Chapitre I. La franc-maçonnerie
p. 269-276
Texte intégral
1Il y a lieu de s’étonner que l’étude de la mentalité et des opinions des déportés s’ouvre par un chapitre consacré à une société secrète dont les membres de nationalité française sont, au départ, mal placés pour exercer leur prosélytisme au sein des dépôts d’Espagnols. Quant à l’éventualité d’une action conduite, dans ces mêmes lieux, par des prisonniers déjà initiés, empressons-nous de dire qu’aucun document d’archives ne permet de l’envisager. Ainsi donc, s’il doit se nouer des contacts entre des maçons, français ou espagnols, et le reste des déportés, ce ne pourrait être qu’à la faveur de la facilité laissée à la plupart des officiers de loger en ville, chez l’habitant ou dans des pensions. L’ampleur du champ à explorer est donc singulièrement réduite. Et c’est là une raison supplémentaire pour que l’on soit surpris de l’importance accordée au sujet. Qu’il se prête mal, dès qu’on l’aborde, à une stricte neutralité est déjà un élément d’explication. Mais pour justifier que, par exception, nous nous autorisions à déborder très largement le cadre bien délimité, tant chronologique que spatial, dans lequel s’inscrivent les déportés espagnols des années 1808-1814, nous devons en dire plus à propos d’une polémique encore ouverte.
2L’étude des rapports entre ces Espagnols et la franc-maçonnerie présente cette particularité que, en raison du secret qui entoure cette association, elle est condamnée à se nourrir de raisonnements, voire d’hypothèses, au lieu de se baser sur des documents qui demeurent quasiment introuvables.
3Plus soucieux de défendre une thèse que de rechercher des informations dignes de foi, plusieurs historiens espagnols, du XIXe siècle à nos jours, n’ont pas manqué de conclure à la collusion entre les maçons français et une partie des prisonniers espagnols. S’inspirant les uns des autres, sans pouvoir verser au dossier – et pour cause – des pièces décisives, ils ont fini, de la sorte, par établir, non pas une vérité, mais un credo.
4C’est le fondement même de ce credo que nous voulons soumettre à discussion.
I – LA VISION DE LA MAÇONNERIE DANS L’ESPAGNE DU XIXe SIÈCLE
5Dans ce procès que nous intentons à certains écrivains espagnols qui donnent dans la partialité ou le simplisme seront épargnés plusieurs historiens, dont Lafuente, Kostka Bayo et Marliani, qui, prudemment, ou bien escamotent le sujet, ou bien l’effleurent à peine.
6Les affirmations aventurées ne sauraient être inspirées par les mémoires d’anciens maçons qui sont remarquablement discrets au moment d’évoquer leurs activités au sein des sociétés secrètes. Alcalá Galiano est de ceux qui ne peuvent nous apprendre grand-chose.
7De toute façon, on ne sache pas qu’un seul ancien déporté en France ait fait allusion, personnellement et de sa propre initiative, à son adhésion à une loge française. Pour la période suivante (1814-1820), les renseignements sont beaucoup plus abondants, mais rien n’autorise à les rendre valables pour l’époque antérieure.
8Dans ces conditions, on peut se demander comment les historiens espagnols s’y sont pris pour démontrer ou seulement déclarer que les futurs leaders libéraux ont mis à profit leur séjour forcé au nord des Pyrénées pour se rallier à la société.
9Reconnaissons que les historiens n’ont pas été les premiers coupables. Ce furent les “idéologues” anti-libéraux, conservateurs à outrance, qui, dans des ouvrages ou dans les journaux, partirent en guerre, à l’aveuglette, contre les francs-maçons considérés comme des révolutionnaires sacrilèges, des fauteurs d’anarchie et des ennemis sournois des monarques. On sait qu’à Cadix un journal commença à être publié, en octobre 1812, à seule fin de vilipender les maçons1. Dans l’Espagne en guerre circulèrent des ouvrages, tel le Despertador cristiano político où les maçons, honnis par le père Simón López, étaient accusés par lui de tous les maux2. Quelques écrits à caractère de document confidentiel, et donc réputés dignes de foi, viennent relancer l’idée, sans jamais l’étayer d’exemples irrécusables, que le libéralisme gaditan est contaminé par l’exécrable secte.
10Selon Comín Colomer, la Constitution de 1812 aurait été élaborée au préalable dans la loge des “Enfants d’Oedipe”. Dans un autre ouvrage du même auteur, intitulé Lo que España debe a la masonería, on relève même cette idée déconcertante que les maçons se réfugièrent à Cadix par crainte des patriotes.
11Bref, on a là des affirmations convergentes : Cadix, pendant la guerre, est devenu un fief maçonnique, ce que suggéra, il y a une vingtaine d’années, mais avec beaucoup plus de mesure et d’adresse, J.L. Comellas dans Los primeros pronunciamientos en España 3. Tout en s’abritant derrière certaines affirmations quelque peu suspectes de Comín Colomer et de V. de la Fuente qui servaient sa thèse, J.L. Comellas avait évité, par le recours à la réflexion, l’outrance proprement ridicule dans laquelle est tombé un autre de ses compatriotes, qui déteste les sociétés secrètes. En 1970, Prensa española n’hésite pas à publier l’ouvrage, plus exactement l’anthologie de textes avec préface-pamphlet, dû au marquis de Valdelomar : “Synthèse schématique du procès révolutionnaire de la Maçonnerie internationale – Fil rouge de sa pénétration et de son action en Espagne
12Répondre sur le même ton à cet adversaire implacable des sociétés secrètes, s’engager même dans la polémique n’a pas de sens. Les historiens avaient mieux à faire, en recherchant de nouvelles sources d’informations. Deux, au moins, paraissent avoir cerné la vérité de plus près, tout en se gardant d’encenser ou de justifier point par point l’action de la maçonnerie pendant la guerre anti-napoléonienne.
13Ramón Solís, le premier, dans son Cádiz de las Cortes a montré de manière convaincante, nous semble-t-il, que la maçonnerie gaditane n’avait guère le vent en poupe4. A l’époque de l’invasion napoléonienne, les deux loges furent accusées d’être le refuge de mauvais Espagnols, influencés par l’étranger, incapables d’un patriotisme actif et généreux. On les tient pour des francisés susceptibles de servir les envahisseurs. Se croyant ainsi l’objet de suspicion et bientôt de menaces, les membres de la secte eurent la sagesse de suspendre leurs activités.
14Même Menéndez y Pelayo, bien connu pour son ultratraditionalisme et son rejet de toute innovation dans le domaine spirituel est obligé d’admettre dans son Historia de los Heterodoxos que la tentative antipatriotique d’un chanoine de Burgos, don Tomás de la Peña, conduite en direction des maçons gaditans, échoua en raison de leur faible influence et leur détermination anti-napoléonienne5.
15Il est indéniable que le développement de la résistance aux envahisseurs n’était guère susceptible de renforcer le mouvement maçonnique qui, moins encore que dans le réduit gaditan, ne trouvait pas un milieu d’accueil favorable dans la masse de la population insurgée.
16En accord avec ce qu’ils lisaient dans des journaux, tels que El Sol de Cádiz, les Espagnols étrangers au monde des idées et des doctrines – et ils constituaient la très large majorité – tenaient les maçons pour une “caste d’hommes pernicieux qui ne désirent rien d’autre que la subversion de l’Etat et l’anéantissement de la Religion”6. La franc-maçonnerie se trouve, par le fait de l’invasion française, dans une position de défense, pour ne pas dire de repli.
17Ce que ne font remarquer ni R. Solís, ni I.M. Zavala7, ni J.L. Comellas, c’est que, en accord avec la logique du raisonnement et prenant en compte l’intérêt de la cause qu’elles défendent, les autorités insurgées ne peuvent encourager les activités des maçons. Si elles le font, elles s’aliènent l’appui d’une grande partie du clergé et donnent l’impression de copier l’attitude des autorités “intruses”.
18Certes, les maçons ne sont pas pourchassés, les loges ne sont pas fermées sur ordre supérieur. Il faut admettre avec R. Solís et avec I.M. Zavala que, à partir de 1812 – mais seulement à partir de ce moment-là – des maçons acquis à la cause patriotique, et peut-être aux idées libérales, reprennent leurs activités (comme à Cadix) ou créent des loges (comme à Madrid et Valence).
19L’existence de quelques loges patriotiques ne fait pas de doute, mais encore moins celle des loges pro-joséphines. On rappellera l’affirmation de Pío Baroja dans Aviraneta : “Sur quatre groupes maçonniques de Madrid, deux étaient patriotes et deux afrancesados”8.
20Dans son Resumen histórico de las maquinaciones y tentativas revolucionarias de los españoles emigrados en Inglaterra, Francia y Gibraltar (...), l’ancien maçon José Manuel Regato affirme que les partisans de Joseph Bonaparte fondèrent la maçonnerie en 1811, comme un moyen de soutenir l’entreprise de réforme constitutionnelle9.
21L’Annuaire du Grand Orient de France pour l’année 1811 ne comporte le nom d’aucune loge exclusivement espagnole, mais il est certain que des Espagnols fréquentent les loges créées par les Français, principalement par les militaires.
22La Note au sujet des Sociétés secrètes en Espagne jusqu’en 1823 et celles de Catalogne en particulier, document conservé dans les archives du Palais Royal à Madrid, donne des précisions sur la composition et les objectifs des loges nouvellement fondées, à l’initiative de l’occupant10.
23Au sein de ces loges, les Espagnols ne peuvent prétendre à un rôle recteur. Bien que constituant une pièce essentielle, puisqu’on les charge de gagner leurs compatriotes à la cause des Français, ils demeurent sous la tutelle des militaires et des fonctionnaires napoléoniens. De là, sans doute, une certaine déception que le Roi Joseph éprouve de son côté. Dans ces conditions, la maçonnerie espagnole pendant les années 1808-1814 n’a aucune chance d’être florissante. Contrairement à ce qu’affirment les écrivains qui détestent la secte, les loges ne peuvent être le lieu de rencontre et de conspiration des libéraux patriotes. Elles ne le sont même pas dans la ville de Cadix “tenue” par les Espagnols les plus réformateurs. A la rigueur, elles auraient pu proliférer dans les régions occupées par les Français, mais les fréquenter alors, c’eût été se déclarer collaborateur et encourir les foudres des “rebelles”.
24Pour toutes ces raisons, il est extrêmement improbable que bon nombre d’Espagnols conduits en France comme prisonniers de guerre ou comme otages aient participé aux activités de la société avant leur déportation.
II – L’ORIENTATION DE LA MAÇONNERIE FRANÇAISE PENDANT LE PREMIER EMPIRE
25Les déportés espagnols ignorent que la Révolution, notamment dans sa phase violente, et la Maçonnerie n’ont pas fait bon ménage. A un certain moment, trois loges seulement restèrent ouvertes. Lorsque la Maçonnerie refait surface, sous le Consulat, elle s’est bien assagie idéologiquement.
26Napoléon n’a aucune sympathie pour elle, mais ses intérêts lui commandent de la ménager et, mieux encore, de s’en servir11.
27C’est précisément l’adhésion passée des maçons à certaines entreprises révolutionnaires qui effraie l’Empereur. Il redoute par-dessus tout que la secte devienne un instrument de combat aux mains des opposants. Par tactique, il choisit de la protéger pour mieux la contrôler.
28Dans l’ouvrage qu’il a consacré à l’Histoire de la Franc-Maçonnerie française, P. Chevallier démontre que la société est si étroitement dirigée par le régime qu’elle ne peut se constituer en foyer de subversion12.
29Sous l’impulsion des notables, les loges se multiplient à travers le pays. J.A. Faucher et A. Richer, auteurs d’une Histoire de la Franc-Maçonnerie en France, avancent qu’en 1810 on compte, pour l’ensemble du pays, 878 loges dont 65 militaires, et en 1813 respectivement 905 et 7313.
30Les loges militaires n’accueillent guère de simples soldats. Elles attirent surtout des officiers dont le dévouement à l’Empire est connu. On voit donc mal comment s’accorderaient en leur sein des Français adorateurs de “l’illustre soldat” et des militaires espagnols qui ont toutes raisons de le détester.
31Et à supposer que des déportés espagnols aient accès aux loges civiles, ils se retrouvent parmi des citoyens amis de l’ordre, peu enclins à comploter et à prendre des risques.
32Certes, toutes les décisions prises par le gouvernement impérial ne peuvent plaire également à l’ensemble des maçons français. Jusqu’à la première abdication de Napoléon, on ne sache pas que les maçons aient osé bouger. Si, au total, ils penchent politiquement, ce serait plutôt du côté du conservatisme royaliste que du côté du libéralisme subversif. Et, comme de juste, ils changent de camp lorsque le régime napoléonien s’effondre. Au moment de l’invasion, les francs-maçons fraternisent avec les soldats alliés et, plus tard, pendant les Cent-Jours, ils suspendent leurs activités. La franc-maçonnerie a choisi de se rallier aux Bourbons replacés sur le trône par les étrangers.
III – L’HYPOTHÈSE DE L’AFFILIATION DES PRISONNIERS ESPAGNOLS
33Sauf à supposer que, par improbable, les déportés espagnols aient constitué des loges ouvertes à eux seuls, coupées des loges françaises – comment le gouvernement l’eût-il admis ? –, ils doivent militer, aux côtés des maçons indigènes, dans un sens qui, s’ils sont patriotes et anti-napoléoniens, heurte de front leurs opinions. Par voie de conséquence, la maçonnerie française a plus de chances de séduire les Espagnols joséphins que les “rebelles”. Pourtant, cette quasi-évidence n’a pas frappé les premiers historiens qui se sont prononcés sur les rapports entretenus par les prisonniers espagnols avec les maçons français. J.L. Comellas cite un ouvrage anonyme, publié à Madrid en 1825 à l’intérieur d’une série intitulée Biblioteca de la Religión, o sea colección de obras contra la incredulidad y errores de estos últimos tiempos, où il est fait allusion au ralliement à la maçonnerie des officiers espagnols, ex-prisonniers en France14.
34Plus près de nous, en 1914, le romancier Pío Baroja apporte un renfort de poids à la thèse selon laquelle les officiers espagnols ont rallié la maçonnerie au cours de leur déportation. S’abritant derrière le témoignage de l’ancien déporté Arteaga, Baroja veut donner à entendre que les plus enragés des Espagnols constitutionnalistes, dont Riego et les frères San Miguel, aimaient à fréquenter les loges pour célébrer les vertus de la Constitution de Cadix, insulter la famille royale espagnole, s’enthousiasmer pour Robespierre et se déclarer partisans de la République.
35Trop heureux de pouvoir se reposer sur l’étonnante révélation d’Arteaga, plusieurs historiens espagnols – et un français au moins15 – ne se sont pas privés de faire leur cette idée que les officiers déportés se nourrissent, au sein des loges françaises, de la pernicieuse doctrine libérale.
36A condition d’admettre que le libéralisme français plus ou moins antinapoléonien et le libéralisme espagnol anti-fernandiste s’allient et choisissent comme terrain d’action, pendant le Premier Empire, le milieu clos des sociétés maçonniques, rien n’empêche d’imaginer, en l’absence de pièces à conviction, que Riego et ses amis libéraux ont participé aux activités de la loge de Chalon. Mais faut-il suivre, les yeux fermés, Gregorio Marañón lorsqu’il déclare dans Españoles fuera de España :
“Dans chaque dépôt de prisonniers, il y avait une loge qui était en relation avec celles de toute l’Europe et c’est de ces loges que sont sortis les hommes qui, plus tard, devaient proclamer la Constitution en Espagne, en 1820, parmi eux, le futur général Riego (...). De ces loges sont également sortis les principaux leaders de l’indépendance américaine”16 ?
37Ce ralliement de Marañón à la thèse que Baroja avait consolidée (alors qu’elle avait été défendue jusque-là par des anti-libéraux) satisfait des historiens portés à voir dans la maçonnerie espagnole une peste venue de France. Ainsi, J.L. Comellas accepte l’idée que les prisonniers revenus dans leur patrie en 1814 ont joué le rôle d’agents d’infection :
“L’esprit révolutionnaire, en effet, fut apporté en grande partie par les ex-prisonniers en provenance de la France qui, là, furent contaminés par la maçonnerie”17.
38J.L. Comellas identifie, en dépit du paradoxe apparent qu’il veut bien admettre, “la maçonnerie vieille, des relations ultramarines et britanniques, un peu dix-huitiémiste, de salon, théorisante, et la maçonnerie jeune et révolutionnaire, d’inspiration française, répandue par Tilly dans les rangs de l’armée et absorbée en France même par les prisonniers qui y séjournèrent”18. Après 1814, l’accord se serait réalisé et la collaboration établie entre la vieille maçonnerie (type Istúriz) et la nouvelle maçonnerie (type Riego), “jeune maçonnerie des ex-prisonniers qui l’avaient importée de France”. Conduit avec doigté, le raisonnement se soutient : l’ennui est que les bases sont fragiles et que les pièces d’archives qui permettraient de transformer l’hypothèse en certitude font défaut ; ou tout au moins, si elles existent, elles nous sont demeurées cachées.
39Les deux seules mentions d’un Espagnol rallié à la maçonnerie – et il s’agit du même individu – se trouvent dans un article de J. Bossu et dans l’ouvrage de P. Chevallier. En 1812, à Besançon, la loge militaire des Amis Fidèles du 5e Régiment d’Artillerie est impliquée dans l’évasion d’un officier espagnol prisonnier, du nom d’Oviedo19.
40En dehors de cela et de deux pièces capitales que nous examinerons plus loin, ni la correspondance saisie sur des prisonniers évadés et repris, ni les rapports des préfets et des maires, ni les lettres de particuliers adressées aux autorités ne font état d’Espagnols récemment initiés ou coupables d’activités subversives conduites à l’abri du secret maçonnique.
41Tout juste les archives parisiennes nous ont-elles permis d’apprendre – et encore l’information est peu sûre, fournie par un habitant béarnais – que l’ancien directeur de la Loterie espagnole, González de Estéfani, avait été vu au bal donné par les Francs-Maçons à Pau, au moment du Carnaval 1811.
IV – DEUX LOGES “AFRANCESADAS” A TRAVERS DES DOCUMENTS INÉDITS
42L’“intronisation” des prisonniers espagnols étant rendue difficile par l’obligation tacite d’accepter le régime impérial ou, du moins, par celle de ne pas travailler à sa perte, on ne serait pas surpris que le recrutement s’opère plus facilement parmi les prisonniers assermentés, c’est-à-dire acquis aux Bonapartes. On songe tout de suite au dépôt de Châlons-sur-Marne qui recevait exclusivement les officiers espagnols soumissionnaires. Or, grâce à un heureux hasard et à la complaisance d’un autre chercheur hispanisant, nous avons pu prendre connaissance du meilleur document dont on puisse rêver : la liste nominative des membres qui, en 1813, composaient la loge Joseph-Napoléon de Châlons-sur-Marne. Comme son nom l’indique, il s’agit, sans qu’il y ait place pour le doute, d’une loge de soumissionnaires. Elle ne comprend que 24 noms (en incluant un officier français), ce qui est peu comparé au nombre – hélas, non précisé, à la même date – d’Espagnols présents au dépôt, à coup sûr supérieur à la centaine.
43Le décompte par grades montre que les officiers de grades élevés y sont plus nombreux que les lieutenants et les sous-lieutenants. La majorité des officiers appartiennent à l’infanterie et sont plutôt jeunes. La remarque la plus intéressante qu’on puisse faire à partir de ce document concerne l’origine des membres de la loge : 10 sur 23 sont Andalous. Est-ce que par hasard les loges de Cadix auraient préparé le terrain et déjà essaimé ?
44Le deuxième document est le “Tableau des FF∴ de la L. Saint Jean régulièrement constituée à l’O. de Saint-Lô, dépôt des offrs espagnols par le G∴ O∴ de F∴ sous le titre distinctif de Joseph Napoléon”. L’état qui date du 2 mai 1814 comporte 66 noms. On remarque tout de suite qu’aux anciens maçons de Châlons-sur-Marne transférés en Normandie sont venus s’ajouter plus de 40 compagnons nouveaux dont il est impossible de savoir s’ils appartenaient précédemment au dépôt champenois ou à d’autres dépôts situés ailleurs en France. A la date du 2 mai 1814, l’ordre de renvoi des prisonniers dans leur patrie est intervenu et l’on peut penser que les 66 officiers sont des assermentés qui ne peuvent franchir la frontière ou qui attendent des jours meilleurs pour le faire. Notre hypothèse selon laquelle une bonne partie des membres de la loge saint-loise est constituée par des adeptes de dernière heure venus de Châlons-sur-Marne ou d’ailleurs est renforcée par le fait que l’on compte parmi eux 19 “apprentis” sur la quarantaine de nouveaux noms.
45Comparée à la première liste étudiée, le tableau de Saint-Lô montre une loge rajeunie, plus “démocratique” (les petits grades y sont beaucoup mieux représentés) et beaucoup moins nettement gaditane.
46Il ne nous échappe pas que les listes des membres espagnols des deux loges maçonniques de Châlons et de Saint-Lô, bien que pièces importantes à nos yeux, ne peuvent se voir conférer une valeur de preuve décisive dans le débat ouvert autour de l’éventuelle adhésion des officiers déportés à cette société secrète. Elles ne fournissent rien d’autre qu’une indication qui, il est vrai, vient illustrer, sinon soutenir, notre raisonnement. Pour parvenir à une conclusion assurée dans l’un ou l’autre sens, il eût fallu disposer de deux types de documents qui, à ce jour, font encore défaut. D’une part, manquent les listes des prisonniers qui, peut-être, ont milité au sein des loges ailleurs qu’en Champagne et dans le Cotentin. D’autre part, on peut escompter, en dépit des faibles probabilités de réussite, que des spécialistes de Baroja pourront mesurer à la suite de multiples et malaisées confrontations de sources le degré de véracité du témoignage livré par Ignacio de Arteaga, dans Los caminos del mundo. En l’état de nos recherches, nous continuons donc à estimer, en admettant même la réalité de l’existence d’une loge espagnole libérale en Côte-d’Or, qu’il est indu, faute d’autres exemples, de conclure au triomphe de cette tendance libéralo-maçonnique parmi les officiers appelés à figurer dans les luttes politiques qui se poursuivent en Espagne au lendemain de la Guerre d’Indépendance.
47Sans même faire un procès d’intention aux historiens et idéologues qui, à l’évidence, trouvaient heureux de pouvoir dévoiler cette union, conclue hors de la Péninsule, entre le jacobinisme français et la maçonnerie espagnole, nous ne croyons pas relancer une polémique en estimant que, de Baroja à Comellas en passant par Menéndez y Pelayo et Marañón, on a plus manié le syllogisme et l’induction que les pièces à conviction.
48Qui plus est, tous ces écrivains espagnols attachés à l’idée que les champions du Constitutionnalisme ont fait leurs premières armes en territoire étranger avaient ou ont contre eux de ne pas connaître de près – entendons au travers de documents écrits – la réalité de la maçonnerie sous le Premier Empire. Les études les plus récentes derrière lesquelles nous nous abritons semblent montrer que les loges sont un milieu peu propice au maniement d’idées subversives. Une collusion entre des étrangers jacobins, pro-révolutionnaires, anti-napoléoniens, et de paisibles et prudents citoyens ralliés au régime impérial est, pour le moins, difficile à concevoir.
Notes de bas de page
1 Cf. Solís (Ramón), El Cádiz de las Cortes, p. 284.
2 “No todos los filósofos son francmasones ; pero todos los francmasones son filósofos o, por mejor decir, sofistas. Humanidad, economia, regeneración, libertad sociable, igualdad, felicidad pública, religión y moral depurada es el lenguaje y estilo favorito de estos impostores incrédulos”, in Herrero (Javier), Los orígenes del pensamiento reaccionario español, p. 254.
3 Cette étude, éditée par le CSIC en 1958, avait reçu le prix Menéndez y Pelayo quatre ans plus tôt.
4 “La afirmación, harto repetida, de que los diputados doceañistas, el Cádiz de las Cortes y, en general, todo el pensamiento liberal de esta época, están dirigidos, si no gobernados, por las logias es completamente errónea”, op. cit., p. 281.
5 Menéndez y Pelayo (Marcelino), op. cit., Edición National de las Obras Complétas, Santander, 1948, t. VI, pp. 36-3 7.
6 Cité par R. Solís, op. cit., p. 284.
7 Zavala (Iris M.), Masones, comuneros y carbonarios, pp. 11-20.
8 “De los cuatro grupos masónicos de Madrid, dos eran patriotas y dos afrancesados”, op. cit., Col. Austral, Espasa-Calpe, p. 57.
9 Cité par LM. Zavala, op. cit., p. 14.
10 “Los militares franceses fueron los apóstoles y propagadores de estos nuevos estable-cimientos (...). Sea el atractivo de la novedad, sea la necesidad de reunirse y estrechar los lazos que existían entre hombres que habían seguido el mismo partido, se vieron apresurarse en las Logias los ministros del nuevo Rey, los Consejeros de Estado, los escritores políticos, y en fin, a todos aquellos que señalados por sus funciones o por sus talentos habían abandonado la causa de la antigua monarquía”, in LM. Zavala, op. cit., p. 221.
11 Cf. Caillé (A.), Napoléon Ier, à propos de la franc-maçonnerie, p. 115.
12 “Elles (les loges) sont presque toujours composées de fonctionnaires et de propriétaires et dirigées par les administrateurs locaux. Elles sont ainsi dans la main du gouvernement et animées par des principes tout à fait conservateurs”, op. cit., t. II, p. 38.
13 Pour ces deux auteurs aussi, “la Maçonnerie est devenue le soutien fidèle et dévoué du pouvoir, le lieu de rencontre des notables et des membres de la bonne société”, op. cit., p. 253.
14 “Los malcontentos, los liberales y mucho oficiales prisioneros, de vuelta a su patria, ayudados por muchos de los jefes afrancesados, organizaron logias independientes (...)”, op. cit., p. 125.
15 Héron Lepper (J.), Les sociétés secrètes, p. 193.
16 “En cada depósito de prisioneros había una logia que se relacionaba con las de toda Europa, y de estas logias salieron los hombres que anos después habían de proclamar la Constitución en España, en 1820 ; entre ellos, el futuro general Riego (...). De estas logias salieron también los principales jefes de la Independencia Americana”, op. cit., p. 48.
17 “El espíritu revolucionario, en efecto, vino dado en gran parte por los ex-prisioneros procedentes de Francia, que allí se contaminaron de masonería”, op. cit., pp. 125-126.
18 “Aparecerá extrano a primera vista que queramos identificar a la masonería vieja, de relaciones ultramarinas y británicas, un tanto dieciochesca, de salón, teorizante, con la masonería joven y revolucionaria, de inspiratión francesa, difundida por Tilly en las filas del ejército y bebida en la propria Francia por los prisioneros que allí estuvieron residiendo”, op. cit., p. 126.
19 Chevallier (Pierre), op. cit., p. 97 – Bossu (Jean), New Documents concerning French prisoner’s lodges.
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