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L’Europe des Français, 1943-1959

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Gérard Bossuat

Introduction

Volltext

1Cet ouvrage porte sur la politique de construction européenne de la France entre 1943 et 1958. Il a pour objet de montrer comment les divers gouvernements français, Comité Français de Libération Nationale (CFLN), Gouvernements provisoires de la République Française puis Gouvernements de la IVe République à partir de janvier 1947, ont voulu, différemment mais fermement, assurer à la fois le rang, la sécurité de la France et pour certains, répondre à un idéal de fraternité européenne. En effet, les dégâts causés aux nations et aux peuples européens par les deux guerres civiles de 1914-1918 et de 1939-1945, et par l’effondrement de la solidarité économique et morale de l’Europe à partir de 1932 ont porté un coup très dur à la prospérité matérielle de l’Europe et à l’influence des peuples européens dans le monde. La France s’était enfoncée dans un abîme dont le général de Gaulle et la foi des hommes et des femmes de l’ombre la sortirent avec peine en 1943. Le Conseil National de la Résistance (CNR), les hommes du CFLN à Alger, les artisans du retour de la France dans l’action antifasciste et militaire, Jean Monnet et son équipe aux États-Unis, travaillaient à redresser la France. Ce redressement prit la forme d’une résurrection militaire qui s’incarna dans la nouvelle armée française commandée par le général Juin en Italie et dans l’action des Mouvements de Résistance à la veille du débarquement allié en Normandie, le 6 juin 1944. Il se manifesta par la volonté du CNR, par celle de hauts fonctionnaires passés de France en Afrique du Nord au service de la France combattante, par celle de Jean Monnet et de ses équipes de Londres ou de Washington de trouver les conditions d’une modernisation de la France dans une Europe pacifiée. Étienne Hirsch en présentant le second plan de modernisation illustrait excellemment cette ambition : « Après avoir subi en une génération deux guerres et dix années de crise, notre pays, à la Libération, a pris conscience de la nécessité, s’il voulait échapper à la décadence économique, de s’engager dans un long et cohérent effort de modernisation et d’équipement ».

  • 2 Entreprise, 1er Avril 1957, interview de Pierre Mendès France par Raymond Aron, publiée dans Pierr (...)

2Cet appel au sursaut répondait au camouflet de 1940. Un esprit nouveau était perceptible. Il montrait que la France se ressaisissait. S’il fallait illustrer, à notre sens, la vérité sur cette période, il faudrait sans doute relever ce que disait Raymond Aron en 1957 après la signature des traités de Rome : « N’importe quel observateur extérieur considère que ce que la France a fait dans l’ordre économique depuis dix ans, malgré l’absence de gouvernement, et notre espèce de délire en matière de politique étrangère, est extraordinaire2 ».

3L’espace de renouveau était aussi celui de la politique européenne. Les esprits étaient mieux disposés que par le passé à envisager des abandons de souveraineté. Reste à vérifier comment de tels abandons sont passés dans les faits. Reste à vérifier s’ils forment véritablement le cœur de la politique européenne de la France. Car des contradictions apparaissent. Comment ceux qui ont rêvé de puissance pour leur pays après la défaite et le déshonneur de 1940 peuvent-ils construire une institution européenne supérieure aux États ? Que devient la France pour laquelle ils se sont battus ? L’Europe unie préparée par les responsables français dans les hauts d’Alger en 1943 ne doit-elle pas servir d’abord la grandeur, le rang de la France ? Une Europe dirigée par la France et à son profit politique, n’est-elle pas l’objectif du GPRF à l’aube d’une reconstruction prometteuse ? Le dilemme fondamental est posé, celui que les hommes politiques de la IVe République n’ont pu éluder au moment de la CED, pas plus que ceux qui eurent à répondre au traité de Maastricht : que devient la souveraineté nationale dans une Europe unie ? L’existence de la Nation, si étroitement mêlée à l’affirmation de l’État, n’est-elle pas remise en cause ? Que devient cette histoire nationale longuement filée dans les drames des affrontements et dans les réussites culturelles de plusieurs siècles ? Faut-il renoncer, au nom de l’unité organique de l’Europe, à vouloir, comme Français, agir sur les affaires du monde ? Ne faut-il pas avoir le courage de rompre avec le nationalisme, le service exclusif de la nation tel que les siècles passés l’ont enseigné ? Le destin du peuple français s’incarne-t-il uniquement dans l’histoire de la Nation ?

4Peu de Français étaient prêts en 1945 à aller vers une fusion des États européens. Pourtant ils désiraient une forme d’unité organique européenne. Mais jusqu’où ? Le succès du plan Schuman du 9 mai 1950 et l’échec de la CED du 31 août 1954 sont les deux visages strictement opposables d’une même réalité. L’unité de l’Europe était un impératif et pourtant tout n’était pas possible pour les Français. Alors, qui sont Schuman ou Monnet pour avoir su convertir les Français à l’entente franco-allemande ? Existe-t-il dans leur projet une part d’idéal enfin réalisé ? Agissent-ils en raison d’intérêts plus immédiats liés à la sécurité de la France ?

  • 3 Gouverner, Mémoires***, 1958-62, Albin Michel, 1988, p 365.

5Le troisième volet de l’histoire est connu. Le Marché commun et l’Euratom ont bien été créés le 25 mars 1957. La IVe République, au pire moment de la décolonisation, marcha vers une construction européenne qui engageait irrévocablement la France dans une unité économique contraignante, avec espoir d’union politique. Les contemporains les plus intéressés par la question européenne le savaient. De Gaulle dans son désert, en bon observateur de la société politique, redoute cet engagement. Guy Mollet, Maurice Faure seraient-ils les bradeurs de la souveraineté française, les dissipateurs de l’héritage français ? Des accusations ont été portées contre les hommes de la IVe République, souvent par les féaux de celui qui revint au pouvoir en 1958. Michel Debré, en juge sévère et en séide empressé, fustige le régime « dont la faiblesse fit de la construction européenne et de l’Alliance atlantique un alibi aux dépens de nos intérêts fondamentaux et de la fierté nationale3 ». Cette sortie est typique du raisonnement de Debré et des caciques de la Ve République gaulliste d’associer intimement et comme une évidence, construction européenne et inféodation, faiblesse et abandon. Seul peut-être, Jacques Chaban-Delmas eut une attitude différente. Et pourtant de Gaulle accepta cet héritage européen de la IVe République. Mais ceci est une autre histoire.

  • 4 F60 ter 407, Vaurs à Dutheillet, 11 août 1951.

6Á des degrés divers, selon les hommes et les gouvernements, la politique de construction européenne menée de 1943 à 1958 par les autorités gouvernementales françaises eut pour objectif de marquer le rang, d’assurer la sécurité du pays et de répondre à un nouvel idéal de fraternité internationale. Malheureusement, comme le faisait remarquer un haut fonctionnaire du Quai d’Orsay, Roger Vaurs, en 1951, il n’était pas toujours aisé de comprendre les formes et les objectifs de la politique extérieure de la France. Les rapides changements de gouvernements ne pouvaient donner l’assurance d’une cohérence de la politique étrangère en dépit de la permanence des services et de la longévité politique de certains ministres, écrivait-il4. Nous partons de l’hypothèse que durant ces quinze années, les héritiers politiques de la Grande Nation ont voulu moderniser les rapports de la France avec son temps par une politique d’unité européenne originale. Ils ont pensé qu’elle serait suffisamment forte et confiante pour marquer de son talent l’Europe unie plutôt que s’enfoncer dans la nostalgie d’une puissance révolue. Il s’agit maintenant de montrer la réalité, c’est-à-dire les limites ou les nuances de cette hypothèse, et de mesurer l’héritage que les hommes de la IVe République ont légué aux Français du xxie siècle.

  • 5 Jean Lacouture, De Gaulle, le souverain, tome 3, Seuil, 1986, entretien de Gaulle avec Philippe de (...)
  • 6 Eric Roussel, Jean Monnet, Gallimard, 1996, 1020 p. François Duchëne, Jean Monnet, the first state (...)
  • 7 Pierre Gerbet a publié un ouvrage de références sur les questions d’intégration européenne auquel (...)
  • 8 Girault et de Gérard Bossuat, Europe brisée, Europe retrouvée, nouvelles réflexions sur lֹ’unité e (...)
  • 9 Gérard Bossuat, Les fondateurs de l’Europe au xxe siècle, Paris, Belin, 1994, 320 p.

7Le général de Gaulle a reconnu en 1969 que la France n’était plus une grande puissance, mais qu’elle devait avoir une grande politique pour compter encore dans le monde5. L’aventure européenne de la IVe République répond-elle à ce postulat ou n’est-elle qu’une façon de conjurer piteusement le déclin ? L’historiographie de la décision en politique européenne a beaucoup progressé depuis quelques années. Curieusement les ouvrages consacrés à la IVe République passaient rapidement sur la politique française de construction européenne. Ils ignoraient l’OECE, ne voyant pas la relation entre construction européenne, modernisation française et aide américaine. Ils ignoraient aussi les projets de regroupements régionaux autour d’un Bénélux élargi à la France, les projets de condominium franco-britannique sur l’Europe de l’OECE. On citait le projet d’Union douanière franco-italienne, pour la raison que le thème des Unions douanières était en vogue à l’instigation des Américains, que ce projet signifiait pour les Français et les Italiens une certaine réconciliation sous le signe de la Démocratie chrétienne. S’ils parlaient de la CED comme d’une nouvelle guerre civile intérieure, ils oubliaient le projet d’Autorité Politique européenne. Mendès France était ignoré des admirateurs des constructions européennes, soit parce qu’il était trop à gauche, soit parce qu’il semblait être le responsable de l’échec de la CED, si bien qu’on ne comprenait pas l’originalité de l’Union de l’Europe occidentale (UEO) pour le rapprochement franco-allemand. En revanche les négociations du Marché commun étaient survalorisées. Or la volonté française initiale était de fonder une Europe de l’énergie plus que de participer à un Marché commun. Par un effet déformant, l’importance du Marché commun fut grossie en raison de son succès ultérieur, alors que le peuple français s’intéressait à l’époque à son niveau de vie et à la guerre d’Algérie. La naissance de l’Europe ne fut pas du tout un succès populaire en France. Paradoxalement, le rôle du gouvernement français fut sous-estimé par la nouvelle gauche et par une droite intéressée, parce qu’il était présidé par le socialiste Guy Mollet, empêtré dans les affaires d’Algérie, victime pour l’Histoire d’une conjonction des Droites nationalistes et d’une réputation de traître au socialisme, le fameux national-mollettisme ! Si on a célébré les mérites justifiés de Christian Pineau, ministre des Affaires étrangères et de Maurice Faure, Secrétaire aux Affaires étrangères, chargé de la négociation, les censeurs oubliaient par passion le chef de gouvernement, à l’origine de cette politique si essentielle pour le destin de la France et pour la paix intereuropéenne. Jean Monnet, l’homme de l’ombre, l’inspirateur, n’était pas ignoré mais savait-on que son astre déclinait alors même qu’il croyait se donner les moyens de peser sur le destin de l’Europe en créant en octobre 1955 le Comité d’Action des États-Unis d’Europe ? Deux ouvrages rappellent son œuvre6. De nouveaux travaux ont été menés depuis quelques années soit par Pierre Gerbet, qui fut un pionnier et reste un maître, soit par des historiens des Relations internationales, dont l’un des grands est René Girault7. Le souci de la Commission des Communautés européennes de contribuer à l’histoire de l’Europe communautaire n’est pas pour rien dans cet élan. La production scientifique des historiens du Groupe de liaison des historiens près les Communautés européennes, celle des professeurs « Jean Monnet », a fait grandement progresser la connaissance de l’intégration européenne. L’ouverture des archives des pays européens en matière de politique européenne est un facteur très favorable d’autant plus que l’époque de la naissance des institutions européennes se situe désormais au delà des trente ans. Les directions dans lesquelles la recherche historique avance vont de l’histoire de la décision, des administrations et des gouvernements ou des partis politiques, à l’histoire sociologique des milieux qui forment la société français. Les historiens sont curieux de savoir comment les milieux économiques, syndicaux, culturels, religieux ont pensé l’Europe, s’ils ont eu une action sur les gouvernements. L’enquête est plus difficile à mener en raison de la multitude de sous groupes dont les rapports avec l’intégration européenne ne sont pas l’essentiel. Les milieux du cinéma français, par exemple, ont-ils eu une influence sur la création des institutions européennes ? Les milieux littéraires et intellectuels, ceux qui brillent sur le conflit est-ouest, sur la guerre froide, sur le neutralisme et le communisme, ont-ils senti l’importance de la politique européenne des gouvernements français ? Étaient-ils concernés, comme l’avaient été avant guerre Julien Benda ou Paul Valéry ? Les historiens ont bien senti l’interrogation latente de l’opinion contemporaine. Faire l’Europe, n’est-ce pas renier la nation ? Peut-on construire une véritable unité européenne avec un gouvernement européen doté de pouvoirs réels, en raison de la force du sentiment national ? Ils se sont engagés dans un travail en profondeur sur les obstacles réels et imaginaires qui traversent les mentalités collectives8. Car jamais l’unité de l’Europe ne pourra se faire sur le modèle de l’unité américaine. La force des particularismes, des nationalismes ou des régionalismes est telle en Europe que l’art de fédérer les peuples relève du génie ou de la gageure. Pourtant il s’est produit un événement après la guerre de 1939-1945. Les élites du peuple français, ces élites politiques qu’on disait inefficaces du fait d’une Constitution peu propice à la décision, ont choisi d’associer la République à l’aventure de l’unité européenne9.

Anmerkungen

2 Entreprise, 1er Avril 1957, interview de Pierre Mendès France par Raymond Aron, publiée dans Pierre Mendès France, Œuvres complètes, IV, Pour une République moderne, 1956-1962, Gallimard, 1987, p.302.

3 Gouverner, Mémoires***, 1958-62, Albin Michel, 1988, p 365.

4 F60 ter 407, Vaurs à Dutheillet, 11 août 1951.

5 Jean Lacouture, De Gaulle, le souverain, tome 3, Seuil, 1986, entretien de Gaulle avec Philippe de Saint -Robert, avril 1969

6 Eric Roussel, Jean Monnet, Gallimard, 1996, 1020 p. François Duchëne, Jean Monnet, the first statesman of interdependence, avant-propos de George W. Ball, edited by W.W. Norton & Company, New-York, London, 1994, 478 pages, sources, index. Un colloque international sur Jean Monnet, l’Europe et les chemins de la paix s'est tenu à Lausanne et à Paris en avril et mai 1997, sous la direction de Gérard Bossuat, Institut Pierre Renouvin de Paris-1-Panthéon-Sorbonne et Université de Cergy-Pontoise, d’Andréas Wilkens de l'Institut Historique Allemand de Paris et de H. Rieben, Directeur de la Fondation Jean Monnet pour l'Europe (Lausanne).

7 Pierre Gerbet a publié un ouvrage de références sur les questions d’intégration européenne auquel il convient de s’attacher pour saisir l’ampleur des travaux universitaires, d’essais et de mémoires sur l’intégration européenne. Pierre Gerbet, La France et l’intégration européenne, essai d’historiographie, Euroclio, Berne, Peter Lang, références, 1995., 165 p. On trouvera les références des travaux universitaires français sur la question dans Gérard Bossuat, Histoire des constructions européennes au xxe siècle, Bibliographie thématique commentée des travaux français, Euroclio, Berne, Peter Lang, références, 1994,102 p.
Le programme initié par René Girault en 1989 sur Conscience et Identité européennes au xxe siècle a été couronné par deux colloques publié sous les titres suivants : René Girault (sous la direction de), en collaboration avec Gérard Bossuat, Les Europe des Européens, Publications de la Sorbonne, 1993 ; René Girault (sous la direction de), Identité et conscience euivpéennes au xxe siècle, Hachette, 1993.

8 Girault et de Gérard Bossuat, Europe brisée, Europe retrouvée, nouvelles réflexions sur lֹ’unité européenne au xxe siècle, Publications de la Sorbonne, 1994 ; et René Girault (sous la direction de), Identité et conscience européennes au xxe siècle, Hachette, 1993.

9 Gérard Bossuat, Les fondateurs de l’Europe au xxe siècle, Paris, Belin, 1994, 320 p.

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