Clemenceau, Scheurer-Kestner et la revendication de l’Alsace-Lorraine
p. 3-22
Texte intégral
1Le 11 février 1908, inaugurant en tant que Président du Conseil, en présence du Président de la République, des présidents des deux Chambres, des membres du gouvernement, et aussi d’une foule de personnalités dont beaucoup étaient venues de l’Alsace et de la Lorraine annexées, le monument élevé à la mémoire de Scheurer-Kestner devant le palais du Luxembourg, Georges Clemenceau évoqua longuement la noble figure de celui qui, durant plus de trente ans, avait été son ami intime et qui, devenu sénateur inamovible après avoir été le dernier député de l’Alsace à l’Assemblée nationale, avait disparu neuf ans auparavant après avoir pris parti courageusement dans l’affaire Dreyfus.
2Après avoir évoqué ces journées pénibles au cours desquelles, déclara-t-il, on avait vu de jeunes Français « s’agiter dans la rue pour conspuer, pour discréditer un homme dont ils ne savaient rien, sinon qu’il avait derrière lui toute une vie d’honneur et de vaillance », Clemenceau ajouta : « Ce cruel épisode ne fut pas le moins cruel, hélas !, de la vie de Scheurer-Kestner ». Après avoir parlé de leur lutte commune contre le régime impérial, il évoqua en effet les journées atroces qui, après la défaite, aboutirent au démembrement de la France.
3Rien ne pouvait laisser prévoir que, dix ans plus tard, l’Alsace et la Lorraine libérées allaient lui faire un accueil triomphal. Le 11 février 1918, au cours d’une inspection du front des Vosges, Clemenceau eut la joie de retrouver Thann en partie détruite ; délivrée dès septembre 1914, elle s’était trouvée en effet pendant quatre ans tout près du front. Et, en décembre 1918, celui que l’on appelait maintenant le « Père-la-Victoire » fut acclamé ainsi que le Président de la République, à Strasbourg, à Colmar et à Mulhouse, après qu’un même accueil enthousiaste leur eût été réservé à Metz ainsi que dans toute la Lorraine libérée. Mais c’est au cours de ses visites à Thann, redevenue française, que l’homme d’État vendéen qui s’appliquait à dissimuler une sensibilité profonde sous un masque impassible n’avait pu maîtriser une émotion intense.
4A côté de sa Vendée natale et de Paris où s’est déroulée la plus grande partie de sa carrière, Thann a occupé une place exceptionnelle dans la longue existence de Clemenceau, il y a connu en effet de grandes joies, suivies hélas de déceptions cruelles et, beaucoup plus tard, d’émotions patriotiques. C’était en janvier 1863 que, devant l’insistance d’Auguste Scheurer-Kestner, dont il avait fait la connaissance à la prison Sainte-Pélagie, Georges Clemenceau, alors étudiant en médecine à Paris, y était venu pour la première fois. Il avait tout de suite été conquis par la famille Kestner, et particulièrement par Charles Kestner, beau-père d’Auguste, ancien député républicain du Haut-Rhin à l’Assemblée constituante de 1848 et directeur de la fabrique de produits chimiques de Thann. L’accueil des Scheurer n’avait pas été moins chaleureux, le père d’Auguste n’était-il pas un ami de longue date de Benjamin Clemenceau ?
5Charles Kestner avait cinq filles : Céline, l’avant-dernière, avait épousé en 1856 Auguste Scheurer, la plus jeune, Hortense – qui, en 1863, était âgée de vingt-trois ans – éblouit Clemenceau. Le « Journal » de Scheurer-Kestner la décrit ainsi : « Hortense était très belle et très courtisée... avec des yeux de velours, des cheveux très noirs bien plantés, un front de romaine, un nez irréprochable, elle avait de grands pieds et de grandes mains, mais ces grandes mains jouaient admirablement du piano et écrivaient à ravir. Il n’est pas étonnant que Clemenceau, jeune, enthousiaste, se soit épris de cette jeune femme accomplie ».
6Clemenceau rendit dans son discours de 1908 ce bel hommage à celle qu’il aurait aimé avoir comme belle-mère : « Dans l’aimable intimité du milieu familial se détachait la noble figure de l’aïeule, Madame Charles Kestner, dont la haute intelligence et le ferme caractère exerçaient sur tous une domination de bonté ». Lorsqu’il eut témoigné de sentiments trop tendres envers Hortense, on ne pensa plus qu’à le faire partir. « Clemenceau avait un an de moins qu’elle, il ne lui plaisait pas, encore moins plaisait-il à ses parents ; on le trouvait cassant, ce qu’il était – fantasque, ce qu’il n’était pas – tout en rendant justice à ses qualités intellectuelles, il partit amoureux fou » raconte Auguste Scheurer-Kestner.
7Il fallut deux ans pour que le jeune Vendéen comprit qu’il n’avait aucune chance d’entrer dans la famille Kestner. Le refus définitif qui lui fut adressé le fit cruellement souffrir. Il assura cependant son ami qu’il ne lui en voulait pas mais « à partir de ce moment, remarque celui-ci, il a fui les occasions de rapports entre nous ».
8Il lui écrivit un peu plus tard, le 25 juillet 1865 : « Je pars demain, d’abord pour l’Angleterre, puis pour les États-Unis. Vous savez que je vous aimerai toujours. Ne m’oubliez pas tout à fait. Nous nous retrouverons quelque jour quand je serai devenu un grand garçon... ». Cette lettre mit fin à toute correspondance entre eux pendant plus de deux ans. En 1869, Clemenceau apprit à son ami ses fiançailles puis son mariage avec une jeune américaine, Mary Plummer, il venait d’apprendre les fiançailles d’Hortense avec un jeune et brillant avocat républicain, Charles Floquet.
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9En février 1871, Clemenceau refuse la préfecture du Rhône que lui propose Gambetta, alors ministre de l’intérieur1, il tient en effet à rester fidèle à Paris qui vient de subir un siège très pénible. Candidat aux élections à l’Assemblée nationale sur la liste des républicains radicaux (27ème sur 43) où l’on remarque des noms illustres, notamment celui de Victor Hugo, et élu avec près de 100.000 voix, il siège à l’Assemblée à l’extrême-gauche où il retrouve Scheurer-Kestner élu député du Haut-Rhin. « Je le revis à Bordeaux, dira-t-il le 11 février 1908, quand sonna l’heure du grand déchirement ». Tous deux écoutent avec émotion le 17 février 1871 Emile Keller, élu à Belfort le premier sur la liste des députés du Haut-Rhin, lire la protestation de l’Alsace-Lorraine. La fin de celle-ci : « Nous proclamons par les présentes à jamais inviolable le droit des Alsaciens et des Lorrains de rester membres de la nation française et nous jurons, tant pour nous que pour nos commettants, nos enfants et leurs descendants, de le revendiquer éternellement, et par toutes les voies, envers et contre tous usurpateurs » les émeut particulièrement.
10Mais, dans sa grande majorité, l’Assemblée est composée de modérés favorables à la paix, une paix rapide qui mette fin aux hostilités. Pour des patriotes ardents comme Gambetta, élu dans neuf départements dont la Moselle, le Haut-Rhin et le Bas-Rhin, et qui opta pour ce dernier, et aussi comme Clemenceau et Scheurer-Kestner, ces journées furent atroces. « Tu me demandes de vous consoler, écrivait le 2 février 1871, Scheurer-Kestner à sa femme, comment le pourrais-je moi qui assiste de si près à la dissolution générale ; non, je l’avoue, je n’ai presque plus d’espoir car je ne trouve pas de remède à nos maux. La capitulation de Paris nous a donné un coup d’assommoir... L’Est est-il compris dans l’armistice ? qui le sait ? personne. Gambetta moins que personne... ».
11Le député du Haut-Rhin écrivait deux jours plus tard, toujours à sa femme : « Chère amie, je n’ai pu trouver hier un moment pour t’envoyer des nouvelles. Les réunions se succèdent du matin jusqu’au soir. Malheureusement je n’ai que des choses fort tristes à te dire. Nous avons eu hier ce que nous pouvons appeler notre Waterloo alsacien. Nous avions rédigé une protestation solennelle qui a été lue à la tribune par Keller »2.
12Les députés républicains furent unanimes pour qu’intervint aussitôt un vote répondant à l’appel angoissé de Keller mais ils n’étaient qu’une minorité. La majorité de l’Assemblée adopta une décision de procédure, la proposition Keller fut renvoyée aux bureaux qui délibéreraient par la suite. Thiers fut très ému, comme la plupart des députés, par le désespoir des Alsaciens et des Lorrains mais, réaliste, il était convaincu qu’il fallait au plus tôt arrêter les hostilités. Après avoir dit qu’il partageait tous les sentiments de Keller, « des larmes coulant derrière ses lunettes d’or », il dit qu’il fallait connaître le mandat que l’Assemblée voudrait donner à ses négociateurs : serait-ce un mandat impératif ou la liberté d’agir au mieux des intérêts du pays tout entier ? On vota le texte suivant : « L’Assemblée nationale, accueillant avec la plus vive sympathie la déclaration de M. Keller et de ses collègues, s’en remet à la sagesse et au patriotisme de ses négociateurs ». Thiers obtint alors la nomination d’une commission composée de quinze parlementaires qui, à Versailles, se tiendraient au courant des négociations.
13Tandis que Thiers négociait à Versailles avec Bismarck, trente-sept députés faisant partie de l’extrême-gauche adoptèrent le 18 février, une adresse, rédigée par Louis Blanc. Celle-ci, transmise aux députés alsaciens et lorrains, déclarait « l’Assemblée nationale et le peuple français tout entier sans aucun droit pour faire d’un seul des Alsaciens-Lorrains un sujet de la Prusse ». Et elle tenait d’avance « pour nul et non avenu tout acte ou traité, tout vote ou plébiscite par lequel serait fait cession d’une fraction quelconque de l’Alsace ou de la Lorraine. Quoi qu’il advint, les citoyens de ces deux contrées restaient nos compatriotes et nos frères, et la République leur promettait une revendication éternelle ». Parmi les signataires figurait Clemenceau.
14Ce ne fut que le 28 février, après dix jours d’attente anxieuse, que l’Assemblée connut les conditions du traité de paix. Jusque-là les bruits les plus contradictoires avaient circulé. A dix-huit heures, le président Jules Grévy ouvrit la séance. Thiers avait fait ce qu’il avait pu, sauvant notamment Belfort, mais les conditions imposées par Bismarck étaient quand même terribles. Une discussion dramatique s’engagea pendant six heures dès le lendemain. Les députés de la droite gardèrent le silence et n’écoutèrent guère les orateurs de la gauche dans les interventions desquels on remarqua les paroles ardentes de Louis Blanc et de Victor Hugo. A une nouvelle supplication de Keller, Thiers répondit par un discours bref mais incisif. L’Assemblée, « subissant les conséquences des faits dont elle n’était pas l’auteur », vota les préliminaires de paix par 546 voix contre 107.
15Dès que ce résultat a été proclamé, Jules Grosjean, député du Haut-Rhin, monte à la tribune et, d’accord avec Gambetta, lit au milieu d’un silence de mort, une protestation solennelle des représentants de l’Alsace et de la Lorraine annexées : « Nous déclarons encore une fois nul et non avenu un pacte qui dispose de nous sans notre consentement... La revendication de nos droits reste à jamais ouverte à tous et à chacun, dans la forme et dans la mesure que notre conscience nous dictera... Vos frères d’Alsace et de Lorraine, séparés en ce moment de la famille commune, conserveront à la France, absente de leurs foyers, une affection filiale jusqu’au jour où elle viendra y reprendre sa place ».
16Puis, sans un mot de plus, les députés des provinces annexées, quittèrent la salle des séances. On ne saurait exagérer l’influence de ces journées tragiques sur Clemenceau pendant lesquelles il ne quitta pas Scheurer-Kestner. A en croire celui-ci, Gambetta, s’il l’eût voulu, n’aurait eu qu’à lever un doigt pour faire disperser l’Assemblée Nationale. Les officiers de la Légion d’Alsace-Lorraine qui disposaient de dix mille hommes concentrés à Lyon étaient prêts à y protéger une assemblée dissidente. « J’étais convaincu, écrit son ami, que s’il l’avait voulu, Gambetta aurait fait disparaître en un tour de main et le Gouvernement et l’Assem blée et les Généraux qui ne l’auraient pas suivi. Mais le patriotisme et la vertu politique de Gambetta étaient bien au-dessus de pareilles séductions. Ce qui est bon pour un Bonaparte ou un Boulanger n’est pas à la taille d’un Gambetta ». Cette éventualité éveilla de vives inquiétudes au sein du nouveau gouvernement et engagea Thiers à faire « conseiller » à Gambetta de s’éloigner de Bordeaux. De là son exode à Saint-Sébastien qui lui a tant été reproché3.
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17Comme on le sait, malgré l’absence de référence à cette connaissance de l’Alsace chez la plupart des biographes de Georges Clemenceau, celle-ci, à quoi rien ne le prédestinait, née du hasard d’une amitié politique à Paris, était réelle et significative. Ce n’est pas seulement par discipline de liste et du camp républicain, que le député de Paris fut au premier rang des protestataires contre l’annexion de l’Alsace-Lorraine par la Prusse, il la ressentit comme un drame personnel. Toute sa vie et son action en seront marqués.
18Auguste Scheurer-Kestner n’a pas publié lui-même ses souvenirs de jeunesse ; mis en forme en 1892, ils furent publiés après sa mort en 1905 par son gendre Marcellin Pellet, qui écrit expressément4 : « A son lit de mort il nous a confié ses Mémoires avec mission de les publier à leur heure, en nous laissant le soin de choisir cette heure. Nous estimons qu’elle n’est pas venue, au moins pour bien des chapitres du plus haut intérêt. Les événements dont il a enregistré les détails ignorés, les causes secrètes, sont récents ; bien des hommes qui y ont pris part vivent encore... ». Il est facile de comprendre pourquoi tout ce qui touche Clemenceau, et le petit drame familial, en a été écarté, mais toute cette partie inédite existe, elle est dans les papiers Scheurer-Kestner à la Bibliothèque nationale avec, précieux trésor, une grande partie des lettres de Clemenceau conservées par son ami. Albert Krebs les a analysées en un article d’où ressortent d’une manière saisissante, la chaleur et l’intimité de l’amitié qui les réunissait, et combien en de nombreux séjours, Georges Clemenceau s’était lié avec tout le milieu républicain d’Alsace, à Thann, Mulhouse, Strasbourg, Bâle où demeurait l’aîné des beaux-frères de Scheurer-Kestner, le proscrit, le colonel Charras, l’une des grandes figures de l’opposition au régime impérial, qui exercera, comme Blanqui, que Scheurer-Kestner détestera, une véritable fascination sur le jeune militant vendéen5.
19A Thann, il fait connaissance des deux familles, et se lie particulièrement avec les deux autres beaux-frères d’Auguste Scheurer-Kestner, Camille Risler et Victor Chauffour. Celui-ci a aussi un passé républicain, il a siégé comme représentant du Bas-Rhin à l’Assemblée législative de 1848, et Clemenceau devient son intime. Il revient deux fois à Thann en 1864, une fois à Mulhouse, à l’insu de la famille Kestner, pour plaider sa cause auprès de son ami. En janvier 1865, la nouvelle de la mort de Charras l’émeut infiniment. Il assista à son enterrement à Bâle, puis accompagna Auguste à Thann pour y passer la nuit « sans vouloir y voir personne », précise celui-ci dans son Journal, c’est qu’en effet sa flamme avait été définitivement rejetée, et il ajoute : « Clemenceau repartit en me disant : « Je vais aller en Amérique ». A la vérité, je croyais à une boutade ». L’on sait que Clemenceau mit ce projet à résolution, revenant marié en 1869 ; comme note Scheurer-Kestner, Clemenceau s’était fiancé pour ainsi dire le même jour qu’Hortense.
20Devenues contraintes et embarrassées, leur amitié et leur communion de vue et d’action, resurgissent intactes pendant les angoisses de la guerre de 1870, de l’avènement de la République et de la défaite. Ils se retrouvèrent à Bordeaux, comme il est dit plus haut.
21De tout ceci, Clemenceau ne parle jamais, mais l’on peut glaner quelques rares allusions au détour d’un discours et d’un article, et cela à partir seulement de la mort d’Auguste Scheurer-Kestner.
22A l’appui de notre affirmation que, mieux que quiconque parmi les opposants à l’Empire qui n’étaient pas de l’Est, il était préparé à se méfier, et à redouter les Allemands, cette indication dans l’éditorial de l’Homme Libre du 12 janvier 1914, consacré à « l’Affaire de Saverne » : « Sous l’Empire, quand je rendais visite à mes amis d’Alsace, j’étais naïvement étonné des propos qui, dans le public comme dans le particulier, ne cessaient de manifester la réprobation de l’Allemand. C’est qu’on se connaissait déjà d’une rive du Rhin à l’autre ». En effet, Scheurer-Kestner expose longuement qu’après la victoire prussienne à Sadowa, les esprits allemands étaient surexcités à un tel point qu’ils ne parlaient que de revendications et de conquêtes. Après un séjour à Mannheim en 1866, il revient si inquiet qu’il fut chargé d’écrire un projet de déclaration par ses amis de Mulhouse,
23« Aux patriotes allemands, protestation alsacienne »
24où l’on peut lire notamment : « Déclarons bien haut que nous sommes prêts à défendre notre terre française, comme l’ont fait nos pères. Montrons à nos frères allemands qu’on les trompe, et que nous ne voulons pas d’autre patrie que celle que nous aimons ».
25Après que tout fut consommé à Bordeaux, et l’Alsace et une partie de la Lorraine définitivement annexées, Clemenceau y retourna encore, et, semble-t-il, régulièrement.
26Dès 1871, Scheurer-Kestner écrit : « A la fin de mars je rentrai à Thann, au milieu des miens, après une absence de quatre mois. Triste retour dans un pays définitivement occupé par les Allemands... Qui n’a pas subi cette humiliation, ce déchirement ne connaît pas la douleur »6. Une phrase permet de croire que Clemenceau l’accompagnait. C’était trop proche du 18 mars et du début de la Commune et l’on sait comme Clemenceau était occupé avec la Mairie de Montmartre. Mais il a dû aller le rejoindre peu après, il l’atteste lui-même, d’abord dans le discours de 1908, au monument Scheurer-Kestner :
« A quelques mois de là, je le retrouvais à Thann frappé en plein cœur, mais toujours doucement stoïque et confiant dans l’avenir. Nous évoquions le souvenir de la paisible vie d’Alsace, aux anciens jours, quand le soir j’accompagnais la famille, dans le silence de la neige, aux répétitions des sociétés chorales dans ce pays traditionnel de l’art du chant. Là, ouvriers et patrons amicalement réunis... confondaient sentiments et pensées dans l’amour de la commune Patrie.
D’autres temps étaient venus. Je fis avec Scheurer-Kestner le dur pélerinage de Belfort, de Strasbourg, ravagés par l’ouragan de fer et de feu. En proie à quels sentiments ? Interrogez vos cœurs ».
27Immédiatement après la déclaration de guerre de 1914, il y repense dans un éditorial de l’Homme Libre du 6 août 1914 « Les deux drapeaux » : « Après la conclusion de la paix en 1871, je vins à Strasbourg avec Scheurer-Kestner. Quand j’arrivai chez mon ami Louis Durr, le bon strasbourgeois qui ne pouvait entendre le nom d’Allemand sans tressaillir, je le trouvai haranguant avec rudesse l’un des soldats de Guillaume : « ... Qu’êtes-vous venus fa.re en Alsace ? Dites pourquoi vous êtes là ? ». Tous écoutaient, stupides, et l’un d’eux piteusement murmura : « Ce n’est pas ma faute, je n’ai fait qu’obéir »... Alors il ne s’agissait que d’un démembrement de la France. Le dessein maintenant est de l’assassiner ».
28Il y eut d’autres voyages, dans les quarante ans qui suivirent. Quelques brèves allusions permettent de le deviner : dans l’Homme Libre du 13 juillet 1914, l’éditorial est consacré à Hansi, le dessinateur, condamné à un an de prison par un tribunal de Leipzig. Naturellement Clemenceau est indigné, mais il montre surtout les Alsaciens rejetant autant une politique libérale, avec un statut particulier, allant vers l’autonomie que les tentatives brutales de germanisation à outrance. Et, au détour d’un paragraphe : « L’Allemagne, à Strasbourg, a respecté la statue de Kleber, avec les belles paroles d’action militaire inscrites au piédestal : c’est bien. Elle commence à dresser, où l’occasion s’en présente, les produits de son art. C’est moins recommandable. On est reçu au seuil de la bibliothèque de Strasbourg par une grande statue de l’Empereur Guillaume 1er. Quelle surprise du commentaire que j’ai reçu de la bouche d’un fonctionnaire allemand... » (souligné dans le texte).
29Trois semaines plus tard, la page se tourne, l’histoire rouvre les destins qui paraissaient scellés. L’Homme Libre du 10 août 1914, intitulé MULHOUSE :
« Le charme est rompu. Tout notre peuple a tressailli. Les Français sont à Mulhouse. J’attendais la nouvelle, comme tout le monde, depuis 24 heures. Et pourtant, quand elle vint, mes yeux stupides restaient fixés sur les lettres que j’épelais une à une pour être sûr que je ne me trompais pas. Oui, c’était vrai, Mulhouse, la ville française par excellence, avait vu, après Altkirch, entrer les soldats français... J’étais là, il n’y a pas deux ans. Partout des mains tendues, des cœurs battants. Je regardais silencieusement ces vieilles pierres de France et je leur disais, sans oser fixer mon espérance : quand reverrez-vous ces soldats (de France)... ».
30Sans doute il y aurait eu d’autres séjours et plus fréquents, si ses liens avec Scheurer – Kestner ne s’étaient détendus. Dans les papiers de Scheurer-Kestner, à partir de 1875, les allusions à Clemenceau se font rares, et prennent la forme de jugements sévères, et de regrets sur son caractère qu’il juge léger et peu rassis. En 1889, il en dresse un portrait méprisant et hargneux : « Cet homme pouvait espérer être quelqu’un, qu’est-il aujourd’hui ! moins qu’un ancien ministre » et il terminait ainsi : « Son rôle est fini, il appartient désormais à la tribu des remplaçants qui ne remplacent jamais qu’eux-mêmes ».
31La raison de cette brouille est politique. Dès son élection à Paris, à une élection partielle, le 2 juillet 1871, Scheurer-Kestner s’attache plus complètement encore à Gambetta, qu’il considérait comme son guide depuis le gouvernement de la Défense Nationale, et l’assemblée de Bordeaux où Gambetta, élu dans neuf circonscriptions avait choisi de représenter Strasbourg. Or Clemenceau, dès 1876, commence à attaquer Gambetta et à exposer et défendre le programme radical. Condamnant et combattant l’ « opportunisme de Gambetta », car il y voit une politique de « pause », d’arrêt et de recul. Il défend les principes ; Gambetta parle de plus en plus de réalisme, jusqu’à préparer la réconciliation de la France et de l’Allemagne. Avec Ranc, Scheurer-Kestner apparaissait alors comme le plus fidèle ami de Gambetta, et il partageait pleinement ses vues sur la nécessité d’une politique de compromis pour sauver la République, très menacée par un parlement à majorité conservatrice et orléaniste.
32(Il est piquant de remarquer d’ailleurs que Scheurer-Kestner est élu à l’élection partielle destinée à pourvoir aux vacances dues aux démissions des députés, dont Clemenceau, opposés à la répression de la Commune par les Versaillais).
33Surtout, Jules Ferry est son neveu. Et dès 1882, Clemenceau engage contre lui une lutte farouche où il triomphera à deux reprises, renversant son gouvernement, avec des mots terribles après l’affaire de Langson au Tonkin, et lui barrant la route de l’Élysée en 1887, par une virulente campagne d’articles dans La Justice et par l’institution de la réunion préparatoire plénière des Gauches, qui lui sera fatale en 1920. Il faudra attendre l’affaire Dreyfus pour qu’ils se retrouvent du même bord, coude à coude pour un même combat.
34Sur un point essentiel – du moins – ils avaient même action et même conception : la question de l’Alsace et de la Lorraine, la France « démembrée » – cet adjectif revient sans cesse sous la plume de l’un et de l’autre –, le souci de la revendication, du maintien de la notion du caractère odieux et illégal du traité de Francfort.
35Le mot « revanche » lui-même, employé par Gambetta pour la première fois dans son discours aux obsèques de Kuss, député maire de Strasbourg, mort à Bordeaux le jour de l’annonce de la cession de sa patrie à Bismarck, ne se trouve jamais sous la plume de Clemenceau si ce n’est dans les premiers mois de 1871, et après la victoire de 1918. C’est de « protestation » qu’il s’agit.
36Scheurer-Kestner a la même attitude. Il faut comprendre que les mœurs étaient très différentes de nos fanatismes du XXème siècle. Les Alsaciens et les Lorrains ne se divisèrent pas en « résistants » et « collaborateurs ». Ceux qui quittèrent les provinces envahies pour s’installer en France, en Algérie ou dans les Amériques, plus latines qu’aux États-Unis d’ailleurs, se sentaient en union de cœur avec ceux qui étaient restés chez eux sous la botte germanique.
37Le traité de paix avait ouvert un délai pour choisir de rester citoyen français. Ceux qui le firent, les « optants », ne furent pas interdits de séjour, ils allaient et venaient, ceux qui restèrent et devinrent sujets de l’empire allemand purent toujours protester contre le sort qui leur était fait.
38Auguste Scheurer-Kestner, comme on l’a vu, était rentré à Thann d’abord, puis avait été élu député – comme symbole précisément de l’attachement de Paris et du parti républicain à l’Alsace –. Il devint « optant », et vécut à Paris, avec sa famille et sa belle-mère, Madame Charles Kestner. Mais une partie de sa famille resta à Thann et à Mulhouse. Et apparemment, il y passait une grande partie de son temps. Une anecdote le prouve : Sénateur inamovible depuis 1875, en 1880, une vacance se produit... « Freycinet se mit aussitôt sur les rangs pour échanger son siège de simple sénateur contre un fauteuil d’inamovible... Je me trouvais à Thann, etc. etc. ».
39« Un comité de dames de Thann, dont ma femme était présidente, ayant eu l’idée d’offrir par souscription un souvenir à Gambetta, je donnai à mon ami Henner l’idée de peindre la fameuse « Alsacienne »... Au bas d’une reproduction gravée de ce chef d’œuvre, Gambetta a écrit pour nous ces mots « Il n’y aura de paix en Europe, d’ordre et de renaissance en France, que le jour où nous aurons délivré la captive. Préparons nous sans phrase et n’ayons jamais d’autres pensées que la reprise de notre bien »7. C’est l’écho de sa formule célèbre « Pensons-y toujours, n’en parlons jamais ».
40L’on s’inclinait devant la force, en la dénonçant, et en affirmant ses sentiments, et ses espoirs, surtout son attachement à la France, mais il n’était pas question de troubler l’ordre public. On ne se résignait pas à la défaite, mais la paix régnait, et la revendication ne fut jamais, en aucune circonstance, violente ou guerrière.
41Lorsqu’il mourut en 1899, à nouveau célèbre par son rôle dans l’affaire Dreyfus, son corps fut ramené à Thann, et de nombreuses délégations, et Clemenceau, l’accompagnèrent.
42Mais la « protestation » était aussi vigoureuse chez les Alsaciens restés dans l’Empire. A la statue de Kléber, intacte à Strasbourg, correspondait à Paris la statue de Strasbourg, place de la Concorde, pendant 44 ans voilée d’un crêpe de deuil.
43Lorsqu’il y eut des élections au Reichstag en 1874, les 15 députés de l’Alsace-Lorraine furent tous des protestataires et ils renouvelèrent à Berlin, la protestation de Bordeaux. D’ailleurs leur porte-parole Edouard Teutsch, représentant de Saverne, avait été député à (’Assemblée de Bordeaux, et comme tel signataire de la Protestation contre la cession de l’Alsace et de la Lorraine.
44Le 16 février 1874, il dépose la motion suivante :
« Plaise au Reichstag décider que les populations d’Alsace et de la Lorraine qui, sans avoir été consultées, ont été annexées à l’Empire germanique par le traité de Francfort, soient appelées à se prononcer spécialement sur cette annexion »8.
45Avant de discuter cette motion, le 18 février, Teutsch et ses collègues avaient demandé à pouvoir parler en français. Cela leur fut refusé, la séance fut houleuse, le discours de Teutsch, fondé sur le droit des gens à disposer d’eux-mêmes, haché d’interruptions, et la motion rejetée à une immense majorité, mais quelques Polonais et quelques socialistes s’étaient levés pour la soutenir.
Scheurer-Kestner lui écrit sur le champ :
« Paris, 24 février 1874,
C’est tout ému encore de votre bonne action que je vous écris, mon cher Monsieur, vous avez parlé le langage de la vérité, de la justice et du droit. Merci à vous, merci à vos collègues, qui vous ont approuvé et soutenu.
La lecture de votre protestation si digne a été un soulagement pour tous nos amis. Le choix de l’orateur patriote nous avait rempli d’espérance ; mais quand nous avons pu lire ses nobles et généreuses paroles, notre émotion, provoquée par les cruels souvenirs qu’elles évoquent, autant que par la satisfaction qu’elles donnent à nos cœurs français, nous a transportés auprès de vous, et c’est les larmes aux yeux que nous vous avons envoyé nos remerciements et l’expression de notre profonde reconnaissance. Avoir protesté à Bordeaux et à Berlin ! Quelle dure destinée !... Cher Monsieur, moi qui ai ressenti les poignantes douleurs de Bordeaux, je puis, mieux qu’un autre, apprécier ce nous devons à votre dévouement, et le lourd sacrifice que vous vous êtes imposé.
A. Scheurer-Kestner9
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46Par la suite, la situation évolua en deux sens opposés. La présence allemande se fit de plus en plus pesante, par l’installation de garnisons nombreuses, de fonctionnaires, de maîtres d’école et de professeurs, entraînant leur famille, et une véritable immigration de l’intérieur, ouvriers, commerçants, cultivateurs même en provenance d’autres régions moins riches d’Allemagne. A Thionville, les Lorrains ne représentaient plus que 40 % des habitants en 1918.
47Après la clôture de l’option, ceux qui partaient abandonnaient leurs biens, les fils surtout, qui voulaient échapper au service militaire allemand, venaient s’engager dans la légion étrangère, d’où le rôle que celle-ci joua dans les esprits – incidents de Casablanca et de Saverne en 1913.
48Les différences s’accusèrent entre l’Alsace, germanophone, et la Lorraine, partagée en deux, et qui restait francophone, mais qui ne formaient qu’une seule province dans l’Empire.
49Les efforts de germanisation se firent de plus en plus brutaux, cependant que sur le plan administratif au contraire, devant la résistance acharnée des populations, il y eut une évolution vers l’autonomie, par l’octroi d’une constitution particulière en 1911, puis l’action d’un gouverneur Statthalter assez libéral. A l’approche de la guerre, cependant que les incidents se multipliaient entre la population et la troupe, le chancelier de Bethmann-Hollweg avait proposé un plan d’autonomie très large qui ne fut jamais voté.
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50Clemenceau, dans ce climat, a eu dès le début une véritable doctrine concernant la revendication, et là encore, l’on peut partir de Scheurer-Kestner et de Bordeaux.
51Ils avaient pris l’habitude de se réunir à Bordeaux dans un petit café proche du théâtre – « Un soir, raconte l’Alsacien, toujours dans ses « souvenirs », on parlait de la « revanche » dont personne ne doutait et que nous croyions tous, ou presque tous, plus prochaine. Clemenceau me dit : « Es-tu sûr de la fidélité des Alsaciens ? Pendant combien de temps nous feront-ils crédit ? »– « Soyez sans inquiétude, répondis-je à mes amis. L’Alsace vous laissera le temps nécessaire. Seulement il faut qu’il lui soit bien démontré que la France ne l’oublie pas ». Cinq ans de patience, ajouta l’industriel thannois, semblaient alors le maximum qu’on pût demander à nos frères annexés et ce délai paraissait bien long à beaucoup d’entre nous. Pour moi, instruit par l’expérience de la guerre, je reportais à quinze ans l’échéance suprême. Hélas ! (ceci fut écrit en 1895) vingt-quatre ans se sont écoulés au moment où j’écris ces lignes, et l’Alsace attend toujours, toujours fidèle. La France l’est – elle autant ? ». Mais il cherche à se rassurer en écrivant : « Depuis un quart de siècle, la France trouve dans son patriotisme le moyen de supporter des charges écrasantes et de concilier l’existence d’une armée permanente formidable avec les aspirations d’une démocratie républicaine. Une nation capable d’un si long effort mérite une récompense de la destinée »10.
52« Les aspirations d’une démocratie républicaine », c’est en effet la pierre angulaire de la doctrine de Clemenceau, et toute son action et ses écrits le prouvent. Il semble que cette attitude est commune à Gambetta, et à la plupart des républicains de l’époque.
53La France est pacifique, elle a le pays à reconstruire, la République à imposer et à bâtir, elle ne saurait oublier qu’elle est démembrée, qu’elle porte au flanc une blessure inguérissable, et que le droit et la justice doivent finir par triompher. Mais pas par les armes, par l’exemple, et les progrès de civilisation qui s’imposeront au monde entier, et changeront les mœurs et les États. En attendant ce jour, l’on ne fixe aucune échéance, même pas à soi-même, l’on évoque le problème le moins possible, mais l’on reste vigilants, forts militairement, pour qu’une défaite nouvelle soit impossible, et l’on affirme de temps à autre les principes.
54L’amorce de cette doctrine se trouve déjà dans les paroles de Gambetta aux funérailles de Küss. On la retrouve dans un discours prononcé à Bordeaux le 19 juillet 1885 par Clemenceau, venu soutenir les candidats radicaux.
« Sans parler du devoir qui nous est imposé depuis 1871 de conserver nos forces intactes sur le territoire national – car il semble en vérité qu’on ait oublié la guerre de 1870 –. Est-ce que notre premier devoir n’est pas de nous concilier, par une politique franche et loyale, les sympathies des peuples et l’estime des gouvernements ? Une voix : « et l’Alsace-Lorraine ? ».
– Je le dis bien haut, nous n’avons rien à cacher, notre rêve n’est pas de déchaîner la guerre en Europe. Si la guerre nous est imposée, nous saurons l’accepter, mais il est une revanche, supérieure à la revanche militaire, c’est la revanche de la République qui, par le spectacle du relèvement qu’elle peut donner aux nations, par la sagesse avec laquelle elle sera conduite, par le développement de nos institutions politiques, économiques et sociales, et par la seule force d’expansion qui est en elle, sans qu’il soit besoin d’autre propagande que celle de l’exemple, saura bien faire – au milieu de circonstances qu’il ne nous est pas encore donné de prévoir – que justice soit rendue au peuple français.
Et puisqu’on a réveillé ce souvenir, laissez-moi vous dire qu’un des droits du gouvernement français c’est de sauvegarder par dessus toutes choses sa dignité et son indépendance et de se garder, avec un soin jaloux, même de certaines apparences...
... et ce serait peut-être l’heure de vous retourner vers ceux qui vous donnent ces perfides conseils, et de leur répéter la parole qu’un interlocuteur faisait entendre tout à l’heure : « Et l’Alsace-Lorraine ».... une interruption que je regrette m’a obligé de m’étendre sur ce sujet beaucoup plus que je ne méditais de le faire ».
55L’on ne peut manquer d’être frappé du caractère réfléchi et improvisé à la fois de cette démonstration, et l’on sent en même temps que c’est un sujet qu’il préfère éviter. Mais ce sont les mêmes arguments qu’il reprend contre Jules Ferry et les expéditions coloniales. Les articles de la Justice, à propos de l’affaire Schnoebelé, disent la même chose. Et c’est l’attitude qui dictera sa conduite dans les crises diplomatiques et la confrontation avec l’Allemagne dans les crises marocaines du « coup de Tanger », de Casablanca en 1906 – et d’Algésiras en 1911.
56Dans son hommage à Scheurer-Kestner, le 12 février 1908, Président du Conseil, il rend à l’Alsace, à ses sentiments patriotiques et à sa fidèlité à la France un hommage éclatant et appuyé. Mais à nouveau, il affirme la trilogie du silence, de volonté pacifique et de la valeur exemplaire de la démocratie :
« Messieurs, soucieux de la responsabilité qui s’attache à ma fonction, j’ai pu parler sans contrainte... des sentiments que nous ne pourrions répudier, ni même dissimuler, sans nous avilir. Cela, nul n’a le droit de nous le demander.
Sans doute on a dit que le silence, en un tel cas, reste la meilleure sauvegarde d’une ombrageuse dignité mais...
En ce noble concours, dont la condition première est la paix, nous apportons toutes les bonnes volontés d’un peuple et d’un gouvernement soucieux de mener à bien une entreprise ardue : l’établissement d’une démocratie organisée. Tous, pour cette œuvre immense, ont le même besoin de paix ».
57Mais l’essentiel du discours, comme celui du Président de la République et de Brisson, Président de la Chambre, c’est que le Scheurer-Kestner, qui était ainsi honoré, c’était le héros de l’affaire Dreyfus, l’homme qui avait tout sacrifié à sa conviction de l’erreur judiciaire, le premier homme public à dénoncer l’iniquité, et à entraîner la machine qui aboutit à la révision, et au châtiment des coupables. Honni, vilipendé, il y laissa son prestige, perdit son siège de vice-président du Sénat, et, épuisé, en mourut le 19 septembre 1899 – sans avoir vu le triomphe de la cause, ni le retour de l’Alsace à la France –. Noble figure, s’il en fut.
58A propos de l’affaire Dreyfus, Clemenceau qui d’abord réclamait le châtiment suprême pour le traître, ne fut convaincu au départ par Scheurer-Kestner, qu’il commença par bousculer pour sa lenteur à faire connaître ses preuves, que d’irrégularité dans la tenue du Conseil de Guerre. Ensuite sa conviction se fit, et il joua le rôle prééminent que l’on sait à l’Aurore, et devant les tribunaux.
59Il regroupa en sept volumes ses articles, et ses plaidoiries et dépositions, il n’y figure pas une seule allusion marquée à l’Alsace-Lorraine. Par contre, l’on peut se rendre compte combien les événements de 1871 l’avaient marqué par les références perpétuelles à la défaite, à la responsabilité des généraux, au sort indulgent réservé à Bazaine et à l’ingratitude dont on fit preuve envers Denfert-Rochereau, l’héroïque défenseur de Belfort.
60Jamais il ne relève que Dreyfus était alsacien, comme Scheurer-Kestner, comme le Lieutenant colonel Picquart, comme le Président de la Chambre de Cassation.
61Ce n’est que tardivement, en parlant de Picquart, qu’il a appris à connaître et à aimer, qu’il utilise des locutions, comme « le patriote alsacien », « l’officier alsacien de haute droiture ».
62Georges Wormser dans « Clemenceau vu de près » évoque l’amitié profonde qu’il lui voue et cite son article d’hommage au moment de la mort accidentelle du général Picquart en janvier 1914.
« Alsacien jusqu’aux moelles, il avait la passion du devoir militaire, le culte de cette armée, suprême garantie de la vie française... Et parce que son Alsace était de France jusqu’en ses profondeurs, il était citoyen en même temps et ne comprenait pas qu’on essaya de distinguer l’armée de la grande nation... il tenait ainsi au plus vif du cœur de notre France républicaine ».
63En 1912, Clemenceau déclare qu’il veut fermement la paix. Sceptique par expérience, il ne croit pas cependant à la réconciliation entre les hommes et à la réparation spontanée des injures. Par raison et par passion, il ne consent pas au renoncement : « Fussé-je seul, je maintiendrai le droit pour empêcher la prescription ». L’Alsace et la Lorraine sont terres françaises ; la patrie a été démembrée, il ne peut l’oublier – au fond de lui-même il est persuadé qu’une guerre éclatera, par la volonté de l’Allemagne – : « C’est la malédiction des triomphes de la force de ne laisser dans l’âme des vainqueurs qu’une foi aveugle dans les solutions de violence ». La France aura donc à se défendre, il faut qu’elle puisse le faire avec succès11.
64En dépouillant les séries de l’Homme libre des années 1913 et 1914 – alors que son pessimisme s’affirme jusqu’à l’éclatement du conflit, l’on constate que ses articles quotidiens sont fréquemment consacrés à l’état major, aux lois militaires, à la mobilisation, aux commentaires des événements internationaux. Par contre les articles consacrés à l’Alsace – Lorraine sont rares – 5 en tout –
– la conférence de Berne
– pour les Bernois
– la question d’Alsace-Lorraine
– l’affaire de Saverne
– Hansi.
65Le ton n’est jamais passionné – il ironise plutôt – il met en garde régulièrement contre le caractère allemand, arrogant et affamé de conquête et de domination. Il réaffirme chaque fois que la France est pacifique et doit seulement ne pas se laisser désarmer et surprendre par légèreté et excès d’idéalisme.
66La conférence de Berne était une rencontre interparlementaire organisée par un apôtre du pacifisme, le sénateur d’Estournelles de Constant, appuyé par les partis socialistes. Les allemands étaient venus peu nombreux et avaient refusé de s’engager sur le droit des Alsaciens-Lorrains à disposer d’eux-mêmes.
67La « Question d’Alsace-Lorraine » du 3 juin 1913 : l’article débute ainsi « Les Allemands proclament qu’il n’y a pas de question d’Alsace-Lorraine. En ce cas, d’où vient que c’est, pour eux, un sujet permanent de conversation ».
68« Il n’en peut être autrement pour la raison que la question d’Alsace-Lorraine se trouve vivante non point dans les champs d’asphodèles de la diplomatie, mais en un lieu d’où aucune gendarmerie allemande ne saurait l’expulser – je veux dire en l’asile inviolable de la conscience humaine – » et il continue sur ce ton en ne quittant pas le domaine des sentiments du cœur.
69L’affaire de Saverne apparaît dans son journal pour la première fois, en page 3 – douze lignes relatant l’incident – puis à partir du 30 novembre tient de plus en plus de place, et passe avec des gros titres en page 1. C’est que l’incident a grossi. Au départ, une incartade du Lieutenant Von Forstner qui tient garnison à Saverne, et au cours d’une conférence sur la légion étrangère insulte le drapeau français : manifestations, répressions, protestations, toute l’Alsace s’enflamme, les pangermanistes en face haussent le ton, des débats agités au Reichstag mettent en difficulté le chancelier de Bethmann-Hollweg et sa politique libérale.
70Ce n’est que le 12 janvier 1914 que Clemenceau traite de l’affaire dans un article où il se contente de faire remarquer que brutalités et tentatives pour germaniser, ou libéralisme et promesse d’autonomie aboutissent aux mêmes résultats.
71En dehors de ces articles, très peu d’allusions, si ce n’est à la France « démembrée », par contre, à nouveau, les références à 1871, et à Bismarck et son cynisme brutal sont nombreuses.
72Dans les derniers jours de juillet 1914, lorsque la crise éclate, et que tour à tour, l’Autriche-Hongrie, la Serbie, la Russie, l’Allemagne entrent en guerre, Clemenceau multiplie, jour après jour, les mises en garde, dénonce la duplicité de l’Allemagne et les mensonges du Kaiser.
73Pas une fois il ne parle des provinces annexées, pas une fois, il ne dit qu’en cas de guerre le traité de Francfort devient caduc, et que c’est la chance de la Revanche. Le mercredi 29 juillet, il écrit « nous ferons tout pour l’apaisement dans l’intérêt de la paix en Europe, mais si on ne nous laisse pas d’autres ressources que le recours à la force, eh bien ! nous serons au rendez-vous ».
74C’est le même son de cloche le jeudi 30 et le vendredi 31. Le samedi 1er août, sous le titre La Course à l’abime, il analyse la mauvaise foi allemande.
75Le dimanche 2 août, la mobilisation générale est décrétée, la Belgique est envahie ; le ton change, mais il est grave, et ne comporte aucune revendication brutale, mais le rappel de son attitude pendant 44 ans12.
A la veille de l’action.
« L’heure est venue des résolutions graves. En effet, il s’agit pour la France, de la vie ou de la mort.
Nous avons été vaincus, écrasés, démembrés en 1871. Saignés jusqu’aux dernières gouttes, nous avons essayé de revivre et depuis quarante ans, tantôt bien, tantôt mal, nous avons vécu. Mais cette vie même est notre crime aux yeux de vainqueurs qui croyaient en avoir fini pour jamais avec nous. Moins de quatre ans après la paix de Francfort l’homme qui se croyait le maître de l’Europe tentait de nous achever, il l’aurait fait de sang froid si la Russie, l’Angleterre n’étaient intervenues.
Le monde civilisé nous doit ce témoignage que pendant ces quarante années, nous avons été, sur le continent européen, un instrument de paix...
... A cinq reprises différentes depuis que nous avons vu les soldats allemands dans Paris, l’ordre de l’Europe a été délibérément troublé par la menace de l’épée germanique, sans que la plus légère provocation de notre part ait pu l’excuser. Nous sommes demeurés maîtres de nous-mêmes, et quand l’honneur nous a commandé la résistance, nous avons accompli ce devoir avec la simplicité d’hommes dont le sang d’une grande race fait battre le cœur. Aujourd’hui que nous veut-on ? Nous vivions en paix. Attentifs à l’organisation de notre défense, rien n’est venu de nous d’où se put induire une pensée d’offensive. Et que de fois, pourtant, nous avons dû, raidis dans une impassibilité de commande, rester sans parole, ni geste, quand passait par dessus les Vosges la voix de la Patrie torturée.
Là-bas, de l’autre côté du Rhin, une nation grande et forte qui a le droit de vivre, mais qui n’a pas le droit de détruite en Europe toute vie indépendante, pousse le délire de grandeur jusqu’à ne plus tolérer que la France ose lever la tête lorsqu’elle a parlé...
C’est justice que notre pensée se retourne vers Gambetta. Il vit, il fit des jours où la victoire fut tout près d’hésiter...
Hier, un misérable fou assassinait Jaurès, au moment où il rendait, d’une magnifique énergie, un double service à son pays, en cherchant obstinément à assurer le maintien de la paix, et en appelant tout le prolétariat français à la défense de la Patrie... il a honoré son pays et par son talent mis au service d’un haut idéal...
Serrons les rangs, nous de tous les partis, et si la paix doit jamais ramener l’heure des comptes, ne manquons pas de payer en justice sociale le dévouement de ceux qui se sont donnés pour but sublime, la grande réconciliation de l’humanité.
Un rêve dont le canon de Guillaume, tout à l’heure, va nous réveiller.
G. Clemenceau »
76Est-il possible de trouver une plus sereine grandeur devant l’épreuve que celle qui a inspiré ces lignes. Non, Clemenceau n’était pas belliciste.
77La France ne l’était pas. Une appréciation similaire se trouve dans une lettre du Colonel House, le confident du Président américain Wilson, celui qui deviendra l’ami intime de Clemenceau, une fois l’Amérique entrée en guerre. Wilson l’avait envoyé en Europe en juin 1914, pour faire une tentative discrète de paix générale. Dans son rapport de Londres du 17 juin 1914 – il dit qu’il n’a pas trouvé en France de sentiments belliqueux, un peu plus dans le peuple que chez les dirigeants qui « ne rêvent plus de revanche », et accueilleraient avec satisfaction des négociations générales.
78Mais c’est la guerre, et après la brève explosion de joie du 10 août pour Mulhouse retrouvée, Georges Clemenceau va s’y consacrer tout entier. En rongeant son frein d’abord, à la présidence de la Commission de l’Armée du Sénat, puis en cumulant celle des affaires étrangères – il va au front, souvent, en première ligne, il admoneste, fulmine contre les faiblesses, commente les opérations, appelle inlassablement à l’énergie et à l’action du gouvernement et de l’arrière. Il confond pendant toute cette période les soldats au front et leurs compatriotes opprimés de l’autre côté de la ligne de feu. Il ne se fixe comme but que la victoire, ne faisant qu’extrêmement rarement des projets pour l’après-guerre.
79A partir de 1917, il rappelle de plus en plus fréquemment qu’il est le dernier survivant des signataires de la protestation de Bordeaux.
80Lorsque Raymond Poincaré l’appelle à la présidence du Conseil le 16 novembre 1917, il se jette avec une extraordinaire énergie dans la conduite de la guerre13, « dans l’unique pensée d’une guerre intégrale », voulant « abdiquer tout ce qui n’est pas de la Patrie »... « Pour les résolutions sans retour », il demande le « sceau de la volonté » de tous.
81Mais le jour même, des doutes l’assaillent. Georges Wormser raconte14 – « il leur fait, parce qu’il aime les jeunes, une confidence surprenante :
« Je suis au pouvoir ; je voudrais bien que ce ne fut pas un malheur pour mon pays. J’ai peur de ce mouvement qui m’a poussé. On me demande trop. On attend de moi plus que je ne puis faire ».
82Cette appréhension, si franchement avouée, est vraiment insolite, même pour nous ses intimes, chez cet homme intrépide... C’est que jamais tâche de sursaut national ne se présenta aussi mal, sauf peut-être pour Gambetta, en une même triste saison de 1870. Ce souvenir le hante, je puis en témoigner ».
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83Nous n’entrerons pas dans la conduite de la guerre, mais pour suivre notre sujet, comment ne pas évoquer sa visite en février 1918 à Thann, libérée depuis longtemps, mais toujours à proximité de la zone de combat. Il tombe dans les bras des deux frères survivants d’Auguste Scheurer-Kestner, dont l’un a perdu ses deux fils tués sous l’uniforme français, l’un en Alsace même, tout près de Thann, l’autre en Champagne. Ce fut le premier des moments d’émotion indescriptible que la victoire allait lui faire connaître.
84Il ne fait pas de doute que cette victoire, il voulut la dédier aux députés alsaciens – lorrains, les protestataires de Bordeaux.
85Le 5 novembre 1918, il monte à la tribune de la Chambre des députés pour donner lecture des conditions de l’armistice consenties à l’Autriche-Hongrie, puis il ajoute : « il m’est impossible à cette heure où la paix n’est peut-être pas aussi proche que quelques-uns d’entre nous peuvent le croire, mais où cependant notre victoire est assurée, il m’est impossible de descendre de cette tribune sans avoir rendu hommage à ceux qui ont été les initiateurs et les metteurs en œuvre de l’immense tâche nationale qui s’achève en ce moment. Je veux parler de Gambetta. Je veux parler de celui qui a été le défenseur du territoire dans des conditions telles que la victoire était impossible et qui n’a jamais désespéré. Avec lui à Bordeaux avec Chanzy, j’ai voté la continuation de la guerre. Et vraiment, quand je vois ce qui s’est passé pendant ce demi-siècle, je me demande si après tout, pendant cinquante ans la guerre n’a pas continué (Très Bien, Très Bien).
86Je veux que de cette tribune, il soit entendu que le premier acte du gouvernement a été de se retourner vers ceux de ces grands protestataires que vous avez applaudis tout à l’heure : Scheurer-Kestner, Küss, maire de Strasbourg, succombant à la peine, mourant à Bordeaux ; je veux que notre pensée se retourne vers eux et que, lorsque les terribles portes de fer que l’Allemagne a refermées sur nous vont s’ouvrir, nous leur disions : « Passez les premiers, vous avez montré le chemin »...
87Moment plus solennel encore, le 11 novembre, il gravit la même tribune pour lire cette fois les termes de l’armistice avec l’Allemagne : la guerre est finie, la France victorieuse, toutes les provinces recouvrées.
88Il lit la convention d’armistice et dit « Messieurs, je cherche vainement ce qu’en une pareille heure, après cette lecture devant la Chambre des représentants français, je pourrais ajouter...
89Pour moi, la convention d’armistice lue, il me semble qu’à cette heure, en cette heure terrible, grande et magnifique, mon devoir est accompli.
90Un mot seulement. Au nom du peuple français, au nom du gouvernement de la République Française, j’adresse le salut de la France une et indivisible, à l’Alsace et à la Lorraine retrouvées.
91Et puis, honneur à nos grands morts... ».
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92Après ce sommet, les manifestations se succèdent qui toutes, symbolisent la réintégration de l’Alsace et de la Lorraine au sein de la communauté nationale. Poincaré et Clemenceau se rendent en Lorraine, puis en Alsace en décembre 1918, à Strasbourg, à Sélestat, à Colmar, puis à Mulhouse. Le Lorrain Poincaré ressent des émotions égales à celles de Georges Clemenceau, ils en rendent compte chacun dans leur style. Clemenceau les résume dans le discours où il raconte sa mission aux députés dans la séance du 11 décembre 1918. Son éloquence est à la hauteur de la circonstance. Tour à tour familière, héroïque, frappante, son évocation de la fidélité des Alsaciens à la France, de ces cinquante années de misère et de désespoir, de l’héroïsme quotidien ou public est extraordinairement vivante et suggestive. On sent à quel point il a vibré à l’unisson de tout un peuple. On retrouve la trilogie du silence stoïque, des vertus républicaines, de l’idéal patriotique et de civilisation pour toute l’humanité. Retenons encore cette confidence : « Pour moi, une vie, qu’à certaines heures, j’ai misérablement trouvée longue, m’a permis de parcourir la longue et dure étape du crime qui fut consommé à Bordeaux jusqu’à la réparation de Metz, de Strasbourg, de Colmar, de Mulhouse ».
93Une dernière séance mémorable fut le 8 décembre 1919 l’arrivée à la Chambre des Députés des représentants de l’Alsace et de la Lorraine élus le 16 novembre 1919, pour la première fois depuis l’annexion allemande. Le doyen, Jules Siegfried, député de la Seine Inférieure, était un Alsacien d’origine. Son discours déclencha l’enthousiasme.
94Puis, une déclaration des nouveaux députés d’Alsace et de Lorraine fut lue, en leur nom, par l’un d’entre eux, le docteur François, député de la Moselle... Il relut d’abord la protestation des députés alsaciens et lorrains, du 17 février 1871, protestation renouvelée en 1874 au Reichstag par les députés nouvellement élus des provinces annexées.
95Puis il déclara : « Aujourd’hui, au lendemain de notre libération, nous ressoudons la chaîne de nos traditions historiques. Héritiers légitimes des protestataires de Bordeaux, nous tenons, au moment ou nous prenons possession de leurs sièges, à signifier à l’Allemagne et au monde entier que l’Alsace et la Lorraine n’ont jamais cessé d’appartenir de cœur à la famille française et qu’elles éprouvent une joie profonde à y rentrer de fait ».
96Le docteur François tint à souligner que c’était à l’unanimité des suffrages dans les trois départements, et par un vote libre, que l’Alsace et la Lorraine venaient de plébisciter la France aux élections du 16 novembre. « Nous n’oublierons jamais les lourds sacrifices que la République française et ses Alliés ont dû consentir pour notre délivrance... A tous ceux dont l’abnégation a été nécessaire pour faire aboutir l’œuvre de justice, l’Alsace et la Lorraine libérées expriment leur admiration émue et leur profonde gratitude ». « Puis c’est l’hommage à Raymond Poincaré et à Georges Clemenceau ; au « grand Lorrain qui occupa la première magistrature du pays pendant les longues années de la guerre » ; comme aussi « au dernier représentant de l’Assemblée de Bordeaux, celui qui nous avait promis « une revendication éternelle », et qu’un prodigieux destin a désigné pour présider à la restauration du droit violé en 1871 ». Le député mosellan redit l’espérance que les populations des Marches de l’Est avaient conservée en la justice immanente prônée par Gambetta ; et termina par cette déclaration solennelle : « L’Alsace et la Lorraine reprennent la garde le long de la frontière du Rhin. Elles ne failliront pas à leur mission de sentinelles avancées de la pensée française ».
97L’ovation unanime qui accueillit cette déclaration, coupée à plusieurs reprises par les acclamations des députés, résonna longuement dans l’hémicycle. Au milieu de l’émotion générale, Clemenceau gagna la tribune pour répondre. Tous les souvenirs du passé lui remontaient à la mémoire ; le serment intime qu’il s’était fait à lui-même, ce jour funeste de mars 1871, à la sortie de l’Assemblée de Bordeaux, il l’avait tenu jour après jour, et la séance d’aujourd’hui en était à la fois le couronnement et la consécration. « Frères d’Alsace et de Lorraine, en l’unanimité de la représentation nationale, la France victorieuse vous reçoit sur son cœur. D’une terrible histoire de larmes et de sang, jaillit une douceur d’allégresse infinie ».
98Il dit ensuite : « Crise suprême de l’affreuse tragédie, je vous vis arrachés de nos bras, à Bordeaux, pour suivre, dans les chaînes, le triomphe de la barbarie. Le porte-drapeau, notre Küss, maire de Strasbourg, s’abattit d’un coup comme le chêne foudroyé. Et l’Assemblée de la Nation, debout comme aujourd’hui, secouée d’un frémissement de mort, vous regarda passer, hautains, silencieusement raidis pour le malheur, mais chargés comme nous tous, d’espérance et de volonté... C’est que nous étions et que nous ne pouvions cesser d’être la France, unis ou séparés. C’est que vous emportiez de la France avec vous, et c’est de la France, toujours, préservée de la souillure ennemie, que vous nous rapportez des jours de servitude, dont vous avez su faire des jours de fierté ».
99Et en terminant : « La fortune veut que ce soit le dernier survivant des protestataires qui se lève aujourd’hui pour vous dire, au nom du Gouvernement, dans la patriotique exaltation des nouveaux messagers de la République française, l’ardente parole de bienvenue qui consacre officiellement pour jamais la beauté du grand retour. Il est des émotions de l’homme au-delà de la parole humaine ».
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100Il restait à faire la Paix. Or la réintégration de l’Alsace-Lorraine n’allait pas tellement de soi sur le plan diplomatique.
101Les États-Unis et l’Angleterre avaient rejeté solennellement l’idée d’annexion, et dans chaque pays, il se trouvait des hommes pour considérer que les droits de l’Allemagne sur ces provinces égalaient ceux de la France. Winston Churchill, ministre, avait déclaré quelques mois auparavant que l’Angleterre n’avait pas fait la guerre pour que la France retrouve ses territoires. L’inquiétude avait été si vive, notamment au sujet des sentiments de Wilson, qu’un débat avait paru nécessaire pour affirmer nettement le principe du retour de l’Alsace – Lorraine à la France, il eut lieu à la Chambre et au Sénat les 5-14 et 15 juin 1917, Alexandre Ribot étant président du Conseil. Le prétexte en fut la réunion à Stockholm de l’internationale socialiste. Mais le gouvernement refusa l’addition à l’ordre du jour de la condamnation des délégués français.
La motion qui fut adoptée disait :
« La Chambre des Députés, expression directe de la souveraineté du peuple français, adresse à la démocratie russe et aux autres démocraties alliées son salut ;
« Contresignant la protestation unanime que, en 1871, firent entendre à l’Assemblée Nationale les représentants de l’Alsace-Lorraine malgré elle arrachée à la France ;
« Déclare attendre de la guerre qui a été imposée à l’Europe par l’agression de l’Allemagne impérialiste, avec la libération des territoires envahis, le retour de l’Alsace – Lorraine à la mère patrie et la juste réparation des dommages ;
« Éloignée de toute pensée de conquête et d’asservissement des populations étrangères, elle compte que l’effort des armées de la République et des armées alliées permettra, le militarisme prussien abattu, d’obtenir des garanties durables de paix et d’indépendance pour les peuples, grands et petits, dans une organisation, dès maintenant préparée, de la Société des nations ;
« Confiante dans le Gouvernement pour assurer ces résultats par l’action coordonnée, militaire et diplomatique, de tous les Alliés, elle repousse toute addition et passe à l’ordre du jour ».
102A vrai dire, il semble que l’on ait exagéré les difficultés ; elles furent balayées par ce qui se passait sur le terrain, mais une question plus délicate était celle du referendum ; la France avait réclamé autrefois un plébiscite pour les populations annexées ; Lloyd George y tenait, or les Français n’en voulaient pas, car cela leur apparaissait comme une reconnaissance a postériori du traité de Francfort. C’est pourquoi, l’accueil réservé partout aux troupes françaises est salué avec insistance comme le plus éclatant des plébiscites.
103Ce que Poincaré se hâtera d’affirmer à la mairie de Strasbourg : « Le Plébiscite, le voilà », en répondant aux acclamations.
104Ici, se greffe une intéressante anecdote, Clemenceau avait un ami, le docteur Hugenschmidt, son dentiste, qui était un familier de la vieille impératrice Eugénie, qui vivait toujours en Angleterre. Elle était passionnément patriote, et Hugenschmidt raconta un jour de 1918 pendant la guerre à Clemenceau qu’elle lui avait parlé d’une lettre de l’empereur Guillaume 1er sur l’annexion de l’Alsace-Lorraine. Clemenceau lui écrivit sur le champ une lettre que le docteur alla lui remettre en Angleterre, en réponse elle remit les deux lettres15, la sienne, qui implorait de ne pas inclure dans le traité qu’elle ne pourrait alors signer (elle était régente) le sacrifice des deux provinces, et la réponse de Guillaume 1er, – « une réponse de reître » dit Clemenceau – qui établissait que la seule raison du côté allemand de l’annexion était « cette triste considération seule, (d’une revanche française) et non le désir d’agrandir ma patrie, dont le territoire est assez grand, qui me force à insister sur des cessions de territoires, qui n’ont d’autre but que de reculer le point de départ des armées françaises ».
105Du coup, toute l’argumentation de l’appartenance historique de l’Alsace à la patrie allemande s’écroulait. La communication eut grand effet parmi les alliés, auprès du Président Wilson notamment.
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106La revendication de l’Alsace-Lorraine n’est pas étrangère à l’esprit avec lequel Clemenceau aborda et mena les négociations sur le Traité de Paix.
107En dehors des problèmes de sécurité, et de réparation, c’est le principe de faire triompher la démocratie partout en Europe, et de respecter scrupuleusement le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, qui sont ses idées maîtresses :
108« Le droit, la liberté », comme il répétait souvent, d’où la volonté de faire naître à la place des anciens Empires Centraux, cette mosaïque de petits peuples indépendants, qui lui fut tant reprochée par la suite.
109Il l’avait annoncé à plusieurs reprises durant la guerre « le jour des libérations triomphantes, où nous verrons tomber les vieilles chaînes des plus criantes oppressions du passé, pour de nouvelles installations de justice, pour des développements nouveaux de liberté » (5 septembre 1918).
110Et dans son grand discours du 17 septembre 1918, « Nous serions indignes du grand destin qui nous est échu si nous pouvions sacrifier quelque peuple petit ou grand aux appétits, aux rages de domination implacable qui se cachent encore sous les derniers mensonges de la barbarie ».
111Il a exposé dans « Grandeurs et misères d’une victoire », que sa querelle avec Foch, excitée en sous-main par Poincaré, venait de leur obstination à vouloir imposer l’occupation permanente de la rive gauche du Rhin ou la création d’un état rhénan, et qu’il savait qu’il ne pourrait l’obtenir de ses partenaires du Comité des Quatre, et qu’il ne pouvait compromettre l’ensemble de la négociation pour une garantie exorbitante : il est vrai, mais sa réaction fut aussi, quand on lui en parlait, de dire qu’il n’y trouvait que des Allemands.
112Dans son discours de Strasbourg du 4 novembre 1919, ouvrant la campagne électorale, le dernier qu’il prononça de quelque importance, son véritable testament politique, il évoque les chefs de gouvernement des premières nations du monde « réunis à Paris pour refaire la carte d’Europe au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Une assez nouvelle entreprise ! ». « La recherche du droit fut poussée jusqu’à la protection des minorités de race et de religion, trop longtemps victimes, dans le passé, de l’intolérance meurtrière ».
113La mise en place de l’administration française s’avère très délicate dans les territoires recouvrés. Clemenceau, moins jacobin que l’on pense, accepta de ménager toutes les étapes, et de respecter les particularismes. Il confia l’administration à son sous-secrétaire d’État à la Présidence du Conseil, Jules Jeanneney, qui décida de coordonner, de Paris, les travaux des différents services administratifs. Trois commissaires de la République sont nommés d’abord en Lorraine, puis en Basse et Haute Alsace, le Commissaire de Strasbourg prend le titre de Haut Commissaire, un homme politique est désigné à ce poste, Alexandre Millerand.
114Dans les territoires qui sont redevenus les départements de la Moselle, du Haut-Rhin et du Bas-Rhin, le premier acte politique ; ce sont les élections législatives du 16 novembre 1919.
115A cette occasion, le congrès républicain, radical et radical-socialiste du Bas-Rhin réuni le 26 octobre, à Strasbourg « adresse au citoyen Georges Clemenceau, dernier survivant de ce groupe courageux (les députés protestataires) et fondateur du parti radical l’expression de leur gratitude émue, saluant respectueusement la mémoire de ceux qui ne sont plus, lui offrent en tête de la liste républicaine radicale du Bas-Rhin la place qu’y occupait en 1871 Gambetta, député du Bas-Rhin, désirant unir en une même pensée celui qui, ayant dirigé la résistance en 1870, a protesté pour nous aux jours de malheur et celui qui nous ayant alors tendu la main a conduit, un demi-siècle après, la France à la victoire et l’Alsace et la Lorraine à la délivrance ».
116Gaston WEIL
Secrétaire
117Paul PÉTRI
Président
Clemenceau écrit le texte de la réponse de sa main,
« Mes chers Concitoyens,
Je suis très touché de l’offre amicale que vous voulez bien me faire de succéder à Gambetta en tête de votre liste des candidats à la députation pour le Bas-Rhin. J’accepterais avec fierté ce haut poste d’honneur, si je n’étais pas averti par trop de signes que l’heure est venue pour moi du repos dans la vie, avant l’autre. A l’âge où je suis parvenu par l’immense joie de la victoire, l’état de ma santé m’oblige à me retirer de la vie politique. Je vous en exprime tous mes regrets...
Bien affectueusement, Georges Clemenceau ».
118L’élection eut lieu : ce fut la Chambre bleu-horizon et trois mois plus tard, battu au vote préparatoire à l’élection à la Présidence de la République, il se retira effectivement de la vie politique.
119L’image qui s’impose à nous : c’est que ce fut le même homme qui de 1862 à 1920, et encore jusqu’à sa mort, mena le même combat avec les mêmes idées et le même acharnement combatif.
Notes de bas de page
1 Gambetta avait proposé peu auparavant ce poste à Scheurer-Kestner qui l’avait lui aussi refusé.
2 Cf. Auguste Scheurer-Kestner. Souvenirs de Jeunesse. Paris. Eugène Fasquelle, 1905, (cf. infra p. 90).
3 Cf. Georges Wormser. Gambetta dans les Tempêtes. Librairie Siret, 1964.
4 Auguste Scheurer-Kestner. Souvenirs de Jeunesse. Paris, Eugène Fasquelle 1905.
5 « Le secret de Clemenceau révélé par les souvenirs d’Auguste Scheurer-Kestner », Bulletin de la Société Industrielle de Mulhouse, 1969, p. 67-86, A. Krebs.
6 Scheurer-Kestner, op. cit., p. 259.
7 Scheurer-Kestner, op. cit., p. 264-265.
8 Henri Welschinger : Le retour de l’Alsace-Lorraine à la France. Pages d’histoire 1914-1917. Berger Levrault 1917.
9 Id., p. 105.
10 Scheurer-Kestner, op. cit., p. 256-257.
11 Georges Wormser, « La République de Clemenceau », p. 271, P.U.F. 1961.
12 Papiers intimes du colonel House, tome I, p. 301.
13 Déclaration ministérielle du 20 novembre 1917.
14 Georges Clemenceau – Discours de guerre – annexe n° 1, p. 245. Plan 1934.
15 L’Illustration n° du 16 mars 1918. P. 246. La lettre de l’Empereur se trouve aux Archives nationales.
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