêts de politique intérieure de la Démocratie chrétienne italienne et française, remarque Chauvel25.

20Les visiteurs américains en Europe savaient lire entre les lignes. De conversations avec Jules Moch ou Letourneau, selon qui la France ne sera pas « une province européenne26 », ils retiennent l’aspect conjoncturel du brusque intérêt des Français pour l’unité européenne. Mais le ’coup de gueule’ des Américains, et la proposition d’union douanière ont sans doute réveillé les Seize. Même les Anglais affirment que les liens particuliers de l’Angleterre avec le Commonwealth ne seront pas un obstacle à une union douanière (Oliver Frank). Ils reviennent vite sur cette approbation légère ou hypocrite. Le délégué hollandais, Hirschfeld, demande au contraire une union économique, c’est-à-dire un Marché commun. Beyen y sera fidèle, puisque son projet de 1952, repris en 1955 par Spaak, donne naissance au Marché commun. Mais l’espoir retombe rapidement au grand dam des Américains. Devant les sarcasmes américains, Bidault réagit très vivement. Il s’étonne que les Américains réclament de tels engagements aux Européens aussi tardivement. Les éléments d’information américains ont « brillé par leur absence » dit-il. Il n’avait pas tort, car la position américaine sur l’unité européenne n’avait été déterminée que fin août. Les Américains s’en prirent à la Grande-Bretagne qui refusait l’intégration européenne par une union douanière ou un système européen de paiements. Il exigèrent que le rapport général qui fixait les obligations et les desiderata des Européens soit provisoire27. Le président du CCEE, sir Oliver Frank, battit en retraite et accepta de réviser le document. Les Américains suggérèrent de renforcer l’engagement de stabilisation économique et financière intérieure des pays européens et leur coopération mutuelle par une organisation commune. La délégation française approuva désormais chaudement les propositions américaines.

Les directives secrètes de Washington

21La publication du rapport fut reportée au 22 septembre 1947, laissant aux Seize le temps de remanier le document dans le sens de l’unité. Clayton énuméra six points : stabilisation financière intérieure, engagement d’exécuter les programmes annoncés, renforcement de la coopération européenne, suppression des barrières quantitatives et union douanière, distinction entre importations de ravitaillement et d’équipement, organisation européenne permanente pour l’exécution du programme commun28. Pour la première fois depuis juin, les Américains intervenaient dans le concert européen en profitant de l’incapacité des Européens à s’unir.

22Les Seize pouvaient-ils aller plus loin que des déclarations de principe sur les unions douanières ? Les Britanniques étaient particulièrement remontés contre toute organisation permanente des Seize. Le 22 septembre, jour où le rapport des Seize fut remis, Bevin laissa entrevoir une possibilité de coopération coloniale franco-britannique et exprima l’espoir de resserrer immédiatement les liens entre les deux pays. Il envisagea même « la possibilité d’une entente plus étroite et une union entre les deux pays. ». Chauvel crut possible une union entre la France, la Grande-Bretagne, l’Italie et le Bénélux29. Ces propositions britanniques de dernière minute, bien étranges après le refus de janvier 1947, étaient vraisemblablement une tentative pour intéresser la France à une forme de coopération bilatérale. On créerait ainsi une sorte de front franco-anglais pour résister discrètement aux projets américains d’unité économique européenne. Cet appel à une relation privilégiée franco-britannique n’était pas sincère en septembre 1947. Les Français ne poussèrent pas loin dans le sens des Britanniques, sans doute parce qu’ils voyaient bien, comme Monnet le dit, que c’était prendre le risque de perdre le bénéfice de l’aide américaine. Les Européens décidèrent, après la bruyante intervention de Clayton, de faire un effort de coopération et d’entraide. Ils établirent le principe de l’abolition progressive des restrictions quantitatives aux échanges en Europe. Ils décidèrent aussi de réaliser un système de transférabilité des monnaies européennes et de créer des unions douanières. Ils s’engagèrent aussi à créer un organisme commun chargé de suivre les progrès de la coopération intereuropéenne. Le rapport des Seize, ambitieux sur les objectifs de production, était bien terne sur l’unité européenne. Les Français avaient fait insérer l’additif sur les unions douanières qui sauvait les apparences. Il ne trompait personne.

23Une nouvelle étape commençait, les Américains avaient contraint bruyamment les Européens à aborder de front la question de leur unité, les Européens avaient accepté de répondre favorablement mais sans vraiment y croire. Désormais les Américains font sentir leur puissance, mais de façon discrète pour ne pas s’attirer le reproche d’impérialisme et pour ne pas inciter les Européens à se refermer sur un neutralisme dangereux. La faiblesse des propositions d’unité européenne du CCEE mit en danger le plan Marshall. Les Américains se contentèrent pour la première année de la création de l’OECE. Les Américains ont remis en cause le rapport des Seize en octobre. Le moment était crucial puisque le Congrès était invité à voter l’aide intérimaire. Ils demandèrent aux Européens à le renégocier discrètement à Washington. Alphand semble prendre conscience que les Américains voulaient financer la reconstruction européenne « sans considération de frontière », sans tenir compte des choix nationaux. Que se passerait-il s’ils aidaient l’Allemagne plutôt que la France ? Les experts américains indiquèrent qu’ils souhaitaient contrôler l’usage de la contre-valeur de l’aide. Ils étaient donc décidés à gérer l’emploi de l’aide américaine au plus près.

24Les Français virent aussitôt que le contre-feu consistait à créer le plus vite possible une organisation européenne de surveillance et de répartition des fonds américains. La menace d’intervention des Américains dans la gestion du programme d’aide peut être lue comme une pression en faveur de l’unité européenne ou comme la marque d’une intrusion logique des Américains dans leur champ clos. La question d’une organisation européenne fut abordée le 22 octobre par le comité de Coopération économique européenne. Européens et Américains firent d’accord pour confier à une organisation européenne la mission de contrôler l’utilisation de l’aide et même de la répartir30. Toutefois la forme vague de cette organisation ne satisfit pas les Américains. Harriman réunit le 25 octobre les Européens. Il leur exposa les conditions géopolitiques de l’aide américaine. Très précisément, il leur expliqua que le départ de Molotov de la conférence en juillet dernier et la déclaration Jdanov ont ouvert « une phase nouvelle de l’histoire du monde ». Le plan Marshall a deux objectifs, leur dit-il, la reconstruction économique, mais aussi la défense d’une « certaine forme de civilisation qui nous est commune31 ». Il était évident qu’il fallait doter l’Europe occidentale d’une organisation propre à défendre cette civilisation commune. Les responsables américains, Lovett, Harriman, Thorp, Bohlen, Snyder, demandèrent aux Européens d’établir un véritable programme de relèvement européen (PRE) et non un plan de secours, et d’assurer « individuellement et collectivement » la stabilisation intérieure. Ils affirmèrent que les États-Unis n’interviendraient pas dans le « contrôle économique et financier que chaque gouvernement européen doit exercer souverainement à l’intérieur de ses frontières ». L’administration américaine marqua des préférences qui s’imposaient. L’unité européenne devait se faire avec l’Allemagne. L’Europe devait assurer sa stabilisation financière intérieure, exporter et réduire les déficits publics.

La construction de deux organisations européennes, le pacte de Bruxelles et l’OECE

25Devant la colère des Américains, les Européens réagirent concrètement. Ils le devaient d’autant plus que la situation en Europe empirait en termes économiques, financiers et politique. De nombreux pays européens ne pouvaient plus payer leurs importations faute de dollars ou de devises convertibles. La famine menaçait en raison de conditions climatiques épouvantables. Des grèves éclataient dont certaines étaient insurrectionnelles, accompagnées de sabotage. Les communistes avaient-ils déclaré la guerre au capitalisme et à la bourgeoisie européenne ? Trois types d’organisation européenne furent lancés dans les réseaux de la diplomatie européenne : une union occidentale anti soviétique, une grande union économique et douanière, une union douanière régionale. Le résultat fut tout autre. Le processus de négociations aboutit à la création en avril 1958 d’une organisation européenne de coopération économique

La « Sainte-Alliance » européenne.

26L’entrevue Bevin-Ramadier du 22 septembre 1947 avait révélé une certaine lassitude des pressions américaines sur les Européens. Les pressions américaines, renouvelées à Washington un mois plus tard, donnèrent l’occasion de renforcer la coopération franco-britannique. René Massigli demanda au Quai d’Orsay de prendre au sérieux les propos de Bevin favorables à l’entente entre les deux pays. Tout au long du mois de décembre 1947, Anglais et Français s’efforcèrent de manifester auprès des Américains leur bonne volonté quoiqu’ils en pensent. Le vote des crédits Marshall par le Congrès en dépendait. Au vote de l’aide intérimaire succéda rapidement l’instruction par les commissions du Congrès de la loi d’aide de 1948 pour l’ERP. Bevin annonça aux Communes son intérêt pour l’union douanière et les paiements multilatéraux en Europe. Il dit aux Français le 17 décembre : « Nous devrions en arriver à une sorte de Fédération en Europe occidentale possédant ou non une base juridique32 ». L’information était, on en conviendra, extraordinaire. Spaak insista à son tour fin décembre sur l’harmonisation des économies française, britannique et du Bénélux. Voilà qui intéressait enfin les Français, désireux d’entrer sur les marchés du Commonwealth et de constituer avec le Bénélux un ensemble économique opposable à l’Allemagne.

27Les propos de Bevin n’étaient pas complètement vains puisque le Cabinet anglais se saisit de la question d’une union européenne au début du mois de janvier 1948, dans la perspective d’y faire entrer le Bénélux, mais surtout dans un souci de défense commune après l’échec de la conférence des ministres des Affaires étrangères de Londres de décembre 194733. La réforme monétaire française de janvier 1948, mal ressentie par les Anglais à cause de son caractère unilatéral, tendit les rapports, mais curieusement, Bevin dissipa les conséquences malheureuses. Il restait favorable à une coopération de grand style entre la France et la Grande-Bretagne. Les Anglais firent savoir qu’ils voulaient créer un système occidental très large groupant la Scandinavie, les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg, la France, l’Italie, la Grèce, le Portugal et y associer l’Espagne et l’Allemagne. Ils dirent aussi vouloir en prendre la direction dans le cadre du plan Marshall.

28Les diplomates français s’appuyèrent d’abord sur le projet d’union douanière franco-italienne et son extension au Bénélux pour inviter la Grande-Bretagne à y participer. Le projet d’unité européenne de la France était donc de nature différente de celui des Britanniques, plus restreint politiquement. Les Français ne voulaient certainement pas constituer une Sainte-Alliance contre l’URSS. Or les Britanniques ne pouvaient pas entrer dans une union douanière européenne sans leurs dominions, ni les colonies. On envisagea de part et d’autre une extension des préférences à l’ensemble des territoires d’outremer européens. Mais dans ce cas les États-Unis accepteraient-ils une extension de la préférence impériale britannique à l’Europe Marshall ? Quelques jours après ces conversations franco-britanniques, un télégramme partit pour les capitales du Bénélux, invitant les trois pays à négocier dans l’esprit du traité de Dunkerque. Solennellement le 22 janvier 1948, Bevin prononça un discours appelant à former une Union occidentale, une « Western Union » bien imprécise cependant. Des expressions contradictoires étaient décelables dans son discours, mais d’après Massigli, il s’agissait de préparer le cadre économique européen du plan Marshall et une union douanière occidentale34.

29Bidault est-il désireux de créer une unité européenne ? On peut en douter. Il préférerait des accords bilatéraux pour défendre le continent contre une éventuelle invasion soviétique. Si le thème de l’unité européenne transpire dans les conversations et dans les discours, la question de la sécurité de l’Europe se pose plus en terme de sécurité régionale élargie aux États-Unis. C’est donc la logique du Pacte atlantique qui triomphe, alors que l’espoir allait vers une unité européenne organique.

30Deux tentatives étaient à l’origine du Pacte de Bruxelles, celle de la Grande-Bretagne en vue de créer une Western Union chargée de préparer la riposte aux ambitions soviétiques, celle de la France, en vue de créer une union douanière occidentale comprenant l’Italie, le Bénélux et peut-être la Grande-Bretagne. Mais la France savait depuis longtemps qu’il fallait y intégrer l’Allemagne pour intéresser les Pays-Bas et les États-Unis. Le projet anglais, très anti-soviètique, gênait les Belges et les Français, d’autant qu’il pouvait être élargi à l’Espagne. Que voulaient les Anglais avec ces termes vagues « d’une sorte de Fédération », ou « d’union spirituelle » de l’Occident contre la Russie ?35 Bevin ne tranchait ni sur la participation britannique en raison des préférences impériales, ni sur la question d’une planification économique européenne II abuse, à notre avis, le secrétaire général du Quai d’Orsay, Jean Chauvel, et l’ambassadeur René Massigli en leur donnant l’impression que la Grande-Bretagne a la volonté de favoriser la coopération entre les Seize. Léon Blum est lui aussi abusé par les Anglais, à moins qu’il ne cède à son penchant anglophile. Blum croit que Attlee a adhéré aux idées de Troisième Force36. Il en définit le contenu : démocratie et justice sociale, économie collective et liberté personnelle. Il ne fait aucun doute que l’Europe Marshall deviendrait l’Europe de la Troisième Force Internationale parce qu’elle serait dirigée par la France et la Grande-Bretagne37. Or on mesure mieux ce que les Britanniques défendaient en considérant leurs positions à La Havane où se déroulait au même moment une négociation sur une Charte Internationale du Commerce et de l’Emploi. La question d’unions douanières régionales était à l’ordre du jour. La délégation britannique ne manifestait aucun enthousiasme pour que les TOM britanniques accèdent à l’Union douanière européenne. Elle ne souhaitait pas devoir consentir aux autres membres de l’union des avantages tarifaires dans son Empire. Etait-il plausible dans ces conditions de constituer une union douanière européenne sans les TOM britanniques ? La délégation américaine à La Havane manifesta elle aussi des réticences sur un éventuel élargissement du champ des préférences britanniques à l’Europe continentale. C’est une pièce supplémentaire à verser au dossier conflictuel de l’unité de l’Europe sous direction britannique. Mais de même que nous nous sommes interrogés largement sur l’indécision, voire sur les faux-semblants britanniques, nous sommes amenés à nous demander quelles étaient les véritables intentions des Américains. Ils réclamaient une union douanière en Europe à condition qu’elle n’en possède pas toutes les caractéristiques parce qu’elle les gênerait. La politique française préconisant une union douanière occidentale était nette. Ce n’était pas une croisade anti-soviètique. Elle mariait l’intérêt politique et l’intérêt économique de la France avec la construction de l’Europe. Les pays du Bénélux voulaient davantage, une union économique. Les Français envisagèrent de donner satisfaction à leurs partenaires, mais Spaak hésitait comme toujours sur l’union douanière en raison de la naissance difficile du Bénélux. La Haye refusait tout traité contre l’Allemagne. Le Bénélux causa aux Français, comme en janvier 1947, des déceptions. Il formula des réponses dilatoires sur l’union douanière au prétexte que les Seize venaient de créer un groupe d’étude sur l’union douanière européenne. Les Français ont surestimé la volonté européenne du Bénélux. Les services du Quai d’Orsay estimaient qu’une doctrine commune avait ouvert « la voie d’un accord en ce qui concerne la production agricole, la coordination des activités portuaires, industrielles et commerciales38 ».

31Rapidement, en février 1948, l’aspect militaire des conversations franco-britanniques l’emporta sur l’aspect économique. Français et Britanniques aboutirent à la conclusion qu’aucune alliance militaire intereuropéenne n’avait de sens sans la garantie militaire américaine39. Pourtant Bevin réclamait toujours une négociation générale sur « le plan politique, économique et culturel » en relation avec le plan Marshall. Mais Massigli, pour une fois, douta de la sincérité britannique. Il s’agissait d’influencer favorablement le Congrès réuni pour se prononcer sur la loi d’aide à l’Europe40. Les États du Bénélux insistaient sur « un pacte de sécurité régional économique et politique », erga omnes, dans l’esprit de l’ONU (article 51 de la Charte). Le Bénélux parle encore « d’union économique et douanière complète », mais à terme. Bidault envisage lui aussi un traité s’inscrivant dans les possibilités offertes par la Charte de l’ONU (art. 51), tout en insistant sur l’aspect économique et culturel de la future union occidentale. A la suite des événements de Prague, Bevin se sentit autorisé à convoquer les Cinq à Bruxelles. Il envisageait maintenant un pacte multilatéral avec les États-Unis et même, d’après le Président de la République Vincent Auriol, son extension à l’Allemagne41. Washington insistait toujours sur l’unité économique des pays du plan Marshall plus que sur la sécurité militaire. A ce moment, l’administration américaine soutenait les dispositions d’unité économique européenne inspirées par le Bénélux et la possibilité d’ouvrir l’union à des tiers. Car le projet de Bevin ne réglait rien de l’unité européenne dans le cadre des Seize pays du plan Marshall. Les Américains voulaient une union européenne et pas seulement un traité d’alliance.

32Début mars les négociations finales se nouèrent bien que Chauvel ait perçu le projet anglais comme une « Sainte Alliance » contre l’URSS. Monnet saisit l’occasion d’inviter les Anglais et les Français à bâtir une fédération franco-anglaise, assortie d’abandon de souveraineté42. On en était très loin et les véritables sentiments de Bevin apparurent quand il dit ne pas vouloir « fonder à côté de l’église des Seize une chapelle dissidente ou simplement réformée ». L’alliance entre les Cinq serait donc de type diplomatique sans espoir d’en faire le début d’une union européenne. Il n’était guère étonnant que la conférence butât sur les instituions et sur les engagements économiques entre les Cinq. La Grande-Bretagne s’opposa à toute organisation économique des Cinq. On s’en tiendrait à « la collaboration économique ». Cette conclusion nécessita trois jours de discussion. La Grande-Bretagne était obsédée par la concurrence que les Cinq pourraient faire aux futurs organismes européens du plan Marshall qui n’existaient pas encore ! L’article 1 du traité donnait raison aux partisans d’une collaboration économique à Cinq. Encore fallait-il mettre en œuvre les principes arrêtés.

33Le 17 mars 1948 le traité fut signé à Bruxelles, mais Bidault et Bevin tombèrent d’accord pour que les États-Unis adhèrent au traité afin que « les puissances européennes n’aient pas à attendre un nouveau Pearl Harbor43 ». Ils se mettaient donc directement sous la protection américaine. Les Américains accepteraient-ils que le Pacte de Bruxelles serve de cadre à l’organisation politique des Seize du plan Marshall ? Le Département d’Etat refusa. Le Pacte de Bruxelles apparut plus comme un moyen de rassembler les forces occidentales contre l’URSS que comme le moyen d’unifier l’Europe économiquement. Anglais et Américains étaient déchirés entre une organisation européenne à Cinq, prometteuse, et une organisation à Seize douteuse. Les Français adoptèrent une attitude curieuse. Ils avaient longuement insisté sur l’intégration économique à Cinq sous la forme d’une union douanière. Ils se sont rangés aux souhaits plus vagues mais plus intéressants à terme du Bénélux de faire une union économique. Ils refusèrent de pousser leur soutien jusqu’à sa réalisation. Sans doute attendaient-ils que les Seize soient concernés. Dans ces conditions, le Pacte de Bruxelles reste un acte de circonstance destiné à peser sur le vote du Congrès en faveur du plan Marshall plus qu’une véritable tentative d’Union occidentale. René Massigli posait le vrai problème au Quai d’Orsay le 30 mars 1948. Quelles sont les priorités du gouvernement français : les Seize ou les Cinq ?

34L’occasion se présenta de tester l’efficacité du Pacte. Son article 7 prévoyait une concertation entre les pays participants pour « toute situation mettant en danger la stabilité économique » d’un des membres du pacte. Or la France éprouvait de nouvelles difficultés de paiements avec l’ensemble de la zone sterling. Le ministère des Finances demanda aux Anglais de faire un effort d’importations et d’inciter les dominions à acheter en France. Bevin lança alors l’idée que les Cinq du Pacte de Bruxelles signent un accord pour la durée du PRE pour la fourniture réciproque de matières premières44. Les Français n’en crurent pas leurs oreilles. C’est exactement ce qu’ils demandaient aux Anglais depuis 1945, une harmonisation économique. Mais l’idée de Bevin n’était pas partagée par tous les responsables britanniques. Certains accusaient de laxisme les autorités françaises. L’idée de contrats à long terme fut abandonnée. Belges et Hollandais considérèrent que le projet dépassait le cadre des Cinq. Ils avaient surtout peur que les Cinq s’engagent sur la voie de la planification des économies ! En fait les Cinq transmirent le dossier des paiements internationaux de la France à l’OECE. Les Anglais profitèrent de la faiblesse française pour discuter le taux de change français, pour critiquer la réforme monétaire française de janvier 1948, et exiger que le cross rate contesté £/$ soit défendu à Paris sur le marché libre des devises. Les Anglais demandèrent que la multilatéralisation des paiements européens soit un prélude à la libération générale des échanges avec les États-Unis et le reste du monde. En conséquence on n’aboutit à rien, bien que Stafford Cripps ait affirmé que la Grande-Bretagne était disposée à adapter son économie « aux nécessités de la coopération », qu’elle était décidée « de ne pas produire certaines marchandises que d’autres pays fabriqueront pour nous45 ». Rien ne vint confirmer de telles dispositions. Ainsi les partenaires de la France dans le Pacte de Bruxelles ne furent pas capables de l’aider à stabiliser sa balance des paiements.

35Les Cinq du Pacte de Bruxelles étaient en mesure de créer l’Europe unie, en mesure de canaliser l’aide américaine pour un projet commun, . Or ils divergèrent fondamentalement sur l’essentiel. Ils ne purent préparer pour les Seize un plan européen coordonné de reconstruction ou de modernisation de l’Europe occidentale. Cette faiblesse collective confirma Washington de l’incapacité des Européens à s’unir. La leçon fut retenue. Incapables de bâtir un projet contraignant comme le désiraient Spaak ou Monnet, les Britanniques venaient de perdre au printemps 1948 l’occasion de conduire l’Europe à son unité. Les Cinq, conscients de leur faiblesse militaire et politique, se tournèrent vers les États-Unis. Le Pacte de Bruxelles, faux semblant de l’unité européenne, contribua à aligner politiquement les Européens sur les États-Unis au moment où ceux-ci, avec les Anglais et les Canadiens jetaient secrètement les bases du Pacte atlantique46. Les prévenances atlantistes des Anglais ruinaient dès l’origine l’intérêt du Pacte de Bruxelles. Elles expliquent leur opposition à construire une union douanière ou une union économique forcément discriminatoire vis-à-vis des Américains. Les Français avaient cultivé encore une fois des illusions sur la volonté européenne des Anglais.

L’Union douanière franco-italienne pour plaire

36A côté de ce véritable espoir d’organisation européenne à Cinq, le projet d’union douanière franco-italienne, survalorisé en septembre par Alphand, apparut bien vite pour ce qu’il était, un cache-misère. Certes un rapport fut remis le 22 décembre 1947. Il concluait à la possibilité d’aller plus loin qu’une union tarifaire et à la création d’une union économique. Les deux économies n’étaient guère complémentaires dans l’agriculture. L’Italie souhaitait mettre une abondante main-d’œuvre à la disposition de l’économie française, ce qui n’était pas du goût des Français. Jean Chauvel eut le mérite d’être clair. L’union douanière franco-italienne est née, dit-il sans ambages, « de considérations d’opportunité présentant un caractère passager ». La redondance de la formule est sémantiquement symbolique de la réalité. Chauvel situe le projet dans une perspective plus large d’union douanière avec le Bénélux, l’Allemagne occidentale, l’Autriche, la Suisse, l’Espagne le Portugal et la Grande-Bretagne. Cette union n’a de sens que si elle est un brouillon pour l’union des Seize du plan Marshall. Le Quai d’Orsay adopta ce point de vue pendant les discussions avec l’Angleterre et le Bénélux sur une future Union occidentale. A travers l’Union douanière franco-italienne, on en revient à l’unité économique européenne d’ensemble. L’union franco-italienne n’a de sens que si elle est élargie rapidement. Les Français ont donc cherché à convaincre le Bénélux d’y participer comme ils ont cherché à l’intéresser à l’union à Cinq d’initiative britannique. Dans les deux cas il est essentiel que le Bénélux participe à l’union.

37L’union douanière franco-italienne et le Pacte de Bruxelles étaient deux aspects d’une même politique française, réaliser l’unité de l’Europe dans le cadre d’une formule contraignante, sinon supranationale, sous direction franco-britannique si possible. Pourquoi ? Pour mieux contrôler l’Allemagne, pour accéder aux marchés de l’Empire britannique, pour ne pas dépendre uniquement des États-Unis. L’idée d’une Troisième force internationale soutenait cette diplomatie. Pour Léon Blum toutes ces innovations du début de l’année 1948 étaient le début d’une très grande aventure. « La Fédération européenne existe » écrit-il. Ses manifestations étaient l’Europe Marshall, le Pacte de Bruxelles, l’Union douanière franco-italienne, l’action des partis socialistes européens en faveur du Fédéralisme. « L’idée fédérative est donc reconnue désormais par le socialisme international qui n’en a pas assumé l’initiative, qui, durant un certain temps, l’avait envisagée avec quelques circonspection et même avec quelque appréhension, mais qui sent aujourd’hui la nécessité de la marquer de son empreinte47 ».

Vers une organisation de coopération économique

38La pression américaine avait abouti à la création du Pacte de Bruxelles et au projet de traité d’union douanière franco-italienne. Or ces initiatives ne remplaçaient pas l’Europe unie telle que les Américains.

39Tout d’abord il fallut éviter de réunir les Seize en janvier 1948 au moment où le Congrès débattait de l’aide afin de ne pas donner aux Américains l’impression de mobiliser les Européens contre les parlementaires américains. Français et Anglais se rejoignirent pour demander aux Américains de signer un accord multilatéral sur l’aide pour introduire un minimum d’Europe dans la gestion de l’aide américaine. Le débat se cristallisa sur la forme de la future organisation. Les Français et les Italiens envisageaient un exécutif fort « qui puisse prendre des initiatives et assurer des responsabilités dans le cadre général du CCEE » et une organisation permanente. Ils se heurtèrent à l’opposition des Britanniques qui préféraient une organisation de type ONU où les décisions seraient prises à l’unanimité par les pays participants. Les Français insistèrent sur l’importance du secrétaire général, responsable devant un comité exécutif de 5 ou 6 membres. Robert Marjolin parle même de « supranationalité ». Londres voulait Bruxelles comme siège de la future organisation pour affaiblir Paris, tandis que les Français proposaient Paris. Flattant la vanité des Français, les Britanniques leur proposèrent de constituer un secrétariat mixte franco-britannique pour élaborer l’avenir de l’Europe des Seize48. Ils entendaient ainsi mieux réduire les rêves d’unité européenne des continentaux.

40L’ordre du jour de la conférence des Seize, enfin convoquée pour le 15 mars 1948, visait à organiser l’aide réciproque entre Européens et à créer une organisation permanente. Les Américains appuyèrent cet ordre du jour. Ernest Bevin fut mis en position de faiblesse face aux partisans d’une organisation forte. La position française pour une organisation européenne fortement structurée fit l’unanimité de la presse américaine qui critiqua les louvoiements britanniques Un diplomate américain, Henri Labouisse, vint à Paris pour renforcer l’action française. Lors de la réunion, Bidault fit de l’union douanière franco-italienne un modèle à suivre pour les Seize, et il en souhaita l’élargissement à la Grande-Bretagne et au Bénélux. Les pourparlers entre les Seize se développèrent du 17 au 26 mars à l’hôtel Royal-Monceau à Paris avec la participation des représentants américains et britanniques de la bizone et des représentants français de la zone française d’occupation en Allemagne (Filippi).

41Français et Britanniques s’affrontèrent comme prévu ; les Britanniques ne voulaient pas aller au delà des engagements pris dans le rapport de septembre 1947. Les Français, soutenus par les observateurs américains, voulaient renforcer l’organisation. Les Américains acceptaient même de régler les problèmes inhérents à l’aide sur un plan multilatéral. C’était donc faire confiance à une organisation européenne L’organisation « solidement charpentée » préparerait les programmes d’importation pour l’ensemble des pays européens49. Le comité de travail du CCEE rédigea un projet d’accord entre les Seize. Il insistait sur la reconstruction commune de l’Europe par le développement des échanges réciproques, par la multilatéralisation des paiements, la création d’union douanière ou de zone de libre-échange, la libre circulation de la main d’œuvre. Il proposait une structure permanente pour l’organisation européenne de coopération économique, dirigée par un Conseil des Seize souverain où les décisions seraient prises à l’unanimité. Un comité exécutif de Cinq membres disposerait d’une délégation partielle des pouvoirs du Conseil. Le Secrétariat Général, de caractère international tirerait son autorité du Conseil50.

42La délégation française au comité de travail du CCEE, présidée par Robert Marjolin, avait présenté un texte définissant des engagements précis, individuels et collectifs de coopération. Elle ne fut pas suivie. La Grande-Bretagne préféra des intentions et émit des réserves qui vidèrent le texte de « toute substance ». Car le texte français mettait l’accent sur une intense coopération européenne et proposait de constituer « un centre pour la coopération entre les pays participants, instrument par lequel, les économies des pays participants seront progressivement intégrées en une véritable économie européenne ». Le texte, suffisamment souple dans ses modalités, définissait clairement le but à atteindre, l’intégration économique et la définition de politiques structurelles communes, économiques et monétaires. Le moyen d’action consistait dans la mise en œuvre d’un programme européen de production, d’importation et d’exportation dans le cadre d’un plan multilatéral annuel51. La règle de la majorité paraissait nécessaire pour une telle ambition. Ce texte ouvrait la voie vers une structure européenne supranationale. La délégation française avait proposé de confier au Secrétariat Général des pouvoirs étendus. Soutenue par l’Italie et l’observateur américain, elle échoua encore même si les mots utilisés étaient riches d’enthousiasme européen. Elle se heurta à la Grande-Bretagne, à la Suisse et à l’indécision du Bénélux.

43La cérémonie de signature de l’acte de naissance de l’organisation européenne de coopération économique (OECE) eut lieu le 16 avril à 11 heure. L’OECE comprit 19 membres : Autriche, Belgique, Danemark, France, Grèce, Irlande, Islande, Italie, Luxembourg, Norvège, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni, Suède, Suisse, Turquie, qui étaient les Seize fondateurs du CCEE. S’ajoutèrent la bizone et la zone française d’occupation en Allemagne représentées par les commandants de zone. Bientôt Trieste y siégea. Le Conseil fut présidé par le belge Paul-Henri Spaak. Il choisit un Comité exécutif de 5 membres permanents et de membres tournants. Son Président fut le Britannique Hall Patch. L’organisation disposa d’un Secrétariat Général, dirigé par Robert Marjolin, assisté par Harry Lintott et Guido Colonna. La cheville ouvrière de l’OECE fut constituée de comités techniques. Les Seize Européens reconnaissaient leur interdépendance et leur volonté de coopérer.

44Monnet était dépité des résultats. D’après quelques correspondances, on voit qu’il s’inquiète de la dépendance de l’Europe vis-à-vis des Américains. « Il n’est pas possible, à mon avis, que l’Europe reste « dépendante » très longtemps et presque exclusivement pour sa production, des crédits américains, et pour sa sécurité de la force américaine, sans que des conséquences mauvaises se développent ici en Europe ». Le dynamisme américain inquiète Monnet, tout comme les risques de guerre. La solution la plus réaliste est de créer une « fédération européenne » de l’ouest puisque l’est est pour un temps hors de portée. Monnet explique d’ailleurs à Schuman en avril 1948, qu’en dehors du Plan, il ne voyait qu’une seule tache digne d’intérêt, élaborer une « Fédération de l’ouest » comprenant l’Angleterre52. L’unité de l’Europe occidentale est donc le seul moyen d’assurer la sécurité des peuples européens. Sa lettre aux responsables politiques français se situait deux jours après la signature de l’accord sur la naissance de l’OECE, le 16 avril. Monnet, pressenti pour être le monsieur Europe de l’OECE, refusa, car il vit une faiblesse congénitale dans le système de coopération intergouvernementale mis en place53. Du fait de ses responsabilités dans la modernisation de la France, Monnet resta dans les coulisses de l’Europe. Pourtant il était à l’affût. Il rencontra Paul Hoffman, le nouveau patron de l’ECA. Hoffman voulait obtenir des Seize un réel programme d’intégration économique54. Les propositions de la délégation française au CCEE en mars 1948 venaient très probablement de lui. Marjolin était d’ailleurs un de ses proches.

45Léon Blum espérait bien que l’OECE concrétiserait la Troisième Force internationale. Mais il se trompait sur son caractère supranational. Il vit dans l’OECE « le germe d’un pouvoir fédéral bénéficiant d’une part de souveraineté volontairement abandonnée par chacun des États55 ». Certes on rêvait de la Fédération, les Américains y poussaient, les Français aussi, les Anglais sûrement pas. Ce n’était qu’une structure de coopération intereuropéenne. L’échec de la Fédération européenne était éclatant avant même la signature de l’acte créant l’OECE. Parler de planification économique européenne, la considérer comme acquise n’était-ce pas exagéré dans les conditions même des discussions de l’époque ? N’était-ce pas donner de faux espoirs ? La conférence socialiste internationale de Paris d’avril 1948 fut à peine plus prudente. Elle avait considéré que l’OECE était « le germe d’un pouvoir fédéral bénéficiant d’une part de souveraineté volontairement abandonnée par chacun des États56 ». Les socialistes européens formulèrent des idées pratiques : Union douanière entre la France, l’Italie, les pays du Bénélux et les zones de l’Allemagne occidentale, zone de Libre échange entre cette union douanière occidentale et la Grande-Bretagne. De plus seraient créées des « ententes industrielles de production et de vente » et des compagnies européennes57. P. O. Lapie proposait de tenir un Bretton-Woods européen et de mettre au service de l’Europe la Ruhr, la Sarre, le nord-est de la France et une partie de la Belgique58. Ces idées étaient connues.

46Le Comité directeur de la SFIO comprit vite que l’OECE n’était pas encore la Fédération européenne, mais il décida de la renforcer « en attendant la création des États-Unis d’Europe59 ». S’il faut tempérer l’ardeur des socialistes, Robert Marjolin estime que les Américains ont forcé les Européens à considérer ensemble leurs problèmes et qu’ils ont largement contribué « à forger un esprit européen ». en Europe !60. Raymond Aron pense que l’OECE est une étape « du transfert à une autorité supérieure d’une part des souverainetés nationales », mais l’essentiel reste à faire, écrit-il aussitôt61. L’OECE ne satisfait donc pas les Fédéralistes, ni les intégrationnistes, sauf à y voir une simple promesse de supranationalité.

Les États européens contrôlés ?

47Dans ces conditions il est bien possible que les Américains, déçus, ne virent de salut que dans des négociations bilatérales avec chacun des Européens pour imposer des conditions d’utilisation de l’aide conformes à leur souhait. A notre sens, il faut chercher dans cette faiblesse organisationnelle de l’Europe les raisons de la conversion américaine au bilatéralisme. Ceci ouvrait la voie à des pressions américaines dangereuses et peut-être inacceptables pour chacun des pays aidés. Les Français craignaient que les Américains n’imposent une renonciation de souveraineté « supérieure à celle qui était envisagée dans le texte français ». Il faut donc convenir que la diplomatie américaine n’était pas toute puissante en Europe. Elle le devenait en s’appuyant sur la faiblesse de la volonté européenne. Les conséquence de cette fausse unité furent considérables. Les États-Unis demandèrent individuellement aux Seize de procéder à un échange de lettre avec eux pour marquer leur adhésion aux buts de la loi d’aide américaine signée le 3 avril 1948. De plus le Département d’Etat demanda une adhésion explicite à la coopération européenne multilatérale exprimée dans l’accord intereuropéen du 16 avril. Il s’agissait donc pour les Seize de prendre un deuxième engagement de coopération entre eux devant un pays tiers ! C’était bien la preuve que les Américains ne croyaient plus à l’unité de l’Europe en avril 1948.

Conclusion

48Les 9 mois qui s’écoulèrent de juin 1947 à avril 1948 auraient pu être ceux de l’unité européenne par une union économique et financière dotée d’un exécutif et d’un plan de spécialisation industrielle et agricole. L’Europe rêvée à la conférence de la Haye de mai 1948 ne s’était pas réalisée. Elle aurait pu être un ensemble réconcilié de nations allant de l’Allemagne de l’ouest à l’Espagne, ouvert sur les territoires d’outremer français et britanniques. Tel ne fut pas le cas. Les palinodies unitaires masquèrent savamment l’appétit primordial pour les dollars. Les responsables français dont la politique allemande avait déjà évolué ont tenté de saisir l’opportunité d’imposer le contrôle international de l’Allemagne et de la Ruhr. Ils ont échoué par frilosité. Leur nouvelle politique restait marquée par une volonté de détruire l’Allemagne ou de l’exploiter. Mais leur responsabilité n’est pas la seule. Les Français avaient aussi des idées précises sur l’organisation commune des économies européennes, soit dans le cadre d’une Union douanière, soit d’une Union économique européenne. Si cette solution avait été acceptée par Bevin en janvier 1948, nul doute que l’Allemagne aurait retrouvé sa place en Europe et que le problème de la Ruhr aurait été résolu. Les Britanniques ont tenté de faire la part du feu en inventant le Pacte de Bruxelles, mais ils furent aussi les principaux fossoyeurs de l’unité européenne en 1948. Leur immobilisme en matière d’union douanière, de paiements intereuropéens, leurs objections à l’organisation concertée des économies européennes bloquèrent le processus d’union organique de l’Europe. Leur réserve permanente à propos de l’organisation d’un front européen contre les exigences excessives des Américains, leur propension à se présenter individuellement devant l’administration américaine, laissèrent libre cours à l’administration américaine et au Congrès. La Grande-Bretagne n’a pas joué la carte de l’unité européenne parce qu’elle croyait servir davantage ses intérêts dans le dialogue bilatéral avec les États-Unis. La puissante Amérique n’a pas su imposer davantage d’unité, malgré des discours musclés. L’antimodèle soviétique explique sans doute les limites des pressions supportables par les pays européens et par l’opinion américaine. De plus, la France et la Grande-Bretagne, malgré leur faiblesse, restaient de grands États ayant des responsabilités mondiales. La France, par rapport à l’idéal européen, fut vertueuse par nécessité, mais vertueuse tout de même !

Notes de bas de page

1 Gérard Bossuat, La France, l’aide américaine et la construction de l’Europe, 1944-1954, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2 volumes, 1020 p., 1992 Imprimerie nationale.

2 Léon Blum, L’Œuvre de Léon Blum, la fin des alliances, la troisième force, politique européenne, pour la justice, 1947-1950, Albin Michel, 1963, p. 30, Le Populaire, 2 juillet 1947, « Cris d’alarme », p. 30, 5 juillet 1978, « Cassure brutale ». p. 33.

3 Léon Blum, « L’Amérique et l’ONU », Le Populaire, 20 mai 1947

4 Léon Blum, « L’unité européenne », le Populaire, 25-26 mai 1947

5 L’Œuvre de Léon Blum, op. cit., Le Populaire, 8 novembre 1947, « Chacun sa confession », p. 122

6 Vincent Auriol, Journal 1947, p. 295, 24 juin

7 L’Œuvre de Léon Blum, op. cit. , Le Populaire, 2 juillet 1947, « Cri d’alarme ».

8 Léon Blum, « La position du socialisme international », Le Populaire, 27 mai 1947

9 Bulletin Interieur n° 26 Mai juin 1947.

10 Léon Blum, « Indépendance et non pas souveraineté » Le Populaire, 9 juillet 1947.

11 Œuvres, 1947-1950, p 125.

12 Pierre Mendès France, « La lutte commune des nations unies contre la crise économique et la misère » La dépêche de Louviers, 25 août 1948.

13 Georges-Henri Soutou, « Georges Bidault et la construction européenne, 1944-1954 », in Serge Berstein, Jean-Marie Mayeur, Pierre Milza, Le MRP et la construction européenne, Complexe, 1993, p. 215.

14 Bertrand de Jouvenel, L’Amérique en Europe, Le plan Marshall et la coopération internationale, Plon, 1948, p. 71. Pierre Mélandri, Les États-Unis face à la construction de l’Europe 1945-1954, T. 1, service de reproduction des thèses, Lille, 1979, p. 183-184.

15 Philippe Huet, documentation personnelle remise à l’auteur, note d’introduction dactylographiée pour Paul Ramadier annexée à une publication de la Documentation Française sur le Rapport des Seize, du 10 novembre 1947.

16 457 AP 20, DAEF, conversations, 9 juillet 1947, Bidault-Clayton.

17 YI 1944-1949, 228, Charmasse, Baden-Baden, 13 septembre 1947, 123, enquêteurs américains sur l’Allemagne et l’Autriche. YI 1944-1949, 228, Bulgarie, Louet, chargé a. i. à Bidault, entretiens avec mission américaine. Sofia, 5 octobre 1947, 13h 50,484-86.

18 331 AP 1, note manuscrite de G. R (Georges Rey), à Pierre Olivier Lapie, 23 juillet 1947, Note sur la politique étrangère. YI 1944-1949, 228, H. Bonnet à G. Bidault, 7 juillet 1947, n° 1437, a/s La France et le plan Marshall, d’après le New York Times du 6 juillet.

19 Z Europe 1944-1949, Grande-Bretagne 38, Massigli, 5 juillet 1947, 16 h 20, 1508-1509.

20 457 AP 20, Polycopié, jaune, DAEF, 2 août 1947, DG, Alphand, Note pour le Président, 4 p.

21 CE 46, H. A., 1 septembre 1947, note pour le ministre

22 Vincent Auriol, Journal 1947, p. 411, 27 août 1947.

23 cf. son mémorandum de fin juillet 1947 à Georges Bidault, in Journal 1947, Annexe VII, p. 695.

24 Vincent Auriol, Journal 1947, p. 391, Conseil des ministres, 8 août 1947.

25 Z Europe 1944-1949, Italie 91, Note de M. Cha.. el, 3 janvier 1948, pour M. Paris, a/s UDFI.

26 YI 1944-1949, 11, Michel Louet, chargé a. i. Bulgarie, 1 octobre 1947, entrevue avec la mission d’étude du Congrès américain.

27 CE 46, Bonnet, 12 septembre 1947, 23h, n° 2801-804.

28 457 AP 20, MAE, H. A, DAEF, DG, 11 septembre 1947, note.

29 Z Europe 1944-1949, Grande-Bretagne 38, Visite de Bevin à M. Ramadier, 22 septembre 1947, 4 AU 23, dr 5. Z Europe 1944-1949, Grande-Bretagne 38, Massigli, 1 octobre 1947, 2173, très secret, 3 octobre 1947, 2212, Papiers Massigli, télégramme 2173, 1 octobre 1947. Z Europe 1944-1949, Grande-Bretagne 38, conversation Bevin-Chauvel, 20 octobre 1947, circulaire IP, 288, 29 octobre 1947, dépêche U. P. du 28. octobre.

30 CE 46, B 33689, Bonnet, 23 octobre 1947,23h 30,3210-13, n° 354 DET, a/s du CCEE.

31 CE 46, Bonnet, 25 octobre 1947,20h 30,3242-46.

32 CE 46, Massigli, Londres, 16 décembre 1947, 20h 35. YI 1944-1949, 229, 17 décembre 1947, conversations anglo-françaises, très secret.

33 Papiers Massigli, 3 janvier 1948, n° 30/31.

34 Z Europe 1944-1949, Généralités 20, Massigli, O. W. 5 février 1948, à G. Bidault, 276. Z Europe 1944-1949, Généralités 20, SG, 31 janvier 1948, Note compte-rendu secrétaire Général Harvey.

35 457 AP 23, La Haye, 21 janvier 1948, 21h, 52-56.

36 Léon Blum, « La troisième Force européenne », Le Populaire, 6 janvier 1948.

37 Léon Blum, « Le discours de Vincent Auriol », Le Populaire, 10 janvier 1948.

38 457 AP 23, Affaires économiques, 30 janvier 1948, à Washington, 600-601. Z Europe 1944-1949, Belgique 34, 10 février 1948, D. Europe, Note sur les relations franco-belges.

39 457 AP 23, compte-rendu réunion du général Revers à Londres 28 janvier 1948, secret, exemplaire n° 3, voyage du 20 au 24 janvier. 457 AP 23, note du secrétaire Général du MAE, 9 février 1948.

40 457 AP 23, Londres, 9 février 1948, 22h, 496-502, cf. Une comédie des erreurs, op. cit. p. 109.

41 Vincent Auriol, Journal 1948, p. 138,10 mars 1948.

42 Vincent Auriol, Journal 1948, p. 144-145,11 mars 1948.

43 Z Europe 1944-1949, Grande-Bretagne 38, Conversations Bevin-Bidault 17 mars 1948, et texte du traité, Année Politique 1948, p. 381.

44 457 AP 79, Londres, 3 avril 1948, 21h 30, 1331-1336.

45 457 AP 24, Massigli, Londres, 7 mai 1948, 16h, 1841.

46 Maurice Vaisse, « L’échec d’une Europe franco-Britannique, ou comment le Pacte de Bruxelles fut créé et délaissé ? » Colloque de Strasbourg, 28-30 novembre 1984, Histoire des débuts de la construction européenne, mars 1948, Mai 1950, sous la direction de Raymond Poidevin, Bruylant/ Bruxelles. Giuffré/ Milano. LGDJ/ Paris. Nomos Verlag/ Baden, Groupe de liaison des historiens auprès des communautés, 1986, p 369.

47 Léon Blum, « Fédération européenne », Le Populaire, 25 mars 1948.

48 CE 47, Massigli, 6 février 1948,22h 10, 466-69.

49 457 AP21 PB, 24 mars 1948, DAEF, Note pour le Président, négociations des Seize.

50 CE 47, 457 AP 21, AE, VL, 31 mars 1948, note sur le projet d’accord préparé par le groupe de travail de la conférence des Seize.

51 457 AP 21, propositions de la délégation française au CT du CCEE en ce qui concerne les principes d’une organisation des pays participants au redressement européen, s. d ; 7 p. ; ronéoté. + annexes.

52 AMF 22/1 /5, 18 avril 1948, lettre de Monnet à Schuman, et 22/1 /6, de Monnet à Bidault.

53 Jean Monnet, Mémoires, T. l p. 393, ed Livre de Poche. Jean Monnet-Robert Schuman, Correspondances 1947-1953, Fondation Jean Monnet pour l’Europe, Lausanne 1986, p. 37, 18 avril 1948, AMF 22/1/5.

54 CE 47, Bonnet 18 avril 1948, 21h46, 1687-1691, « Visite de P. G. Hoffman avec Monnet ».

55 Léon Blum, Le Populaire, 25 mars 1948, « Fédération européenne » ; 26 avril 1948, « La conférence socialiste internationale, un événement considérable ».

56 L’Œuvre de Léon Blum, op. cit. VII, p. 195, Le Populaire 28 avril 1948, « la conférence socialiste internationale ».

57 4 Bl 6, dr 3, Conférence des partis socialistes européens, Paris, 24-25 avril 1948, documentation, n° 2.

58 4 Bl 6, dr 3, Conférence des partis socialistes européens, Paris, 24-25 avril 1948, P. O. Lapie, la conférence des Seize et l’organisation de l’Europe, n° 7, documentation française.

59 Bulletin intérieur, n° 31, avril 1948.

60 Robert Marjolin, Europe in search of its identity, op. cit p. 21.

61 Raymond Aron, « L’Europe unie », Bulletin de liaison, d’information, et de propagande du mouvement français pour les États-Unis d’Europe, juillet août 1948, n° 1.

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