Clemenceau et le souvenir de l’année terrible. 1870-1887
p. 45-58
Texte intégral
1Dans la trajectoire politique de Clemenceau, il y a des points obscurs. Des sortes de trous noirs sur lesquels les biographies rédigées dans la lumière de la victoire ont jeté un voile. Parmi eux, l’action de Clemenceau pendant le siège de Paris ou la lutte à mort menée contre Jules Ferry, président du Conseil ou candidat à la présidence de la République.
2Or les deux épisodes sont liés. Plus qu’on ne le dit généralement. Aujourd’hui que les esprits sont apaisés, un colloque sur « Clemenceau et la Justice » devrait être l’occasion d’évoquer ce lien, et peut-être de trouver l’explication profonde d’un drame, qui fut d’abord celui de la confiance trahie, ensuite et plus profondément, celui de la vulnérabilité mise à nue. Décrivant son épreuve à cet excellent ami que fut Scheurer-Kestner, Clemenceau s’exprimera quelques jours plus tard avec ces paroles :
« Je suis horriblement triste. Nous sommes une ou deux douzaines de simples qui nous sommes donné la tâche réjouissante de parler le langage de la raison aux aliénés de toute couleur qui mènent si gaiement aux abîmes ce qui reste de notre pays... Je te raconterai plus tard. Je n’ai pas le courage. Je crois que la plus grande souffrance morale qu’un homme puisse éprouver, c’est de chercher son devoir dans quelque circonstance suprême et de ne pas le trouver... »1.
3Le responsable de cette souffrance est bien sûr Thiers, « l’être qui l’a le plus exécré »2. Mais Thiers fut fortement encouragé dans sa décision de reprendre les canons par la force, par Jules Ferry qui avait appris à connaître Clemenceau le 31 octobre 1870 et dans les jours qui suivirent. Dans la mémoire de Clemenceau, Thiers et Ferry sont donc liés. Et c’est en souvenir de la « souffrance » et de l’humiliation naguère endurées, que Clemenceau se sentira autorisé à mener son combat sans merci contre Jules Ferry.
4Ce fut une guerre d’ombres dans la mesure où ce fut une guerre de souvenirs. Mobilisant tantôt le souvenir de la guerre extérieure, tantôt celui de la guerre civile, Clemenceau député ou directeur de « La Justice » maniera le glaive de sa parole pour interdire et rendre impossible la République de Jules Ferry – République considérée comme traître au passé, dans la mesure où elle voulait s’affranchir de ses origines révolutionnaires pour instaurer la légitimité d’une République constitutionnelle.
5De ce combat où, à la Justice due au peuple révolutionnaire de Paris, s’opposera celle due au pacifique peuple des campagnes, les conséquences politiques furent immenses. L’objet de ce rapport est simplement d’en rappeler la genèse avant d’évoquer brièvement les moments les plus tragiques d’un combat où le poids de la mémoire fut décisif.
1. Les origines : défaite militaire, journées révolutionnaires, guerre civile.
6Quand l’Empire déclare la guerre, Clemenceau a trente ans. S’il est un homme disponible quant à son temps, il ne l’est plus quant à ses principes, ses expériences ou ses souvenirs. Une enfance vécue sous les portraits de Saint-Just et de Robespierre, un père républicain arrêté au lendemain du 2 décembre, une jeunesse estudiantine passée dans les milieux d’opposition de la capitale, un bref séjour en prison et de fréquentes visites à des amis emprisonnés, un grave échec sentimental auprès d’Hortense Kestner – dont la famille tenait le haut du pavé de la société républicaine – plusieurs voyages en « République américaine » dont l’un pour ramener une épouse à qui il imposa le mariage civil : autant d’événements qui ont profondément impressionné un jeune homme qui n’avait pas encore enfoui sa sensibilité d’écorché vif sous la désinvolture du dandy, la violence du polémiste, ou la férocité du Tigre3.
7En 1870 il est revenu en Vendée où, sur les terres de ses pères il « exerce vaguement la médecine »4. La guerre le ramène à Paris où aussitôt il retrouve ses amis républicains, en particulier A. Blanqui et A. Scheurer-Kestner dont il avait fait la connaissance lors des visites à Sainte-Pélagie qu’il faisait à son ami Taule5. Pour le premier, théoricien impénitent de la Révolution, Clemenceau tiendra jusqu’au terme de son existence, à témoigner d’une sympathie humaine n’impliquant aucune adhésion à ses théories. Quant à Scheurer – Kestner, il est cet Alsacien de grand cœur, avec qui Clemenceau noua une amitié qui survécut à toutes les traverses politiques puisque, confident des premières peines de cœur il sera, bien des années plus tard, l’ami à qui l’on viendra raconter les tourments de son divorce ou les premiers doutes sur la culpabilité de Dreyfus. Cette amitié de jeunesse fait du journal de Scheurer-Kestner un document irremplaçable. C’est là que derrière le masque de l’animal politique, on peut trouver le portrait de l’homme : supérieurement intelligent, volontaire et sensible mais en même temps, encore privé de cette capacité d’évaluer les conséquences pratiques de ses paroles ou de ses actes, incapacité qui, avec le manque d’expérience, va souvent de pair avec une trop grande rapidité de l’esprit.
8En août 1870, Clemenceau s’installe à Montmartre chez son vieil ami J.A. Laffont6, celui-là même qui par son bavardage intempérent avait été la cause de la faillite d’une entreprise clandestine d’imprimerie montée sous l’empire avec Scheurer-Kestner ! Le 4 septembre, Clemenceau est spectateur. Sur le conseil d’Étienne Arago, il ira cependant en compagnie de F loquet assister à la mort du Sénat impérial.
9Étienne Arago est nommé Maire de Paris « par acclamation ». A son tour il cherche à nommer des maires républicains pour les mairies adjointes des 20 arrondissements, et le 7 septembre il choisit Clemenceau comme maire du XVIIIe, c’est-à-dire de l’ancien village de Montmartre devenu ce faubourg populeux et misérable où s’étaient réfugiés nombre d’ouvriers expulsés par les travaux de Haussmann. Ces derniers forment le noyau dur des troupes blanquistes, celles qui pensent que l’occasion est revenue de rejouer 1792 ou 1848. Le 12 août ils avaient fait un premier essai. Mais leur manifestation en faveur de l’élection d’une « Commune de Paris » n’avait pas rassemblé 300 personnes. La réaction du gouvernement impérial avait été violente : arrêtés et condamnés à mort, les chefs blanquistes ne seront sauvés que par la débâcle militaire – peut-être aussi par les interventions de personnalités aussi variées que L. Gambetta, J. Michelet et... A. Thiers7.
10Le premier souci du gouvernement du 4 septembre est donc de prendre de vitesse les blanquistes. Dans cette optique, Clemenceau paraît d’autant mieux armé pour réussir à Montmartre, qu’il entretient de bonnes relations personnelles avec le « Vieux ». Et en effet, dans les premiers jours, tout va bien. Blanqui et Delescluze, ennemis irréconciliables, acceptent de collaborer avec le Gouvernement provisoire. Les maires sont régulièrement réunis pour aider aux problèmes d’administration. Parmi eux, Clemenceau se distingue par le style flamboyant de ses affiches, tout entier emprunté aux formules patriotiques de 17928. Et, en 1874, Étienne Arago reconnaîtra, s’exprimant par antiphrase, que Clemenceau a fait partie des cinq maires qui « n’avaient pas modelé leur style sur celui de ce préfet de la Seine de 1815 conseillant l’abstention aux populations » !9
11En fait, pour É. Arago, le jeune Clemenceau occupe un rang particulier quant à l’amitié : il est le fils de cet ami chez qui il a séjourné pour écrire son livre sur les guerres vendéennes. Et au lendemain du 31 octobre, Clemenceau sera le seul à démissionner par solidarité avec la Municipalité de Paris10. Ceci le marquera au fer rouge dans l’esprit de Jules Ferry – lui qui à la tête de la Garde Nationale joua un rôle décisif pour que le dernier mot reste à la légalité du 4 septembre11.
12Quels sont les faits de cette journée révolutionnaire ?
13Ils sont difficiles à raconter dans la mesure où la simultanéité des initiatives et des événements a été la principale responsable des malentendus qui nourriront la détestable impression d’avoir été trompé – voire trahi.
14Depuis huit semaines la population parisienne est sur le qui-vive. Elle attend quelque chose de glorieux qui n’arrive pas, qu’elle vient régulièrement chercher en se rassemblant devant l’Hôtel de Ville où siègent Municipalité et Gouvernement. A la fin d’octobre, l’émeute est dans l’air : le 27 la sortie du Bourget avait donné un espoir... La retraite du 30 jette la consternation. La nouvelle de la reddition de Metz assortie des premières rumeurs d’armistice font le reste. Le 31, d’abord seule, mais bientôt menée par Flourens et Delescluze, la foule envahit l’Hôtel de Ville et tient les ministres – mais non la Municipalité – en respect jusqu’au soir.
15É. Arago pense obtenir le retour au calme en présentant, avec l’accord verbal du gouvernement, un projet « d’élections municipales à bref délai » ce qui dans son esprit ne mettait pas en cause l’autorité du Gouvernement de la Défense Nationale puisqu’il s’agissait de « Municipalité » et non de « Commune ». Cette proposition détend l’atmosphère suffisamment pour que les maires d’arrondissement, présents depuis le matin, décident de retourner dans leurs arrondissements respectifs pour organiser la préparation matérielle des élections. Tel est en tout cas le cas de Clemenceau qui, après avoir rédigé la veille une affiche vengeresse (« la municipalité du XVIIIème arrondissement proteste avec indignation contre un armistice que le Gouvernement ne saurait accepter sans trahison ») revient à Montmartre y faire apposer une affiche convoquant les électeurs pour le lendemain 1er novembre. Puisque les ministres sont prisonniers, l’affiche est signée par É. Arago et Dorian, ministre des Travaux Publics qui, lui, a la liberté de circuler, et que les insurgés avaient essayé de promouvoir comme centre d’une nouvelle combinaison ministérielle. Ceci a son importance car cette affiche sera au cœur du conflit entre le Gouvernement et la Municipalité et, par voie de conséquence, entre Clemenceau et Jules Ferry.
16Pendant ce temps, à l’Hôtel de Ville, les choses empirent, évoluent et finalement se retournent en faveur du Gouvernement de la Défense nationale grâce à la détermination des frères Ferry. Charles d’abord. Chef de cabinet d’Ernest Picard, ministre de l’intérieur, il réussit à s’échapper, à rameuter les bataillons de la Garde nationale restés fidèles. Il en trouve assez pour libérer son frère Jules qui, à son tour, gagne la place Vendôme où siège l’État-Major de la Garde Nationale. A l’appel des tambours, des bataillons arrivent, Jules Ferry se met à leur tête et réussit à rentrer la tête haute à l’Hôtel de Ville : il refuse toute transaction avec l’émeute mais fait clairement savoir « qu’il ne restera pas un jour de plus au Gouvernement si le peuple n’est pas consulté et son titre régularisé »12.
17Jules Ferry reste fidèle à lui-même : lui qui le 4 septembre avait proposé, contre la Commune blanquiste, le gouvernement des « élus de Paris en 1869 », il accepte le 31 octobre l’élection par les Parisiens du Gouvernement mais non celle d’une « Commune », qui n’aurait d’autre effet que de mettre en cause la légalité du Gouvernement de la Défense nationale. Bras et cerveau du retour à l’ordre, Jules Ferry fait derechef entériner par les ministres à peine libérés – et sans même prévenir É. Arago – le texte d’une affiche annulant celle de la Municipalité, sous la raison que les élections sont « matériellement impossibles aujourd’hui », et que le 3 novembre une consultation sera organisée « sur la question de savoir si l’élection de la Municipalité et du Gouvernement aura lieu à bref délai ». Jusque là le gouvernement se déclare décidé à « maintenir l’ordre avec énergie »13.
18É. Arago apprend les choses à la lecture du Journal Officiel du 1er novembre. Il en est choqué comme tous ceux qui – à l’instar d’É. Adam14 ou de Clemenceau – se sentaient personnellement liés par la promesse d’élections immédiates, promesse donnée en échange du retour au calme. Arago donne aussitôt sa démission. Clemenceau fait de même. En réalité la démission d’Arago ne deviendra effective qu’après les quelques jours nécessaires aux opérations électorales enfin décidées. Quant à celle de Clemenceau, elle n’aura guère le temps d’avoir de l’effet puisque le 5 novembre il sera élu maire du XVIIIème arrondissement. En effet, le Gouvernement avait finalement décidé de séparer le vote « sur la composition du gouvernement » qui a lieu le 3, de « l’élection des maires » qui aura lieu le 5. Mais pour avoir un moment refusé de déchirer les affiches signées par Arago, Clemenceau est considéré comme un dangereux factieux. Et le 5 novembre, c’est contre la liste gouvernementale, immédiatement suscitée par Jules Ferry, qu’il est élu au côté d’hommes comme Dereure et Jaclard, destinés à devenir des communards de premier plan15.
19Pour Jules Ferry la cause est désormais entendue : Clemenceau est ce dangereux opposant qui prête ses locaux à des groupes incontrôlés, pour y fabriquer des bombes16 ; un homme lié à ceux que J. Ferry a dû personnellement combattre pour rentrer dans l’Hôtel de Ville ; un extrémiste dont le gouvernement peut d’autant plus se méfier qu’il se sent maintenant raffermi par le succès du plébiscite où, aux 62.000 NON du Paris révolutionnaire, s’étaient opposés les 557.000 OUI du Paris modéré.
20Pour Clemenceau, les choses sont évidemment différentes. En J. Ferry il ne veut voir que l’homme qui a trompé le peuple, l’homme sans parole, ou pire encore un politicien qui accapare le discours républicain pour légitimer une politique conservatrice.
21La suite des événements ne sera rien d’autre que la conséquence de ce premier drame qui fut celui de la confiance et de l’idéalisme brusquement affrontés à la violence. Drame qui trouvera son tragique duplicata dans la deuxième quinzaine du mois de mars 1871.
*
* *
22L’armistice est signé le 28 janvier 1871. Armistice électoral, il est, par avance récusé par Clemenceau. Dans une lettre ouverte envoyée le 24 janvier 1871 à « l’électeur libre », le journal d’E. Picard, il rappelle que « maire nommé par une opposition très décidée », il se refuse à servir de caution à l’action du gouvernement17.
23Cette sorte de baroud d’honneur n’empêche ni l’armistice, ni les élections – en particulier celle de Clemenceau. Mais à Bordeaux, avec tous les représentants de la capitale, il vote contre les préliminaires de paix, qui abandonnent l’Alsace et ouvrent la capitale au défilé des troupes prussiennes.
24Pourtant le voyage à Bordeaux n’est pas inutile pour lui. Après l’épreuve du siège il y reçoit le choc de l’Assemblée Nationale qui est celui de la France librement consultée. il y découvre bien sûr les conservateurs rescapés de l’ancienne France mais il y retrouve aussi des républicains qui, comme Scheurer-Kestner avaient, autour de Gambetta, essayé de faire la guerre en province.
« Ah ! mon cher Clemenceau, écrira Scheurer-Kestner, comme nos cœurs battaient à l’unisson à cette époque ! Je me souviens d’une belle journée d’Arcachon le lendemain du sacrifice, des questions que tu me posais dans la seule intention d’interrompre mes pensées, sur la solidité du patriotisme alsacien. On était arrivé à Bordeaux chacun disant : "Nous avons tout fait". Les Parisiens excellaient dans ce genre. Au bout de quelques jours nous commençâmes à comprendre que ni les uns ni les autres n’avions tout fait... que nous avions été injustes car mal renseignés. Le jour s’est fait dans l’esprit de Clemenceau lorsqu’étendu sur le sable d’Arcachon, je lui ai raconté la guerre en province à partir de l’arrivée de Gambetta. Ce fut une révélation »18.
Revenu à Paris, Clemenceau n’est donc plus le même. Mais Jules Ferry ne le sait pas.
25Clemenceau voudra servir de médiateur entre les Parisiens et le gouvernement mais J. Ferry ne lui fera aucune confiance ou du moins ne voudra prêter aucune importance à ses tentatives. Cette fois-ci les faits sont plus simples profitant de leur abandon par l’armée régulière, les Parisiens s’étaient appropriés une centaine de canons qu’ils avaient installés sur le sommet de la butte de Montmartre où ce monument expiatoire que sera le Sacré-Cœur n’avait pas encore été construit. « Il y avait quelque chose d’enfantin dans cette manie des canons », dira plus tard Jules Ferry devant la commission d’enquête19. Toujours est-il que dans l’esprit des Parisiens il y avait le sentiment de récupérer quelque chose qui leur appartenait et qui n’avait servi à rien. Ces canons ont donc une valeur symbolique. Ils sont l’image de la vanité des souffrances endurées. Réciproquement la façon dont on va en dépouiller la population, est à l’image du sentiment que l’Assemblée Nationale nourrit à l’égard de Paris. Présidé par Thiers, le Gouvernement veut récupérer les canons avant que l’Assemblée ne vienne siéger à Versailles. Clemenceau propose sa médiation : le 10 mars il échoue. Il recommence. Le 17 il pense encore réussir. On ne lui en laisse pas le temps car, sans le prévenir, on décide de recourir à la force.
26Au conseil des ministres du 17 mars, J. Ferry est le seul à ne pas hésiter : les autorités militaires s’interrogeaient20, les ministres qui avaient vécu le siège dans la capitale penchaient pour la temporisation21 ; Jules Ferry est le seul « à demeurer convaincu que ce qu’on n’avait pas voulu faire volontairement, il faudrait le faire par la force »22. Et à la « Commission d’enquête sur les causes du 18 mars » qui l’interrogeait sur les tractations de Clemenceau, il répondra avec ces propos particulièrement désobligeants :
« Monsieur Clemenceau se vantait d’avoir sur ce quartier une grande influence. Il m’a dit dix fois de suite : prenez patience, on va rendre les canons, j’en ai la promesse, c’est pour demain. M. Clemenceau me répétait souvent qu’il n’y avait qu’un malentendu, que si le Gouvernement faisait une proclamation affirmant la République, l’insurrection se dissiperait comme par enchantement. Voilà tout ce qu’il y a eu. Quant à de prétendues négociations entre le Gouvernement et ce comité : il n’y en a jamais eues »23.
27Or la journée du 18 mars fut un désastre. Un désastre pour les forces de l’ordre incapables d’atteindre le sommet de la colline et dont le général Lecomte – auquel on avait adjoint Clément Thomas24 – sera tué avant même que Clemenceau, assitôt accouru, ait pu intervenir25. Un désastre pour le gouvernement puisque le Comité Central de la Garde Nationale s’installe à l’Hôtel de Ville et annonce que les élections municipales, tant de fois remises, auront lieu le 23 octobre. Un désastre personnel enfin pour Clemenceau qui, donnant de sa personne, même au péril de sa vie, ne peut que « constater son impuissance face à la foule en proie à ce phénomène pathologique qu’on pourrait appeler le délire du sang »26. Devant cette foule, devant des blessés qu’il est appelé à soigner, Clemenceau est surpris en larmes. Sa sensibilité l’a trahi. Cette défaillance devant le feu des événements accréditera la thèse du « vantard » dur en paroles, faible en action : il ne l’oubliera pas. L’humiliation s’ajoutait au sentiment d’avoir été trompé.
28Vaincu devant la force insurrectionnelle, Clemenceau ne se tient pas pour autant comme battu. Il essaie encore d’infléchir les choses en obtenant de Thiers que ces inévitables élections soient autorisées. Thiers ne dit pas non mais demande du temps. Le 20, Clemenceau est à Versailles pour adjurer l’Assemblée de comprendre que le seul moyen d’éviter « une collusion sanglante » est de faire ces élections « sans délai ». Mais déjà Thiers lance son terrible avertissement, puisé dans l’expérience et le souvenir de 1848 : « Si Paris a choisi que quelques misérables le dominent, Paris devra reconnaître qu’il nous a donné le droit de préférer la France à sa capitale »27.
29Y avait-il encore une chance d’éviter l’épreuve de force ? C’est peu probable. Mais comme l’a dit excellemment G. Wormser, il fallait sinon convoquer Clemenceau au conseil des ministres du 17 mars (auquel assistaient des non-ministres) du moins le prévenir. De toute façon il devait bientôt réaliser la faiblesse de son influence. Le 22 mars, le maire jadis élu contre la liste gouvernementale, est chassé de sa mairie par ce qu’il est condamné à appeler lui-même « l’usurpation »28. Et le 26 sa liste municipale est battue par celle du Comité Central (à la tête de laquelle avait été mise le Vieux Blanqui que Thiers avait pourtant pris soin de faire emprisonner dès le 17 mars !)29. Tirant les conséquences de cette série d’échecs et de désavœux, Clemenceau envoie le 27 sa démission de représentant à l’Assemblée Nationale.
30Redevenu simple citoyen il ne cesse pour autant de proposer ou d’imaginer des médiations30. Bien lui en prit car occupé à une ultime et hypothétique médiation des municipalités républicaines, il sera absent lors de l’ultime assaut. Il n’aura donc pas à assister à l’ouvrage des troupes versaillaises que Jules Ferry évoquera ainsi pour son frère Charles :
« Quel enfer ! Mon domaine, celui que tous m’envient et que personne n’ose prendre, est celui de l’incendie et de la mort... J’ai la tête dans le feu et les pieds dans le sang. Mes yeux brûlés par l’incendie se reposent sur les fusillades. Je les ai vues les représailles du soldat vengeur, du paysan châtiant en bon ordre. Libéral, juriste et républicain, de mes yeux j’ai vu ces choses et je me suis incliné comme si j’apercevais l’épée de l’archange »31.
31Au réalisme de l’homme d’Etat qui, après Machiavel, découvre que la fondation d’un régime est rarement innocente, répond la compassion du médecin horrifié de la « folie » des Versaillais comme des Parisiens, l’effroi de l’homme privé qui court épancher sa tristesse chez son ami Scheurer-Kestner :
« Ce qu’il nous racontait, écrira ce dernier, était terrifiant. Il avait cherché avec quelques autres à faire rentrer le bon sens dans les têtes échauffées. Mais leur bonne volonté s’était heurtée au parti-pris. Quant au drame de Clement-Thomas et du Général Lecomte, Clemenceau en parlait avec une vraie douleur. Il connaissait Clement-Thomas qu’il avait rencontré en 1865 à Bâle, lors de l’enterrement du colonel Charras, et il avait de l’amitié pour lui. Courir à son secours dès qu’il le sut menacé, fut son premier mouvement. On lui a attribué l’assassinat des deux généraux. Rien n’est plus faux »32.
32Sensible au poids d’une misère dont on a difficilement l’idée aujourd’hui, Clemenceau décide de consacrer quelques années de sa vie aux problèmes de santé publique. Battu aux élections de juillet 1871, il obtient le mois suivant sa revanche au Conseil municipal comme au Conseil Général33. Dans ces deux enceintes le médecin s’intéresse à la mortalité infantile, ce qui veut dire au statut des mères ouvrières, trop souvent obligées d’abandonner leurs enfants à des « nourrices sèches » chez qui près de la moitié des enfants mouraient faute de lait maternel. Pionnier de la médecine sociale, il propose de distribuer une allocation aux mères afin qu’elles puissent garder leurs enfants elles-mêmes. Exceptionnel pour l’époque, ce souci annonce les nombreux articles de « La Justice » où la comparaison entre les courbes démographiques de la France et de l’Allemagne seront souvent évoquées. Il ne se contentera pas de parler : il ouvrira un cabinet médical à Montmartre où nul se souvient l’avoir jamais vu demander des honoraires34.
33La population parisienne lui saura gré de cette attention. En novembre 1875, il succède à Charles Floquet à la présidence du Conseil Municipal. Ce succès précède de trois mois son retour à la Chambre des Députés au début de 1876. Dans sa phase dramatique et affective, l’épisode parisien de sa vie politique s’achevait. Aux souvenirs d’enfance distillés par son père s’ajoutaient maintenant la brûlure de la première expérience politique : la conjugaison de ces souvenirs va nourrir onze années d’un combat qui, parfois, prendra une terrible allure de revanche.
2. 1876-1887 : la guerre des souvenirs
34Élu député en 1876, Clemenceau ne débouche au premier plan de la vie politique nationale que dans les années 1879-80. Jusque là il avait vécu avec Scheurer-Kestner dans le sillage de Gambetta qu’il avait suivi pendant la crise du 16 mai35 comme dans son combat en faveur de l’amnistie36. Gambetta dont l’audience dans les milieux militaires l’avait impressionné, audience qu’il cherchera à acquérir à son profit en poussant à la tête du ministère de la Guerre un certain Général Boulanger37.
35Lorsqu’on janvier 1879 les Républicains deviennent enfin maîtres des trois pouvoirs, Clemenceau pense que le moment est venu d’entreprendre son propre combat. Longtemps vaincu il lui faudra attendre six ans pour remporter sa première victoire. Puis encore plus de trente mois pour la victoire définitive. C’est dire que huit années auront été nécessaires pour transformer un souvenir personnel en fait politique national capable d’entraîner successivement les suffrages d’abord des députés, puis des électeurs, enfin des membres de (’Assemblée nationale réunis en Congrès à Versailles.
a) Le souvenir de Clemenceau devant la Chambre
« Je suis un républicain depuis que je respire. J’ai été élevé dans l’amour de la République. J’ai vu mon père frappé au 2 décembre et partir pour l’Afrique enchaîné comme un malfaiteur. Il n’y a pas un acte de ma vie où je n’ai sincèrement cherché à servir la cause républicaine »38.
36Ainsi s’exprime Clemenceau quand on lui reprochera son attaque forcenée contre la République, attaque qui risque de plus servir les réactionnaires, eux aussi à la recherche d’une revanche, que les républicains authentiques qui, derrière Jules Ferry, cherchent à asseoir la stabilité constitutionnelle et législative de la République. Mais cette phrase permet de mesurer la part du souvenir dans l’action de Clemenceau qui est toujours prépondérante : par exemple c’est le souvenir de son père, de l’éducation qu’il a reçue, qui le rend si catégorique sur la question de laïcité. En plein siège de Paris il avait essayé de la promouvoir à Montmartre. Curieusement, c’est le thème qu’il choisira pour lancer, le 11 mai 1879, sa première attaque personnelle contre Jules Ferry.
37Ministre de l’instruction Publique bien décidé à mettre en œuvre son programme laïc, Jules Ferry n’a aucune hésitation sur le sens d’une telle attaque qu’il commente en ces termes à Scheurer-Kestner devenu sénateur dans le sillage de Gambetta, et comme tel résolument gouvernemental :
« Ce dédain n’est que parti-pris pour monter à l’assaut du pouvoir en écartant tout ce qui n’est pas de la secte. Quant à moi elle ne m’a fait peur ni le 4 septembre, où nous lui avons barré la route, ni le 31 octobre à l’Hôtel de Ville ; et j’attends impatiemment le duel de tribune dont son chef me menace. Entre la République de Blanqui et celle que j’ai toujours défendue, les incompatibilités sont irréductibles : il est bon qu’elles éclatent à la face du pays »39.
38Dans leurs excès même, ces phrases sont significatives. Depuis le 31 octobre 1870, Clemenceau est, pour Jules Ferry, resté le synonyme de Blanqui car il s’est accoquiné avec la racaille parisienne. Peu importe qu’en mars 1871, le maire de Montmartre ait, sans équivoque, choisi le camp de la légalité électorale ou qu’il ait multiplié les tentatives d’apaisement . Jules Ferry ne veut se souvenir que de son ancienne collusion avec les communards, Jaclard et Dereure, de son amitié avec le « terrible » J. Laffont sur qui, en mai 1871, il avait donné les plus mauvais renseignements à Ernest Picard, le ministre de l’intérieur qui cherchait un nouveau maire pour remplacer Clemenceau à Montmartre40.
39Jules Ferry n’oublie rien. Clemenceau non plus. Et ses attaques seront toujours menées en superposant des souvenirs afin de mobiliser l’horreur des uns aux dépens des événements du jour : ainsi en août 1881, la brusque décision de procéder aux élections est-elle dénoncée comme une nouvelle « tromperie » et la révision limitée, votée en août 1884, se verra-t-elle travestie en restauration de la monarchie. Selon le même processus, l’expédition du Tonkin est identifiée à celle du Mexique, et le télégramme de Brière de l’Isle annonçant la retraite de Lang-Son présenté comme le nouveau Sedan qui doit abattre le ministère. Last but not least, la candidature de Jules Ferry à la Présidence de la République en décembre 1887 lui fournira l’occasion de réactiver le souvenir de son action à la Mairie pendant le siège de Paris et les jours qui précédèrent le déclenchement de la guerre civile.
40Au fond de tous ces procès on retrouve, lancinante, la même attaque : Jules Ferry est un homme sans paroles, un homme qui trompe le peuple, un « dictateur » qui gouverne sous le manteau usurpé de la République. Écoutons son raisonnement du 27 juillet 1881 à propos de la date des élections :
« Les pouvoirs de l’Assemblée expirent le 14 octobre. Or il résulte des déclarations du gouvernement que les élections auront lieu le 21 août. Ainsi a-t-on caché au pays la date des élections. Le résultat de vos actes a été de tromper le pays. Ceci ne peut être contesté »41.
41Les élections de 1881 ont lieu sans que Clemenceau réussisse à émouvoir le pays qui n’a alors d’oreille que pour Gambetta. Gambetta arrive, tombe (avec l’aide de Clemenceau), puis quelques mois plus tard meurt. Après une crise constitutionnelle où la République prend une conscience aiguë de sa précarité42, Jules Ferry revient au pouvoir bien décidé à faire cesser cet état de choses. Il ne sera pas aidé par Clemenceau qui, au nom de la révision intégrale, refuse de se joindre à cette révision qui veut pourtant mettre la République à l’abri des aléas du suffrage universel. Le ton de « La Justice » est le même ; fondé pour obtenir la révision intégrale, le journal n’aura pas de mot suffisant pour dénoncer l’escroquerie de la révision d’initiative ministérielle de 1884.
42La révision faite, l’antienne reprend à propos du Tonkin : le 9 janvier 1885, « La Justice » écrit « que M. Ferry et ses agents ont contribué à la violation du traité de Tien – Tsin » ; le 10 que « le cabinet utilise les fonds secrets pour acheter la presse » ; le 13 que « M. Ferry a déclaré la guerre en violant la Constitution ». Tout cela reste peine perdue. La situation militaire étant bonne, le 14 janvier 1885, le ministère reçoit un vote massif de confiance. Et le 25 du même mois, les élections sénatoriales sont un grand succès puisque les républicains de la tendance Ferry progressent de 25 sièges sur les 87 qui étaient à pourvoir.
43Pour que Clemenceau réussisse à faire partager sa phobie par la Chambre, il faudra la rencontre de deux chaînes de causalité : le vote, le 24 mars 1885, du scrutin de liste qui oblige les députés à déclarer publiquement leur solidarité. Puis quelques jours plus tard, le télégramme quasi-providentiel de Brière de l’Isle annonçant un repli des troupes – trop vite interprété comme une déroute – ce qui permettra à Clemenceau d’abattre le ministère détesté et d’orienter toute la campagne électorale sur le faux dilemme de la Guerre ou de la Paix43.
44Clemenceau avait vu juste : entre le 29 et le 30 mars 1885, 89 députés abandonneront un ministère dont tout le monde républicain pensait, comme Scheurer-Kestner le dit dans son journal, qu’il conduirait la majorité aux prochaines élections. Or l’analyse montre que l’élément déterminant dans cette volte-face est beaucoup moins le sentiment des députés face au problème du Tonkin, que l’attitude des autres élus républicains du département – ceux-là mêmes avec lesquels il faudrait bientôt faire liste commune. En effet dans 89 % des cas, les députés ministériels le 29 mars, mais non le 30 mars, proviennent de départements où la présence de députés d’extrême gauche allait les obliger à se situer par rapport à « la guerre » ; c’est-à-dire par rapport au souvenir de la guerre de 1870 qui, comme on le sait, avait été la principale cause de l’échec des républicains aux élections de février 1871 – elles aussi faites au scrutin de liste. Et le paradoxe de cette réforme électorale voulue par Waldeck-Rousseau – mais non par Jules Ferry qui dut la subir en souvenir de Gambetta – c’est que votée pour créer une solidarité entre le ministère et sa majorité, elle aura eu pour premier effet de créer une solidarité... autour de l’opposition.
45Clemenceau avait donc gagné la première manche : le spectre de la guerre avait opéré ; le souvenir avait engendré un reflux de voix qui avait été fatal au ministère. Tout le problème devenait pour lui de peser, pour que dans le pays se produise ce même reflux, c’est-à-dire que les électeurs abandonnent la République opportuniste – pour laquelle ils avaient massivement voté en 1881 – pour choisir cette « autre » République dont Clemenceau se voulait le symbole.
b) Le souvenir de la Guerre devant le pays
46De mars à octobre 1885, pendant plus de six mois, Clemenceau va se dépenser sans compter pour prouver aux électeurs qu’il existe une République qui est synonyme de Paix. Des listes radicales homogènes sont suscitées partout où cela est possible et le témoignage, toujours aussi précieux de Scheurer-Kestner, est là pour nous dire qu’Allain Targé, le nouveau ministre de l’intérieur du cabinet Brisson, ne les avait pas découragées. Par contre l’ostracisme contre Jules Ferry et ses amis est général : dans nombre de départements ces derniers se retrouvent isolés face à des listes qui vont du centre-gauche à l’extrême-gauche, souvent en enjambant ceux qui avaient eu le malheur de voter pour le ministère Ferry. Au Palais Bourbon il en est de même : Jules Ferry est pratiquement interdit de tribune et, lorsqu’à la fin du mois de juillet, il brave la colère des radicaux pour venir justifier sa politique – dont le ministère Brisson ne cherchait d’ailleurs nullement à se désolidariser – « La Justice » commente en ces termes : « Avec des périphrases, M. Ferry est venu dire : "la République, c’est la guerre". Eh bien ! dans l’intérêt de la France, il faut qu’on lui réponde : "la République, c’est la paix"44.
47Ceci était plus facile à dire qu’à faire. D’autant qu’il y a deux sortes de Paix : la paix avec l’étranger pour laquelle les candidats radicaux sont peut-être de bons porte-bannière. Mais il y a aussi la paix civile au regard de laquelle – depuis la Commune et le traumatisme qu’elle avait engendré dans les provinces – les radicaux n’étaient pas regardés comme tout à fait innocents par la masse du suffrage universel. Ce bagage de souvenirs contradictoires explique que, pour exprimer leur désir de paix, la masse des électeurs se soit massivement portée, comme en 1871, vers les conservateurs qui, de plus, avaient pris soin de présenter partout de larges listes d’union :
1881 | 1885 | élus (1er tour) | |
Inscrits | 10.179.000 | 10.279.000 | |
Votants | 7.181.000 | 7.930.000 | |
Conservateurs | 1.789.000 | 3.567.000 | 176 |
Républicains | 4.419.000 | 3.401.000 | 85 |
Radicaux | 709.000 | 1.090.000 | 39 |
48Devant le pays la stratégie de Clemenceau avait donc finalement échoué. L’évocation de la guerre n’avait pas suffi à créer un grand flux de voix vers les radicaux : 300.000 voix de progrès, tandis que les conservateurs gagnaient 1.800.000 voix de 1881 à 1885. Ce qui, au soir du premier tour, leur permet de totaliser 176 élus contre 85 aux républicains modérés et 39 aux radicaux. Mais, à la différence de 1871, le scrutin de liste de 1885 est un scrutin à deux tours. Et c’est en raison de cette particularité très française que Clemenceau va réussir à transformer un piètre succès, mesuré en nombre de voix, en grand succès politique si l’on jauge celui-là par le nombre de sièges acquis au soir du second tour.
49L’instrument de cette transformation sera « la discipline républicaine » si l’on s’exprime en termes idéologiques, l’effet du paradoxe de Condorcet si l’on préfère une formulation plus scientifique45. Analysé lors de votes successifs effectués par des assemblées parlementaires, « l’effet Condorcet » transforme une série de votes logiques en résultats illogiques par le jeu des éliminatoires : en l’occurrence, il conduira en raison du succès des conservateurs du premier tour, au succès des radicaux au second tour. Expliquons-nous : dès le lendemain du premier tour, Clemenceau et son journal demandent aux électeurs républicains de voter pour « la liste républicaine la mieux placée », c’est-à-dire que la liste républicaine la moins bien classée doit se retirer. C’est la fameuse « discipline républicaine » qui trouve ici sa première illustration : inattaquable sur le plan des principes cette discipline avait, sur le terrain, l’immense avantage de favoriser les radicaux qui, en raison de l’effondrement des républicains modérés, avaient brusquement vu leur importance relative fortement augmenter dans la famille républicaine.
50En d’autres termes, les chances des candidats radicaux, au second tour, devenaient d’autant plus fortes qu’avaient été grand au premier tour le succès des conservateurs (puisque c’était à eux qu’était revenu le mérite de laminer les bataillons républicains de 1881). De ce fait si un certain nombre de départements – Aude, Gard, Jura, Nièvre, Vaucluse, etc. – se retrouveront au lendemain du second tour avec une représentation entièrement radicale ce ne sera pas tant le fait du progrès radical (+ 3 points) que du progrès conservateur qui, là, oscille entre 10 et 25 points.
51Dans sa masse le corps électoral est surpris des résultats du premier tour : éminemment pacifique, il n’avait voulu ni le succès des conservateurs ni celui des radicaux de Clemenceau. A l’intérieur des limites très contraignantes léguées par le scrutin du 4 octobre, interprété par Clemenceau, le suffrage universel va s’employer, quinze jours plus tard, à modérer le résultat du premier tour. Contrairement à la légende, ce premier essai de discipline républicaine, s’il fut efficace en nombre de sièges, n’a pas suscité l’enthousiasme des électeurs qui, s’adaptant à chaque situation locale, vont partout essayer d’atténuer les choses : conservateurs et radicaux perdent des voix là où ils étaient en tête, tandis que les républicains modérés, même très liés à Jules Ferry, progressent là où ce sont eux qui mènent les listes.
52Le total de ces mouvements à la fois cohérents et contradictoires et qu’un rapport aussi bref que celui-ci ne peut analyser en détail46 fera que la nouvelle assemblée totalisera 222 républicains modérés, 201 conservateurs et 144 radicaux. Sans connaître « l’effet Condorcet » les nouveaux députés radicaux comprennent très bien la façon dont ils ont été élus. Ce qui veut dire que, s’ils sont tout à fait prêts à utiliser ce résultat inespéré pour améliorer la position et l’influence de leur parti dans les affaires de l’État – telle sera la raison de leur sympathie pour Boulanger, général républicain, chargé de « démocratiser l’armée » – ils ne sont nullement désireux de suivre Clemenceau dans son désir de revanche, ou de promotion personnelle. Excellent tacticien parlementaire, ce dernier réussira pourtant à les enrôler une nouvelle fois de façon à ce que le Congrès de décembre 1887 n’aboutisse pas au succès de qui il continuait de détester.
c) Le souvenir de Clemenceau devant le Congrès
53Deux ans plus tard le Président Grévy est obligé de démissionner en raison des trafics de son gendre Wilson. La crise présidentielle s’étire tout au long du mois de novembre 1887 et il ne peut être question de l’étudier ici. Le seul point sur lequel il vaille la peine d’insister est la façon dont Clemenceau va mobiliser les souvenirs de l’année 1871 pour arriver à ses fins, c’est-à-dire une nouvelle fois imposer le respect de l’opinion parisienne contre le vœu majoritaire de la province.
54Le 9 novembre 1887, Wilson est convaincu de faux devant le tribunal : à partir de là, la démission du Président Grévy paraissait inévitable. Dès le 13, le « Figaro » écrit que « le meilleur candidat à la succession serait Jules Ferry ». Aussitôt « La Justice » se rebiffe et énonce les raisons de son refus : « il est impossible qu’un modèle d’impopularité occupe la plus haute charge de la République »47.
55Deux jours plus tard, l’argument est affiné : « l’union des républicains est nécessaire devant l’étranger »48. On ne pouvait être plus lapidaire : le souvenir de la guerre civile et celui de la guerre étrangère seront réactivés afin d’intimider les députés et les sénateurs lorsqu’ils se réuniront en congrès – ce qui se fait le 3 décembre 1887.
56Tandis que Paris se mobilise au point qu’on se demande si les jours de février 1848 ne vont pas revenir49 ou que Clemenceau est appelé par Grévy pour une combinaison sans suite, est-il possible de savoir ce que pensait la province ? Le hasard a voulu que le 27 novembre aient simultanément lieu, dans le Nord et le Pas-de-Calais, des élections partielles. Là dans ces deux départements réunissant plus de 500.000 inscrits, soit le vingtième du corps électoral français, dans ces deux départements qui, en 1885, avaient donné la totalité de leur représentation à 32 députés conservateurs, trois anciens députés, fidèles à Ferry le 30 mars 1885, sont triomphalement réélus cinq jours avant l’échec du Vosgien devant le Congrès.
57Telle est donc bien la tendance majoritaire de l’opinion française. Telle est aussi la chose que Clemenceau, suivi par tout ce que la capitale comptait de blanquistes, de socialistes ou de boulangistes, veut et réussira à interdire. Toutes choses qui feront le succès de Sadi Carnot, élu Président de la République à la place de Jules Ferry.
58Par delà le cas particulier de deux hommes qui apprirent à s’affronter au temps du siège de Paris et de la Commune, cette opposition traduisait deux conceptions de la République : d’une part une République gouvernementale qui – n’en déplaise aux dires de Clemenceau – préférait l’action aux idées ; d’autre part une République militante pour qui rien ne justifie l’abandon d’un principe, et d’autant moins que la fidélité aux idées se double d’une fidélité aux personnes.
59Victorieux sur le plan des principes, victorieux contre les personnes, Clemenceau devait payer ce double succès d’une longue attente quant à l’action politique personnelle.
Notes de bas de page
1 7 mai 1871 : Lettres à Scheurer-Kestner. Bibliothèque Nationale : N.A.F. 12706 T II FF 300.
2 Cité par J. Marter, M. Clemenceau peint par lui-même, p. 248.
3 Cf. Ellis (Jack D) : The carly Life of Georges Clemenceau, 1841-1893. Regent Press of Kansas 1980, qui, paru un an après le colloque, ne peut être utilisé. Fortement teinté de psychanalyse ce livre étudie la « conduite d’échec » du Clemenceau des 50 premières années de sa vie.
4 D’après les propres paroles de Clemenceau rapportées par J. Martet et citées par G. Wormser, La République de Clemenceau, p. 111.
5 Cf. Journal de Scheurer-Kestner, N.A.F.T V FF 507.
6 Toute la partie biographique est empruntée à l’excellent livre de David Robin Watson : Georges Clemenceau, A political biography, Eyre Methuen, 1974, p. 34 et ss.
7 Voir Journal de J. Michelet (T IV, p. 487) annoté par Cl. Digeon.
8 J. Martet, Clemenceau peint par lui-même, p. 166, où sont reproduites la plupart des affiches par lui édictées.
9 Étienne Arago : l’Hôtel de Ville de Paris le 4 septembre et pendant le siège, Hetzel 1874, p. 53, qui est le document capital bien que comme c’est une « réponse au Comte Daru » (qui cherchait à le rendre responsable de l’insurrection du 18 mars (, il soit discret sur les conflits qui ont pu opposer les républicains pendant ces jours.
10 Étienne Arago, op. cit., p. 313.
11 Étienne Arago, op. cit., p. 275 et ss.
12 Étienne Arago, op. cit., p. 278.
13 Cité par É. Arago.
14 Sur les conflits entre les républicains, E. Cresson (Cent Jours du siège à la Préfecture de Police) qui, écrit en 1901, est beaucoup plus explicite (p. 20 et ss.).
15 Cf. É. Arago qui donne la liste comparative des maires nommés le 7 septembre, et des maires élus le 5 novembre et D. Watson p. 41.
16 Cf. E. Cresson, p. 40 et ss., où il est expliqué que ces bombes étaient destinées à être utilisées contre les Prussiens.
17 J. Martet, op. cit.
18 Scheurer-Kestner, T III FF 203.
19 Assemblée Nationale. Commission d’enquête sur le 18 Mars, T IX, p. 409. Délégué du gouvernement à la Préfecture de la Seine et à la Mairie de Paris, Jules Ferry fut élu à Paris en 1869. Comme le Général Vinoy, il assistait au Conseil des ministres à titre exceptionnel.
20 Cf. le témoignage du Général Vinoy (Annales de l’Assemblée Nationale, T IX, p. 431 et ss.).
21 Assemblée Nationale : Martial Delpit, rapport d’introduction à la commission d’enquête (bien que dans un esprit de simplification il omette de signaler les propos de J. Ferry).
22 Assemblée Nationale, Annales, T IX, p. 409.
23 Assemblée Nationale, Annales, T IX, p. 417.
24 Ancien commandant de la Garde Nationale, Clement-Thomas est recconnu Place Pigalle et emmené avec le Général Lecomte.
25 Toute cette journée a été racontée par Clemenceau à J. Martet et reprise presque mot pour mot dans « Le silence de M. Clemenceau », p. 271 et ss.
26 J. Martet, M. Clemenceau peint par lui-même, p. 208 et ss.
27 Cité par G. Wormser, p. 118 et ss.
28 D’après le texte d’une affiche par lui rédigée : Wormser p. 120 ; note 1.
29 M. Dommanget : Blanqui au début de la II le République (1871-1880), Paris, Mouton, 1971.
30 Cf. Watson, p. 53 et ss.
31 J. Ferry, Lettres, Calman-Lévy, 1914, p. 119.
32 Journal, T II FF 299.
33 Watson, p. 62.
34 Watson, p. 62.
35 J. Martet, Clemenceau peint par lui-même, p. 210.
36 E. Joughift : : The Paris Commune, T 1,pp. 112-13.
37 Scheurer-Kestner, N.A.F., T VI.
38 Discours à l’Assemblée Nationale, reproduit dans « La Justice » du 3 février 1881.
39 J. Ferry, Lettres, op. cit., p. 305.
40 N.A.F. (Ernest Picard), 24371.
41 J.O. Chambre des députés, 27 juillet 1881, p. 1 788.
42 Cf. Odile Rudelle : « Aux origines de l’instabilité constitutionnelle de la France républicaine : La République absolue 1870-1889 », Publications de la Sorbonne 1982, 326 p.
43 Dès le 1er février 1885, alors que la situation militaire était encore bonne, « La Justice » entreprend une campagne en faveur du scrutin de liste qui permettra de « centrer la prochaine campagne électorale sur la guerre ou la paix ».
44 23 juillet 1885.
45 Sur le paradoxe de Condorcet, voir G. Granger (la mathématique sociale du marquis de Condorcet), P.U.F., 1956, où est expliqué que cet effet joue quand on demande de classer par ordre de préférence des personnes sur une liste, ce qui revient à donner une réponse unique à une question à plusieurs branches. Dans le cas particulier le classement est à faire entre les conservateurs (A), les républicains (B), et les radicaux (C). Dans les départements où en raison du succès conservateur, le ballottage est total, le résultat sera à la fin du premier tour :
conservateurs : 32,7 % des voix – radicaux : 24,7 % des voix – modérés : 18,7 % des voix ; à la fin du second tour :
radicaux : 23 sièges – modérés : 7 sièges – conservateurs : 0.
46 Voir Odile Rudelle, op. cit., p. 107 et ss.
47 14 novembre 1887.
48 17 novembre 1887.
49 Cf. les comptes rendus envoyés par Paul et Laura Lafargue à Engels dans Correspondance, Éd. Sociales, T I, p. 86.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Métro, dépôts, réseaux
Territoires et personnels des transports parisiens au XXe siècle
Noëlle Gérôme et Michel Margairaz (dir.)
2002
Policiers dans la ville
La construction d’un ordre public à Paris (1854-1914)
Quentin Deluermoz
2012
Maurice Agulhon
Aux carrefours de l’histoire vagabonde
Christophe Charle et Jacqueline Lalouette (dir.)
2017
Autonomie, autonomies
René Rémond et la politique universitaire en France aux lendemains de Mai 68
Charles Mercier
2015