« Permanences de longue durée, les structures restent à l’arrière-plan d’une histoire dominée et fascinée par la conjoncture. La conjonctur […] consti tue pour E. Labrousse le champ privilé gié d’une histoire à laquelle l’annalyse des fluctuations économiques a donné la maîtrise du temps ».
La Nouvelle histoire, p. 303.

« Les changements survenus sur le « front » du froment, qui entraînent une redistribution de sa culture, et un remodelage des régions concernées, affectent profondément les campagnes françaises ».
R. LAURENT1

1A la fois puissant stimulant de la production agricole, et baromètre témoignant de l’optimisme ou du pessimisme du marché, le rôle des prix acquiert toute sa dimension lors de l’ouverture des marchés, dans le cadre d’une économie libérale, où le jeu se fonde sur la règle de l’offre et de la demande. En effet, alors que l’image des campagnes roussillonnaises demeurait encore, vers la mi-siècle, très proche de celle du passé, se préparait une mutation profonde dont l’instrument devait être le rail : tandis qu’il suscitait amusement et curiosité, ou qu’il déchaînait passions et rivalités, il bouleversait les esprits et les choses en donnant au monde une dimension raccourcie.

1. L’ouverture des marchés et ses conséquences

a) De nouveaux horizons

– Les chemins vicinaux

2La majorité des transports cessèrent de se faire à dos d’homme ou à bât dès que la création des chemins vicinaux encouragea la diffusion des charrettes ; en 1852, le préfet signalait que « seuls quelques tronçons de ces chemins étaient entrepris dans la plaine »2 : le réseau vicinal se mettait lentement en place.

3État du réseau en 18663 :

4Il semble d’ailleurs que les chemins d’exploitation appartenant à un syndic de propriétaires intéressés, et entretenus à leurs frais, ne soient pas connus dans le département4.

5La IIJeme République fit de gros efforts pour développer cette œuvre de désenclavement vicinal.

6Il fallut la loi du 12 mars 1880, offrant aux départements et communes de substanciels avantages financiers pour la construction des chemins, pour que leur ouverture s’accélérât5.

7constituent le réseau vicinal qui se perfectionna jusqu’à la seconde guerre mondiale6.

8Plus spectaculaire avait été la construction du chemin de fer.

- L’ère du rai ! : un marché commun national

9La voie ferrée ne faillit pas à son rôle en Roussillon : en 1858, le rail desservait Perpignan, dont la gare d’abord située au Vernet se localisait dès le mois de juillet sur son emplacement actuel ; en 1866, Collioure accueillait son premier train ; Port-Vendres l’année suivante ; l’inauguration eut lieu à Banyuls en 1875, et trois ans plus tard, la jonction était faite avec l’Espagne. Ce calendrier relatif à la côte, et établi par la Compagnie du Midi, gomme tractations financières, retards houleux et remaniements de projets.

10Des accords conclus entre l’État, la Compagnie du Midi et le ministère des Travaux Publics, en 1883, il ressort que le but premier du chemin de fer fut de desservir les centres industriels : les montagnes de l’arrondissement de Prades, véritables montagnes de fer étaient au cœur de ce réseau. La Société des Mines, Forges, Hauts-Fourneaux de La Nouvelle s’y était intéressée dès 1861 : elle exploitait des mines dans les Pyrénées-Orientales, en exportait le minerai par son port déjà relié à Perpignan, le tronçon Perpignan-Prades était pour elle d’un intérêt vital. En 1895, la ligne desservait Villefranche, en raison de la présence à proximité du centre sidérurgique de Ria : « C’est donc accidentellement et accessoirement que le chemin de fer favorisa le développement de l’agriculture »7.

11La pénétration ferroviaire se heurta, dans les régions montagneuses, à de nombreux obstacles : l’ouverture du tunnel de Puymorens, la rampe cerdane qui monte jusqu’à 1591 mètres sans crémaillère sur seize kilomètres, quatorze souterrains et de nombreux passages supérieurs dont les magnifiques viaducs de Fontpédrouze et Lacassagne ; le recours à la traction électrique s’avéra indispensable dès 19028. Les hauts massifs offraient des hauteurs de chute tout à fait remarquables ; les lacs du Carlit constituaient l’essentiel des réservoirs.

12Ce n’est qu’en 1910 que la voie ferrée atteignit Mont-Louis, en 1911 Bourg-Madame ; en 1927 La Tour-de-Carol se branchait à la rencontre du transpyrénéen Toulouse-Barcelone. La première convention pour les lignes du Somport et d’Ax-les-Thermes-Ripoll fut signée en 1904.

13Dans le Vallespir, la ligne Elne-Céret était inaugurée en 1889 ; elle atteignait Arles en 1898. Dans la vallée de l’Agly, Saint-Paul de Fenouillet était reliée à Rivesaltes en 1901, et deux ans plus tard la liaison était assurée avec Quillan dans l’Aude.

14Au total, deux cent quarante kilomètres exploités par la Compagnie du Midi sillonnaient le département des Pyrénées-Orientales auxquels s’ajoutent quelques dizaines de kilomètres d’intérêt local construits par le département et concédés à la Société anonyme des Chemins de Fer des Pyrénées-Orientales : Perpignan-Le Barcarès ; Pia-Baixas ; Perpignan-Thuir ; Arles-Prats-de-Mollo ouverts de 1910 à 1913.

15Anomalies et incohérences caractérisèrent les barêmes et la politique des compagnies : à la fin du XIX^eme siècle, une tonne de marchandises empruntant la ligne La Nouvelle-Bordeaux (quatre cent vingt-quatre kilomètres) payait dix francs ; elle avait acquitté cinq francs quatre-vingt-cinq centimes pour parcourir les quarante-trois kilomètres qui séparent Perpignan de La Nouvelle. La surévaluation des tarifs pouvait être destinée à rembourser le financement de la construction de la voie qui desservait la Cerdagne.

16Les vins empruntèrent les trains de façon massive à partir de 1879 : « La Compagnie du Midi a été surprise par cet accroissement des transports et des encombrements ont été signalés dans les gares de Rivesaltes, Perpignan, Port-Vendres ; l’administration a signalé à la Compagnie du Midi une deuxième voie entre Port-Vendres et La Nouvelle »9.

17Par ailleurs, le rôle de la mer n’était pas encore évalué à sa juste valeur : certes Port-Vendres ne pouvait pas manquer d’être desservi par la voie routière et ferroviaire10, mais il restait un point stratégique avant d’être centre commercial ; la conquête de l’Algérie11 le transformait en un débouché colonial12 : les travaux d’agrandissement, la desserte du port lui donnèrent définitivement la suprématie sur Collioure dont il était encore l’annexe au XVIII^eme siècle13, Collioure n’en fut pas pour autant délaissée par l’infrastructure routière, ni ferroviaire14.

18Le département pourtant maritime des Pyrénées-Orientales, restait une région continentale, assurant l’essentiel de ses liaisons par routes et voies ferrées. Grâce à leur existence irradiante, le Roussillon se trouvait pour la première fois relié aux régions voisines de façon régulière et permanente, il s’intégrait dans le cadre national pour recevoir plus facilement les denrées commercialisées ailleurs : la plaine était bien plus favorisée que la montagne pour réaliser cette intégration, mais elle devait apprendre à commercialiser les siennes. Les mutations culturales précédèrent toutefois de quelques années la révolution ferroviaire qui les accélèrent par la suite, ce qui tend à prouver que le rail n’est pas l’élément premier dans l’ouverture des marchés, mais qu’il en devenait le facteur décisif.

– Les tendances libre-échangistes

19Sous l’Empire comme sous l’Ancien Régime, la situation céréalière était restée préoccupante, et avait continué à être l’objet d’une grande sollicitude de la part du gouvernement ; l’arrivée des blés étrangers et la chute des prix, dès 1817, provoquèrent l’institution de l’échelle mobile (1819-1821), véritable coup d’arrêt porté aux importations de céréales.

20Les vins en général, et en particulier ceux du Roussillon, avaient souffert des vicissitudes commerciales dans la première moitié du XIX^eme siècle. Aussi les vins de premier cru, tels que les aimaient et les recherchaient les Anglais n’ont jamais été expédiés pour l’Angleterre sous leur véritable nom : achetés par les Espagnols ou les Anglais, naturalisés en Espagne, transportés à la faveur d’une fausse déclaration dans les îles de Jersey ou de Guernesey, ils en sortaient sous des dénominations espagnoles ou portugaises15. Ceci, parce qu’ils étaient frappés de droits les rendant prohibitifs et les obligeant à ces « déguisements fâcheux » ; négociants et viticulteurs avaient multiplié les plaintes dans les années 184016.

21Les décrets de 1852 et 1853 assouplirent le protectionnisme par des mesures partielles ; le traité de 1860 conclu entre la France et la Grande-Bretagne consacra le premier pas libre-échangiste : les années suivantes, des traités de commerce furent conclus avec la plupart des autres pays européens ; l’échelle mobile sur les blés fut abolie en 1861 ; la même année la liberté de commerce fut accordée aux colonies. Cette marche vers le libre-échange était remise partiellement en cause en 1872, après la chute de l’Empire, et beaucoup plus radicalement après 1880, quand revinrent des temps économiques difficiles17. Il est bien connu que le bonheur des uns ne fait pas toujours celui des autres, et la politique libre-échangiste n’avait pu durer que le temps de la prospérité impériale, la parole des viticulteurs méridionaux ne faisant pas la loi dans un pays par ailleurs céréalier et en voie d’industrialisation.

b) Les mutations culturales dans une économie d’échanges

- La condamnation de la polyculture et de l’élevage

22L’évolution des terres porteuses de céréales se présente, au XIX^eme siècle, comme l’histoire d’un déclin. Sous l’Ancien Régime, l’appât du gain avait déjà provoqué une brèche dans le système agricole imposé par nécessité vitale ; la vigne allait emporter la forteresse céréalière et la ruiner à l’époque contemporaine.

• Les prix : test économique d’une culture

23L’étude des prix du blé permet de saisir la relation entre prix national et prix départemental, afin de déceler un éventuel lien de cause à effet entre la dynamique du prix du blé et celle de la superficie emblavée18.

24Au début du XIX^eme siècle, la différence de niveau du prix d’un hectolitre de froment accuse de fortes amplitudes d’un département à l’autre : la géographie des prix situe le département des Pyrénées-Orientales dans une zone de hauts prix de 1801 à 1819 :

25L’écart entre prix départemental moyen annuel le plus bas et le plus haut est de l’ordre de 200 % en 1801, 1804, 1810 ; il dépasse encore 100 % en 1811, 1814, 1815, 1819 les records de cherté sont battus dans la France du Sud-Est, où la production est régulièrement insuffisante. R. Laurent repère dans cette distribution géographique une analogie avec les cartes du prix du setier de froment en 1757 et 1768, établies par M. Morineau19 : le pôle de cherté que constitue le Roussillon revêt une existence séculaire en raison de ses conditions pédologiques, climatiques et économiques.

26Le début du siècle est l’époque des extrêmes, le prix varie en Roussillon de dix-huit francs en 1809 à trente-neuf francs en 1812, de vingt-six francs en 1815 à trente-huit francs en 1817, cette flambée des prix étant l’indice d’un profit pour les gros producteurs, mais d’un malaise pour ceux qui achètent le pain, et pour les viticulteurs qui ne produisent pas un peu de blé.

27Les écarts annuels s’atténuent après 1820 : le prix oscille de 1820 à 1850 entre dix-sept (1826) et vingt-quatre francs (1830 ; 1847), tandis que le prix national variait entre quinze francs (1822 ; 1825 ; 1834 ; 1835) et vingt-deux francs (1828 à 1831).

28Quelques années de hauts prix réapparaissent après 1850 : de 1854 à _1857, les prix varient entre vingt-six et trente francs. Une nouvelle phase conjoncturelle s’ouvrait, celle où les prix s’orientaient nettement dans un mouvement cyclique à la hausse. Cette tendance fut quelquefois contrariée par la politique douanière, et notamment dans le domaine céréalier ; la concurrence étrangère se traduisit, autour de 1860, par une baisse des prix20.

29Au cours de ces variations, la hausse des prix se fait moins violemment en Roussillon, déjà pays de hauts prix, qu’ailleurs « les arrivages des grains et autres farineux font fléchir les prix »21.

30Le champ de dispersion des prix départementaux se réduit, « La révolution ferroviaire pousse au nivellement des prix : de 1861 à 1870, 84 % des moyennes nationales des prix départementaux se trouvent rassemblés entre vingt et vingt-trois francs l’hectolitre. Jamais auparavant les marges n’avaient été aussi étroites. La dispersion est réduite de près de trois fois par rapport à 1801-1810 ; c’est la manière pour les prix du froment de s’adapter aux conditions nouvelles du marché : ils s’uniformisent »22. L’ouverture du marché au grand commerce international du blé était un facteur de régulation des prix.

31Ainsi, dans les Pyrénées-Orientales, la culture du blé s’avérait-elle être de moins en moins rentable, et subissait-elle la dure concurrence des blés étrangers au département. Le prix du blé roussillonnais était devenu favorable au marché de consommation, tandis qu’il décourageait la production : les Pyrénées-Orientales, et le Sud-Est en général, ressentirent à un degré moindre que d’autres régions la crise de 1845-1848, car pour la première fois dans l’histoire des prix locaux, ceux-ci étaient inférieurs au prix moyen national23 ; la flotte du marchand Durand entretenait alors des relations maintenues étroites avec Odessa24. La crise de 1856, due à une production inférieure de moitié à celle d’une année moyenne ouvrait définitivement le marché local aux blés « exotiques » débarqués à Marseille25. L’arrivée régulière des blés étrangers limitait les effets des variations des récoltes locales, et constituait une protection contre les crises cycliques. Sous le Second Empire, les blés arrivèrent régulièrement de l’étranger, tandis que « les farines falsifiées provenaient des Bouches-du-Rhône, de l’Hérault et de l’Aude »26.

32Tandis que se réalisait une économie ouverte à la concurrence, que cessait la dépendance des subsistances vis-à-vis des récoltes locales, le niveau des prix se révélait décisif pour l’avenir de la culture du froment. Or, l’alignement du prix du blé s’avéra être une bonne affaire pour les régions traditionnellement grosses productrices et qui, jusqu’au milieu du XIX^eme siècle, souffrirent d’un manque de débouchés ; il fut désastreux pour les céréaliers méridionaux qui ne purent compenser la baisse de leurs revenus par un accroissement de la production sur un sol et sous un climat nourriciers, mais non favorables à la pléthore céréalière. Les rendements sont ici séculairement inférieurs aux régions du Nord. L’infériorité se retrouve dans le domaine de la productivité, défavorisée dans les régions de petites propriétés par la taille des exploitations et la faible diffusion du machinisme. Le préfet, en soulignant les méfaits des arrivages des grains, ajoutait : « Les rendements, peu rémunérateurs, font que les préférences se portent sur la culture de la vigne »27.

33La vigne bénéficiait désormais de la liberté d’expansion tant souhaitée au XVIII^eme siècle, elle jouissait déjà d’un grand prestige auprès des petits cultivateurs et son « grand envol » se réalisa lorsque la « tyrannie des prix du blé » lui consacra les terres les plus plantureuses de la plaine roussillonnaise : sous le Second Empire, la reconversion était quasi totale dans les cantons d’Argelès, de Thuir et autres ; la céréaliculture n’était plus que le souvenir d’une agriculture d’un autre temps.

34La répartition des cultures, remise en cause, avait exigé et obtenait une reconversion tandis que s’effaçait le spectre de la disette : les céréales non seulement n’étaient plus rentables, mais elles n’étaient plus nécessaires. Le Roussillon pouvait s’engager sur la voie de la spécialisation viticole.

• La débâcle céréalière dans la plaine

35Le mouvement des terres labourables annonce le dépérissement de la céréaliculture au niveau départemental :

36Il est regrettable que ces statistiques ne fournissent pas de détails pour les diverses régions ; le seul recours qui s’offre est celui des relevés cadastraux 1820-191029.

37La jachère entamait elle aussi un recul de la part qu’elle occupait de ces terres :

38en faveur de la superficie réellement cultivée.

39Les superficies consacrées aux céréales semblent se maintenir, mais cette apparente permanence cache le jeu complexe de chacune des céréales : tandis que le méteil et le froment accusent un net recul, le sarrasin subsiste (notamment dans le Vallespir) ; le seigle, le maïs et l’avoine enregistrent une expansion : le maïs à titre de nouveauté grâce à l’irrigation, l’avoine parce qu’utile pour la nourriture des chevaux.

40L’évolution de la production se calque sur celle des superficies ; l’amélioration des rendements se faisant d’une manière trop lente pour neutraliser les effets de la superficie, au moins jusque dans les années 1860. Le réajustement qui se produit au niveau des variétés de céréales traduit la diversité des évolutions régionales : le recul du froment est un indice de la « décéréalisation » de la plaine ; les progrès du seigle, de l’intensification de la céréaliculture dans les hauts pays : ceux-ci gagnent même la course engagée pour les rendements.

41Sous le Second Empire, tandis que la production céréalière était déficitaire pour l’ensemble du département, la situation se redressait dans les hauts pays, un excédent de seigle était même exporté dans l’Ariège lors des bonnes années à partir de l’arrondissement de Prades ; dans le Capcir, la Cerdagne « les ressources étaient plus que suffisantes pour les besoins de ces contrées »31. Le début de l’exode rural renvoyait aux friches les terres les plus pauvres, les régions de montagne misaient sur la culture céréalière à l’heure de la spécialisation agricole : le seigle et l’avoine ressortirent vainqueurs de cette évolution.

42Dans la plaine, les superficies consacrées au froment s’évanouirent comme une peau de chagrin : les moulins à farine, encore nombreux en 185132, tournèrent désormais pour les boulangers : en 1856 « le cultivateur ne fait même plus sa provision pour faire moudre ; il achète la farine et même le pain »33. Seuls les montagnards continuaient à pétrir leur pain ; pour les autres, le rituel de la fabrication de léur pain quotidien faisait place à une nouvelle opération commerciale, laquelle ne devait pas tarder à s’avérer rentable. Le pain devenait une denrée industrielle, mais continuait à symboliser l’essentiel de la nourriture populaire34.

SUPERFICIE DES DIVERSES CEREALES (en valeur absolue)

PRODUCTION DES CEREALES (en valeur absolue)

43La reconversion culturale s’annonce donc subtile et nuancée ; elle se fit dans la plaine roussillonnaise au détriment des céréales. Mais, affirmer pour cela que les conditions naturelles ne lui convenaient pas, n’est pas exact, la nature est moins exigente que ce qu’on le dit, à l’ère de la rentabilité et de la productivité. Cependant l’avenir semblait sourire à la vigne et non aux céréales.

• Les mutations de l’élevage

44De la même façon, l’élevage entamait une profonde mutation. Le troupeau, « élément d’équilibre »35 dans l’économie et la société traditionnelles, diminuait dans la plaine dès le « second dix-neuvième siècle » ; le bas-pays restait encore le complément de la montagne en matière de transhumance mais, au XX^eme siècle, il lui donnait le coup d’arrêt36, tandis que la vocation pastorale de la montagne s’affirmait et concernait désormais la Cerdagne, le Capcir, le Haut Confient et le Haut Vallespir. Tout se passait comme si les activités économiques désuètes, ou non assimilées, étaient rejetées : « L’agriculture repoussait l’élevage sur les sommets »37.

45En se déplaçant, l’élevage se modifiait : les bovins furent plus prisés que les ovins, les brebis et les agneaux préférés aux moutons dès que la consommation de viande et de lait se développa ; la laine n’était plus, comme au XVIII^eme siècle, « la meilleure de France »38 et son prix s’était effondré lors de la suppression des droits commerciaux protecteurs (1860- 1870)39. A noter cependant que les améliorations progressèrent lentement. La bergerie impériale créée à Perpignan en 180840 pour l’acclimatation des mérinos ne dura qu’un demi-siècle ; le dépôt de mulets, ouvert à Perpignan en 1828, ne cessait de s’appauvrir au XIX^eme siècle, lorsque les agriculteurs remplacèrent les mulets par les chevaux ; la Cerdagne conserva toutefois le monopole de leur production. Jusqu’à la fin du XIX^eme siècle, l’espèce bovine n’appartint à aucune race pure, et fut qualifiée « du pays » ; ce n’est qu’à partir des dernières années du XIX^eme siècle que furent introduites, successivement, les races carolaise, gasconne à muqueuses noires, et enfin Schwytz. Dans la plaine, la tendance fut alors à l’entretien des bovins en stabulation permanente par des laitiers nourrisseurs installés à Perpignan, Rivesaltes, Port-Vendres, Argelès, Cerbère, Thuir ; seule la commune de Rivesaltes conserva ses ovins qui se nourrissaient sur les landes côtières. La présence de la Cavalerie et la politique militaire expliquent à elles seules la relative prospérité de l’élevage des chevaux41. La police sanitaire ne réussit pas à vaincre les épizooties42, l’alimentation restait insuffisante et la « captivité hivernale »43 souvent meurtrière.

46Les cultures fourragères profitèrent peu des terres perdues par les céréales ; les prairies naturelles eurent rarement la faveur des agriculteurs, et seules les terres incultes fournissaient l’essentiel de la nourriture ; la vaine pâture fut maintenue après la loi du 9 juillet 1889, lorsque les conseillers municipaux en réclamèrent le maintien. Le mode de jouissance des biens communaux fut alors réglé par le Conseil municipal après approbation du préfet, et le droit de pâturage reconnu à tous les habitants de la commune. La Révolution, aussi hostile qu’elle fût au régime de la propriété indivise, ne l’avait pas détruite là où les communaux constituaient un des fondements de l’élevage.

47L’élevage, activité ancestrale, désertait la plaine ; la céréaliculture y était en souffrance pour n’être pas suffisamment rémunératrice ; la vigne avait triomphé de ses ennemis de l’Ancien Régime : les pasteurs et les lois protectrices des céréales.

– L’élan conquérant de la vigne

48Fleuron de la civilisation gréco-latine, la vigne s’était perpétuée sur les bords de la Méditerranée et, dès le XVII^eme siècle, son extension avait été guidée par les possibilités de transport : elle avait affecté « la plaine du Roussillon de part et d’autre de Perpignan et sur la côte des Albères de Collioure à Banyuls »44. Mais malgré cet essor, la vigne n’était encore dans la première moitié du XIX^eme siècle qu’un élément de polyculture au sein d’une économie encore repliée sur elle-même ; vers la mi-siècle, le Languedoc-Roussillon s’apprêtait à devenir un grand vignoble de masse. La réputation du vin de Rivesaltes n’allait plus à elle seule caractériser la viticulture roussillonnaise qui avait acquis ses lettres de noblesse avec les vignobles de cru. C’est un précédent que les Catalans s’efforceraient de ne pas oublier.

• Conquêtes territoriales de la vigne

49Vers la mi-siècle, se produit le premier décrochement annonciateur de la mutation qui allait s’opérer à partir de la polyculture, et dans la voie de la monoculture :

50tandis que s’ouvrait le marché national.

51L’extension des superficies se poursuit :

52Ainsi la vigne est-elle incontestablement la grande bénéficiaire du profond bouleversement cultural du XIX^eme siècle. Variées, les conditions géologiques du Roussillon sont, dans l’ensemble, favorables à la vigne : l’ensoleillement et le degré hygrométrique de l’air la comblent ; un immense champ s’ouvrait à elle : elle s’y implantait avec les nuances qui en font son originalité et sa richesse. Elle put gagner alors des zones jusque là restées incultes, et vouées à la garrigue, s’accomodant de toute espèce de terrain à condition qu’il ne retienne pas l’eau à sa racine ou ne l’abreuve pas d’eaux stagnantes ; son terrain de prédilection est toutefois de nature argilo-calcaire, et coloré par le péroxyde de fer. Jefferson, ambassadeur des États-Unis auprès de la Cour de Versailles, avait déjà noté, en 1785, que la vigne rendait prospères des contrées que la nature avait dotées d’un sol pauvre, et poussait sur des terres incapables de porter une autre culture45. Ainsi s’offrait une chance inouie pour les terres à l’aspre que n’atteignaient pas les bienfaits de l’irrigation, de s’adonner à une industrie lucrative qui leur avait été jusqu’ici refusée46. Si les sols granitiques donnent des vins fins en petite quantité, les terres franches de la plaine, composées d’argile et dotées d’un sous-sol profond, sont susceptibles de produire du vin en grande quantité : la vigne colonisait le champ abandonné par le blé.

53Dès la mi-siècle, la vigne dévalait les pentes des Corbières, allait à la conquête de la plaine de la Salanque jusqu’aux Aspres, remontait les vallées de la Têt et de l’Agly, grimpait depuis la mer jusqu’aux flancs des Albères. Que d’espoirs pour les cultivateurs de la plaine, et de rêves pour ceux des garrigues devant « ces ceps étroits aux bras maigres, comme sacrifiés sur leur calvaire de schistes, tendant, au bout de leurs branches tordues, la grappe, avec ce geste de vierges qui offrent entre leurs mains leur cœur sanglant et qui offrent, du berceau même de la terre, ce vin de velours et de flamme, ce vin qui contient au fond des ténébreuses bouteilles, l’âme des étés défunts »47.

54Le glacis de cailloutis quaternaires et d’éboulis calcaires descendant des Corbières devint un haut-lieu de la viticulture : le sol rouge sur alluvions fertiles des terroirs de Rivesaltes, Salses, Baixas, Espira-de-l’Agly, Tautavel, Estagel, Montner, Opoul et Maury se livrèrent à la production de vins doux corsés appréciés pour leur robe et leur couleur, se distinguant en vieillissant par leur finesse et leur teinte dorée.

55Les marnes schisteuses de la vallée de l’Agly accueillirent la vigne qui déborda même au sud sur les premières pentes du massif granitique de l’Agly.

56La plaine était au cœur de son royaume : la vallée de la Têt, au centre, lui offrait les coteaux des riches terroirs de Corneilla-de-la-Rivière, Pézilla, Villeneuve, Millas pour la production de vins moyens ; plus au nord, la Salanque, aux alluvions fines alimentées par plusieurs nappes d’eau, de Torreilles à Saint-Hippolyte, s’adonnait à la production de petits vins. Au sud, portant le nom symbolique d’Aspres, un autre glacis formé de cailloutis et de limons jaunes fluvio-terrestres et découpé en terrasses, se couvrait de vignes. Leur production, riche en couleur et tanin, titrait en moyenne 12° pour un rendement de cinquante hectolitres à l’hectare. Ainsi, dans la vallée du Réart, de nombreux vignobles ont-ils été créés, et donnent aujourd’hui de l’importance aux communes de Pollestres, Villemolaque, Banyuls-dels-Aspres, Bages et Montescot48.

57Il faut ajouter Trouillas et Ponteilla à la conquête du vignoble qui s’élançait alors vers Sorède, Saint-André et Palau, pour assurer la transition avec celui situé au pied des Pyrénées, dans les terrains pierreux au sol squelettique et à peu de distance de la mer, produisant des vins généreux aux grandes vertus toniques.

58De 1850 à 1880, les murettes escaladèrent toutes les pentes des Albères, recouvrant la côte rocheuse depuis le Racou jusqu’à Cerbère. « Les murettes en pierre sèche, les feixes, suivirent les courbes de niveau avec cependant une légère pente longitudinale vers les rigoles d’écoulement ; ces terrasses aménagèrent les pentes les plus raides ; leur largeur dépendait de la pente ; cinq à sept mètres pour une pente de 25 %, deux à trois mètres pour 45 %, un mètre cinquante à deux mètres pour 50 % »49. Le labeur était rude dans ces vignes : la terre, régulièrement remontée à dos d’hommes, les terrasses soigneusement entretenues ainsi que leurs rigoles destinées à recevoir et à canaliser les eaux d’orage, et pour servir de chemins durant la saison sèche. Toutes les autres cultures régressaient : la plaine et les Corbières enregistraient un spectaculaire déclin de la culture fruitière dans les communes qui, en 1820, associaient vignes et vergers50 ; par la suite, leurs agriculteurs remplacèrent les arbres par les ceps, misant sur le caractère rémunérateur de la vigne ; l’arrachage des oliviers, d’ailleurs souvent victimes de maladies, fut mené à vive allure puisque l’on vit « de toutes parts grand nombre de propriétaires arracher les oliviers qu’ils remplacent par des vignes dont le revenu est pour moment plus considérable et plus certain »51.

59En contre-partie, la dialectique économique fit que l’invasion des régions aux larges possibilités viticoles, jouissant d’une position géographique favorable, ruinât les centres qui jusque là jouissaient d’une « rente de position » en raison de la difficulté des échanges. C’est le cas du Conflent, pays de contact entre la plaine et la montagne, vendant à la Cerdagne le vin produit localement en échange des céréales, qui se vit obligé d’arracher ses vignes tuées par la concurrence des plantations roussillonnaises. Il en est de même pour le Vallespir et les Fenouillèdes, régions montagneuses, où « la piquette ne serait plus tirée » : il se produisit un réajustement local du vignoble en rapport avec les nouvelles conditions économiques. Le but essentiel de la production devenait la vente ; la petite production marchande se généralisait.

• L’ivresse économique des viticulteurs

60La vigne suscitait d’autant plus d’espoir qu’elle s’avérait généreuse.

Le rapport travail-gain :

61Déjà pour l’Ancien Régime, il a été dit « qu’un arpent de pierraille métamorphosé en vignoble et cultivé à la main donne un poids de vin presque trois fois supérieur au poids de pain qu’extrait d’une terre labourable moyenne le travail couplé de l’homme et du cheval » et que « le vigneron reçoit mille huit cents livres tandis que le laboureur n’en reçoit que sept cents »52. Alors le viticulteur est bien « un capitaliste sans capital », et les régions viticoles peuvent abriter une poussière d’entreprises à but lucratif. Cette analyse faite à la fin du XVIII^eme siècle se renforce au moment où la spéculation basée sur la vigne bat son plein dans les régions viticoles, et en particulier les Pyrénées-Orientales. L’essentiel de la production est en effet commercialisé, car on ne boit pas sa vendange comme on mange sa moisson, et la rétention familiale est faible : le moteur de la production est incontestablement le profit dans un domaine où les frais de culture peuvent être réduits à l’extrême. La statistique de 1876 les détaille pour un hectare :

SUPERFICIE ET RENDEMENT DE LA VIGNE - INDICES -

PRODUCTION DE VIN (EN VALEUR ABSOLUE)

62Les travaux continuaient à se faire habituellement à la main, ou à l’aide d’instruments très simples ; la main-d’œuvre restait essentiellement familiale, dans le cadre des petites exploitations. L’essentiel du produit de la récolte était donc reconvertible, d’autant plus totalement que l’exploitation était réduite, en pouvoir d’achat ; le viticulteur en faisait deux parts : celle destinée à pourvoir aux dépenses quotidiennes du ménage, et celle qui devait servir à agrandir le patrimoine foncier ; le vigneron avait l’âme d’un entrepreneur. Plus le coût de production est faible, et plus le bénéfice est grand ; c’est le cas dans les décennies du milieu du XIX^eme siècle lorsque l’état de la technique, encore sommaire, nécessite peu d’investissement (de 1852 à 1862 le nombre de charrues équipées d’un avant-train passe toutefois de quatre-vingt seize à quatre cent cinquante). Il est donc extrêmement sensible à des variations elles-mêmes d’une mobilité extrême, fonction de nombreux paramètres, d’autant plus que le prix moyen de l’hectolitre est souvent inversement proportionnel à la quantité de vin vendue.

Le rapport prix-production :

63La tendance de la production est, dans cette seconde moitié du siècle, nettement orientée à la hausse bien qu’elle soit sujette à une grande irrégularité. Au niveau des quelques centaines de milliers d’hectolitres au milieu du siècle55 (oïdium), succède celui du million d’hectolitres dans les premières années de la Troisième République (1873), et le maximum est atteint à la veille du phylloxéra, avec un million sept cent mille hectolitres. Cette progression paraît surtout proportionnelle à la hausse des superficies qui grimpent de quarante-sept mille à soixante-seize mille hectares de 1849 à 1882, la pratique des hauts rendements n’étant pas encore recherchée, à l’exception peut-être de quelques localités de la bordure orientale de la plaine, laquelle, comme en Languedoc, bénéficie de terroirs gros producteurs56.

64La vigne n’avait pas été épargnée de « coups durs » pouvant anéantir des récoltes et ruiner des familles. Les phénomènes météorologiques jouent un grand rôle et les inondations, les sécheresses, les orages de grêle, sont aussi terribles les uns que les autres. Le viticulteur gémit souvent sous ces calamités qui emportent ses fruits, et quelquefois ne peut cacher des larmes de désespoir et d’impuissance.

65S’il ne peut rien contre l’action du ciel, il s’acharne par contre à détruire les insectes qui peuvent affecter les souches ou les raisins ; périodiquement, les vignes étaient déchenillées minutieusement, afin d’extraire l’insecte enveloppé dans les feuilles où il prend sa nourriture avant de s’établir dans la grappe pour égrainer le raisin et en ronger la queue ; avec l’oïdium, s’ouvrait le cortège des maladies cryptogamiques.

66L’oïdium, observé pour la première fois en Angleterre en 1845, vivant à la surface de la feuille, se répandit en France en 1850. endommagea les récoltes des années de la mi-siècle (quatre-vingt-treize mille sept cent soixante-quinze hectolitres en 1855 ; quatre cent cinq mille trois cent dix hectolitres en 1850), et fit perdre un peu de terrain à la vigne57 ; surtout dans le Régatiu (quarante-sept mille neuf cent trente-neuf hectares en 1851, quarante-quatre mille trois cent quarante-neuf en 1855). Mais le mal fut vite conjuré par le soufrage des ceps, et la prospérité du Second Empire fit oublier les années difficiles. Le vigneron renouvelait d’année en année ses espoirs de « belle récolte », l’importance d’une propriété ou d’une exploitation était jaugée en hectolitres plus qu’en hectares ; il admettait difficilement que ses chances de prospérité soient plus grandes lors d’une récolte sinon médiocre du moins moyenne.

67Le mouvement des prix58 change aussi de niveau entre 1830-1850 et 1850-1880 ; ils grimpent jusqu’à cinquante francs l’hectolitre au moment de l’oïdium, dépassent encore trente francs dans les années 1870, et atteignent les quarante-deux francs en 1880 ; les prix ne sont jamais aussi élevés que durant les périodes de crise qui frappèrent la viticulture ; une cave pleine ne protège pas de la disette ; mais, dans l’ensemble, le Second Empire est une période de « bons prix » pour tous les producteurs-vendeurs de vin.

68Cependant, le vigneron ne raisonnait pas encore en capitaliste ; si le grand propriétaire, dont l’étendue de ses terres et souvent leur répartition en de multiples endroits lui permettait de sauver une partie de sa récolte, préférait vendre cher car il était toujours sûr de vendre, le petit producteur. lui, était ruiné lorsque sa petite récolte se trouvait anéantie par une calamité naturelle ou victime d’une difficulté commerciale. Le problème des stocks demeurait inconnu au moment où tout un marché national offrait des perspectives très larges aux régions méridionales, au grand détriment des centres viticoles plus septentrionaux, qui, ne bénéficiant pas en avantages de la position géographique de la bordure méditerranéenne de la France, firent les frais de l’opération. Les prix engendraient l’optimisme, variant entre vingt et trente francs de la crise de l’oïdium jusqu’à la crise phylloxérique, baromètre d’un marché national et d’un commerce international favorables.

Les faveurs du marché

69Les droits de circulation, de consommation, d’entrée et de détail formèrent jusqu’en 1900 la base du régime fiscal, sous le nom de droits réunis légèrement modifiés au cours des années59. Les viticulteurs les supportèrent dans la deuxième moitié du XIX^eme siècle, car ils sont moins sensibles en temps de prospérité à leur poids. Malgré ce handicap fiscal, la consommation intérieure se portait bien, le prix moyen de vente au détail60 indique une hausse régulière à partir de 1858 : quarante francs dans les années 1850, cinquante francs au cours de la décennie suivante, soixante et soixante-dix francs vingt ans après. La consommation en franchise, celle des vignerons, restait modérée, tandis que la consommation taxée61 connaissait seulement des temps faibles au moment des années déficitaires 1851-1859 et dépassait allègrement les dix millions d’hectolitres au début du siècle, les vingt millions dès 1850, vingt-cinq à partir de 1865, trente après 1875.

70La politique gouvernementale en matière de douanes, si elle ne concernait pas directement le marché viticole, le stimulait moins qu’elle ne le freinait, jusqu’à ce qu’elle adoptât le libre-échange. En effet, la protection accordée aux céréales ou à l’industrie dans la première moitié du siècle allait à l’encontre de l’intérêt viticole qui, lui, ne redoutait pas encore la concurrence étrangère. De 1832 à 1848, les exportations restaient stationnaires, oscillant de un million cent quatorze mille hectolitres en 1837 à un million cinq cent quarante-huit mille hectolitres en 1848. Toutefois, les importations étaient négligeables : deux mille hectolitres en 1830, quatre mille hectolitres en 184762.

71Les deux dépressions de prix qui encadrent la première moitié du XIX^eme siècle apparaissent donc comme la conséquence d’abondantes récoltes ne trouvant pas facilement un terrain d’écoulement, en raison de la politique fiscale et douanière du gouvernement ; celui-ci préférait résoudre le problème à la base, et stopper l’expansion prise par les plantations encouragées par la hausse du prix du vin enregistrée pendant la Restauration. Dès 1832, renouant avec la pratique monarchique anti-viticole, le Conseil du roi le 5 juin arrêta : « A compter du jour de cette publication, il ne sera fait aucune nouvelle plantation de vignes sans une permission expresse de Sa Majesté sous peine de trois mille livres ». Il ne faut peut-être pas chercher plus loin l’opposition manifestée par des régions viticoles à l’égard de la monarchie. La stagnation des exportations engendrait une forte crise de mévente dans les années 1840-1843.

72L’adoption du libre-échange fut à l’origine d’une poussée des exportations qui dépassèrent les trois millions d’hectolitres en 1866. tandis que les vins étrangers n’envahissaient pas encore le marché national : le maximum fut atteint en 1868 avec l’entrée de quatre mille hectolitres. Les traités avec l’Angleterre, la Belgique, la Prusse, les Pays-Bas, la Suède, la Norvège, le Zollverein et l’Autriche étendirent les voies de diffusion sur lesquelles s’élançait le vin, intrépide et invincible, faisant la fortune de ses producteurs les plus favorisés. L’essor de la production d’une denrée dont la destination essentielle est la vente, résultant de l’ouverture des marchés, implique l’adaptation du commerce de vins, développé en Roussillon pour la première fois par la maison Durand, établie en 172063.

73Inorganisé, le marché des vins se créait empiriquement : les intermédiaires de toute sorte se multipliaient, des centaines de courtiers sillonnaient les campagnes et les marchés, des bourgs, rendant compliqué et très coûteux le système commercial qui « loin de constituer un lien entre l’agriculteur et le reste de l’économie, joue plutôt le rôle d’un écran contribuant à son isolement »64.

74Les courtiers, dont la Révolution avait supprimé les organisations en courtiers jurés et jurés vendeurs de vin, furent rétablis en corporation par la loi du 28 ventose an IX avec un privilège exclusif, maintenu par le Code du commerce jusqu’en 1866 (loi du 18 juillet). Les courtiers devenaient alors des commerçants ordinaires, pouvaient être négociants, banquiers, commissaires, représentants des maisons de commerce, dépositaires de marchandises ou simplement chargés de rapprocher les parties auxquelles ils ne garantissaient pas l’exécution des marchés traités par leur entremise et partant, ils ne sauraient être déclarés responsables de l’insolvabilité des parties mises en présence. Inversement, le courtier n’avait à répondre de la qualité ni de la quantité des vins vendus par son intermédiaire. Il visitait les caves, prélevait des échantillons, engageait les pourparlers moyennant une commission payée par l’acheteur. Le personnage prenait de l’importance, et se révélait particulièrement bien adapté à la petite exploitation : il était à la mesure du petit récoltant, il représentait le même milieu social que lui. Le courtier débrouillard, patient, savait revenir plusieurs fois pour une même offre, mais n’aimait pas que la parole d’un client lui fasse défaut.

75Le négociant détenait le pouvoir économique ; il était le seul à disposer de capitaux suffisants pour garantir le stock nécessaire. Leur nombre proliféra sous le Second Empire : à Rivesaltes, ils étaient dix en 1856, quarante-cinq en 187265. Cette situation, déjà dénoncée par K. Kautsky66, serait à l’origine de la prolétarisation du petit agriculteur laquelle, comme l’a démontré A. de Cambiaire, découle plus de la mainmise par le capitalisme urbain que de celle par les grands propriétaires. La prise de conscience ne s’en était pas encore faite dans les campagnes, et les viticulteurs laissaient aux négociants leurs récoltes vinifiées.

76Le commerce des vins fins reçut également une forte impulsion, conséquence directe de la création de l’industrie des apéritifs à base de vin ; très vite, les Pyrénées-Orientales acquièrent la première place nationale pour la production de mistelles67. Plus que la maison Banyuls-Trilles fondée à Perpignan en 1865, la maison Violet établie à Thuir en 1866, symbolise cet élan et la réussite dans la fabrication et la vente d’apéritifs68. Jacques et Simon Violet déposèrent en 1873 la marque Byrrh consécutive à la mise au point d’une formule précieusement gardée secrète à base de produits doux- (mistelles) et secs (vins rouges et blancs) auxquels s’ajoutent des plantes aromatiques et des substances amères (écorces de quinquina)... le tout connu sous le nom de Byrrh. Si, au départ, Simon Violet assurait lui-même les livraisons dans le département à l’aide d’un simple attelage, très vite l’organisation d’un circuit d’approvisionnement, et la multiplication des installations de caves dans les régions viticoles (Port-Vendres, Tautavel, Cases-de-Pène) firent prospérer l’affaire, plus industrielle que viticole dans son essence.

77La spécialisation des agriculteurs roussillonnais dans la viticulture apparaît donc précocement et se trouve en voie de généralisation dès le Second Empire : il en résulte une forte dépendance des viticulteurs à l’égard du marché. Cette dépendance a pour conséquence de conférer au prix du vin un rôle économique, social et politique important. Tandis que le rôle de l’autoconsommation était de s’opposer aux exagérations de l’effet King69, celui de l’agriculture spécialisée agissait dans son sens : le viticulteur se laissait alors absorber dans le monde de production capitaliste. Une telle insertion dans les mécanismes du marché exigeait une procédure d’organisation et de régularisation ; or, celle-ci devait faire cruellement défaut jusqu’au début du XX^eme siècle. La présence d’intermédiaires assurant l’écoulement de vin s’opposait à un trop fort gonflement des bénéfices du producteur en période de hauts prix, tandis que, dans les mauvaises années, les recettes en argent ne suffisaient plus à couvrir son besoin d’argent. Une nouvelle exploitation pouvait alors commencer pour le producteur, certainement la pire de toutes : celle du capital usurier. Mais pour l’instant, la vigne régnait en « généreuse souveraine », gratifiant ses sujets non pas toujours en fonction de leur labeur mais de leur situation dans certaines cours privilégiées du royaume, ainsi ceux du Roussillon, tandis qu’ailleurs on arrachait la vigne. La position géographique devenait porteuse d’une véritable rente.

78En 1852, le département des Pyrénées-Orientales se trouve au septième rang pour la pauvreté en raison de la faiblesse de son produit agricole. En 1864, N. Delaporterie et L. Morice mettent au même niveau le revenu départemental des Pyrénées-Orientales, de l’Ariège et de la Corrèze. Le démarrage se produit de 1852 à 1882 : le département gagne sept places dans la course aux moins pauvres : la vigne lui en fournit les moyens.

79En 1852, la vigne rapportait 33,11 % du produit agricole végétal ; en 1882, 80,2 % ; elle représente à elle seule 89 % de la croissance de la valeur de la production, et propulse le produit brut moyen par travailleur agricole de cinq cent trente-sept francs à deux mille cinq cent soixante et un francs71. La vigne assurait l’entretien d’environ cent vingt mille habitants, soit la moitié de la population, répartis dans trente mille familles qui se partageaient alors un revenu de vingt-quatre ou trente millions équivalent à la moitié de la valeur de la production globale. Toutefois, le rattrapage de départements plus riches et qui eux aussi, pour d’autres raisons, continuèrent à s’enrichir, est lent : au 80^eme rang dans la liste nationale pour le produit agricole et 72^eme pour le produit agricole par hectare de S.A.U. en 1852, les Pyrénées-Orientales se trouvent respectivement aux 73^eme et 64^eme en 1882 ; la valeur du produit agricole gagnait soixante-dix-neuf millions, tandis que la moyenne départementale pour l’ensemble de la France enregistrait un gain de cent vingt millions. Cependant, le profit venait de faire émergence dans la société viticole.

80Même les régions au degré de viticolité moindre, entraient dans le circuit commercial. Ainsi la Salanque fut le fournisseur en céréales et fourrages de Rivesaltes et bourgs environnants. Ceux-ci « se pourvoient de ce qui leur manque au moyen de quelques industriels qui avec des charrettes vont à Perpignan tous les jours pour acheter diverses denrées et les vendre dans ces communes »72. L’augmentation du coût de la vie accompagna celle des revenus pour les viticulteurs ; ceux-ci, indirectement, faisaient bénéficier leurs fournisseurs d’une relative prospérité. De même les artisans et petits commerçants, les négociants et les tonneliers, les négociants profitèrent des bons prix du vin l’argent devenant base de petites tractations ordinaires et quotidiennes.

81Dans le cadre d’une économie où la préoccupation essentielle était devenue de produire pour vendre, et de vendre pour s’enrichir, une bonne conjoncture due à l’ouverture d’un vaste marché au sein duquel le vin jouissait d’une grande faveur se répercutait-elle sur les structures ?

c) La dynamique structurelle

82Structures démographiques et structures foncières constituent deux pôles d’intérêt majeur en cette période de mutations conjoncturelles et culturales que constitue le cœur du XIX^eme siècle, dans la mesure où elles en subissent les effets. Il pourrait apparaître paradoxal d’en faire des effets seconds, après les avoir rapprochés des « infrastructures » dans le chapitre précédent ; mais, la rigidité d’un système issu de la logique, reliant les composantes d’un tout, n’existe que dans la raison, la réalité est riche en interférences de toutes sortes : la conjoncture économique est certes le fruit de structures dites de base, mais à leur tour, celles-ci subissent la première qui en modifie l’aspect.

– L’optimisme démographique

• La viticulture, activité peuplante

83Recensements quinquennaux et tables décennales de l’état civil permettent encore ici, non pas de démonter le mécanisme démographique en lui-même et pour lui-même, mais d’établir une corrélation entre activité économique et tendance démographique, afin de vérifier l’hypothèse de H. Mendras : « chaque société française ou européenne a développé jusqu’à une date variable du XIX^eme siècle sa propre logique et sa cohérence propre, après quoi elle est entrée dans une période de désagrégation progressive »73.

84Si le peuplement optimum, du point de vue économique, est « celui qui assure aux habitants le niveau d’existence le plus élevé, ce qui revient à dire que la production par habitant est la plus élevée possible »74, la date du maximum de la courbe démographique peut servir de référence pour déterminer le point de rupture entre l’histoire agraire et l’histoire viticole, la première ayant une cohérence plus grande que la seconde dans la société englobante.

85Par ailleurs, il a été admis que toute augmentation de la superficie en vignes ou en cultures maraîchères abaisse l’indice départemental de dépopulation : « la vitesse de dépopulation des surfaces est inversement proportionnelle à l’augmentation des surfaces tenues par les systèmes viticole et maraîcher »75. Les diagrammes relatifs à l’évolution démographique communale traduisent particulièrement bien cette réalité qu’il convient de décrire afin de vérifier de telles hypothèses.

86Le flux démographique enregistré au début du XIX^eme siècle se poursuit au niveau départemental76.

87La morosité avait duré le temps de l’oïdium, le département perdit alors quelques deux cents habitants ; la balance se redressait de 1861 à 1866, de 1866 à 1871 et de 1872 à 1881, le département enregistrait un gain annuel de 1,6 % ; courbes démographiques et viticoles vibraient à l’unisson ; c’était en quelque sorte « l’apogée de la population viticole ».

88L’expansion démographique est la résultante d’un rapport variable entre accroissement naturel et solde migratoire.

89Racines de l’accroissement

Accroissement naturel et solde migratoire en milliers77

90L’accroissement naturel est le facteur décisif de l’expansion, même si les taux de natalité et de mortalité, encore forts au début du XX^eme siècle, s’orientent à la baisse78.

91L’accroissement naturel culmine de 1846 à 1851, bien que le département des Pyrénées-Orientales connaisse le triste record d’être celui où l’on mourait le plus jeune en moyenne : vingt-quatre ans. alors que l’espérance de vie moyenne était pour la France de trente et un ans pour les hommes, et trente-quatre ans pour les femmes79. Les crises de mortalité furent aigues en 1835, avec l’épidémie du choléra contre lequel Saint-Joseph fut souvent imploré ; en 1858, une centaine d’enfants furent emportés par le croup. Le fléau majeur restait la mortalité infantile, attribuée aux « mauvaises conditions hygiéniques dans lesquelles sont élevés les enfants des classes de la population qui vivent de leur travail manuel »80. Le cap de la première année restait le plus dangereux à passer ; par la suite, les chances de survie grandissaient.

92Une forte natalité compensait ces pertes : légitimes ou illégitimes81, les naissances se maintinrent à un taux élevé, et le nombre moyen d’enfants par famille s’élevait à cinq82.

93Le bilan migratoire témoigne d’un déséquilibre favorable à l’immigration à partir de 1872. A l’immigration saisonnière, essentielle sous le Premier Empire83, succédait une immigration définitive qui s’accélérait à partir de 1851.

94Désormais, tandis que sous l’Ancien Régime l’immigration avait pour sceau la qualité, aux imprimeurs succédèrent au cours du XIX^eme siècle les ouvriers agricoles : les bras remplaçaient les capitaux ; tous les ouvriers étaient employés et les salaires augmentaient, les plus élevés sont en :

95Mais le phénomène démographique essentiel consiste en une redistribution de la population sur le territoire départemental84 en fonction de l’activité agricole : « Baixar sempre ; mountar no »85, tel est le phénomène explicatif des retombées montagnardes dans la plaine.

96Les bouleversements économiques connus par le bas pays provoquaient une remise en cause de la répartition des habitants héritée du passé : le peuplement est souvent anachronique pour avoir été historique, affirme A. Sauvy86, et les mouvements migratoires apparaissent comme des mouvements cherchant à équilibrer les niveaux de vie87 ; en dernière analyse, ils semblent donc dépendre du trinôme : population, ressources naturelles, état de la technique88.

97La plaine du Roussillon, le Cru Banyuls et les Corbières, soit les régions au degré viticole le plus élevé, sont les seules à enregistrer une hausse démographique en valeur absolue, et à concentrer une part croissante de la population départementale.

98La typologie des communes réalisée précédemment en fonction de la situation géographique et de la taille de la commune permet de préciser les flux démographiques qui s’opèrent de 1846 à 1886 :

99– les petites communes de montagne qui avaient résisté dans la première moitié du XIX^eme siècle connaissent stagnation ou régression au cours de la période (Ayguatébia-Matemale-Les Angles) ;

100– les bourgs de montagne (plus de mille habitants) enregistrent une hausse, à l’exception de Saint-Laurent de Cerdans et de Prats-de-Mollo en Haut Vallespir : la première étape de l’exode est donc le bourg voisin. Les bourgs de la plaine constituent un pôle attractif plus nouveau car, en Cerdagne, les cadets avaient l’habitude de s’expatrier pour devenir boucher, charcutier, marchand de draps ou chemisier, dans l’autre Catalogne89. Désormais, il semble bien que la montagne entretienne un réservoir de main-d’œuvre pour la plaine roussillonnaise et pour Perpignan :

101Tous les bourgs viticoles enregistrent une hausse démographique de 1856 à 1881, continuatrice de celle de la première moitié du XIX^eme siècle : P. Carrière et R. Dugrand ont défini les critères de ce type démographique appartenant à la catégorie « plein développement »90.

102La catégorie des bourgs dépassant mille habitants est incontestablement la grande bénéficiaire de la période 1846-1881 ; le début de la deuxième moitié du XIX^eme siècle enregistrait une éclosion à caractère urbain, avec construction de quartiers périphériques dans les bourgs, mais ces « villes » ainsi dénommées puisqu’elles atteignent, voire dépassent, le seuil des deux mille habitants, étaient en réalité peuplées d’une majorité de population sinon exclusivement agricole, du moins essentiellement rurale.

103La population agricole, majoritaire proportionnellement et en expansion numériquement, disposait-elle de cette propriété dont le Code civil lui reconnaissait le droit, et que Proudhon définissait par « la faculté de disposer à volonté, non seulement de la valeur de son bien, mais encore de sa nature spécifique ; de l’exploiter à son plaisir, de s’y retrancher, de s’y clore, d’en excommunier les humains. En un mot, d’en faire tel usage que la passion, l’intérêt, le caprice même suggèrent »91 ?

Communes en déclin depuis la fin du XIX^me siècle

Communes viticoles

Communes viticoles

a. Communes en expansion

b. Communes en expansion

c. Communes en expansion

– Évolution des cotes foncières, baromètre de la propriété

• Complémentarité des sources

104Le nombre des propriétés foncières n’a jamais été relevé directement ; les renseignements fournis à ce sujet ne sont que des évaluations établies d’après les cotes foncières, part de l’impôt foncier dont chaque propriétaire est redevable dans la commune où se situe son bien, proportionnellement au revenu qu’il en retire.

105La première enquête dont celles-ci aient été l’objet à la suite de la création de l’impôt foncier (1^er décembre 1790) date des débuts de la Restauration. Le comte Corvetto, par une circulaire du 26 août 1816, prescrivit le dépouillement des cotes foncières, et leur classement par catégories ; le résultat de cette enquête reçut une sévère critique de la part de A. de Foville92.

106Certains documents officiels ont publié le nombre des cotes foncières pour 1815, 1826, 1835, 1845, 1851, 1858. 1860 et 186593. Depuis 1871, le relevé est annuel, et se présente sous forme nationale contenu dans le rapport annuel des Contributions directes, publié dans le Bulletin de Statistique et de Législation comparée, par le ministère des Finances. Ce n’est qu’épisodiquement que sont fournies les estimations départementales94.

107L’enquête agricole décennale a également négligé en 1892 de poursuivre la publication des évaluations concernant les cotes foncières, ainsi que l’avait fait celle de 188295 : en rapprochant le nombre des catégories foncières par catégorie d’étendue de l’étendue totale correspondante, elle donnait l’étendue moyenne de la cote foncière par catégories pour les années 1851, 1862, 1872, 1882 et 1884. Le nombre et l’étendue des cotes foncières96 avaient été fournis par les commissions cantonales.

108Des enquêtes spécialisées ont contribué à l’approfondissement de la connaissance de la situation de la propriété : le ministère des Finances, en 1851 et en 1879, a évalué le nombre des propriétaires domiciliés dans chaque département à l’aide d’une série d’additions et de défalcations prises en fonction du nombre de cotes foncières97.

109Avec G. Dupeux98, R. Laurent insiste sur les limites d’une exploitation des statistiques des cotes foncières99 : outre les changements survenus dans la présentation matérielle des statistiques rendant délicate toute étude de l’évolution de la répartition de la propriété, la définition même de la cote foncière suggère une triple réserve ; d’une part la non-correspondance entre nombre de cotes et nombre de propriétaires, d’autre part, aucune ventilation n’est faite entre propriété bâtie et propriété non bâtie ; enfin, l’existence de cotes doubles fausse les données. Mais avec P. Vigier100, il leur accorde une « confiance critique » ; les chiffres sont des outils de la pensée. Les cotes foncières ne renseignent que sur la propriété, il faut faire appel à d’autres sources pour saisir l’état de l’exploitation.

110Les enquêtes agricoles de 1862, 1882, 1892, 1929, bien que n’ayant que « l’apparence de l’exactitude »101, apportent leur contribution à une étude des structures foncières par le truchement des exploitations ; il est regrettable que leurs données ne soient pas homogènes : la statistique de 1862 en particulier ne relève pas les exploitations inférieures à un hectare ; les bornes supérieures passent de quarante à cinquante hectares de 1892 à 1929.

• Périodisation 1835-1883

« Les lois ne protègent pas seulement la propriété, elles la font naître ».
PROUDHON102

111Pour tous, « le placement immobilier semblait garantir l’avenir »103. L’attrait de la terre résultait d’un jeu de facteurs associant le prestige social et la rentabilité pour les plus riches, symbolisant l’indépendance et le bien-être pour les autres ; la terre représentait en Roussillon la majeure partie des patrimoines privés104. Mais l’action du Code civil, agent permanent de morcellement, « machine à hacher le sol », est tantôt favorisée, tantôt freinée par le jeu de la pression démographique et de la conjoncture. Quels sont ses effets en période de montée de la population et de prospérité viticole ?

112L’étude de l’évolution du nombre des cotes foncières, conduite à partir de renseignements glanés dans divers documents, a pour point de départ 1835, date de l’achèvement du Cadastre napoléonien. Le fait qu’il s’agisse de statistiques départementales ne fausse pas les conclusions établies pour le Roussillon en raison de la forte proportion de cotes qu’il représente.

113Le XIX^eme siècle se révèle être un siècle de hausse pour le nombre des cotes foncières105. Plusieurs temps se détachent pour la période 1835-1884.

114– De 1835 à 1842, le gain est de 6 % pour le département des Pyrénées-Orientales, niveau proche de la moyenne nationale évaluée à 5 %, soit 0,7 % par an.

115– De 1835 à 1848, l’augmentation grimpe à 30 %, soit 1,5 % par an pour une moyenne nationale de 20 %. Les dernières années de la Monarchie de Juillet connaissent donc un éparpillement de la propriété, deux générations à peine après l’établissement du Code civil, quelques décennies avant « la politique du fils unique » : « La propriété tombe en poussière »106 selon l’expression de L. Faucher.

116– De 1835 à 1865, les Pyrénées-Orientales accentuent leur avance sur la France, avec respectivement comme pourcentage de hausse 41 et 28 % : la vigne, culture du pauvre en Roussillon, semble à l’origine de ce développement de la propriété, sans que soit pour cela négligé le rôle de la croissance démographique, actif également au niveau national.

117– La multiplication des cotes s’accélère à la fin du Second Empire : de 1865 à 1870, les Pyrénées-Orientales enregistrent une hausse de 10 % soit 2 % par an. Cette tendance se maintient jusqu’en 1884 (plus 0,8 % par an de 1871 à 1884 avec un maximum en 1874 (1,6 %) et un ralentissement en 1879 : 0,6) où le pourcentage d’évolution atteint 67 % depuis 1835, 30 % seulement pour la moyenne nationale. Cette augmentation proportionnelle du nombre des propriétaires témoigne d’une extension de la propriété en nombre, et donc d’une généralisation de la propriété plus forte qu’aux autres périodes.

118Il apparaît que le nombre des cotes foncières augmente plus vite que celui de la population.

119En fixant comme le rapport Vandal en 1851107 la moyenne des personnes par ménage à 4,4108, le nombre moyen des cotes par ménage augmente.

120Ces moyennes sont peu significatives mais assurent au moins de la généralisation de la propriété ; ceci est nettement confirmé par la progression du nombre de propriétaires par ménage (le rapport cotes foncières/ propriétaires utilisé est celui de 100 à 60).

121Il reste à déterminer si la cause majeure en est le partage successoral, ou la dispersion des moyennes et grandes propriétés, ou l’extension du territoire cultivé en cette période de pression démographique.

122L’enquête de 1862 évalue à mille sept cent trente-huit hectares la superficie des défrichements109 ; mille six cent quatre-vingt cinq hectares avant 1859 ; cinquante-deux hectares de 1859 à 1862 ; l’enquête de 1882 fixe à cent cinquante-huit mille cent soixante-dix-neuf hectares la superficie occupée par les exploitations qui, dix ans plus tard, se trouve ramenée à cent quarante-huit mille neuf cents hectares110. Ce n’est donc pas là que se trouve l’explication essentielle du phénomène, même si le gonflement démographique s’est traduit par une extension de la superficie cultivée, et si de nouvelles terres ont été conquises en bordure du littoral. Référence doit être faite à la contenance imposable moyenne par cote foncière111, pour savoir qu’il s’agit d’un affaiblissement de l’étendue des cotes, donc d’un éclatement des propriétés.

123Multiplication des ventes foncières et partages successoraux se conjuguent donc pour « hâcher le sol », surtout pour les petites propriétés ; dans les catégories supérieures, il était tourné par la pratique de « faire un aîné », après l’échec de la tentative de Villèle pour rétablir le droit d’aînesse.

124La propriété en Roussillon tendait donc à se rapprocher du seuil de la petite propriété, alors qu’elle était au début du siècle proche de celui de la moyenne : la dimension moyenne des cotes foncières a perdu trois hectares trois dans les Pyrénées-Orientales, de 1835 à 1884, un hectare sept seulement en France. Mais, bien que plus étendues dans les Pyrénées- Orientales, les cotes sont évaluées en moyenne moins cher qu’ailleurs en France ; en 1858 : seize francs six centimes par cote contre vingt et un francs deux centimes. En 1908, le revenu net moyen par cote est de cent soixante-dix-neuf francs soixante-quatre centimes contre trois cent cinquante-sept francs quinze centimes112.

EVOLUTION DU NOMBRE DES COTES FONCIERES DANS LES P.O. (1835-1884)

Trois articulations se détachent :

125– de 1835 à 1842, la stabilité relative est caractéristique de toutes les catégories de cotes de cinq à trois cents francs, avec une légère augmentation allant de 0,1 à 0,4 % pour les catégories intermédiaires ; la part de la grande propriété n’évolue pas, tandis que celle de la propriété parcellaire accuse un recul de 1,3 %.

126– de 1842 à 1858, au contraire, l’augmentation du nombre des cotes foncières profite à la toute petite propriété dont le pourcentage passe de 47,9 à 53,5 ; la même tendance est à noter dans l’évolution nationale, où la variation se produit de 47,2 à 50,9 %. Dans cette même période, la progression est spectaculaire pour la propriété parcellaire : le nombre des cotes de moins de cinq francs augmente de 37,1 % et provoque un risque atomistique pour la propriété. L’accès des journaliers à la terre constitue certainement la cause majeure de l’éclatement du nombre des cotes foncières. G. Dupeux a décrit cet espoir chez le salarié « de transformer la part toujours croissante de son salaire en lopin de terre »113. Le salariat agricole était devenu un tremplin vers la propriété parcellaire en raison de l’attrait du profit que suscitait la vigne ; au prix de nombreuses privations, quelques économies étaient réalisées pour satisfaire ce but114. De 1852 à 1862, le salaire viticole enregistrait une hausse de 58 % dans la plaine (2,77 F en 1862), tandis qu’il n’augmentait que de 10 % dans les hauts cantons. La main-d’œuvre continuait à être jugée chère en 1873115 ; à ce moment-là, 80 % des ouvriers de la partie ouest de la plaine étaient en même temps propriétaires de quelques ares ; dans la région orientale, de grande propriété récente, 40 % seulement des ouvriers possédaient un lopin de terre116 : le prolétariat agricole se constituait.

127Ces progrès se font aux dépens de la petite et moyenne propriété : les parts de toutes les catégories comprises entre cinq francs et trois cents francs accusent une régression allant jusqu’à 1,4 % au maximum (dix-vingt francs). La très grande propriété, elle-même, enregistre une légère baisse de 0,05 à 0,04 %, tandis que la grande propriété se maintient avec une égale assurance. Au milieu du XIX^eme siècle, la faim de terre semble n’exister que chez les pauvres ; elle serait à l’origine d’une pulvérisation des cotes, et d’une prolétarisation de la société foncière. « Le morcellement conduit non seulement au déclassement social et politique du propriétaire, mais encore à la paupérisation du paysan “rongeur” qui “au milieu du vertige démocratique” devient la “proie” de la bourgeoisie »117.

128Le Roussillon accentuait de ce fait son caractère de terre de démocratie foncière ; mais l’augmentation des très petites cotes, plus forte que celle des petites, prouve que l’on ne partage pas de la même façon à tous les échelons de la structure foncière : la multiplication de la propriété parcellaire prolétarisait l’exploitant dont elle n’assurait plus l’entretien de la famille. Le baromètre économique, en s’orientant vers un beau fixe viticole, devait renverser l’évolution structurelle.

129– De 1858 à 1884, s’effectue une mutation : les triomphateurs en sont, dans l’ordre décroissant, les très grands, les grands, les moyens, les petits, les très petits propriétaires : les hauts prix du vin stimulaient désormais d’autant plus les entrepreneurs qu’ils étaient nantis. Même en considérant la nature de la statistique qui exagère un peu la réalité (l’augmentation de l’évaluation financière des cotes à l’intérieur de chaque catégorie en raison de l’enrichissement provoqué par la nature du produit viticole peut avoir favorisé un passage des cotes à des catégories supérieures), il apparaît qu’un nouveau type de propriété se met en place : avec R. Pech, il est possible de la qualifier de « capitaliste »118, puisqu’axée sur le profit et utilisant une abondante main-d’œuvre119 : les structures foncières qui tendaient à se démocratiser avec, à l’extrême, généralisation de la propriété parcellaire en période de morosité économique, se consolidaient au profit des unités de production, lorsqu’une activité spéculatrice les stimulait.

130La propriété parcellaire perd une partie de son importance et décharge la société foncière de sa pression appauvrissante : sa part passe de 53,5 à 46,1 %. Cette régression proportionnelle se fait au bénéfice de la petite et moyenne propriété, puisque toutes les catégories de cotes comprises entre cinq et cent francs de contribution connaissent une hausse de 0,2 % (pour la catégorie cinq-dix francs) à 2,5 % (pour la catégorie trente-cinquante francs). Petite et moyenne propriété ont maintenu, proportionnellement, leurs assises au cours de la phase de prospérité viticole qui culmine à la veille de cette date charnière que constitue 1884. Mais les grande et très grande propriétés ont consolidé leurs proportions : de 0,04 à 0,5 % pour la seconde ainsi propulsée au rang économique d’entreprise.

131Cette période a clarifié la situation des campagnes : elles offrent un terrain ouvert à la rivalité entre la petite propriété qui s’accroche au sol, et la grande propriété qui se réinstalle. De 1835 à 1858, s’était produit une parcellisation des terres, ne profitant pas paradoxalement à la société foncière, la majorité de ses membres ne disposant plus suffisamment de terre pour en vivre décemment ; de 1858 à 1884, bien que faute de comptabilités privées, il ne soit pas possible de le prouver, il paraît certain que se met en place la « capitalisation » de la terre au profit des entrepreneurs de la vigne. Dans les deux cas, la société foncière était en voie de prolétarisation, d’abord par la généralisation de l’appauvrissement, ensuite par la constitution d’un véritable prolétariat agricole et creusement d’un fossé entre petits propriétaires et propriétaires entreprenants. R. Laurent a saisi ce phénomène à l’échelle nationale : « deux groupes sociaux aux intérêts antagonistes se livrent une véritable lutte autour de la propriété de la terre. Le premier comprend tous ceux qui en désirent l’acquisition parce qu’elle est pour eux un instrument de travail : laboureurs, vignerons, ouvriers qui ne vivent que de sa culture ; boutiquiers et artisans de villages qui en tirent une ressource complémentaire d’importance variable, parfois essentielle. Tous souhaitent devenir propriétaires exploitants. Le second groupe se compose de tous ceux qui, sans travailler la terre, ne voient dans son achat qu’une source d’avantages matériels »120. Cet attachement au sol provoquait une densité maximale sur un terroir non indéfiniment extensible, et la valorisation extrême du prix de la terre.

132En 1864, le rapport de la terre par hectare de S.A.U. est évalué à trois cent vingt-trois francs, et les dépenses estimées à vingt-quatre francs, tandis qu’en 1852 le produit agricole par hectare de S.A.U. s’élevait à cent vingt-quatre francs121 ; le revenu net imposable à l’hectare était de vingt-quatre francs en 1851, quarante-sept francs neuf centimes en 1881122.

133Toutefois, la spéculation sur les terres semble s’être peu pratiquée dans les Pyrénées-Orientales au XIX^eme siècle ; R. Henry a relevé le phénomène au niveau national puisqu’il écrit qu’en 1895 « un grand nombre de ceux qui spéculaient sur le morcellement et servaient d’intermédiaires entre les grands propriétaires qui voulaient se débarrasser de leurs terres et la masse des paysans qui voulaient acquérir une parcelle renoncent à leur profession »123. Les « marchands de biens », descendants des « bandes noires », ont rarement fait fortune en Roussillon124, contrairement à ce qui s’est passé dans la région alpine125.

134A remarquer cependant que les augmentations concernant la valeur vénale moyenne par hectare de terre survenues en trente ans sont générales pour les diverses natures de terre. L’accroissement a été plus rapide de 1852 à 1862, que de 1862 à 1882126.

135Ce mouvement est généralement constatable d’après les données des enquêtes publiées par le ministère des Finances : 1851-1879.

136Il s’agit donc pour l’ensemble des cultures d’un accroissement moyen égal au tiers de la valeur initiale, les vignes bénéficiant de l’augmentation maximale ; ces hausses placent le département des Pyrénées-Orientales dans une catégorie moyenne évaluée à quatre cent quatre-vingt-un francs par hectare de terre entre le Nord : mille six cent quatre-vingt-dix francs par hectare, et le Gard : quatre cent vingt francs par hectare.

137Si l’on relève, non plus l’augmentation en valeur absolue, mais l’accroissement proportionnel de la valeur vénale des terres par hectare, le département accuse un progrès considérable de 85,4 % qui le propulse au quatrième rang derrière l’Allier, l’Aude et les Landes et devant les départements du Nord, dont la richesse agricole n’est plus aussi largement extensible.

138Le capital vint certainement soutenir la progression des propriétés-entreprises mais, pour plusieurs raisons, il est impossible de le saisir : d’une part en l’absence de structures bancaires (inexistence du Crédit agricole, ouverture de la succursale de la Banque de France en 1876, d’un guichet du Crédit Lyonnais en 1881) ; ensuite en raison de la complexité de l’origine des capitaux familiaux, et enfin du fait de l’origine extérieure au département des capitaux investis : le cas Durand est, à ce sujet, typique ; il acquit le Mas Deu sous le Second Empire alors qu’il était déjà lié aux « opérations de la banque » dans les sphères parisiennes ; son neveu, Adolphe, devait devenir régent de la Banque de France. Il semble bien que la source la plus abondante de capitaux fut celle du négoce.

139D’après les statistiques de la Banque de France, la progression du capital en Roussillon est décelable de 1876 à 1881128.

140Le nombre des actions restait faible (1878 = 120 ; 1882 = 227) et la terre constituait, sans doute, le meilleur placement.

141Héritages et transactions immobilières faisaient que les propriétés se trouvaient composées de multiples parcelles : l’étendue moyenne de chaque parcelle est en 1882 de trente-neuf ares (moyenne nationale : soixante-treize ares), et l’on compte en moyenne six parcelles par cote foncière.

142Il importait de préciser qui exploitait ces propriétés.

– Modes d’exploitation et catégories des exploitations

• Sources

143Une nouvelle fois, c’est aux grandes enquêtes agricoles (1852-1862) qu’il est fait appel pour cette étude. Les tables des baux conservées aux Archives départementales sont utiles pour fournir exemples et précisions concernant les terres affermées129.

Évolution des catégories d’exploitants130 131132

• Morphologie des exploitations

144Le nombre des propriétaires exploitants ne travaillant que pour eux-mêmes augmente de 1852 à 1862 et de 1862 à 1882, respectivement de 4 % et 5 % ; leur progression est rude, tandis que le nombre des propriétaires mixtes recule de 22,9 % ; cela revient à dire que nombreux sont ceux qui vont rejoindre la catégorie des journaliers, puisque huit cents d’entre eux seulement rejoignent la catégorie des propriétaires-exploitants.

145Les catégories qui se renforcent le plus de 1852 à 1862 sont celles des maîtres-valets (hausse de 122 %) et des régisseurs (342 %), ce qui est symptomatique de la mise en place d’une grande propriété à faire-valoir direct, tandis que le nombre des fermiers et métayers est en régression (moins 25,4 % et moins 67,2 %) ; de 1862 à 1882 les régisseurs éclaircissent leur rang à raison de 25 % ; les fermiers à raison de 50 % tandis que les métayers enregistrent un gonflement de 12,5 % : la viticulture s’engageait difficilement sur la voie du capitalisme agricole puisqu’il est admis que « l’exploitation par fermage est la forme classique de l’agriculture capitaliste »133, le grand propriétaire foncier n’ayant rien à faire « qu’à extorquer les intérêts du fermage aussi élevés que possible et à les consommer avec ses parasites »134. En pays viticole, l’exploitation capitaliste peut se faire par l’intermédiaire des propriétaires eux-mêmes. Les propriétaires, désormais conscients de la possibilité de tirer un profit consistant de leur terre, reprenaient en main leur exploitation : le capitalisme viticole roussillonnais ne suit pas l’exemple du capitalisme céréalier135. Il est fréquemment signalé que le nombre de baux « sont en très petit nombre et relatifs à des propriétés de peu d’importance »136. En 1873, l’enquête agricole prouvait que les domaines affermés donneraient des revenus supérieurs s’ils étaient au détail137 ! Il s’agit généralement d’un fermage « d’appoint »138 : prenant effet à partir du 25 mars, les baux étaient généralement de courte durée.

146La plupart des baux sont d’une faible valeur, ainsi en 1879-1881139 :

147Ils restent rédigés de façon traditionnelle. Il est souvent précisé que le fermier doit entretenir le domaine en père de famille : on entend par là que toutes les façons doivent être faites en temps et saison convenables, que rien de ce qui est utile à l’exploitation ne doit être négligé. Le propriétaire craint en effet que les fermiers (ou métayers) n’engraissent de préférence les terres qui leur appartiennent, la plupart des preneurs de fonds étant propriétaires d’un petit lopin de terre dans le cadre d’une exploitation mixte. Aussi défense leur est-elle faite d’utiliser une partie du fumier ailleurs que sur les terres du bailleur, de tenter toute exploitation excessive du sol destinée à procurer un profit immédiat au détriment des terres...

148Aussi ces modes de gestion ne sont-ils en vigueur que dans les parties hautes du département, là où les domaines affermés sont essentiellement constitués de champs et de pacages, la vigne exigeant les soins incessants que ne saurait lui donner un cultivateur pressé de rentrer dans ses fonds et de réaliser des bénéfices. Les quelques vignes affermées sont celles de personnes ne pouvant assurer elles-mêmes la direction de l’entreprise ; veuves ou personnes ayant quitté le département.

149Pas plus que le fermage, le métayage, cette « institution féodale, typique d’un sous-développement »140 n’a jamais eu la faveur des viticulteurs ; le locataire est perdant lors des bonnes récoltes ; au cours des années moyennes, la vigne est rarement d’un apport suffisant pour faire vivre deux familles.

150A ces raisons économiques, s’ajoutent les raisons techniques : la vigne exige une culture délicate, « en bon père de famille ». Aussi est-ce une forme bâtarde de métayage qui est pratiquée, surtout dans les pays pauvres ; dans les Albères, le bail à complant se pratique à raison du quart ou du cinquième de la récolte : le complanteur défriche, plante, cultive et garde la grande partie de la récolte ; la vigne ainsi créée est transmissible aux mêmes conditions de métayage dans la famille du complanteur141. Cela équivaut à une sorte de location perpétuelle en vertu de laquelle le preneur assure l’entretien, l’exploitation et le replantation du vignoble dont le propriétaire lui a cédé la jouissance contre une redevance égale au quart de la valeur de la récolte142.

151La durée des travaux d’exploitation, mais aussi la rareté des ouvriers agricoles sont à l’origine de cette forme de métayage bien caractéristique des pays pauvres.

152Le métayage subit une régression dans la deuxième moitié du XIX^eme siècle ; en 1876, « il est inexistant dans l’arrondissement de Perpignan, exceptionnel dans celui du Céret. Ici, il se fait à mi-fruit si les terrains sont situés à l’arrosable ; aux trois cinquièmes si à l’aspre. Il est par contre généralement employé dans la partie montagneuse de l’arrondissement »143, c’est-à-dire là où l’exode rural sévit.

153Chez les propriétaires du sol, le mode de faire-valoir direct pour les plus nombreux, par intermédiaire pour les plus nantis, est donc largement répandu. La catégorie des propriétaires exploitants, ajoutée à celle des propriétaires mixtes, caractérise la société agricole roussillonnaise ; ayant la libre disposition pratique de leurs terres, ces propriétaires jouissent-ils de leur entière dépendance juridique ? Le mouvement des hypothèques le dirait. Les dettes contractées chez les notaires sont encore certainement importantes ; l’enquête de 1866 précise que les banquiers prêtent généralement au taux de 7 % et à échéance de quatre vingt-dix jours sans renouvellement ; aussi l’emprunt est-il encore « source de ruine pour l’agriculture et provoque-t-il bien souvent une “liquidation volontaire ou forcée” d’une partie de son bien »144.

154La prospérité impériale, fondée sur le libéralisme économique, avait ouvert de nouvelles perspectives pour les Roussillonnais en particulier, et les Languedociens de la Méditerranée en général : d’une part, le rôle moteur de la vigne dans leur économie, d’autre part et en conséquence, la possibilité de profit. La traditionnelle « culture du pauvre » se muait en généreuse courtisane au pays des grands. Tout le monde était prêt à profiter au maximum de cette position géographique qui faisait du Languedoc et du Roussillon le pays le plus favorable à la vigne, pour être le plus méridional dans le cadre d’un « marché commun national » accéléré par le rail. L. Perceval a saisi l’impact d’une telle mutation : « Le développement de l’économie marchande, y compris dans le secteur artisanal de la production est un des signes du développement du mode de production capitaliste (...). On peut l’apprécier par divers signes : la croissance de la part de la production commercialisée, ou, à l’inverse, la diminution de la part autoconsommée, la croissance des industries fournisseuses ou transformatrices extérieurement à l’agriculture même, le développement des emprunts bancaires »145. Le profit agricole émerge avec l’intensification de la culture de la vigne ; sa généralisation dans la société agricole est lourde d’un conflit : l’avenir s’ouvre aux capitaux fonciers, tandis que le passé enracinait profondément de nombreux propriétaires (par ailleurs menacés d’éclatement parcellaire par le Code civil) terriens et producteurs d’une denrée essentiellement commercialisée. Deux mondes coexistent, sans toutefois encore s’affronter : les héritiers de la civilisation agraire de l’Ancien Régime cherchant à, sinon augmenter, du moins consolider leurs positions dans un cadre nouveau ; les spéculateurs du nouveau profit viticole, encore timides en Roussillon, mais frères des grands exploitants céréaliers repérés par G. Frêche à l’époque moderne dans le Bassin aquitain, et par G. Postel-Vinay dans le Soissonnais. Les seconds barrent la voie de la propriété aux premiers ; ceux-ci peuvent freiner l’expansion de ceux-là.

155Il apparaît toutefois, à travers le cas du richissime banquier Durand, que la nouvelle « haute société » de cette époque restait traditionnelle. Celui-ci, député au Corps législatif, acquit sous le Second Empire le Mas Deu, autrefois propriété des Hospitaliers de Saint-Jean après la suppression de l’ordre des Templiers ; homme d’affaires, M. Durand n’en avait pas moins la fibre aristocratique ; chaque année, quand M. Durand passait à Fourques pour aller au Mas Deu, « c’était la grande fête au village, l’accueil d’un prince des Mille et Une nuits, avec – et M. Durand y tenait beaucoup – une marche royale jouée par la clique locale »146. L’ambition passéiste de la nouvelle aristocratie foncière (il est difficile de la nommer bourgeoise au sens économique) pouvait freiner la mutation structurelle de la viticulture roussillonnaise.

156Par ailleurs, avec G. Garrier147, l’on peut se demander si les chances d’une démocratie rurale véritable148 et durable ne résidaient pas dans l’étoffement des moyennes propriétés, plutôt que dans la prolifération des petites, ainsi qu’elle avait tendance à le faire au cœur du XIX^eme siècle ; trop pressée, la démocratie viticole risquait de se heurter à la pression foncière de la grande propriété, et surtout de buter contre le marché.

2. Le phylloxéra, accélérateur de l’évolution

« Il pique les racines de la souche pour en sucer la sève ; ses piqûres provoquent une déformation près de la pointe ou sur le corps même des racines ; ces excroissances finissent par éclater, ouvrant ainsi une porte aux champignons et aux bactéries qui envahissent les tissus et les détruisent ; de là des nécroses profondes qui amènent la mort des racines, puis celle du cep. Le phylloxéra est un puceron de couleur jaune citron, visible à l’œil nu ; ses colonies souterraines sont formées d’individus femelles aptères. Par voie parthénogénésique, elles sortent du sol et vont coloniser au loin. Ce sont des êtres ailés qui engendrent les sexués ; après l’accouplement, la femelle pond des œufs d’où sortent au printemps des femelles qui par parthénogénèse donnent des phyllaptères qui vont renforcer les colonies souterraines ».
G. GALTIER149

157Vécu par les contemporains comme « l’accident fatal », le phylloxéra s’est révélé être l’accélérateur de la viticulture, venant rompre l’adaptation économique de la viticulture à un certain marché. Il n’aurait peut-être pas revêtu plus d’importance que les autres insectes si la vigne était demeurée en Roussillon activité secondaire comme auparavant ; toute autre calamité aurait pu, de la même façon, bouleverser l’équilibre ; le phylloxéra ne serait-il pas que le catalyseur chargé de précipiter une évolution en germe depuis le Second Empire ?

158M. Augé-Laribé définit « l’industrialisation de l’agriculture » dans de nombreux ouvrages150 ; il démonte le mécanisme du capital engagé dans la viticulture dans la dernière décennie du XIX^eme siècle : capital foncier, capital de premier établissement, capital de réserve. R. Pech151 affine l’analyse du rôle du capital au sein des exploitations viticoles du Languedoc-Roussillon. Il convenait de ne pas recommencer ici ces études économiques et techniques faites au sein de l’exploitation, mais de retenir ce qui pouvait permettre de saisir et de caractériser les nouvelles formes de propriété foncière apparues lors de la crise phylloxérique.

a) Le vol de l’insecte

159Contemporains et historiens152 ont consacré à « la bête » maints rapports et études, jalonnant la carte des vignobles français de ses étapes plus ou moins fantaisistes. Il suffit de mentionner ici comment « l’insecte de la mort » franchit les frontières roussillonnaises, et étendit son linceul sur le pays, après l’avoir épargné pendant une quinzaine d’années.

– Du Bas-Languedoc au Roussillon, une quinzaine d’années

160Le phylloxéra Vastatrix, venu des États-Unis, est signalé pour la première fois à Pujaut, dans le Gard, en 1863 ; il allait détruire trois cent mille hectares de vignes en France, et en endommager quatre cent mille autres.

161Tandis que ruine et désolation s’abattaient dans certains secteurs du Gard dès 1863, et, quelques années plus tard, autour de Montpellier, Aude et Pyrénées-Orientales étaient momentanément épargnées. Bénéficiant de ce privilège, les Roussillonnais assistèrent à une flambée des prix du vin, l’hectolitre dépassant alors fréquemment les quarante francs, et accélérèrent les plantations de vignes : le décrochement relatif aux superficies de la vigne se produit de 1878 à 1882. E. Delonca cite le cas d’Ille où, en 1885, deux agriculteurs audois vinrent affermer un grand domaine, et le complanter en vigne153 ; c’est de ces années-là que date la conversion du Roussillon à la monoculture de la vigne.

162Il fallait alors surtout bien fermer la frontière à « l’ennemi » ; une interdiction préfectorale en date du 27 juin 1874 visait l’introduction dans les Pyrénées-Orientales des cépages de vigne provenant soit des départements voisins, soit de l’étranger154. Bravant ce défi, l’insecte fut reconnu dans le Conflent en 1878 : « C’est le 23 février, que MM. Paul Olive, Léon Ferrer et moi-même, membres de la commission de défense contre le phylloxéra, avons découvert le phylloxéra Vastatrix sur les ceps d’une vigne de M.B., située sur les coteaux du Mount Camill, à deux kilomètres environ de la ville de Prades »155. Avant d’alerter l’opinion, la commission départementale demanda confirmation aux spécialistes, M. Planchon de Montpellier et M. Boiteau de Libourne ; un télégramme sema la consternation : « C’est bien l’insecte. Écris le soir même, Planchon ».

163Tardive, peut-être en raison de la protection, mais aussi de la fréquence des associations culturales mêlant aux ceps et les isolant, arbres et légumes, ou de la profondeur des sols, l’invasion se produisait au moment où l’on savait comment lutter156.

164Au niveau national, l’État avait d’abord pris en charge la défense, avant de l’abandonner à l’initiative privée, et aux instituts scientifiques. Après plusieurs tâtonnements, Jules Émile Planchon, botaniste et professeur à la Faculté des Sciences de Montpellier, chargé d’un rapport sur la maladie qui ravageait le vignoble, découvrait le puceron friand des plants français, importé avec les plants américains lors de la crise de l’oïdium de 1852 à 1858. De retour d’une mission en Amérique, il exposa les moyens de préservation, de défense et de reconstitution : « Loin d’établir entre les divers systèmes de défense contre le phylloxéra, des rivalités et des antagonismes stériles, il vaut mieux emprunter à chacun ce qu’il peut donner de bon, en combiner au besoin plusieurs, les renforcer l’un l’autre, demander à la submersion, à l’ensablement leurs effets utiles, au sulfure de carbone sa puissance insecticide, au sulfo-carbonate alcalin une action à la fois toxique et fertilisante, au badigeonnage des ceps la destruction de l’œuf d’hiver, enfin aux vignes américaines résistantes, l’appui de leurs racines robustes, et, s’il le faut, le produit trop déprécié de leurs grappes »157.

165L’invasion n’en fut pas moins catastrophique. A partir de 1880, tandis que la vigne continuait à entretenir « les plus belles espérances », et que depuis longtemps « l’agriculture n’avait présenté un visage aussi séduisant »158, l’invasion prit quotidiennement de l’expansion et fit régresser la superficie viticole de quatre-vingt à trente mille hectares en cinq ans : la première année, mille sept cents hectares furent envahis, et cinq cents détruits ; quinze mille hectares victimes en 1882, trente mille en 1884, et le reste plus ou moins envahi : la liste des communes déclarées phylloxérées ne cessa de s’allonger.

166Les ravages s’exercèrent avec une prédilection reconnue pour les coteaux d’où, en 1886, « la vigne a presque disparu tandis que dans la plaine la récolte se présente bien »159 ; peu à peu, les ceps rabougrirent, les sarments se firent courts et maigres, les feuilles jaunirent, les raisins dépérirent. Contre cette manifestation du « courroux de Dieu » ou d’une « tenace malchance », les vignerons catalans ne profitèrent pas toujours des travaux effectués par leurs voisins pour lutter, chacun s’évertuant à prôner son remède et à dénigrer celui du voisin, souvent en fonction de ses moyens financiers.

b) Problèmes de reconstitution

167Un conflit éclata en particulier entre « sulfureurs » et « américanistes » lorsque l’on eut renoncé à la submersion à l’exception du littoral160 ; finalement, presque tous furent convaincus de l’efficacité du greffage sur la souche américaine d’un cépage français approprié permettant de conserver la qualité des crus. La technique de la greffe se mettait au point, il suffisait de bien choisir le porte-greffe et de tenir compte surtout de son adaptation au sol. Pour la reconstitution du vignoble, s’il fallait ne pas ménager sa peine, il fallait aussi savoir résister au fléau qui passa, comme Attila et l’invasion prusienne étaient passés ailleurs.

168Les propriétaires, encouragés par l’administration, se regroupèrent en syndicats de défense : « Le salut ne peut être que dans la formation de syndicats dans toutes les communes ; les intérêts individuels groupés sous forme de syndicats, peuvent seuls créer sur tous les points une force suffisante pour donner à la lutte l’activité et l’énergie nécessaires »161.

169En 1881, le Syndicat de Perpignan réunissait pour la première fois soixante-cinq adhérents : nombre porté à cent soixante-quinze en 1882. En 1884, l’exemple était suivi à Rivesaltes, Collioure, et huit autres syndicats s’ajoutaient à la liste en 1886.

170La législation protégeait la reconstitution : une série de lois et décrets de 1878 à 1898 établit une grande rigueur dans l’utilisation des plants, et la loi du 2 août 1879 dispensa de l’impôt foncier pendant trois ans les vignes nouvellement plantées162 ; un système de primes et de subventions vint en outre encourager le nouveau vignoble.

Situation du vignoble en 1882163

171En 1883, les premiers soixante hectares sur porte-greffes étaient constitués :

172La pépinière départementale des plants américains livrait à ce moment-là cent mille racinés de riparia, york, madeira, ruspestris, Jacquez et solonis, ainsi que cent cinquante mille boutures de ces cépages divers. La greffe l’avait emporté sur la submersion qui ne concernait que trois cent cinquante hectares, et sur le traitement au sulfure de carbone utilisé par les moins fortunés et concernant quatre mille hectares en 1886165.

173Reconstituer sa vigne signifiait disposer de capitaux ; or, même si l’on avait profité des hauts cours du vin dans les années 1878-1882 (trente trois à quarante-et-un francs), pour P. Poutensan « il semblerait que la reconstitution phylloxérique ait absorbé pour les mises de fonds qu’elle exigeait tout ou au moins une grande partie des disponibilités des agriculteurs du Roussillon »166. Des maisons de crédit vinrent se greffer sur cette reconstitution où se mêlaient de nombreux intérêts : propriétaires, entrepreneurs en reconstitution des vignes, banquiers... L’inspecteur général de la Banque de France constatait le 25 juin 1898 : « Les capitaux engagés dans la culture de la vigne étaient devenus une véritable industrie ; les banques ont été amenées à faire à la viticulture d’importantes avances et c’est à juste titre que la banque n’a accepté qu’avec une extrême prudence ce papier jugé seulement, en dehors de la surface du cédant, par la valeur d’exploitation des nouvelles propriétés, sujettes à bien des mécomptes, bien des surprises dans le rendement ».

174Il fallait avoir le sens des affaires pour découvrir qu’il était plus profitable d’utiliser les capitaux issus de la récolte, pour agrandir le domaine que pour rembourser les intérêts.

175A Corneilla-del-Vercol, un viticulteur endetté pour quatre cent mille francs (deux cent quarante-cinq mille francs au crédit foncier ; deux cent mille francs chez Sacazes) acceptait pour un nouveau domaine estimé à six cent mille francs, de payer une rente viagère de vingt-cinq mille francs, et en 1903 prenait à ferme cent cinquante hectares appartenant à une administration départementale, à raison de douze mille francs pour huit ans, avec promesse d’en reconstituer soixante en vignes, et quarante hectares pour trois ans, moyennant quatre mille francs par an.

176Mais, pour la petite propriété, l’argent fit plus cruellement défaut et d’une façon générale « les capitaux s’aventurent peu vers la propriété »167. Quelques essais précurseurs osèrent cependant remplacer des ceps par des légumes ou des arbres fruitiers, l’on espérait cependant encore en la vigne et une partielle reconversion ne s’opéra que plus tardivement168.

177En 1896, des traces de vignes phylloxériques étaient encore repérées, en particulier dans la Salanque169 ; un rapport préfectoral témoigne encore de la résistance de « la vigne française, sur beaucoup de points, sans traitement, grâce à la richesse d’un sol dans lequel les radicelles se refont rapidement avec l’aide d’une fumure à mesure qu’elles sont détruites et où le pivot atteint une profondeur à laquelle je n’ai jamais constaté la présence de l’insecte »170 et en 1896, ce n’est que « lentement » que les anciennes vignes françaises encore debout disparaissent171 ; lentement, le vigneron refait sa vigne mais, déjà, « il est bien à craindre que cet effort soit le dernier pour le grand nombre du moins des viticulteurs jusqu’au moment où la situation actuelle se modifiera, car les dernières ressources ont presque entièrement disparu chez les propriétaires, et la mévente du vin, ou bien la vente à vil prix, continue en s’accentuant. Ce ne sont pas en ce moment les maladies de la vigne qui occupent le premier rang parmi les préoccupations du viticulteur : le premier, l’essentiel des soucis incessants de la propriété, c’est l’écoulement de son produit ; il faudrait entraver la fabrication du vin artificiel »172. Les vignerons concluaient un marché de dupes : tandis qu’ils attendaient la bonne récolte pour effacer la misère passée, ils se heurtaient à la concurrence des viticulteurs de la Salanque et du littoral, protégés par la constitution naturelle du sol de leur terre et souvent gros producteurs, et à celle des viticulteurs languedociens dont les vignes, plus tôt atteintes mais plus tôt reconstituées, fournissaient une production accrue. Le Roussillon n’avait pas reconstitué toutes les vignes plantées dans la période d’euphorie 1878-1882 :

178Le phylloxéra venait de brouiller les cartes des producteurs de vins méridionaux, de surcroît confrontés avec les producteurs de vins étrangers (et en particulier espagnols pour les Pyrénées-Orientales) auxquels l’effondrement de la production nationale avait ouvert le marché français. Ce n’était pas là son moindre effet.

c) Les conséquences structurelles

– Crise phylloxérique et démographie

179L’évolution de la population départementale trahit une dépression à partir de 1886 :

180Si l’on compare ces données à celles de la période précédente, l’on constate un ralentissement du gain annuel de 1872 à 1886 :

181Entre-temps, s’était produit une formidable croissance, qui, de 1879 à 1881, avait porté sur dix mille personnes affluant dans le département encore épargné par le phylloxéra. Ainsi à Rivesaltes s’infiltrèrent des Languedociens chassés de chez eux, mais aussi des Catalans de la montagne, et des Espagnols. Cet accroissement démographique est en rapport avec l’augmentation de la superficie viticole, et affecte particulièrement les communes de la plaine (Rivesaltes-Salses-Baixas). Outre ces quelques années exceptionnelles, il se produit, à partir du mouvement précédemment constaté, d’une part le vieillissement de la population et, d’autre part, la diminution du nombre des étrangers174 :

1821891 : 10.118 étrangers dont 9.630 Espagnols, soit 4,8 % de la population 1896 : 9.904 étrangers dont 9.554 Espagnols.

183La composition professionnelle de la population se modifie au détriment du secteur primaire :

184Bilan démographique (en milliers)

185Dès 1881, le bilan migratoire devient négatif, tandis que le bilan naturel entame une régression : la raison en incombe à la chute du taux de natalité, beaucoup plus vigoureuse que celle du taux de mortalité.

186Le dépeuplement des hauts-pays (Capcir-Cerdagne-Conflent-Fenouillèdes) se poursuit, mais un phénomène nouveau apparaît : il frappe de 1886 à 1906 les régions viticoles des Corbières et du Cru Banyuls (bien qu’à degré moindre). Seule la plaine du Roussillon enregistre un gain de population important (plus de six mille habitants) ; la ville de Perpignan à elle seule en gagne quatre mille sept cent quinze.

187La typologie dressée précédemment concrétise la tendance des bourgs viticoles :

• la hausse persiste dans les centres viticoles de la plaine où, en raison de la qualité des sols, le phylloxéra eut peu de prise : Bages, Pollestres, Cabestany, Alénya ; certains accusent une stagnation de quelques années mais reprennent leur souffle : Banyuls-del-Aspres, Ponteilla.

• Les villages de coteau ou de petite propriété présentent un maximum de population définitif en 1881-1886 : Estagel – Salses – Baixas. C’est le point de chute de la société viticole traditionnelle, pour laquelle sonne le glas.

• Certaines petites communes viticoles, pour la plupart situées dans le canton de Thuir, continuent leur ascension jusqu’à la fin du siècle : Passa – Ortaffa – Saint-Jean Lasseille.

188L’affaire phylloxérique avait provoqué en Roussillon une rupture dans son histoire démographique : qu’en était-il de ses conséquences structurelles foncières ?

PETITES COMMUNES VITICOLES QUI ONT RESISTE

Communes viticoles victimes de la crise phylloxérique

COMMUNES VITICOLES qui ont SURMONTE la CRISE PHYLLOXERIQUE

Les mutations foncières

189Un dépouillement exhaustif des registres des Recettes, Actes Civils publics176 pour la période 1880-1889 permet de suivre le mouvement des ventes foncières pendant la crise phylloxérique.

190La régression du nombre total des ventes est rapide :

191La reprise s’effectue alors avec 611 ventes en 1886, mais elle est éphémère.

192Il faut connaître la nature des ventes foncières pour saisir la responsabilité directe du phylloxéra (vignes détruites, difficiles à vendre), ou indirecte (régression du pouvoir d’achat de toute une population) : les vignes sont bien les principales touchées par la répression des ventes de 1880 à 1882 (« vignes phylloxérées »– « vignes détruites », est-il mentionné dans le registre pour les échanges concernant les vignes malades, par ailleurs assez rares). La reprise s’effectue dès 1883 et, en 1886, le niveau de 1880 est pratiquement rattrapé. Ceci est d’autant plus remarquable que le nombre des ventes foncières portant sur les autres catégories de terre ne se relève pas, malgré un ressaut de 1884 à 1885 : il est vraisemblable que, d’une part, de nombreuses terres, champs ou cotius précédemment achetés le furent pour être reconverties en vignes, et, d’autre part, le marché foncier fut entraîné par une certaine prospérité liée à la viticulture.

193Le mouvement des ventes supérieures à dix mille francs accuse une diminution d’environ 50 % au milieu de la crise (1884-85) ; elles sont donc proportionnellement plus touchées que les ventes à prix inférieur. Il ne semble pas possible d’établir le mouvement des prix de la terre au cours de cette période en raison des nuances extrêmes entre qualités de terres et natures de terroirs (il faudrait les ventes successives des mêmes parcelles ou domaines pour le connaître). L’analyse des opérations portant sur les plus grosses affaires permet quelques constatations :

194Le pourcentage des propriétaires est le plus fort tout au long de la période en ce qui concerne les vendeurs et les acheteurs ; il enregistre cependant de fortes variations d’une année à l’autre. Parmi les propriétaires, quelques translations s’opèrent de l’ancienne aristocratie à une nouvelle bourgeoisie :

• en 1880, les vingt-trois hectares d’un vicomte furent acquis par l’épouse d’un propriétaire rivesaltais ;

• en 1883, le domaine de Sainte-Marie sortit de la famille de Gérard d’Oms ; celui de Charles de Selva fut acquis par un négociant narbonnais ;

• en 1887, le domaine du marquis d’Auberson, de cent trois hectares et sis à Canohès-Ponteilla, fut acquis deux cent quarante mille francs par le comte de Beauxhostes, de Narbonne.

195Quelques domaines appartenant à plusieurs frères et sœurs exerçant, dans la plupart des cas, des professions libérales, volèrent souvent en éclat, la terre ayant conduit vers d’autres destinées. Ce qui n’empêcha pas les docteurs en médecine, les avocats, avoués, architectes, d’acquérir terres et domaines : en 1883, le Puig Soutré fut vendu par Bardou Job à un avocat. Il s’agit là, comme par le passé, d’affaires de type plus patrimonial que capitaliste. C’est moins le cas des négociants (majoritaires parmi les commerçants) dont le rôle s’affirme : les noms des familles Reig, Sauvy, Pams, Violet sont fréquemment cités dans les transactions. La pénétration du capital dans la viticulture est encore plus nette lorsque les sociétés interviennent ; la société Gambes et Martin prit part à quelques opérations : en 1881, elle devint propriétaire du Mas Alzine à Tautavel (six cent quatre-vingt-quinze hectares, cinquante-cinq mille francs) vendu par M. Labarde, domicilié en Dordogne ; en 1882, elle vendit (et certainement revendit) deux domaines de respectivement soixante-six et cent soixante-trois hectares pour une valeur de trois cent vingt mille francs à des propriétaires de Perpignan.

196Parmi les forains, exceptés les Roussillonnais exerçant ailleurs une profession militaire ou administrative, les Audois figurent en bonne place parmi les acheteurs : il s’agit là incontestablement d’investissements de capitaux extérieurs dans le vignoble.

197Enfin, dernier indice en faveur d’une toute relative capitalisation de l’agriculture pendant la crise phylloxérique, la régression du crédit au moment des transactions :

LES VENTES FONCIERES PENDANT LE PHYLLOXERA

198Il s’agit d’ailleurs de crédits de courte durée, généralement un an, et alors que la moitié au moins de la somme est versée au moment de l’acquisition, le délai peut cependant être porté à dix ans et même vingt ans et ceci d’autant plus que la somme est élevée. La spéculation foncière ne serait donc pas une des caractéristiques de l’histoire de la vigne en Roussillon dans les années 1880-1890. Mais les ventes ne sont pas les seules opérations pouvant affecter les structures foncières.

– Les progrès de la concentration foncière

199Seules, les enquêtes décennales agricoles permettent de saisir le mouvement structurel des années 1880 ; mais leur imperfection éclate ici au grand jour : les dossiers communaux relatifs aux enquêtes de 1882 et 1892177 ne permettent pas de suivre, à l’exception de quelques-uns, l’évolution du nombre des exploitations, de nombreuses colonnes étant restées vides de chiffres lors d’une enquête (1882), ou de l’autre (1892). Quelques constatations peuvent être toutefois tirées des rares dossiers complets, mais il est difficile d’être affirmatif en faveur de la grande exploitation, la plupart de ces cas communaux se neutralisant. Aussi est-ce avec beaucoup de prudence qu’il faut consulter les statistiques départementales.

200Deux constatations s’imposent : la petite exploitation régresse ; la grande et la très grande réalisent de grands progrès (pour les pourcentages, tenir compte des faibles bases de départ dans les calculs). Si les victimes du phylloxéra furent les exploitations comprises entre cinq et dix hectares, celles-ci peuvent se retrouver concentrées par le biais des ventes dans les catégories dix-vingt ou vingt-trente hectares au profit des propriétaires ayant disposé pendant la crise d’un surplus de liquidité financière leur permettant d’arrondir leur patrimoine avec des terres mises en vente par les défavorisés. Mais les gros propriétaires n’auraient pas été tentés par quelques ares ou hectares arrachés à la friche et à la garrigue lors de l’optimum du peuplement rural : le sort de la plupart de ces terres fut de retourner naturellement à leur état ; seules quelques murettes encore accrochées au flanc des collines témoignent de l’extension maximale atteinte par le territoire cultivé à la fin du XIX^eme siècle.

201La construction des grandes propriétés foncières ne s’est donc pas faite par assemblage de petites superficies ; leurs domaines géographiques ne coïncident pas toujours, depuis que les moins bonnes terres furent laissées aux pauvres ; lorsque les deux se rencontrent sur les mêmes bons terrains, l’imbrication des parcelles est telle qu’il faudrait que toute une région se vide de sa population pour que les grandes exploitations rassemblent les petites ; or, les plaines sont bien les dernières zones que les populations rurales abandonnent. La prudence s’impose toutefois pour ne pas assimiler systématiquement grande exploitation foncière et grande exploitation viticole : le démembrement de certains grands domaines constitués essentiellement de landes et de pâtures peut avoir alimenté le gonflement en nombre de la grande exploitation. Ces nouvelles terres gagnées à la culture profitent, semble-t-il, aux grandes exploitations : de 1882 à 1892. mille huit cent cinquante-neuf hectares de terres incultes sont défrichées, auxquels il faut ajouter trente-huit hectares de bois.

202Les communes en bordure du littoral ont de fortes chances d’avoir livré de nouvelles terres à la culture au moment du phylloxéra. Le drainage des terres commencé sous le Second Empire178 reste toutefois lent, et les marais de Salses, Saint-Cyprien, Canet, Saint-Nazaire continuent à stériliser de grandes étendues de terres. La régression des superficies lacustres est importante à Canet où elle affiche quelques deux cents hectares d’un cadastre à l’autre. Concernée par la diffusion de la culture de la vigne sur terrains sableux, la côte roussillonnaise ne connaît cependant pas la création des gros vignobles qui s’est produite dans l’Hérault notamment, d’une part en raison de la faiblesse des capitaux locaux, d’autre part en raison de la présence d’une plaine littorale moins étendue. Pourtant, en 1892, la taille moyenne des grandes exploitations roussillonnaises est largement supérieure à la moyenne nationale, sans doute parce que constituées, à l’exception de terroirs les plus riches de la plaine, de terres incultes pour une grande partie de leur superficie.

203Au total toutefois, le gain en superficie était consistant pour la grande exploitation de 1882 à 1892, ce qui est l’indice d’une concentration foncière des exploitations, viticoles, faudrait-il préciser, aux dépens des petites exploitations et des très grands domaines fonciers.

204L’évolution catégorielle s’est accompagnée d’une évolution des rapports entre les différentes catégories :

205Les catégories supérieures à dix hectares occupent une place grandissante en pourcentage, ce qui serait bien l’indice de concentration foncière. Le tableau suivant indique le pourcentage croissant de la superficie occupée par les moyennes et grandes exploitations.

206Malgré ces nouveaux aspects, la viticulture demeurait une activité artisanale :

207niveau des exploitants, R. Pech souligne combien la crise phylloxérique a précipité le déclin de la catégorie mixte des journaliers propriétaires qui s’est évanouie par paupérisation180.

208Ce tableau enregistre la progression du nombre des propriétaires-exploitants mais aussi des régisseurs, et une régression du nombre des journaliers, ce qui inciterait à penser que les plus démunis étaient partis, même si la reconstitution des vignes phylloxérées exigeait dans la plaine un surcroît de main-d’œuvre.

209La culture directe restait prédominante.

Modes d’exploitation et étendue moyenne des exploitations

210Le fermage enregistre même une dépréciation des baux pour les terres labourables et les vignes.

211Fréquemment, ils étaient conclus pour des domaines appartenant à des propriétaires espagnols, et concernaient surtout le haut pays : en 1896, M. Illes Étienne afferma à Estoher dix hectares appartenant à Don Puig de Barcelone et confiés à la famille Illes depuis quatre-vingt-dix ans181. Dans la plaine, le nombre des fermiers augmenta au cours de ces dix années, ce qui confirme la mise en place d’une certaine forme de capitalisme agricole ; mais le rapport fermiers-métayers reste encore au-dessous de la moyenne nationale :

212Toutefois en 1886182, les terres affermées à des taux supérieurs à cinq mille francs sont plus nombreuses qu’au cours des années précédentes : le Mas Deu Baldo appartenant à Singla, propriétaire à Rivesaltes et sis à Latour Bas Elne, est affermé pour six ans et six mille francs.

213La propriété d’un avocat de Perpignan pour dix ans et sept mille francs.

214Les biens de Bovaventure Bertrand de Balanda, propriétaire à Perpignan et situés à Latour-Bas-Elne et Saint-Cyprien, pour huit ans et cinq mille huit cents francs (ne comprend qu’un hectare de vigne).

215La métairie de Çagarriga, résidant à Perpignan, est affermée à Millas pour neuf mille francs et quatre ans ; un corps de domaine est cédé pour dix ans et dix mille sept cent cinquante-deux francs à Saint-Hippolyte ; M^me Boaca, Veuve Tastu, cédait ses vignes : leur produit est partagé en parts égales entre la bailleuse et le preneur ; l’épouse d’un négociant perpignanais cédait ses vignes situées à Baixas, Calce, Espira, Peyrestortes, Millas : celles en rapport devaient être travaillées jusqu’à ce qu’elles soient détruites par le phylloxéra ; les vignes atteintes plantées par les soins du preneur ; à titre de compensation, celui-ci recevait la récolte des vignes reconstituées pendant huit ans ; au cours de la période ultérieure, un tiers de la récolte devait revenir au bailleur.

216Curieux systèmes qui déversifient les clauses à l’extrême et qui ressemblent plus à des contrats de famille que d’entrepreneurs.

217Pour le reste, des petites superficies (quelques dizaines d’ares), des taux inférieurs à mille francs, des veuves, filles, quelques docteurs, avocats, un manufacturier (Bardou Job), des fonctionnaires, artisans. Les vignes phylloxérées ne rebutaient pas : un médecin perpignanais afferma pour six ans et trois cents francs une vigne phylloxérée à Pia de cinq hectares ; une fille, sa vigne phylloxérée de cinq hectares à Villeneuve-de-la-Raho pour quatre ans et soixante francs ; inversement, est inscrite la résiliation par suite de l’invasion du phylloxéra, du contrat signé entre Lassalle, ingénieur, et Aubert, propriétaire à Elne. Les huit hectares et demi d’un avocat toulousain sont cédés à condition que le preneur s’engage à arracher, à ses frais, toutes les vignes de la métairie pour les remplacer par des arbres fruitiers ; le bail est de neuf ans et le montant de mille trois cents francs.

218Quelques nouveaux régisseurs apparurent également. Ainsi, le domaine d’Avall Rich, sis dans la commune de Montescot et s’étendant sur cent soixante-treize hectares183 dont cent vingt-trois en vignes, était-il confié à un régisseur en 1898.

219Tout ceci est bien timide pour témoigner en faveur de l’implantation du capitalisme viticole, et surtout de son extension. La hausse des salaires agricoles et du nombre d’Espagnols concerne cependant la constitution d’un prolétariat agricole.

220Il ne fait aucun doute que cette main-d’œuvre s’employait dans les grands domaines et remplaçait les propriétaires-journaliers qui, ruinés, avaient déserté. Le recours au crédit avait été pour certains l’ultime espoir.

– Les petites voies du capital

221Où et comment se procurer de l’argent ?

222Le crédit avait déjà pénétré, sinon les mentalités, du moins le pays. Le 11 novembre 1876, la Banque de France ouvrit une succursale à Perpignan. P. Poutensan a étudié184 le mouvement des opérations générales, des bénéfices bruts, des effets et valeurs escomptés, des actions de cet organisme bancaire. Il apparaît que tous ces secteurs enregistrent une chute185 jusque vers 1895, date à laquelle la banque offrit des mesures et services nouveaux186, tandis que l’agence du Crédit Lyonnais, après dix ans d’installation à Perpignan, ne laissait en 1891 qu’une sous-agence dans cette place à laquelle elle préférait celle de Narbonne.

223Au terme d’une dizaine d’années de difficultés pour les trésoreries, la reconstitution phylloxérique ayant absorbé, par les mises de fond qu’elle exigeait, tout au moins une grande partie des disponibilités des agriculteurs du Roussillon note P. Poutensan (186), sur dix agriculteurs dont la fortune dépassait vingt mille francs, trois seulement détenaient un portefeuille important constitué en grande partie par des valeurs étrangères, secondairement de rentes françaises, de valeurs du Crédit Foncier, du Chemin de fer et des colonies. L’argent serait donc rare dès la décennie 1880-1890 en Roussillon et, déjà en 1890, seules « quelques affaires importantes ont été créées »187.

224La débâcle phylloxérique semble avoir encouragé les petites maisons de crédit à ouvrir grand leurs portes188 : Gambus, notaire, et de Martin, associés pour faire des prêts hypothécaires, se lançaient dans un petit crédit foncier, sans risques de garantie. Sacazes, agent d’affaires spécialisé dans les escomptes et le commerce de l’engrais, consentait des prêts directs aux propriétaires à très gros intérêt. En 1900, cet ancien commis d’Intendance avant d’avoir été employé au Crédit Lyonnais, occupait le premier rang parmi les prêteurs d’argent de la région. Il se spécialisa dans les prêts directs aux viticulteurs, les avances indirectes par escompte des effets correspondant à de futures livraisons de vin : 6 % d’intérêt et un quart de commission ; en 1908, il avouait un bénéfice de cent mille francs par an ; en 1912, il était millionnaire.

225La dette hypothécaire traduit à sa façon le poids de l’endettement. S’il fallait en croire Flour de Saint-Génis, faute d’avoir eu accès aux sources hypothécaires locales, le « paysan » serait en 1900 tout couvert d’hypothèques et retombé sous des chaînes financières tant pesantes qu’irréductibles. Depuis 1876, ces sommes empruntées seraient consacrées à combler le déficit foncier et non destinées au développement de l’agriculture189 ; aussi était-il question dès 1881 du projet concernant la création de caisses régionales de crédit190 ; le Conseil général, dans sa séance du 10 avril 1881, émit le vœu de « la création par l’État d’une caisse de prêts hypothécaires à long terme pour faciliter la régénération de nos vignobles phylloxérés ».

226E. Michel fournit quelques statistiques relatives à la dette hypothécaire au début du XX^eme siècle dans les Pyrénées-Orientales (191).

3. L’affirmation de la grande propriété

« L’avenir est à l’agriculture capitaliste ; la petite propriété où pendant longtemps l’abondance de la main-d’œuvre a suppléé à l’insuffisance de l’outillage technique, ne correspond plus aux conditions modernes de l’industrie agricole »
M. AUGE-LARIBE191

227Pour tracer un tableau de la propriété au terme de la reconstitution post-phylloxérique et en fonction de la capacité de production, une enquête originale, menée entre 1897 et 1905 par Ch. Gervais auprès des négociants et des courtiers, est fort utile.

a) Structures viticoles en 1900

228L’indicateur de Ch. Gervais n’a rien d’officiel mais « a pour ambition de recenser tous les propriétaires récoltants de quelque importance pour l’Hérault, l’Aude, le Gard, les Bouches-du-Rhône, les Pyrénées-Orientales, le Vaucluse, le Var, la Drôme, l’Algérie et la Tunisie »192, afin d’en fournir le répertoire aux négociants et courtiers et d’en préciser les capacités. Il fournit en particulier la liste exhaustive des domaines ou mas, document fort utile pour la répartition de la grande propriété, tandis qu’au niveau de la petite et moyenne propriété, des lacunes apparaissent, surtout pour les communes de grandes propriétés.

- La ventilation de la production par catégories et par régions

Distribution cantonale par catégorie de producteurs d’après l’indicateur Gervais193 194195196197

Corbières :198 199

229Cette distribution témoigne donc de l’importance conservée par les petits viticulteurs dans les cantons de Millas, Argelès et Céret, où ils côtoient une forte proportion de moyens récoltants ; la grande entreprise viticole est absente des Corbières et des Fenouillèdes. Dans les cantons de Perpignan-Est, Saint-Laurent et Rivesaltes (littoral), moyenne et grande entreprise apparaissent essentielles. Leur rapport est variable :

230La part que représente chaque catégorie de production varie au niveau régional.

231La plaine est donc le terrain de prédilection pour les très grandes, grandes et moyennes entreprises viticoles.

232Soit au niveau cantonal :

233Le canton de Perpignan-Est apparaît incontestablement comme celui de l’entreprise viticole.

- Grandes et très grandes propriétés

234Les très grands domaines se distribuent dans la plaine, à raison de un ou deux par commune ; mais huit sont recensés dans celle de Perpignan, trois dans celles de Montescot et de Cabestany, quatre à Bages et à Claira.

235Les grands domaines se comptent à raison de trois ou quatre à Alenya, Elne, Pia, Saint-Cyprien, Canet, Canohès, Théza, Toulouges, Villeneuve-de-la-Rivière, Millas, Claira, Ponteilla, Saint-Jean-Lasseille ; six à Sainte-Marie, Pézilla, Rivesaltes, Trouillas ; sept à Bompas, douze à Saint-Laurent ; quatorze à Perpignan et à Cabestany.

236Dans les communes situées au dehors de la plaine, seules apparaissent nanties de domaines Cases-de-Pène200, Estagel201, Bélesta et Cassagnes202.

– La multipropriété

237Un phénomène se détache si l’on rapproche les domaines de leurs propriétaires : « La propriété dissociée » selon l’expression de R. Dugrand203, « la multi-propriété » de R. Pech204 traduisant bien l’opinion courante ainsi formulée : « Il est rare qu’un grand propriétaire ne possède pas plus d’un domaine ».

238Toutefois, l’arrondissement de Perpignan est, avec celui de Carcassonne, le plus faiblement doté en « multi-propriétés », loin derrière les arrondissements de Béziers et Narbonne, résolument tournés vers l’entreprise viticole dont l’une des composantes essentielles est cette forme de concentration foncière.

239M. Sabardell, qui avait acquis en 1869 le domaine « le Pont de la Cave » situé aux portes de Perpignan « remarquable par son aménagement et sa bonne tenue », devenait possesseur du mas de Couret comprenant vingt-quatre hectares, situé dans la commune de Cabestany205.

240M. François Vidal, qui possédait déjà le domaine de « Choisy le Job » près de Bompas, acheta en octobre 1893 le domaine de « Saint-François » sur les coteaux de la commune de Pézilla-de-la-Rivière, d’une contenance de vingt-sept hectares206.

241Mais au total 41 % des domaines appartenant aux multipropriétaires produisent moins de trois mille hectolitres, et sont loin d’atteindre la dimension des « usines viticoles » de l’Hérault ; seuls huit multipropriétaires possèdent des domaines produisant plus de dix mille hectolitres (vingt-trois à Béziers), soit entre 4 et 5 % de la production de l’arrondissement ; aucune entreprise n’atteint de dimension régionale, toutes conservent un caractère local et familial. La constitution de cette forme de propriété se faisait par réduction du nombre des grands et moyens propriétaires, et par juxtaposition de leurs biens ; ici apparaît le trait spécifique de l’entreprise en pays de structures traditionnelles : l’inextensibilité du cadre de la production, pouvant à l’extrême « renforcer la rente dans son assiette paysanne »207.

242Les exemples de multi-propriété les plus spectaculaires sont les propriétés de :

243– M^me Veuve Auguste Dreyfus, résidant à Paris :

244– Le comte de Beauxhostes, Narbonne :

245– Jonquères d’Oriola :

246Les propriétaires sont généralement résidents, sinon dans la commune même, du moins dans le département. Il est très difficile d’en établir une statistique précise, car souvent le nom du domicile n’est pas mentionné. De plus, les calculs aboutissent à un véritable puzzle local, les propriétés étant éparses sur diverses communes voisines. C’est surtout vrai pour la plaine, car aucun obstacle ne vient briser la continuité des terroirs.

247S’il est admis que les petits propriétaires sont des gens qui vivent au pays, il convient de préciser le poids de l’absentéisme dans les domaines.

248– L’emprise de la propriété citadine, en l’occurence perpignanaise, reste limitée, bien plus faible que celle du Bas-Languedoc. Soixante-sept domaines appartenant à des propriétaires résidant à Perpignan sont recensés, et produisent 7,8 % de la récolte départementale, avec une production de cent quatre-vingt mille deux cents hectolitres de vin. Mais parmi eux, dix-sept (quarante-deux mille trois cents hectolitres) sont situés dans la commune même de Perpignan, soit 23,4 % de la production pour 25,3 % d’entre eux. Parmi les cinquante situés en dehors de la commune et d’une capacité supérieure à cinq cents hectolitres de vin :

249Canton de Perpignan-Ouest :

250Canton de Millas (10 %) :

251Canton de Rivesaltes (14 %) :

252Canton de Saint-Laurent (10 %) :

253Le rayon d’influence de la capitale roussillonnaise diminue donc d’intensité en s’éloignant du centre. Les propriétaires, pour la plupart, ne sont pas des Perpignanais ayant placé leurs capitaux dans des biens fonciers, mais des héritiers de domaines, qui exercent à la ville une profession autre que celle de viticulteur. Nerel, propriétaire du domaine de Saint-Georges à Torreilles, était avocat ; Léon Ferrer, propriétaire du mas Ferrer de Cabestany, était pharmacien ; Pams, propriétaire du mas Llauro, était député ; de Boixo du domaine de Cuxous (Cassagnes) était inspecteur des forêts. Les grands propriétaires perpignanais n’ont pas toujours ressenti l’aiguillon affairiste.

254Les capitales secondaires, telles Prades et Céret, retiennent fort peu de propriétaires résidant en dehors de leurs domaines. Elles n’offrent pas les mêmes possibilités de carrière que Perpignan.

255Un lieu de dissociation plus fréquent se produit entre le lieu de propriété et le lieu d’habitation, lorsqu’ils enjambent deux localités voisines :

256Pour les multi-propriétaires, il s’agit de choisir un lieu d’habitation : Jonquères d’Oriola résidait à Corneilla-del-Vercol, bien qu’il possédât d’importantes propriétés à Théza et à Toulouges.

257La véritable propriété foraine se produit lorsque le propriétaire réside à l’extérieur du département. Parmi les propriétaires forains mentionnés par Ch. Gervais, 38 % résident dans l’Aude et récoltent 46,1 % de la production absentéiste.

258Certains sont du pays, tels le colonel Amanrich du 17^eme dragons, en garnison à Carcassonne ; seul le comte de Beauxhostes, domicilié à Narbonne, est le type même du multipropriétaire régional209.

259– 23,8 % résident à Paris et récoltent 35,1 % de la production absentéiste. C’est le cas d’Ed. Bartissol, propriétaire du mas de la Tourre ; de M^me Dreyfus, propriétaire du mas Deu à Trouillas, et du domaine de Saint-Eugénie à Perpignan.

260– 23,8 % dans le Sud-Ouest et récoltent 10,4 % de la production absentéiste.

261– 9,5 % dans l’Hérault et récoltent 6,4 % de la production absentéiste, et quelques-uns dans d’autres régions, tels Émile Guiter, médecin à Cannes, confiant le mas Guiter de Saint-Feliu d’Avall à un régisseur.

262A l’exception du comte de Beauxhostes, les grands propriétaires forains sont des gens du pays, appelés pour diverses raisons à d’autres destinées. Cette constatation permet de nuancer le caractère entrepreneur de la viticulture roussillonnaise, et de mesurer le rôle de la bourgeoisie, plus social qu’économique, et sa nature plus « passéiste » que « dynamique ». Pour ceux qui avaient investi dans la terre comme pour ceux qui avaient des intérêts à payer, il s’agissait de produire le plus possible, à une époque où le progrès de la chimie et du machinisme entretenait les plus fols espoirs.

b) Aspects techniques de la production

263La culture de la vigne a toujours exigé de nombreux travaux, mais la plupart se faisaient à bras210 ; l’adoption des techniques nouvelles affectait l’exploitation proportionnellement aux capitaux dont elle disposait, ou qu’elle espérait retirer de la culture.

264L’utilisation des plants américains, à elle seule, alourdissait la tâche, pour diversifier encore davantage les travaux de la vigne, et représentait une véritable rupture avec la vieille routine : en faisant d’une culture simple une culture compliquée, le phylloxéra a modifié les habitudes des viticulteurs ; plus que par le passé, la viticulture devenait une science, si bien que « c’était pour les vignerons la nécessité de réapprendre seuls un métier qu’ils croyaient sans secret »211. Cela nécessitait ouverture d’esprit et disponibilité financière.

265Les travaux de la greffe et de la taille devenaient œuvre de spécialistes, et grevaient d’autant les frais d’exploitation ; comme il fallait multiplier les façons pour aérer le sol, et augmenter les rendements, la charrue vigneronne s’imposait ; la fumure s’avérait indispensable pour entretenir les sols plus vite épuisés par les nouveaux plants, dont l’adoption favorisait par ailleurs le développement des maladies contre lesquelles il fallait lutter sans répit, à grand renfort de soufre et de sulfate de cuivre.

266L’écart s’agrandit alors entre la petite et la grande exploitation : dans la première, les frais ne pouvaient généralement dépasser quatre cent cinquante francs à l’hectare ; lorsque les conditions financières le permettaient, ils s’élevaient de sept cents à mille francs.

267C’est en réduisant la quantité d’engrais, et en allégeant les façons qu’il était possible d’abaisser le montant des frais de culture ; mais, de ce fait, allait-on à l’encontre de la prochaine récolte, dont l’on attendait toujours plus, à une époque où l’on misait sur la quantité. Les rendements ne cessaient d’augmenter, surtout sur les terres situées en bordure du littoral, par ailleurs domaine de la grande propriété.

268Dans la Salanque, la richesse, la profondeur et l’humidité des sols protégeaient non seulement les racines, mais provoquaient la généralisation des plants à gros rendements. L’aramon, secondairement l’alicante et les hybrides Bouschet s’imposaient pour les vins de consommation courante. Leur rendement est de l’ordre de deux cent cinquante hectolitres par hectare à Villelongue pour un degré alcoolique voisin de six ; dans la propriété de M. Boluis à Torreilles, il pouvait atteindre trois cents hectolitres ; à Claira, Saint-Hippolyte, Saint-Laurent, il était encore de cent hectolitres pour dix degrés : c’est-à-dire que des conditions semblables à celles de la plaine audoise et héraultaise se mettaient en place dans cette région et jusqu’à Canet, Saint-Nazaire, Alénya, Saint-Cyprien et même Argelès, où les rendements se maintinrent autour de quatre-vingt hectolitres.

2691878, les vins titrant moins de onze degrés représentaient à peu près la moitié de la production roussillonnaise, soit au maximum soixante-quinze mille hectolitres. Après la crise phylloxérique, ces proportions n’étaient plus respectées : en 1904, les vins de faible degré représentaient les deux tiers d’une production de trois millions d’hectolitres213. Le reste provenait du vignoble des garrigues de Salses, des coteaux de Maury, des terrasses de Banyuls et autres terroirs qui avaient conservé des cépages traditionnels : carignan, grenache, muscat.

270Le carignan constituait la base de nombreux vins rouges ; son rendement ne dépassait pas cinquante hectolitres sur les terres caillouteuses de la plaine. Le grenache alimentait la plupart des vins fins pour des rendements garantissant la qualité.

• à Banyuls : vingt à trente hectolitres par hectare

• dans la vallée de l’Agly : trente-cinq à quarante-cinq,

et d’une façon générale, les rendements des Corbières restaient inférieurs à ceux des soubergues du Minervois et même ceux de la Salanque et du Ribéral demeuraient en-deça de ceux de la plaine viticole de Béziers et Montpellier214. La course aux rendements n’était pas gagnée par les Pyrénées-Orientales.

271Ce n’est qu’après la guerre que la part des cépages nobles reprit l’offensive215 216:

272En cette fin de siècle, toutes les mutations subies par la viticulture concouraient au gonflement de la production ; celui-ci est sensible tant au niveau des productions annuelles qu’à celui des moyennes décennales.

273L’avenir, au lendemain de la reconstitution, paraissait appartenir à la quantité ; des flots de vin se lançaient à l’assaut des marchés.

c) A production nouvelle, pas de marché nouveau « Les petits manteaux bleus du commerce »

274La production du vignoble méridional se développait donc à un rythme très rapide, au moment où l’Algérie, l’Espagne, l’Italie sortaient renforcées de la crise pour avoir consolidé leur vignoble ; les importations atteignaient :

275Au cours des phases de pénurie, l’habitude avait été prise de faire appel au vin étranger ; la pratique se maintint une fois le vignoble français reconstitué : les stocks s’accumulaient alors dans les caves ; les vignerons, à peine difficilement vainqueurs d’un puceron ailé, se trouvèrent confrontés plus que jamais aux implacables règles du marché. La vigne subissait l’assaut d’un nouveau mal engendré par le virus de la reconstitution post-phylloxérique, d’autant plus que, dépassés sur le plan technique pour la production, les petits récoltants étaient écrasés par les grandes exploitations qui construisaient des caves susceptibles de nouveaux procédés de vinification et surtout de loger les stocks ; pour les petits et moyens propriétaires, il était impossible de s’adapter à ces nouvelles conditions.

276Dans le domaine d’Avall Rich, dans la commune de Montescot, la cave contenait quarante foudres de trois cents hectolitres217 ; dans le domaine de Sainte-Lucie près de Canohès appartenant à Justin Vallarino, l’immense cellier pouvait contenir dix-huit mille hectolitres de vin ; les douze cuves construites en ciment armé servaient exclusivement à la fermentation, et contenaient chacune cinq cents hectolitres. L’outillage comprenait :

• un élévateur à godets mû par la vapeur

• deux grands pressoirs à accumulateur

• une turbine aéro-foulante

• trois pompes à vin actionnées par un moteur

• douze petites cuves en ciment pouvant servir à la fabrication des piquettes ou à la diffusion des marcs

• une voie de chemin de fer pour transporter la vendange foulée.

• une autre pour le service des marcs.

277Cette installation permettait de vinifier, par jour, de cent trente à cent quarante mille kilogrammes de vendange218. De quoi prédire que « la vinification familiale sera appelée à disparaître devant la concurrence des celliers perfectionnés, usines de vinification de l’avenir »219.

278Pour l’alambic, c’était le chômage technique ; désormais, le vin de récoltant était destiné à la vente et non à la machine à alcool.

279L’analyse du processus de commercialisation faite par M. Augé-Laribé220 permet de démontrer le caractère factice d’une pseudo-communauté d’intérêts entre petits et gros récoltants et R. Pech conclut : « la grande entreprise est pour le négociant un partenaire à sa taille. Simplification des démarches, homogénéité des lots sont les caractéristiques de tels achats. Capitalisme viticole et capitalisme vinicole se rencontrent donc sur le terrain de la rationnalisation de la production, du marché et de leur concentration »221.

280Par contre, la production de la petite exploitation constituait pour les négociants une proie facile au moment de la récolte, lorsqu’il était vital pour elle de se débarrasser à n’importe quel prix des raisins qu’elle ne pouvait pas loger, souvent faute de vaisselle vinaire ; additionnées, des productions ainsi déversées sur le marché fournissaient au commerce assez de marchandises pour lui permettre de retarder ses gros achats222. J. Pautard souligne combien « le marché, mécanisme d’uniformisation des résultats en présence de structures semblables, accroît au contraire les disparités, en présence de structures profondément différentes en déclenchant des processus cumulatifs et des effets de domination »223.

281La possibilité qu’avaient les grands propriétaires de viner chez eux, sans avoir à supporter les droits qui frappaient les alcools, représentait un autre avantage non négligeable.

282De cette supériorité de la grande exploitation en matière de vinification et de commercialisation, naissait une psychologie bien singulière : pour le producteur, ne jamais vendre à la hausse, car les cours pouvaient encore monter ; pour les commerçants, ne jamais acheter à la baisse, car les cours pourraient encore baisser. Ce système était impitoyable pour les petits récoltants qui tombaient sous la coupe du négoce dans lequel des intermédiaires douteux contribuaient à dérégler le mécanisme déjà compliqué du commerce des vins.

283Le caractère essentiel du commerce restait l’encombrement : « On est frappé de la quantité innombrable d’intermédiaires de toute sorte qui encombrent le marché : négociants en gros, en détail, débitants commissionnaires a l’achat et à la vente, courtiers de place, de campagne, représentants, voyageurs... »224.

284Aux côtés des gros expéditeurs et des commissionnaires225, les négociants jouaient le rôle essentiel, qu’ils fussent barricailleurs, demi-grossistes ou forfaiteurs, négociant directement avec les places de consommation, les détaillants, ou par l’intermédiaire des représentants. Leurs courtiers accouraient toujours aux portes de la propriété, plus que jamais « agents de liaison entre la propriété et le commerce »226. Vers 1900, Ch. Gervais en dénombre cent quatre-vingt-un aux côtés des vingt-neuf négociants.

285Au total, ce commerce disposait généralement de fort peu de capitaux, et conservait une taille familiale : une « maison » était considérée comme importante lorsqu’elle employait un caissier, un comptable, trois ou quatre commis chargés des opérations accessoires et des courses, quelques voyageurs et un maître de chai. Est établie la distribution des établissements traitant du commerce des vins227 :

1. emploient moins de 4 ouvriers

2. emploient de 5 à 10 ouvriers

3. emploient de 11 à 20 ouvriers

4. emploie de 21 à 50 ouvriers

5. emploie plus de 51 ouvriers.

286La généralisation des wagons-réservoirs incitait toutefois les maisons de gros à s’installer sur les lieux de consommation, et obligeait la vente à s’organiser industriellement. La maison Mitjaville étudiée par R. Pech228, est citée comme la première et sans doute la plus importante entreprise de transport ferroviaire des vins. En 1814, l’affaire familiale d’import-export se fondait à Perpignan, se spécialisant dans le trafic franco-espagnol à base de vin. En 1894, elle s’installait à Montpellier, et devenait une société d’expédition, implantant des agences dans toutes les gares des centres viticoles méridionaux de Nîmes à Carcassonne. Plaque tournante du monde viticole, elle regroupait les barriques envoyées par les négociants. En 1902, elle se constituait en société en commandite par actions « Société de Transports liquides en wagons-foudres Mitjaville », et disposait alors de quarante wagons-réservoirs. Les négociants se trouvaient ainsi déchargés des expéditions : certes, cela produisit un début de rationalisation d’intensification du commerce, mais aussi un nouvel intermédiaire.

287Les négociants, ayant perdu le monopole régional, envoyaient des « circulaires » aux maisons françaises et étrangères, établissant avant la récolte, afin de se réserver le marché, les prix du vin auxquels ils étaient vendeurs ; il va sans dire que, par la suite, toutes les pressions étaient bonnes pour obtenir ces prix à la propriété ! La lutte pour le bénéfice s’engageait, la dépendance se développait vis-à-vis des grandes maisons centralisatrices et les barricailleurs disparaissaient.

288Le commerce des vins fins se partageait entre la compagnie Dubonnet-Cinzano et la maison Byrrh, mais celui des vins rouges s’éloignait du commerce de gros local ; les coupages échappaient désormais aux commerçants des pays producteurs pour revenir aux négociants revendeurs des places de consommation229 ; le marché des vins de Perpignan, qui se tenait le dimanche matin230, végétait ; la fédération méridionale du commerce en gros des vins et spiritueux échouait en 1900, victime de l’esprit d’indépendance et de concurrence qui animait la plupart des commerçants231.

289Le commerce des vins ne savait pas reprendre un deuxième souffle, ou plutôt il lui était impossible de servir à la fois la grande entreprise et la petite exploitation ; une guerre d’intérêts poussait les négociants à pressurer les petits pour conclure de meilleurs accords avec les places commerciales, tandis qu’ils étaient obligés de traiter d’égal à égal avec le gros producteur. La bataille commerciale rangeait du côté des vaincus la piétaille des petits producteurs, et en faisaient impitoyablement les victimes de « la viticulture industrielle ».

290Un insecte qui ravage les vignes accélère davantage l’évolution structurelle que la révolution juridique. La rupture démographique des années 1881-1886 termine une page de l’histoire viticole populaire du Roussillon : parce que certains ont entrevu une possibilité effrénée de s’enrichir de la vente du vin, la vigne allait-elle cesser d’être une culture populaire ? La reconstitution privilégiait la grande propriété viticole, déjà encouragée par la prospérité impériale. Pour le Languedoc méditerranéen, au terme de la reconstitution, M. Augé-Laribé conclut : « le progrès du capital laisse encore subsister les exploitations petites et pauvres »232. R. Pech a démontré combien le capital foncier donne l’avantage à la grande entreprise, et combien le capital d’exploitation et de financement de la production handicape la petite qui ne peut résister que par la productivité du travail familial.

291Le Roussillon s’engageait de façon plus timorée sur la voie du capitalisme, viticole balisée par l’entreprise mais, chez lui aussi, la viticulture, en juxtaposant deux types d’exploitations, l’un hérité du passé, l’autre fécondé par les nouvelles données de l’économie, jetait ses serviteurs sur le terrain d’une lutte : serait-elle sans trêve ? Les premiers, souvent démunis, avaient entrevu, au moment de la crise phylloxérique, la possibilité d’une intervention gouvernementale en matière de lois ou de subventions, et découvert le rôle de la solidarité syndicale. Les seconds s’initiaient aux mécanismes d’un système fondé sur la libre-entreprise (ici limitée par la rigidité des superficies233, le rendement, la commercialisation, le profit et le capital).

292L’étude des structures semble permettre d’affirmer qu’à la fin du XIX^eme siècle, la viticulture roussillonnaise s’engageait, bien que de façon timorée et qu’à un degré moindre par rapport au Languedoc, sur la voie de la viticulture industrielle et donc du capitalisme agricole, un siècle après la céréaliculture du nord de la France. L’analyse des crises devrait le confirmer ; de la façon dont elles seraient résolues, dépendrait l’orientation structurelle de la société roussillonnaise. Le passage se faisait moins par le truchement de la rente foncière, mettant les exploitants sous la domination des propriétaires, que par le renforcement de la grande exploitation, tant au niveau de l’importance du travail salarié, que par la concurrence qu’elle faisait subir à la petite dans le domaine de la production et de la commercialisation.