1Á contempler l’Europe en cette fin de vingtième siècle en la comparant avec ce qu’elle était à ses débuts, il apparaît comme une vérité d’évidence que ce vieux continent a profondément changé. Changement dans ses structures étatiques, changement dans ses mentalités, changement dans ses modes de vie, changement enfin et surtout dans les relations qu’entretiennent entre eux les États-Nations qui en font partie. L’idée de rassembler des peuples différents par la langue, les traditions, les cultures en un même ensemble « européen » n’est plus simple utopie.

2Avant la première guerre mondiale, si des visionnaires avaient appelé de leurs vœux la création d’États-Unis d’Europe, si des politiques, des hommes d’affaires avaient entrevu l’utilité d’un dépassement des frontières nationales pour mieux assurer la paix intereuropéenne, pour mieux assurer la croissance, le déclenchement de cette terrible guerre avait ruiné tous ces espoirs. Comme au xix^e siècle - et même davantage encore - au xx^e siècle les guerres et leur continuelle préparation semblaient devoir continuer à rythmer la vie des Européens. Le second conflit mondial (en vérité plus européen que mondial) maintenait, amplifiait même la tradition des affrontements armés, destructeurs quoiqu’accélérateurs de mutations politiques, économiques, sociales.

3L’Allemagne nazie en lançant de pseudo-slogans européens au nom de la défense contre le bolchevisme et contre la ploutocratie juive, alors qu’il s’agissait pour elle d’imposer sa loi à presque tout le continent européen, semblait ajouter une raison complémentaire de refuser toute construction européenne, l’asservissement projeté suscitant à juste titre de profonds réflexes patriotique nationaux.

4Et pourtant ce fut pendant cette guerre, à cause de cette guerre, puis pendant la guerre froide, à cause de cette Guerre Froide, que le processus de l’intégration européenne fut à nouveau envisagé, puis bientôt (dès 1950) mis en route. Les auteurs de ce retour vers l’unité européenne, les acteurs de ce changement pouvaient en effet mesurer concrètement les résultats dramatiques d’un conflit intereuropéen total : ruine matérielles, destructions physiques, secousses morales survenant vingt ans après un premier conflit qui aurait dû être le dernier, à peine le temps d’une génération ! Or parmi ces acteurs - et non des moindres - figuraient des Français. Ceux-ci auraient-ils des raisons particulières de s’engager sur ce chemin malaisé ? Étaient-ils des exceptions au sein d’un pays qui avait fondé son existence, son essence même pourrait-on dire, sur le principe de l’État-Nation hérité de la « Grande Révolution » ?

5La période pendant laquelle commence à se constituer ce qui va devenir la Communauté européenne, correspond en gros à la IV^e République française, soit entre 1945 et 1958. Peut-on parler d’une « mal-aimée » pour caractériser cette défunte république par rapport à celle qui lui succéda et qui dure toujours, la V^e République ? Pour beaucoup en effet les souvenirs qui s’attachent à la France de l’après seconde guerre mondiale sont faits de dédain pour un régime politique faible, inconsistant, aux équipes ministérielles sans cesse faites et défaites, avec des finances et un franc constamment aux abois, des agitations sociales incessantes, en bref une France en déclin ; seule peut-être la modernisation économique réussie, le renouveau démographique marqué, une vie culturelle intense redorent-ils un blason bien terne. Á juste titre cependant les observateurs « neutres » peuvent-ils constater que l’environnement international pesait alors lourdement sur les Français, responsables ou hommes de la rue, sous la forme de la Guerre Froide, assez « chaude », et plus encore sous la forme des guerres dites de « décolonisations », Indochine d’abord, Algérie ensuite, d’où devait venir la fin de ce régime. Comment dans de telles conditions construire non seulement du neuf, mais même de l’extraordinaire puisqu’il s « ’agissait de rien moins que de tourner le dos aux habitudes « nationales » de penser et d’agir dans le cadre hexagonal ?

6Pourtant c’est bien sous l’influence française pour une large part, que la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier fut créée, que la Communauté européenne de Défense fut constituée, puis tuée, que l’Euratom et le Marché commun virent le jour, sans compter avec de nombreux autres projets mort-nés et sans oublier que des associations ou des organisations atlantiques, largement européennes, comme l’OTAN ou l’OECE, avaient en la France un partenaire important, même (et surtout) si celle-ci faisait souvent figure de trublion. Ces brèves remarques faites conduisent tout naturellement à s’interroger sur le rapport qui a pu exister entre cet activisme européen des Français, au moins de certains d’entre eux, et la difficulté d’existence de la IV^e République : serait-ce à cause d’une prise de conscience d’un déclin national que ces acteurs auraient cherché un relais, une compensation, un idéal dans la construction européenne ? Une certaine impuissance de la France, ancienne grande puissance, aurait-elle poussé à des conceptions plus larges, à l’échelle de l’Europe, ou d’une partie de l’Europe, afin d’écarter l’image d’un déclin ? Quitte à répondre positivement aux dominateurs américains désireux de réunir les Européens de l’ouest dans une même défense face à l’URSS et dans un même système économique libéral ouvert, ne fallait-il pas prendre la tête de la croisade européenne afin d’en tirer le maximum d’avantages. Obligé de se retirer de ses territoires coloniaux le pouvoir français pouvait-il trouver des substituts à ses reculs en Asie ou en Afrique sur le territoire européen, non pas évidemment par de nouvelles conquêtes territoriales, mais par une politique d’influence plus en rapport avec les méthodes nouvelles de la diplomatie ?

7C’est à toutes ces questions et à bien d’autres que Gérard Bossuat s’efforce de répondre. Nul mieux que lui n’était bien préparé à l’écriture d’un tel livre : depuis plus de quinze années, à travers ses travaux personnels jalonnés par plusieurs gros livres devenus des « classiques » sur l’histoire de l’intégration européenne, par l’action incessante qu’il a menée à l’Université de Paris-1, tout spécialement à l’Institut Pierre Renouvin, notamment lorsqu’il fut titulaire d’une chaire Jean Monnet, Gérard Bossuat a contribué à faire passer cette histoire du stade primitif au stade évolué, c’est-à-dire la faire passer du temps des mythes, des stéréotypes, - histoire souvent plus légendaire que réelle - à celui d’une histoire construite et solide car reposant sur l’exploitation scientifique des archives, écrites ou orales, sans a-priori, sans complaisance. Il nous avait déjà donné une synthèse remarquable sur les « fondateurs de l’Europe » en 1994 - Il s’était bien gardé de reprendre le terme usé jusqu’à la corde de pères fondateurs - ; le voici plongé dans une autres synthèse-réflexion à propos du rôle particulier de la France et des Français dans l’histoire de la construction européenne. Comme dans ses précédents ouvrages l’auteur part de sa remarquable érudition, fondée sur une bibliographie sans omissions et sur des dépouillements copieux et incessants d’archives françaises et étrangères pour aboutir à de substantielles mises au point et à de claires conclusions ; il a de plus intégré à son travail les résultats nombreux des travaux de maîtrises d’histoire contemporaine qu’ensemble ou séparément nous avions pu diriger à Paris-1 pendant une bonne douzaine d’années. Je me permettrai ici une confidence. C’est en lisant ce livre - et ses notes de bas de pages en particulier - que j’ai eu le sentiment réconfortant, heureux, d’un chantier fécond, celui d’une histoire de l’Europe entendue au sens large entreprise méthodiquement, malgré les difficultés d’accès aux archives au commencement, mais en s’appuyant sur le constant désir des jeunes historiens de mieux connaître un passé proche qui conditionne largement leur vie actuelle. En quinze ans, que de chemin parcouru !

8Commenter le livre de Gérard Bossuat n’aurait aucun sens, tant cet ouvrage est riche, divers, multiple. Il faut le lire pour user de sa sûre information avant que de réfléchir au curieux destin de la France en cette période de la IV^e République. Aujourd’hui la construction européenne est tellement située au centre de nos débats politiques, économiques, sociaux, culturels, qu’elle paraît s’inscrire comme le fil directeur de l’histoire de la fin du xx^e siècle, au moins pour les Européens. Un processus inéluctable ? Un passage obligé ? Á trop vouloir éclairer le passé par le présent ne perd-on pas les justes perspectives ?

9Gérard Bossuat démontre bien que les acteurs français de la IV^e République n’obéissaient pas à un idéal européen, à des conceptions d’ensemble préétablies, mais aux fortes contraintes de ce temps. « Ce pas décisif (vers l’Europe communautaire) été fait sous l’aiguillon de la nécessité plus que par une inclinaison naturelle... Il n’y a pas de grand dessein européen utopique chez les gouvernements français » (p. 443). Selon lui, les politiques, les hauts fonctionnaires tentaient de trouver des solutions partielles, successives, pratiques, capables de répondre à trois impératifs supérieurs, la sécurité, le rang, l’idéal. Des solutions « européennes » pouvaient en effet assurer la sécurité, face à l’Allemagne par exemple, autant que face à la Russie ; elles pouvaient redonner un rang à la France en lui procurant un surcroît de puissance face aux supergrands ; elles pouvaient satisfaire un idéal national d’indépendance. Le volontarisme pro-européen des Français cachait donc une adaptation habile aux menaces de l’époque ; se couler dans le moule européen pour mieux sauvegarder des intérêts nationaux ? Pourquoi pas.

10Il reste cependant un domaine où la France est rentrée à reculons dans la construction européenne, celui du Marché commun ; le moins que l’on puisse dire c’est que les responsables français, État comme entreprises, ont dans l’ensemble été peu portés à s’engager résolument dans ce processus d’ouverture des frontières économiques, de libéralisme concurrentiel, même si, au bout du compte, même le général de Gaulle a accepté de se rallier à cette création au début de la V^e République. Or c’est bien le Marché commun qui a façonné pour longtemps la physionomie dominante de l’intégration européenne ; il répondait bien aux vues et aux vœux des tenants du libéralisme souvent exprimés par les représentants du Benelux, souvent soutenus sur ces points par les représentants allemands ; dés lors, dans quelle mesure ce type de constructions européennes répondait-il aux aspirations des Français de l’époque ? N’est-ce pas dans le domaine économique que l’écart entre les objectifs français et ceux des autres partenaires est alors le plus large ? En voulant user à des fins surtout politiques une construction fondamentalement économique ne commettait-on pas une erreur d’appréciation gênante pour le futur ? Á moins que l’économie française engagée dans la voie du libéralisme, s’alignant en somme sur ses voisins, ne pousse la France vers une Europe qu’elle ne souhaitait pas vraiment. Quand on sait l’importance du dirigisme dans la France de la IV^e République, le rôle du secteur public, des entreprises nationalisées, ne devait-il pas exister un complet changement des habitudes et des méthodes françaises pour vraiment s’intégrer dans l’Europe en construction ? L’Europe des Français était-elle véritablement celle qui était en train de se mettre en place ? On en peut douter. Pendant la IV^e République l’Europe des Français répondait certes aux impératifs politiques et militaires de la France plongée dans la Guerre Froide et la décolonisation ; il est moins sûr que leur adhésion ait été aussi poussée vis-à-vis d’une Europe capitaliste - libérale. On a sans doute - volontairement ou non - sacrifié les équilibres ou orientations économiques et sociales issues des mutations de l’immédiat après-guerre (planification « à la française », nationalisation des banques de dépôts ou des industries de base), aux objectifs de puissance politique (le rang) et de sécurité ; on s’est ralliés aux orientations-traditions de nos voisins-partenaires. On pensait ainsi assurer la paix et la sécurité dans un monde incertain ; à considérer le long terme la réussite est évidente. Mais peut-on en dire autant sur les plans économique et social ? Devant les réactions actuelles d’impatience, d’incompréhension, de rejet même des Français vis-à-vis des directives « libérales », dites de Bruxelles, il semble bien que l’écart se creuse entre les structures économiques et sociales de l’Union européenne et ce que furent les idéaux proclamés et partiellement élaborés des Français en ces domaines au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Au temps des trente Glorieuses tous pouvaient communier dans une croissance soutenue, libéraux ou dirigistes, partisans d’un État fort ou d’entreprises libres ; en temps de crise ou de chômage prolongé, la fracture entre une certaine Europe des Français, celle du libéralisme « encadré », et l’Europe des Britanniques celle du pur libéralisme, ne laisse pas d’inquiéter.

11Au bout du compte l’Europe actuelle est-elle vraiment l’Europe des Français ?