« La liberté et la science ont réalisé un immense bienfait : la liberté en affranchissant le possesseur et l’exploitant du sol des entraves de toutes sortes qui pesaient sur eux ; la technique en mettant au service de l’agriculture les merveilleuses applications de la science ».
L. GRANDEAU1

1Une telle constatation prend l’allure d’une vue de l’esprit : logique et séduisante ; en la creusant légèrement, une question surgit : de la libération du sol ou du développement technique, lequel de ces facteurs a-t-il le plus bouleversé les structures agraires ? Pour répondre à la première partie de la question, la conservation des cadastres établis dans les premières décennies du siècle s’avère fort précieuse et permet de mesurer, quelques trente ans après, les conséquences de la révolution juridique que constituent la liberté de culture et l’affirmation du droit de propriété. L’état de la technique se laisse saisir à travers les publications de la Société d’Agriculture des Pyrénées-Orientales (celle-ci se qualifie en outre de scientifique et littéraire, ne faillant pas d’ailleurs à ces ambitions). Afin de respecter le schéma qui va des infrastructures aux structures, il convenait de saisir l’état de la technique en premier lieu.

1. La lente et timide évolution des infrastructures

2Sciences et techniques entrent au service de l’agriculture : le XIX^e siècle s’annonce comme l’aube d’une autre ère technique qui devait modifier l’activité humaine. L’industrie attirait les faveurs de la machine ; l’agriculture, en raison du poids du passé, pouvait apparaître comme trop traditionnelle pour bénéficier des progrès mécaniques. C’était un pari de la part de quelques théoriciens des champs que d’inviter les patrons de la terre à entrer dans la course à la machine. Pour renforcer leur action, ils éprouvèrent le besoin de se réunir, donnant ainsi les fondements des premières organisations agricoles du XIX^e siècle.

a) La laborieuse adaptation des techniques de production agricole

– Les notables et la terre

« Faisons tous nos efforts pour qu’on puisse dire un jour : il y eut à Perpignan une société d’hommes à intentions généreuses dont les travaux furent utiles à leur pays ».
JAUBERT de REART2

3Les nouveautés suscitèrent l’enthousiasme des sociétés d’Agriculture. Celles-ci s’inscrivent dans le grand mouvement progressiste qui s’est dessiné dans les années 1750, entraîné par les physiocrates. « Aventure intellectuelle au départ »3, œuvre de la raison au service de la technique, il s’agit par la suite d’un bouleversement dans les méthodes de culture que l’homme dut apprendre à maîtriser.

4La première société d’Agriculture créée en 1779 par l’intendant R. de Saint-Sauveur se mourait avec l’Ancien Régime, mais l’idée d’une action menée par « l’élite » rurale devait survivre à la Révolution : le préfet Martin réorganisait en 1803 la deuxième société née en 1798. Mais la guerre « fatiguait le zèle des plus dévoués », et interrompit son existence. Une tentative de reconstitution échoua en 1814 ; ce n’est que le 19 août 1819 que voyait le jour celle qui dura jusqu’en 1830, sous le nom de Société philomatique. Sa période d’éclat se situe de 1819 à 1822, coïncidant avec l’appui de M. de Villeneuve, administrateur du département. Puis, les mauvais jours succédèrent à l’oubli préfectoral et à l’indifférence du plus grand nombre : « L’apathie est telle que je suis sans espoir dans les travaux qu’on veut engager. C’est faire appel à des agonisants », déplorait le secrétaire général.

5La Société agricole, scientifique et littéraire des Pyrénées-Orientales, fondée en 1833, reconnue comme établissement d’utilité en 1841, devait offrir une œuvre et une longévité dignes du plus grand intérêt. De nombreux rapports témoignent tout au long de son existence de ses brillantes idées et de ses remarquables publications. Elle guide l’agriculture, au rythme de concours et de savants exposés, vers des progrès flatteurs. Sa sollicitude s’étend à des sujets très variés : l’importance de Port-Vendres. « ce deuxième boulevard de la Méditerranée » ; la disposition du site des parties supérieures des bassins pyrénéens pour alimenter les cours d’eau ; les primes accordées au fouloir – égrappin en 1845 ; les encouragements au reboisement des montagnes... Son champ s’élargit à l’histoire naturelle, à la géologie, à l’histoire locale, à la poésie4. Le nom des érudits jalonne au gré du temps les étapes de son enracinement ; les historiens : Alart et Torreilles ; les archivistes : Brutails et Desplanque ; le géologue : Mengel ; les littérateurs : Pépratx et Saisset...

6Comme pour la Société royale, la liste générale des membres5 de la Société agricole, dressée depuis sa fondation jusqu’en 1904, permet de mieux comprendre sa place et ses objectifs ; parmi les fondateurs : cinq professeurs, un imprimeur, trois négociants, un architecte, un peintre, un graveur, un pharmacien, un agent-voyer, un commissaire du roi.

7Parmi les résidents, les statistiques donnent une forte proportion de Perpignanais et d’habitants des bourgs de la plaine : Thuir, Ille, Port-Vendres, Elne. Dominent également les « propriétaires » aux côtés des professeurs, docteurs, pharmaciens, avocats, notaires, officiers en retraite qui, par ailleurs, sont également propriétaires ; malgré cette alliance entre culture et racines terriennes, les sociétés d’Agriculture ne furent pas toujours efficaces, l’homme du monde en faisait un passe-temps agréable, un sujet de conversation ; le paysan n’en soupçonnait pas l’existence6. Mathieu de Dombasle, considéré comme l’un des promoteurs de la révolution agricole, critique ce qu’il appelle « l’école théorique » : « Les savants, citadins et souvent ne possédant pas un champ, se mirent à disserter sur l’agriculture... »7 ; or la première façon d’instruire le paysan, c’est de lui montrer l’exemple ; il observe plus qu’il ne lit : « Il faut descendre jusqu’à lui et ne pas vouloir d’abord l’élever jusqu’à soi »8. Pour donner à l’action des sociétés d’Agriculture une suite pratique, furent créés les comices.

8La fondation des comices complète cette organisation associationniste. Une circulaire du ministère de l’Agriculture précise bien que « pas plus que celle des sociétés d’Agriculture, leur fondation ne peut être l’objet de mesures administratives. Un des principaux caractères de ces associations, et qu’il est essentiel de leur conserver, c’est de se former elles-mêmes. Il peut être bon que l’administration y porte les cultivateurs par la persuasion, mais là doit se borner sa mission »9.

9De caractère pratique, les comices suscitèrent de nombreux espoirs et, en ce sens, secondèrent particulièrement bien les sociétés d’Agriculture. Ensemble, ils organisèrent des concours, proposèrent des prix, fondèrent des bourses, achetèrent des livres d’agriculture, propagèrent les nouvelles méthodes de culture et les instruments récents, décernèrent des récompenses aux domaines les mieux cultivés... Leurs créations s’opérèrent essentiellement dans la plaine, leurs activités dépendirent de la personnalité des animateurs.

10Le problème s’est posé de définir les liens entre sociétés et comices agricoles. Dès les jours qui les virent naître, une opinion consista à placer les derniers sous la dépendance, ou du moins, sous la direction et le patronage des premières, d’où il résulterait que les subventions accordées aux comices ne leur auraient été remises que d’après les vues et dans les proportions indiquées par les sociétés. Le ministère se vit contraint à préciser : « Il ne peut exister entre sociétés d’agriculture et comices aucune espèce de hiérarchie... Il a été reconnu que dans les sociétés, la théorie prédominait plus généralement, tandis que les comices étaient plutôt appelés à concourir au perfectionnement par la pratique, les efforts et les résultats ayant abondé dans ce sens. Ainsi, s’implantait de la façon la plus vivante l’esprit d’association, contribuant à diffuser, après les avoir réveillées, des notions de groupement, d’aide mutuelle et de solidarité. La population rurale devait être tirée de sa torpeur, de sa somnolence intellectuelle »10. L’agriculture pouvait ainsi se trouver rehaussée aux yeux des cultivateurs qui « en voyant les populations urbaines, les autorités supérieures prendre part à leurs faits, ont senti qu’ils jouaient aussi un rôle dans la société ». Les résultats furent souvent décevants, bien des projets n’existèrent que sur le papier.

11Il faut attendre plus d’un siècle pour qu’une prise de conscience s’amorce quant au rôle véritable que devait jouer la Société ; ainsi un témoignage de 1903 situe le démarrage de la Société vers 1870 : « Depuis trente ans environ, la Société agricole, scientifique et littéraire a pris une nouvelle face. C’était autrefois une académie très intéressante et très estimable. Elle est devenue une institution pleine de mouvement, de vie intense, d’énergie et d’initiative. La Société agricole a étudié les questions au fur et à mesure des besoins qui se révélaient. Elle a formulé des desiderata, elle a indiqué les mesures à prendre et le plus souvent ses vœux ont été réalisés. Législation douanière, crédit et assurances agricoles, engrais, méthodes nouvelles de culture, tarifs de transport, stations œnologiques, régime des boissons, répression sévère des sophistications et de toutes les fraudes commerciales, elle n’a rien négligé »11.

12C’est à la II^eme République que revient l’honneur d’avoir pensé à organiser l’enseignement de l’agriculture. En application de la loi du 30 octobre 184812 était instituée la ferme-école départementale, dite de Germainville, située à trois kilomètres de Thuir, près de la route de Perpignan. Son organisation, réglée par arrêté ministériel du 24 mars 1849 prévoyait l’entretien de trente-trois élèves (six pour l’horticulture, vingt-sept pour l’agriculture) aux frais de l’État et du département. Le cours durait trois ans et pendant leur séjour à l’école, les élèves étaient nourris, blanchis, éclairés et logés gratuitement ; ils recevaient un pécule de cent francs par an et chaque année une prime de quatre cents francs est attribuée à l’élève apprenti qui, ayant terminé le cours complet de ses études, sortait major à l’examen13. Les conditions d’admission pour les élèves étaient fermes :

• avoir seize ans révolu (quinze à partir de 1873)

• savoir lire, passablement écrire et connaître les premières règles de l’arithmétique

• détenir un certificat de bonne vie et mœurs

• être sain de corps, bien constitué et avoir été vacciné.

13La première année, les élèves étaient initiés aux façons des plantes sarclées, plantations, défrichement, enlèvement du fumier des étables, moissons, battage, fenaison, soins du jardin. Parallèlement, les travaux intellectuels visaient à perfectionner l’instruction primaire. Ce n’est que plus tard que furent données les leçons théoriques de l’agriculture ; l’enseignement fut également orienté vers les cultures nouvelles et à développer.

14La ferme-école avait pour mission de répandre des connaissances, des méthodes nouvelles, de vulgariser l’usage des outils nouveaux, d’initier le pays aux progrès agricoles par des essais culturaux, de donner un enseignement adapté. En réalité, elle avait suscité beaucoup plus d’espoirs que de satisfactions : « Les élèves de la ferme-école, par leur conduite morale, leurs dispositions laborieuses, l’instruction théorique et pratique de l’agriculture produiront, il n’en faut pas douter, les plus heureuses influences dans nos campagnes. Disséminés, ils seront les institutions pratiques de la science agricole, ils se feront écouter parce qu’ils parleront le même langage, seront habillés de la même manière, supporteront les mêmes fatigues que les paysans. D’un autre côté, l’instruction, la soumission, la politesse, les feront considérer des grands propriétaires »14.

15Les chambres consultatives d’Agriculture remontent au décret du 25 mars 1852 qui ordonna « dans chaque arrondissement, il doit être établi une chambre consultative d’Agriculture composée d’un nombre de membres égal à celui des cantons de l’arrondissement »15. Les membres étaient nommés pour trois ans par le préfet et se réunissaient une fois par an sur sa convocation. Il nommait également les secrétaires et, avec les sous-préfets, assurait la présidence, tandis que le vice-président était nommé par la chambre elle-même dont les fonctions concernaient tout ce qui se rapportait à la législation. Leur rôle ne semble pas avoir été plus décisif que celui des sociétés d’Agriculture.

16La première moitié du XIX^emc siècle a donc favorisé chez les intellectuels de l’agriculture la prise de conscience de la nécessaire adaptation des techniques nouvelles et des progrès scientifiques à l’agriculture, dans la pure tradition physiocratique. Cette recherche des meilleures méthodes, du perfectionnement de l’outillage en vue de l’amélioration de l’agriculture pouvait être à l’origine d’une nouvelle conception du travail, allant à l’encontre de la routine ancestrale... à condition qu’elle soit appliquée. Les effets pratiques de l’action entreprise par les autorités en faveur de l’agriculture ont toutes les chances de n’être sensibles que chez quelques grands propriétaires.

– La rareté des nouvelles formes de l’agriculture et la persistance de la routine

17Les notables, « élite » sociale disposant d’argent et de connaissances, représente l’élément moteur des transformations agricoles : celles-ci se diffuseraient d’autant plus facilement que le pays offrirait des possibilités d’enrichissement, et les hommes de capacités intellectuelles. Les rares exemples concrets qui furent recensés prouvent que les innovations restent à l’étape de l’expérimentation : dans la plaine, M^e Lacaze adapta, sous le nom de charrue vigneronne, la charrue Dombasle au travail de la vigne, en diminuant ses dimensions ; la ratissoire permit de ramasser herbes et racines ; le sécateur se répandit lentement pour la taille sous la Restauration, luttant difficilement contre la serpette ou poudadouïre (ou podadora).

18Les perfectionnements les plus ingénieux s’effectuèrent pour les opérations de récolte qui demandent un travail considérable et urgent. Bien que la faucille abatte moitié moins de grains que la faux, elle persistait parce que maniable par des enfants et des vieillards, tandis que la faux réclame des bras très vigoureux16 ; elle triompha lorsque un râteau fut édifié sur la lame afin de guider la taille dans un même sens17. Le dépiquage, l’égrenage par le piétinement des animaux, cédèrent difficilement la place au battage au fléau qui permet un travail plus économique et moins pénible.

19Les premières vendanges à être versées dans des cuveries et celliers renfermant fouloirs, pressoirs, cuves, foudres, futailles, le furent dans les grands domaines, mais les raisins étaient encore coupés à la serpette et souvent foulés dans le trull, sorte de mare en bois. Le stade ultérieur de perfectionnement consista en un élévateur à godet, mû par la vapeur, permettant de fournir aux cuves deux mille comportes de raisins foulés en huit heures, tandis que deux grands pressoirs à accumulateurs maintenaient la pression constante sur le marc, une turbine aéro-foulante évitant tout danger d’asphyxie. « La machine » prit une extension notable dans les caves des grands domaines : appareils, élévators, pressoirs, pompes à moteur, fouloirs, turbine...

20Dans l’ensemble, privilégiés étaient ceux qui possédaient un chariot ou une charrette, ou quelques tombereaux, grosses caisses en planches montées sur roues. Pour les tirer, ânes, mulets ou chevaux, selon le degré de richesse ou l’état des voies de communication : le mulet est particulièrement prisé dans les pays de montagne.

21En 1852, sont recensés18 :

• 96 charrues avec avant-train

• 13.272 charrues sans avant-train

• 148 scarificateurs extirpateurs

• 13 chariots à quatre roues

• 4.064 chariots à deux roues

• 467 machines à battre tirées par des animaux.

22Les grandes transformations du XIX^eme siècle consistèrent essentiellement en la substitution de la charrue en fer à la charrue en bois, du rouleau en pierre au fléau, et en la victoire de la faux sur la faucille.

23Le manque de capitaux ralentissait le progrès : chaulage et marnage se pratiquaient peu en raison de la rareté de la matière première, et de sa cherté19. Les enquêteurs de 1876 estimèrent que deux cents hectares pourraient y être soumis dans l’arrondissement de Perpignan, cinquante dans celui de Ceret ; il est fait état d’un projet qui visait à dessécher les marais de Salses. Il semble que l’existence d’un bail à long terme ait constitué un obstacle à la réalisation de l’opération sur l’étang de Saint-Cyprien. Seuls trois cents hectares ont été asséchés et convertis en prairies ou pâturages, tandis que la conquête est encore plus lente sur l’étang de Leucate, Saint-Nazaire20. La faible diffusion d’un matériel nouveau et le difficile enrichissement des sols expliquent que l’on s’en tint à des outils et méthodes de culture traditionnels.

24L’outil, prolongement de la main de l’homme, se perfectionnait plus qu’il ne cédait la place à la machine. Les campagnes roussillonnaises constituent l’une des régions où les instruments traditionnels se sont maintenus le plus longtemps. La préparation du terrain s’effectuait au XIX^eme siècle à la bêche, « une seule façon à la bêche vaut mieux que douze labours »21, au pic (ou piquette) lorsque le sol est particulièrement pierreux ; pour le labour Varada issue de l’araire22, celui du temps de Virgile, était généralement utilisée. Quelques perfectionnements lui furent apportés afin d’imiter le plus possible le travail à la main, toujours considéré comme le meilleur : « La charrue sera d’autant plus parfaite qu’elle exécutera une imitation plus complète du travail de l’homme »23. La perfection du travail était le but à atteindre, la technique restait à l’image de la main ; si elle permet d’aller plus vite et si l’outil doit être efficace, il n’en demeure pas moins que le travail conservait sa dimension humaine. C’est le sens de la vision poétique du « Geste auguste du Semeur » dont les agronomes décrivent le semoir « sac où le semeur met le grain qu’il répand sur la terre »24.

25Tous ces outils (aixadas : houes, bigos : bêches à dents, arrencadoras : bêches à lames pleines) étaient forgés par des artisans locaux, selon une technique traditionnelle ; ce n’est qu’après la guerre de 1914 que les forgerons cessèrent cette fabrication, même si les premières charrues en fer, à versoir fixé et de courbure accentuée vinrent, à partir de 1840, de Toulouse et de Carcassonne.

26Obsession pour le paysan sous l’Ancien Régime, la fumure des terres reste un des problèmes économiques majeurs du XIX^eme siècle. Le rôle que l’on avait imposé aux ovins, véritables « machines à fumer », était insuffisant. A Evol, petit village pauvre des Garrotxes, l’eau fut pendant longtemps « la fumure la plus abondante »25. En 1837, on faisait encore des fourmigous ; après avoir arraché les mottes avec la bêche, en prenant soin de leur conserver la plus grande largeur possible, la méthode consistait à la placer sur le nouveau champ recouvert de petits tas de bruyères sèches, fougères et autres menus bois, séparés d’une toise en moyenne, avant de mettre le feu à l’ensemble ; la combustion donnait une terre noirâtre, matière fertilisante très appréciée26.

27Si l’élevage ne satisfaisait pas toujours à la demande de fumier, la responsabilité en incombait à la carence des prairies artificielles. Faute de fumure suffisante, l’assolement traditionnel persistait et imposait la nécessité d’un repos de la terre.

28La règle était bien définie : lorsque les terres étaient suffisamment riches, elles étaient consacrées au froment, céréale noble ; sinon elles se contentaient du seigle, du méteil, ou du sarrasin. Dans le premier cas, elles étaient généralement comblées par les bienfaits de l’irrigation et pouvaient porter plusieurs récoltes successives ; dans l’autre, les cultivateurs devaient respecter, s’ils ne voulaient pas les épuiser, les règles de l’assolement biennal. La plaine, terre à blé avant d’être terre à vigne ou à cultures maraîchères et fruitières, fut toujours la contrée la plus riche à laquelle s’opposait à l’extrême le canton de Sournia, le plus pauvre de l’arrondissement de Prades où le sol granitique, aride et peu profond nourrissait difficilement une population qui restait pauvre27 et qui se contentait de seigle et de pommes de terre.

29L’assolement biennal, dit de Torello, du nom d’un agronome de 156628, était couramment pratiqué dans les régions montagneuses. A La Tour-de-Carol, la première division était partagée entre la jachère et les pommes de terre, la deuxième consacrée au seigle. Sur les feixes (terrasses) des terres déshéritées de la vallée d’Evol, les semences étaient faites en seigle, plus rarement en orge. Au printemps, lorsque le blat était vert, les moutons broutaient les jeunes tiges. La moisson avait lieu en juillet ; le dépiquage se faisait au fléau sur place ou au village tandis que les gerbes transportées à dos d’ânes étaient battues sur l’aire attenante à chaque maison. La deuxième année, la jachère prenait possession du terrain tandis qu’au printemps on semait à la volée des vesces mêlées d’un peu d’orge : cette « jachère verte » permettait l’entretien du troupeau au printemps et en automne. Une telle utilisation du terroir s’accompagnait d’une migration collective entre les terres « d’en-bas » et celles « d’en-haut » réservées aux cultures d’été et aux animaux.

30La jachère inculte se perpétua dans les régions les plus pauvres avec pacage du troupeau. Le même type d’assolement se retrouvait à Vaspre, où les terres comportaient généralement un assolement très simple que l’on peut résumer à : première année, céréales ; deuxième année, jachère. Dans les terres soumises à l’arrosage, les assolements furent plus riches, plus productifs et plus complexes.

31Sur les terres irrigables de la Cerdagne, quelques variantes peuvent être opérées29 :

32Dans le regatiu, le blé semé en nombre était récolté en juin ; dans le sol labouré, les haricots préparés et récoltés à la fin du mois d’août cédaient la place au trèfle et au lupin consommés sur place à la morte saison. Les terres fumées pouvaient alors porter des pommes de terre, des haricots jusqu’au mois d’août ou de septembre, laissant alors la place au blé fin octobre, début novembre30. Cinq ou six récoltes ainsi se succédaient au cours de vingt-deux mois. L’absence de jachère dans cette région avait déjà suscité l’admiration de A. Young en 1786. Mais pour l’ensemble du pays, les pratiques restèrent traditionnelles.

33La situation de la jachère est donc complexe. Elle est tributaire de la technique, mais aussi de sa nécessité liée à l’élevage. Même si l’on sait et peut utiliser des engrais, il faut tenir compte, pour les pauvres de la nécessité de nourrir à peu de frais les chevaux, bœufs ou mulets, destinés aux labours ou produits d’élevage : la chétive nourriture qu’ils trouvent sur ces terres laissées en jachère31 leur ferait alors défaut. Pourtant, la jachère déclinait en Roussillon. Évaluée à trois cent soixante-sept mille cent vingt-six hectares par l’intendant de Bertin en 1750, en 1839 elle ne couvre plus que deux cent soixante-quatorze mille deux cent cinquante hectares32, et en 1852, trente mille trois cent quatre-vingt-dix-huit hectares, soit 31,9 % de la superficie consacrée aux terres labourables33. Les rendements stagnent : dix à douze hectolitres de blé à l’hectare, quatorze dans les meilleurs cas.

34La routine était tenace ; les « paysans » préféraient se référer à la lune qu’à la science : « Il faudrait écrire des volumes entiers si l’on voulait rapporter toutes les idées fausses ou les opérations que l’on soumet à la marche de la lune »34 déplore l’abbé Rozier qui refuse de reconnaître, comme tant d’autres, la science agraire, héritée d’antiques civilisations agraires insérant la culture de la terre dans une déterminante cosmogonie ; si, au début du XIX^eme siècle, « il est encore des gens superstitieux qui mettent dans leurs terres des branches de buis béni le jour des Rameaux, pour attirer sur leurs grains la fécondité... » ne s’agit-il que de ce que Rozier appelle « coutume » et qu’il définit comme exerçant un empire tyrannique opposant aux progrès de l’agriculture une barrière insurmontable ?

35Dans ce que les notables et les lettrés appellent « mentalité arriérée », ne faut-il pas voir les restes d’une civilisation dont les buts sont perdus et dont seules sont restées des manifestations dépourvues désormais de signification et des assimilations nées de l’imagination ? L’analyse des proverbes, de la météorologie populaire et de l’influence de la lune dans l’astrologie des campagnes en assurent la conviction35. Avec la science « rationnelle » du XIX^eme siècle, se produit un déphasage, un dépaysement total : le heurt de deux modes de culture liés à deux modes de conceptualisation ne pouvait pas ne pas provoquer de résistance de la part des générations nourries à la loi antique, faite de soumission à la nature et non de domination, d’imitation du travail des pères et non d’invention ni d’esprit d’initiative. Le processus moderne ne faisait que se mettre en place dans la première moitié du XIX^eme siècle ; les réticences qu’il engendrait devaient s’avérer d’autant plus fortes que, pour s’adapter aux nouvelles données de la technique, il fallait disposer de ce que la culture n’assurerait pas tant qu’elle n’aurait pas seulement changé ses moyens, mais encore son but : l’argent. En restant fidèles à leurs vieilles pratiques, ces hommes préservaient l’intégrité de leur activité : une agriculture traditionnelle connaissant peu les mobiles de rentabilité, de productivité, les conditions de capital et de revenu. Tant qu’ils persisteraient, ils freineraient ce que l’on appelait le « progrès » mais qui était le « bouleversement » profond justifiant sans doute les termes de « révolution agricole ». Seuls quelques « grands » propriétaires savaient et pouvaient s’élever au-dessus de cette « routine » et de ces « préjugés », pour se livrer à l’amélioration de certains procédés et au perfectionnement de quelques outils. Patience était nécessaire pour le peuple : « Lorsque l’instruction primaire sera répandue, lorsque de bons abrégés d’agriculture, courts et précis, remplaceront dans les mains des jeunes cultivateurs les almanachs mensongers et lorsque les cours d’agriculture seront établis, l’agriculture prendra son véritable essor », prophétisait un sous-préfet36. Il fallut l’appât du gain pour que les esprits s’ouvrissent, et attendre la fin du XIX^eme siècle pour que l’agriculture devînt une science. Pour l’instant, la permanence d’une agriculture traditionnelle résultait du repliement des campagnes sur elles-mêmes ; celui-ci s’était perpétué malgré la suppression des barrières douanières et taxes intérieures ; la mise en place d’un véritable réseau de communications demande plus de temps que les décisions législatives.

b) Le difficile désenclavement des campagnes

« Bientôt il n’y aura plus de villages, en état de blocus au milieu de notre civilisation ».
Journal d’Agriculture, 29 août 1867.

36L’état de blocus existe bien encore au cours des premières décennies du XIX^eme siècle. Le plan d’ensemble des voies de communications routières est un des legs de l’Ancien Régime ; l’administration napoléonienne avait stimulé l’amélioration de la circulation routière, mais la partie montagneuse du département restait sacrifiée.

37Sous la monarchie de Juillet, il ne fut manifesté que peu d’intérêt pour ce pays éloigné de la capitale si ce n’est, dans cette zone frontière, à des fins militaires. En 1834, la route Perpignan-Puigcerda (n° 116-96 km) n’était praticable que sur cinquante-sept kilomètres, soit de Perpignan à Olette ; la Cerdagne, plaine pourtant fertile, mais située en montagne, se trouvait coupée de l’ensemble du département et étouffée dans sa ceinture de montagnes ; les contemporains en prirent conscience et déplorèrent « l’abandon presque complet dans lequel on laisse les travaux propres à faire communiquer les pays que des rivalités anciennes tiennent en garde les uns contre les autres. Cette méfiance force deux peuples à se tenir séparés par des montagnes inaccessibles qu’aucune route viable ne traverse et dont les sentiers sont défendus par des fortifications de toute espèce »37. L’administration refusait obstinément de déclasser les routes des hauts cantons présentant un intérêt stratégique et qui, en conséquence, ne pouvaient être élargies ni rectifiées. La Cerdagne restait un bout du monde : seuls sentiers muletiers, vallées pour brigands en perceraient les secrets jusqu’à ce que soient ouverts le col de la Perche (1850), le col de Puymorens (1870) ; « chaque nouvelle voie de communication devait alors avoir sa répercussion sur la façon de vivre des habitants »38.

38Il fallut attendre 1850 pour qu’une route traversât la Cerdagne. Or, en 1758, un mémoire insistait sur le fait qu’une telle création serait bénéfique pour la province puisqu’elle unirait deux régions aux productions différentes, le chemin escarpé, n’étant utilisable que « pour les ânes et les bêtes de somme »39. En 1832, rien n’était fait ; la supplique adressée à MM. les ministres restait sans réponse, la route d’Olette à Evol ne fut tracée qu’à la veille de la première guerre mondiale.

39Or, à dos d’homme, il a été établi qu’au rythme de vingt kilomètres par jour, trente-cinq kilogrammes peuvent être transportés ; un mulet bâté peut transporter sur trente kilomètres une charge de cent soixante-quinze kilogrammes ; le rythme de la carriole est évalué à trente-six kilomètres et sa charge à une tonne et demie. La diligence parcourt en moyenne deux cents kilomètres en vingt-quatre heures. En 1840, les horaires établis par l’entreprise de roulage perpignanais « Fabre et Rovira » assuraient des départs en direction de Toulouse, Narbonne, Figuères, Arles, Prades. Port-Vendres. Quelques dix ans plus tard, huit voituriers, cinq entrepreneurs de roulage, deux loueurs de voitures et chevaux, deux maîtres de relais, un entrepreneur de relais de diligences se partageaient le marché. Partout dans le département, l’essentiel des transports se faisait à dos d’homme ou de mulet ; les charrettes se répandaient lentement, proportionnellement à l’ouverture des voies intérieures. Mais les chevaux étaient rares et « la mode consistait à rivaliser par la richesse des harnais, des selles, des troussequins, des étriers, des plumets qui ornaient les têtières et les carapaçons »40.

40Par ailleurs, les dégâts étaient souvent catastrophiques, occasionnés par les eaux ; l’une des préoccupations majeures consistait en la construction des ponts. Il fut beaucoup espéré du développement des chemins vicinaux, mais le démarrage était lent : en 186541, le réseau se compose de :

1. kilomètres de chemins de grandes communication

2. kilomètres de chemins d’intérêt commun
   – 2.130 kilomètres de chemins ordinaires,

41leur développement se produirait dans la deuxième moitié du XIX^emc siècle.

42Les foires demeuraient les centres privilégiés de la vie commerciale : chaque bourg en comptait une ou deux annuelles, à date fixe. Les Cerdans fréquentaient essentiellement le marché espagnol auquel les liait une forte habitude, tandis que les guinguettes d’Hix vivaient de trafic et que les colporteurs se transformaient en négociants. Le Capcir ne connut que des échanges limités, la foire de Formiguères resta précaire tout au long du XIX^eme siècle42.

43Chaque chef-lieu de canton possédait son marché hebdomadaire lequel, outre un attrait commercial, représentait pour les populations une respiration dans le déroulement monotone de la semaine. Les habitants de la montagne ne ménageaient pas leurs efforts pour descendre « par n’importe quel temps », ce qui aurait pu être corvée fut souvent vécu comme fête.

44La technique pouvait être accélérée ou freinée par la conjoncture dans son processus d’adaptation, mais à son tour elle ne manquerait pas non plus de l’influencer. L’agriculture roussillonnaise enregistrait certainement moins qu’ailleurs une crise d’adaptation au cours du « premier XIX^eme siècle » ; elle paraît moins sensible que les régions céréalières à la lutte qui oppose petits cultivateurs, sortant à peine de leur ignorance et les grands exploitants, ouvrant leurs domaines aux progrès techniques du fait de la relative léthargie que partagent ici l’ensemble des deux catégories.

45La crise d’adaptation ne se produirait que dès que la conjoncture s’avèrerait favorable à la grande exploitation ; car celle-ci, seule, peut s’adapter au progrès que la conjoncture contribue à stimuler : « Le progrès en effet est oeuvre de nécessité : l’homme est le même partout ; il ne consent, il ne se décide à modifier ses procédés qu’autant qu’il y est contraint »43. Les changements viendraient de l’extérieur : en s’intégrant à une économie d’échanges, les agriculteurs roussillonnais remettraient en cause leur système cultural ; dans la première moitié du XIX^eme siècle, techniques et débouchés traduisent un état léthargique. Or, après les années difficiles que furent celles de la période 1778-1801, la tendance démographique vire à la hausse en Roussillon comme ailleurs.

2. Le poids de la poussée démographique

a) Le flux général

46Ce flux démographique enregistré au cours de la première moitié du XIX^eme siècle est spectaculaire. La tendance est modérée au cours de la période 1801-1825 : gain de mille trois cent quarante-six personnes par an ; l’accélération se produit de 1825 à 1831 : plus de mille quatre cent vingt personnes par an ; le flux est maximal de 1831 à 1841 : mille six cent cinquante-quatre personnes par an ; dans la décennie suivante, le gain se réduit à huit cent trente-six personnes par an. Le cas est normal : « dans presque tous les pays ruraux, la densité de population a atteint son maximum de 1840 à 1850 »44.

47Accroissement naturel et solde migratoire apparent45 en milliers :

48Les taux de natalité et de mortalité se maintiennent à un niveau élevé de 1821 à 184546.

49Le bilan migratoire est favorable aux entrées : sous l’Empire, une émigration saisonnière portait à cent cinquante le nombre des départs de marchands et colporteurs vendant bas de laine tricotés en Cerdagne, tandis que le nombre des arrivées était quelque vingt fois plus grand47.

b) Les nuances régionales

50Le poids démographique pouvait se répercuter sur le marché de la main-d’œuvre et donc sur l’état de la technique ; il pouvait également influencer les structures agraires en nécessitant plus de terres et plus de produits consommables ; enfin il pouvait susciter la reprise du cycle infernal de l’économie d’Ancien Régime, quand les subsistances venaient à manquer. Les recensements généraux et quinquennaux de la population relevés au niveau communal, regroupés au niveau cantonnal et régional par G. Werey48 fournissent une matière exhaustive pour l’étude de la répartition de la population sur le territoire départemental et la construction d’une typologie communale de modèles évolutifs. Les tables décennales de l’état civil renferment toutes les données relatives au mécanisme démographique. Quelques études ont été conduites dans le cadre des Pyrénées-Orientales et leurs conclusions sont reprises ici.

- Distribution inter-régionale en 1846

51Le poids démographique de la plaine roussillonnaise est décisif : outre qu’il soit historique, serait-il accentué par une redistribution de la population sur le territoire départemental déjà en cette première moitié du XIX^eme siècle ?

- Flux inter-régionaux de la population

52Une construction typologique communale à partir des recensements de la première moitié du XIX^eme siècle, permet d’isoler :

53— les communes en déclin dès le début du XIX^{e, ne} siècle :

54Osséja, Réal, Odeillo, Puyvalador, Montalba, Montferrer, Ralleu, toutes situées dans les régions montagneuses de Capciret de Cerdagne. – les communes de montagne qui enregistrent une hausse au cours de

55la première moitié du XIX^eme siècle :

56Ayguatébia, Bolquère, Matemale, les Angles, Formiguères, Prats-de-Mollo, Mosset, Olette...

Communes en déclin dès le début du XIX^me siècle

COMMUNES QUI ONT ENREGISTRE UNE HAUSSE DANS LA PREMIERE MOITE DU XIX^e SIECLE ET EN DECLIN DEPUIS 1836-1851

57– les communes de la plaine, en expansion, sans exception, depuis la côte jusqu’aux régions limitrophes (Corbières-Conflent) : Bages, Pollestres, Sainte-Marie de la Mer, Ponteilla, Baho, le Soler, Millas, Ille, Cases-de-Pène, Rivesaltes, Estagel, Prades, Céret...

58Il apparaît donc qu’à côté de quelques villages de montagne qui se vident d’une partie de leur population, la plupart des communes virent à la hausse démographique au cours de la première moitié du XIX^eme siècle. Le taux de progression s’avère d’autant plus fort que les communes comptent peu d’habitants, mais les diagrammes traduisent bien une « montée raide » pour les agglomérations de taille supérieure : Prats-de-Mollo et Céret dans le Vallespir ; Prades dans le Conflent ; Ille, Rivesaltes, Saint-Laurent-de-la-Salanque...

59Il est très difficile, dans une région essentiellement rurale d’isoler la population urbaine réelle, car villes et villages, au-delà du seuil de deux mille habitants qui normalement les sépare, présentent ici en commun l’aspect de bourgs : des professions agricoles en grand nombre sont recensées à Perpignan, seule véritable « ville » groupant plus de dix mille habitants ; à Prades, Céret, Rivesaltes, Ille, Elne, Thuir, les populations sont en majorité liées à la terre.

60Parmi les infrastructures, l’accélération, dans les premières décennies du XIX^eme siècle, d’une poussée de population entamée au XVIII^eme siècle et se réalisant dans un univers encore relativement clos apparaît être, au terme de cette étude, un facteur important pour l’évolution des structures agraires : le poids démographique pose le problème de l’adaptation de la production auquel sont déjà confrontées les régions septentrionales et qui offrent des « modèles » techniques aux pays méridionaux ; or les structures foncières diffèrent du Nord au Sud, et, si ailleurs la grande exploitation devient le centre d’intérêt des capitaux et des agronomes, la petite propriété est convoitée ici par tous ; par le truchement des dispositions du Code civil en matière de partage, l’augmentation du nombre des hommes sur une portion de terre réduite et déjà fractionnée en petites exploitations annonce de fortes répercussions sur le destin structurel roussillonnais. Il convient de fixer celui-ci lors de l’établissement du cadastre napoléonien.

3. L’hésitation des structures agraires (1775-1830)

a) L’état civil de la propriété : le cadastre napoléonien

– Préoccupations méthodologiques

61A plusieurs reprises dans l’histoire, les hommes éprouvèrent le besoin de recenser dans un livre propriétés et propriétaires ; au Moyen Age, seigneurs et abbayes avaient repris l’exemple romain pour faire dresser les livres terriers avec inventaire des titres, redevances, etc... La monarchie centralisatrice ordonna, pour la perception de la taille, de rédiger des documents analogues. Le décret de l’Assemblée constituante établissant le 23 novembre 1790 une contribution foncière proportionnelle au revenu net, apportait une raison majeure pour que soient confectionnés de nouveaux registres terriens. Cette entreprise connut les vicissitudes d’une période troublée et son exécution fut suspendue jusqu’en 180749, date à laquelle le plan parcellaire fut adopté et définitivement organisé par une instruction en date du 1^er décembre, suivie d’un décret le 27 janvier 1808.

62Le nouveau régime fiscal étant essentiellement assis sur la propriété immobilière et ses revenus50, les opérations cadastrales furent menées sérieusement par les arpenteurs qui, en présence des propriétaires, établissaient les limites. Dans le grand respect qui les accompagnait, Proudhon décèle l’héritage des lointains Étrusques choisissant les arpenteurs parmi les prêtres, ou celui de Numa, qui avait inventé une liturgie pour les opérations cadastrales et des formules de consécration pour la plantation des bornes51.

63États de section et matrices furent réalisés de 1807 à 1830 pour la plupart des communes du département des Pyrénées-Orientales ; ils donnent la répartition des terres par natures de cultures, par propriétés et par propriétaires.

64– Les plan cadastraux portent la représentation géométrique du territoire de la commune, généralement à l’échelle du un cinq millième. Ils témoignent du découpage parcellaire et présentent des divisions en sections désignées par des lettres dans l’ordre alphabétique, elles-mêmes divisées en parties de section sur lesquelles chaque parcelle porte un numéro.

65– Les états de section, tables indicatrices de toutes les parcelles de la commune classées par ordre de section et de numéro, donnent le nom du propriétaire, le lieu-dit et la nature de la propriété, la contenance de chaque parcelle, le revenu au moment de la confection du cadastre. Ils possèdent une table récapitulative donnant, pour chaque nature de cultures la superficie totale occupée dans la commune52.

66– Les matrices53, registres signalétiques, comportent les mêmes indications mais groupées sous le nom de chaque propriétaire disposant de un folio ; à côté du nom, le domicile, la profession, et le détail de la nature comme du revenu des biens détenus. Une matrice récapitulative en fin de volume renvoie au folio de la matrice pour chaque propriétaire.

67A l’aide de tels renseignements, peuvent être entreprises des études agricoles : distribution des cultures, étendue de chaque nature de cultures ; économiques et sociales : superficie de chaque parcelle des exploitations, hiérarchie des propriétaires, résidence... De plus, les matrices, en donnant la base de la répartition individuelle de l’impôt, fournissent les évaluations fiscales, chaque cote foncière représentant la part d’impôts due par chaque propriétaire.

68De nombreuses sources d’erreurs furent signalées à propos du cadastre54. Des enquêtes furent élaborées dès 1821-2355 pour déterminer la valeur locative et la valeur vénale des propriétés non bâties, le revenu net imposable et la valeur vénale des propriétés bâties, reprises pour les premières en 1851-53 et en 1879-8156, en 1887-89 pour les secondes ; aussi était-il tenu compte des mutations pour une meilleure répartition de l’impôt entre les revenus : le revenu, alors élaboré par les spécialistes du fisc, paraît plus objectif. Les matrices ont été également réévaluées à plusieurs reprises. Il se glisse toujours des injustices plus ou moins volontaires dans ce genre d’évaluation, mais les agents du cadastre avaient des moyens de recoupement, et les propriétaires la possibilité de réclamer. On peut donc penser que de tels faits demeuraient exceptionnels et ne sauraient fausser la vue d’ensemble : au-delà de certaines évaluations fausses, en raison du sérieux et des contrôles des opérations cadastrales se dessine la répartition des biens fonciers. Il a été en outre évoqué « l’inextricable chevauchement communal »57 et G. Désert vient de porter au cadastre, en tant que source, une nouvelle attaque : « L’élaboration des matrices cadastrales s’étendant sur une période de quarante-trois ans, il est difficile d’admettre que, presque en un demi-siècle, aucune modification ne s’est produite dans l’appropriation du sol. De plus (ajoute-t-il) le cadastre fournit une photo des superficies sans tenir compte de leur force productive et, par suite, du revenu qu’elles procurent, revenu fort variable suivant leur nature »58. Pour les Pyrénées-Orientales, la confection des cadastres était réalisée pendant la Restauration et dans la plupart des communes, les opérations se firent aux alentours de 1820 ; de plus, s’il y eut des mutations pendant les travaux de recensement, celles-ci n’ont pu bouleverser la structure agraire ; enfin les évaluations cadastrales ont été établies pour remédier au manque de considération qu’avait le cadastre pour la force productive des terres.

69Malgré ses imperfections, il convient d’insister sur le fait que le cadastre constitue la source privilégiée pour toute étude de la propriété59 ; source non exclusive certes, mais essentiellement lorsque l’on veut dresser un tableau aux dates d’élaboration de ces documents. Par contre, il devient plus difficilement utilisable lorsque l’on veut cerner une évolution à l’intérieur d’un même cadastre, même si celui-ci est régulièrement et minutieusement tenu à jour puisqu’après chaque transaction, le titre est envoyé à l’Enregistrement par l’officier ministériel ; le receveur en prend un extrait sur un imprimé fiscal appelé « acte translatif » qu’il transmet au directeur des Contributions directes. Cette administration, par ses contrôleurs et ses percepteurs, en effectue la transcription sur les documents cadastraux60. Les mutations s’inscrivent donc dans ces registres, mais de la complexité même de leurs données est née la surcharge du cadastre napoléonien qui rend titanesque la poursuite, pas à pas, des mutations foncières. Pour les saisir, les sources de l’Enregistrement et de la Conservation des hypothèques, présentées ultérieurement, s’avèrent utiles et efficaces. C’est dans ce but essentiel qu’il leur sera demandé leur concours.

70D’autres sources permettent encore d’appréhender les structures foncières : les archives notariales61, les listes électorales62. Celles-ci, dressées sous la monarchie censitaire, se révèlent fort utiles pour localiser et suivre l’évolution de la grande propriété foncière ; en ce qui concerne la propriété foraine, les listes communales63 sont plus précises.

71Le cadastre constitue cependant l’élément de base primordial pour l’étude des structures agraires. Sa connaissance exclusive est suffisante en ce qui concerne la répartition géographique des cultures. Celle-ci a été relevée à l’échelon communal et publiée par G. Werey, statisticien régional.

72Pour connaître la répartition de la propriété, il fallait procéder au dépouillement des matrices. Il s’imposait d’établir une typologie des communes à retenir.

– Construction typologique

• Typologie communale :

73Le dépouillement a porté sur une soixantaine de cadastres, soit environ le quart des communes du département. Plusieurs problèmes furent à résoudre :

74D’abord tenter de donner à partir d’un échantillonnage64, une vision réelle de la structure foncière ; des documents complémentaires ajoutés à la connaissance locale permirent de diminuer l’arbitraire du choix : en instituant un rapport entre les natures de cultures et les structures des propriétés d’après le relevé cadastral par commune de la répartition du territoire65, se détachèrent les communes caractéristiques à l’intérieur de chaque région et de chaque canton ; apparurent également les communes qui faisaient figure d’exception en matière d’association culturale.

75Pour déterminer les communes caractéristiques de la petite, de la moyenne et de la grande propriété, furent utilisées les statistiques antérieures au cadastre (Enquête de 1775) et postérieures (cadastre viticole de 1961).

76Il s’avérait nécessaire de respecter également la taille des agglomérations de façon à ne pas conclure que tout le monde est propriétaire, ce qui n’est que le cas extrême des petites communes alors que les bourgs abritent davantage de salariés ou membres d’une autre profession et non propriétaires de terre. Pour cela un dosage s’imposait entre les bourgs d’une certaine importance et les petits villages.

77Un dernier critère à privilégier était celui de l’évolution économique et démographique des communes à étudier : communes en progrès, en recul ou en proie à la stagnation en fonction de leur localisation dans la plaine, les hautes vallées ou la montagne.

78Lorsque le choix était possible entre plusieurs communes classées dans la même catégorie, la préférence alla vers les communes précédemment retenues, ce qui renforçait le critère de commune type et avait le mérite d’alléger l’échantillonnage.

• Typologie structurelle : l’échelle mobile des types de propriétés

79Le deuxième problème consista en l’établissement des catégories de propriétés afin de déterminer la hiérarchie traditionnelle mais irremplaçable de petite, moyenne, grande propriété. R. Laurent fixe pour la Côte-d’Or66 une limite à deux hectares (soit cinquante ouvrées) ; au-delà, l’exploitant ne dispose pas suffisamment de terres pour en vivre. P. Barral, G. Désert, G. Dupreux, G. Garrier, P. Vigier et tous ceux qui étudient les structures foncières délimitent, pour leur région respective, ces catégories afin d’élaborer des tableaux dont « l’apparente complexité n’est que le reflet de la réalité économique et sociale : l’échelle mobile des superficies en fonction de l’économie régionale est, semble-t-il, une solution à l’irritant problème du classement des cotes foncières par contenance ou par revenu »67 ; elle résout « l’imbroglio superficie-revenu » et, en raison de l’absence de toute péréquation, elle est d’autant plus nécessaire que les conditions naturelles sont extrêmement variées et qu’il faut corriger la notion de superficie par celle des natures de cultures ; elle seule permet de prendre en considération la force productive de la terre. Un tel classement fut réalisé pour les Pyrénées-Orientales (et les autres départements) par l’I.N.S.E.E. après la deuxième guerre ; quelques tentatives avaient été lancées dans ce sens au XIX^eme siècle68, mais le tableau de l’I.N.S.E.E. paraît convaincant car « s’il n’y a pas de raison déterminante pour préférer un chiffre à un autre »69, il apparaît important de pouvoir établir une comparaison avec les données publiées au XX^eme siècle70, respectant par ailleurs la diversité régionale du département. A la limite, pour atteindre un degré de précision absolu, il faudrait tenir compte de la nature des cultures pratiquées dans chaque exploitation71.

80La très grande propriété a été fixée au-delà de 50 ha.

81Le problème posé par l’établissement d’un rapport entre le nombre de cotes foncières et le nombre de propriétaires était résolu : lors de la grande enquête « évaluation du revenu de la propriété non bâtie » (1879- 1881) le rapport est fixé à 1.6872. Par ailleurs, le ministère de l’Agriculture admet qu’il y a cinquante-sept propriétaires pour cent cotes, proportion généralement ramenée à soixante73.

82Enfin, l’étude des structures agraires est ici exclusivement élaborée à partir des superficies et non de la taxe foncière, jugée souvent arbitraire74 : c’est sur la terre elle-même qu’est recherchée la propriété. Par contre tous les renseignements concernant le propriétaire sont retenus (profession, domicile...). Il a été admis, à l’exemple de M. Agulhon, que « nous risquons probablement moins d’erreur (sur la structure sociale des communes) en adoptant (…) le nombre total des propriétaires dénombrés sur les matrices qu’en en ayant dû purifier celui-ci par l’exclusion des forains »75. Et il n’est jamais oublié que « l’incertitude est au fond de toutes les structures foncières quand bien même elles apparaissent établies sur des bases rigoureuses ».

b) Distribution des cultures76

– Structure sectorielle et régionale

83Tandis que les terres labourables couvrent encore une part importante du sol, portant essentiellement des céréales et résistant peu à la tendance à la régression enregistrée déjà au XVIII^eme siècle, les cultivateurs roussillonnais ont étendu la culture de la vigne depuis le début du XVIII^eme siècle, tout en consacrant quelques terroirs à la culture fruitière, herbagère ou maraîchère. Il importe à ce sujet de porter une critique assez sévère sur les évaluations cadastrales en matière de cultures fruitières et maraîchères ; G. Werey met en garde contre « la documentation du cadastre qui ne fournit aucun élément intéressant sur les vergers car seuls sont recensés les vergers en plein ; or les arbres qui s’y trouvent ne représentent qu’une partie du peuplement arboricole du département »77, les cultivateurs ayant de tout temps bordé leurs champs ou leurs vignes d’arbres fruitiers et ayant appris à associer les cultures. Les données fournies par la colonne « vergers » du cadastre sont donc sous-évaluées. Le problème est plus complexe en matière de cultures maraîchères qui connaissent de multiples rotations ; il faut donc corriger les données statistiques en précisant s’il s’agit de superficie physique ou de superficie développée (en tenant compte de diverses rotations annuelles).

84En 1820, les cultures sont déjà distribuées géographiquement : les terres labourables (quatre-vingt-dix mille hectares) sont présentes partout, mais affectionnant surtout la plaine, région agricole par excellence. En tête du rapport représenté par la superficie qui leur est consacrée, se trouvent les communes du Ribéral (Millas), de la Salanque (Torreilles) et des abords immédiats de Perpignan. Ailleurs, c’est en valeur absolue qu’elles occupent une place importante en raison de l’extension des communes (Argelès, Prats-de-Mollo, Mosset).

85Les vergers affectionnent les mêmes zones : les cinq mille cinq cent soixante-cinq hectares (soit 1,3 % de la superficie cadastrée) se répartissent dans les communes de la plaine du Roussillon et du Ribéral (Perpignan, Rivesaltes, Thuir, Trouillas) dans les Aspres, dans les Corbières (surtout à Estagel) et dans le Vallespir (en particulier à Céret).

86La vigne et les cultures fruitières sont donc des cultures qui s’associent spontanément dans les Corbières, les Aspres, le Vallespir et la plaine. L’étude des espèces fruitières permet de préciser qu’il s’agit surtout des abricotiers qui ne se satisfont que des terrains arides dits à Vaspre, tandis que les pêchers réclament les conditions favorables qu’offre le régatiu où ils côtoient les cultures maraîchères.

87Cette distribution est carastéristique d’une agriculture encore dominée par le souci de la complémentarité, mais ouverte à de nombreuses possibilités. Le rapport terres-vignes s’équilibre dans les Corbières en faveur de la vigne, reste favorable aux terres labourables dans la plaine du Roussillon et le Conflent mais se renverse sans hésitation pour la Côte rocheuse. Les deux orientations définies au XVIII^eme siècle, viticulture ou céréaliculture, restent donc inscrites dans le cadastre napoléonien et aucune direction bien définie n’est encore donnée à l’économie agricole des Pyrénées-Orientales. La comparaison de la répartition du territoire en 1775 et 1820 devrait confirmer cette hypothèse78.

– Sens de l’évolution 1775-1820

88De 1775 à 1820, les terres labourables semblent enregistrer une expansion très nette dans la plaine du Roussillon (l’aspect fiscal de 1775 incite toujours à une prudence d’analyse) ; c’est aussi le cas des villages des Corbières. En Cerdagne, la tendance est incertaine ; elle est positive à Saillagouse, négative à Llo, Ur, Osséja.

89Dans le Conflent, l’orientation est nettement à la baisse, au profit de la vigne.

90La vigne s’étend dans les Corbières, dans la plaine et dans le Conflent.

911775-1820 apparaît donc comme une période de progrès pour la mise en valeur du territoire ; le gonflement démographique est à l’origine d’une forte poussée de défrichements ; terres usurpées et défrichées l’étaient aux dépens des bois et des chemins vicinaux79 ; dès l’an VIII, le préfet remettait en vigueur la déclaration royale de 1779 relative à l’interdiction des défrichements dans les bois. Les défrichements qui s’opérèrent en ce début du XIX^eme siècle furent impossibles à recenser, ce qui ne manqua pas de créer une « situation anarchique », un désordre « porté à son comble ». La mise en culture se fit avec une préférence pour les grains dans la plaine, ce qui s’explique par la permanence de la crainte de la disette ; la vigne se contente de terrains plus pauvres, bien qu’elle sache se satisfaire des riches terres du Ribéral Dans le premier cas, elle est cultivée parce que la seule possible ; dans le second, elle concurrence les terres labourables. Il apparaît donc surprenant que la liberté de culture tant désirée au XVIII^eme siècle n’ait pas profité davantage à la vigne.

92L’étude des prix, à peine ébauchée ici, permet de comprendre. En valeur absolue, le prix du blé roussillonnais80 se situe dans les premières années du siècle au-dessus de la moyenne nationale : cette céréale est chère parce qu’elle est insuffisante. Comme sous l’Ancien Régime, la situation des grains restait préoccupante, notamment au cours de la période troublée de l’Empire, pendant laquelle elle fut l’objet d’une extrême sollicitude de la part du gouvernement, l’ordre public étant fonction de l’état des récoltes. Or, il suffit d’une calamité atmosphérique pour que le précaire équilibre céréalier hérité de l’Ancien Régime s’effondre dans les Pyrénées-Orientales au début du XIX^eme siècle ; lorsque les conditions météorologiques sont favorables, le déficit moyen est évalué à deux dixièmes de la production, tandis qu’il tombe à cinq dixièmes dès qu’elles sont perturbées.

93En l’an VII, le préfet était particulièrement inquiet : des pluies diluviennes provoquèrent des inondations au cours de l’hiver tandis qu’une sécheresse catastrophique sévit durant le printemps et l’été : le déficit menaçait d’être trois fois plus fort que celui que connaissaient habituellement les Pyrénées-Orientales81, d’autant plus que la guerre avec l’Italie et la Sicile paralysaient le trafic méditerranéen ; le ravitaillement fut assuré par les départements limitrophes de la Haute-Garonne, de l’Aude et de l’Hérault. Les pluies et le froid de l’an XI, les gelées de 1820 et, plus tard, les pluies du mois d’octobre 1856. furent quelques-uns des aléas qui frappèrent l’agriculture roussillonnaise.

94En 1825, tandis que le froment, l’orge, l’avoine, le méteil enregistrent un effondrement, seul le seigle se porte bien. Le maire de Perpignan notait toutefois, fort méprisant : « Cette ville ne consomme pas de ce grain acheté par les habitants des montagnes »82. Le déficit affecta le département dans son ensemble : il s’éleva à quatre-vingt mille quatre cent trois hectolitres pour l’arrondissement de Céret, dont cinquante mille deux cent quatre-vingt-dix hectolitres constitués par le manque de froment. Dans l’arrondissement de Prades, trois mille neuf cents hectolitres firent défaut pour la fabrication du pain blanc, mais vingt-six mille deux cent cinquante hectolitres de méteil constituèrent un manque difficile à combler pour les populations plus pauvres se contentant de ces céréales médiocres telles le méteil ou le sarrasin83, réservant le froment pour la vente aux habitants de la plaine afin d’en retirer un bénéfice plus substantiel.

95A cette date, le déficit était encore comblé par le Languedoc, tandis qu’après la mi-siècle, les expéditions d’Algérie, d’Égypte, de Russie, débarquées à Port Vendres, transportées sur le dos de bêtes de sommes, ravitaillèrent le département84. Le déficit oscillait au gré de la production et la consommation bien que facilitée par des achats à l’extérieur, restait inférieure aux besoins85 proportionnels à la population.

96La production locale des grains restait donc indispensable jusqu’au moment où l’ouverture des marchés assurerait l’intégration de la région dans une économie d’échanges : tant que le vin arrivait plus abondant que le blé par le canal du Midi, la conjoncture n’était pas favorable à l’agriculture roussillonnaise. La position géographique ne jouait pas encore en sa faveur. La poussée démographique se traduit donc essentiellement par une intensification des cultures et c’est sans doute à ce moment-là que le territoire cultivé s’est le plus étendu. Les structures foncières portent à leur manière cette réalité.

c) Propriétaires et propriétés

– Distribution catégorielle des propriétaires et de leurs biens86

97Si l’on ne tient plus compte de la micro-propriété :

98Il est frappant de constater le déséquilibre entre l’importance sociale représentée par le groupe des petits et l’importance économique par celui des grands.

99Ces résultats sont proches de ceux établis par R. Laurent pour la Côte-d’Or87 où :

• 77 % des petits propriétaires contrôlent 20 % du sol

• 14 % des petits propriétaires contrôlent 20 % du sol

• 8 % des petits propriétaires contrôlent 55 % du sol.

100Une telle distribution n’est pas l’apanage des régions de vignobles : dans la Lozère88, les biens des trois quarts des propriétaires représentent en valeur moins du cinquième du total et dans le Calvados89 une plus grande part du sol revient à la petite propriété (40 %), 25 % à la moyenne propriété et 35 % à la grande.

101Cette écrasante majorité des petits est le baromètre d’une société où chacun dispose d’un fragment du sol, mais où fort peu de citoyens se partagent la meilleure part. Entre ces deux extrêmes, la moyenne propriété est écrasée, dans le nombre et dans l’étendue. Une comparaison établie avec les données fournies par la répartition des cotes foncières en tranches de valeur confirme cette constatation, tout comme les évaluations élaborées à partir des mutations par décès (1836-38) coïncident encore de façon plus spectaculaire90.

102Structures foncières dans la plaine roussillonnaise :

Répartition des cotes foncières d’après les tranches de valeur contenues dans le cadastre napoléonien91 :

103En fonction des regroupements indiqués sur le tableau, des résultats obtenus sont comparables à ceux fournis par des tranches de superficies. Il apparaît donc que dans la société roussillonnaise, fondée sur l’agriculture, seule une faible part du nombre des propriétaires vit décemment de ses possessions : l’essentiel de la population se partage une propriété atomistique qui peut apparaître menacée par la possibilité de vendre ses parcelles et par leur éclatement provoqué par les dispositions du Code civil92 ; l’héritage révolutionnaire n’était pas favorable à la petite propriété : il pouvait provoquer sa désagrégation et sa disparition.

POPULATION ET PROPRIÉTAIRES93 949596

104M. Agulhon constate en Provence la présence de plus d’un propriétaire par ménage, le nombre de ménages représentant environ le quart du nombre total des individus97. Ici une constatation identique s’impose mais, compte tenu des cotes multiples pouvant appartenir à une même famille et de la modicité de la plupart des cotes (quelques ares), il s’en suit que les pauvres sont légion, davantage dans les cités (Prades), les bourgs du littoral (Torreilles) et les centres miniers (Corsavy). Le gonflement démographique a donc pu provoquer l’éclatement des cotes foncières98, surtout dans les bourgs : Prades, Elne, Torreilles... Psychologiquement propriétaires, il est évident que ces citoyens, économiquement, ne sont pas des cultivateurs, et qu’ils cherchent ailleurs une activité essentielle. Mais la proportion des propriétaires par rapport à la population reste dans la plaine étonnement stable (Elne-Torreilles), tandis qu’elle diminue dans le Conflent.

105Le Capcir, plateau pauvre au cœur de la montagne, apparaît comme le domaine de la micro et de la petite propriété ; il est, par ailleurs, déserté par la grande propriété.

106La Cerdagne, autre région de montagne, mais aux conditions naturelles légèrement plus favorables donne une grande partie de son sol à la grande propriété ; elle abrite de très nombreux pauvres.

107Le Vallespir attribue ses terres, constituées essentiellement par des versants montagneux, à la grande propriété, aux dépens de toutes les autres catégories.

108Dans les Corbières et surtout les Fenouillèdes, la moyenne propriété devient consistante en raison de la faiblesse de la grande. Le Conflent et la plaine abritent le plus grand pourcentage de petits propriétaires, tout en laissant à de nombreux propriétaires nantis une large fraction du sol.

109Il convient de reprendre ces rapports en les décortiquant au niveau cantonnal.

110La très grande propriété est particulièrement nantie dans les cantons de Perpignan-Est, Thuir, et Argelès, c’est-à-dire en bordure de la côte méditerranéenne. A Alénya, elle contrôle 89,5 % du sol, à Saint-Nazaire 88,5 %, à Bages 79 %... Il s’agit de la très grande propriété, dont l’emprise est supérieure dans ces communes à 50 % : Bages 77,3 %, Saint-Nazaire 69,4 %, Sainte-Marie 67,2 %, Saint-Jean Lasseille 68,7 %

111Ces propriétés se situent essentiellement dans l’extrêmité orientale du département, mise en valeur tardivement ; le Mas Deu, créé par les Templiers, occupe encore 47,8 % des superficies communales de Villemolaque et de Trouillas. Si l’on se réfère aux données de l’enquête de 1775, il apparaît que l’emprise de la noblesse était déjà forte dans cette même région : les propriétés, même si elles ont changé de mains, n’ont pas subi de fortes modifications dans leurs dimensions.

112La grande propriété reste importante dans le canton de Perpignan-Ouest, où elle surpasse en nombre et en superficie la très grande propriété :

113A Bompas, la première contrôle 32,9 % du sol

114la seconde contrôle 13,5 %.

115A Villelongue-de-la-Salanque, les proportions atteignent respectivement 27,7 et 22,1 % ; ainsi se retrouve l’importance des propriétés privilégiées de la fin de l’Ancien Régime.

116La part de la grande propriété régresse fortement au cœur de la plaine, sur des terroirs traditionnellement cultivés par une abondante population : Millas ; Elne ; Pézilla-de-la-Rivière ; Ille-sur-Têt. Dans le canton de Rivesaltes, elle a tendance à s’affaiblir au profit de la moyenne, mais surtout de la petite propriété.

117C’est là que se trouvent de forts contingents de petits propriétaires : 49,6 % de parcellaires à Baixas et 42,7 % de petits propriétaires, soit au total 92,3 % ! L’enquête de 1775 avait déjà signalé ces îlots comme exclus de la main-mise des contribuables privilégiés ; le peuple a pu conserver la terre, sans doute parce qu’elle n’intéressait que lui. Seules, quelques grandes propriétés sont signalées, telles celles de Madame d’Oms, veuve du comte de Contade et résidant à Paris.

118La part des petits propriétaires est donc d’autant plus forte que l’on s’éloigne de Perpignan (grande propriété) et de la côte orientale (très grande propriété), là où déjà en 1775 étaient recensés peu de privilégiés. La moyenne propriété peut parfois leur opposer un obstacle : à Elne, à Nefiach, par ailleurs centres de rares grandes propriétés. A Nefiach, la petite propriété réussit à accorder plus du tiers des superficies au moins au tiers des propriétaires.

119La très grande propriété est donc restée localisée dans les régions de mise en valeur tardive (littoral).

120La grande propriété se situe sur les terroirs riches du cœur de la plaine.

121Grande et très grande propriété sont les héritières de la propriété privilégiée d’Ancien Régime : noble en bordure de la mer ; bourgeoise près de Perpignan. Elles bloquent la moyenne propriété.

122Celle-ci ne peut se développer que lorsque l’une des précédentes fait défaut ou dans les régions pauvres (Vallée de l’Agly).

123La petite propriété coexiste soit avec la moyenne propriété (en cas d’absence de grande), soit avec la grande (en cas d’étriquement de la moyenne) (à l’ouest de Perpignan). Elle s’avère bien implantée sur les territoires porteurs de bons sols et de gros bourgs, (dans la vallée de la Têt) comme sur les territoires plus pauvres (Baixas – Camélas).

124Les propriétés parcellaires représentent généralement plus de la moitié des propriétaires, surtout sur les riches terroirs du Ribéral : 68,6 % à Baho ; 65,1 % à Bompas (canton de Perpignan-Ouest) ; 67,5 % à Ille-sur-Têt ; et dans les zones de très grande propriété : 76,7 % à Cabestany et Alénya (canton de Perpignan-Est). Elle diminue dans les villages des Aspres (Saint-Jean Lasseille, 55,2 %) et du canton de Rivesaltes (Baixas, 50.6 %), bourgs exclusivement agricoles et sur des terroirs de valeur agricole moyenne. Elle est donc liée soit à la très grande propriété et il peut alors s’agir de la main-d’œuvre possédant un lopin de terre, soit de la culture spécialisée, cultures riches du Ribéral, territoire par ailleurs de forte pression démographique.

– Les régions de montagne : Le Vallespir

125L’impression majeure est celle d’une nombreuse classe de pauvres (66,5 %), propriétaire de fort peu de terres (6,1 %), en opposition avec une envahissante grande propriété (89,7 % des terres), même si celle-ci n’est pas toujours constituée de riches terroirs. L’écart se creuse encore dans le canton de Prats-de-Mollo, haut Vallespir : les grands propriétaires ne laissent plus de terre aux autres catégories. A Corsavy, 80,9 % sont des petits propriétaires et ils ne contrôlent que 30 % du sol.

126La grande propriété est essentiellement constituée de bois appartenant aux maîtres de forges : Mathias Claret, de la fargue d’Avall (ou de la Vall) possédait un domaine de cent quarante-sept hectares à Saint-Laurent de Cerdans ; le comte de Vogue, propriétaire de la forge de Bosch, possédait quatre cent vingt-deux hectares à Saint-Laurent, cent quarante-sept hectares à Serralongue. Il est signalé sur le cadastre résidant dans sa propriété à Montpellier99. Delcros, commissaire du roi à la Monnaie de Perpignan, était maître de la forge de Sorède, de huit cent vingt-cinq hectares à Saint-Laurent de Cerdans, et de trente et un hectares à Serralongue ; il y a certainement un lien de parenté entre le Noël signalé comme maître de forge à Velmanya, le Joseph Noël propriétaire de trois cent cinquante-cinq hectares à Saint-Laurent de Cerdans et le Noël Jean propriétaire de quatre-vingt-neuf hectares à Serralongue ; Poncet forgeron détenait cinquante-quatre hectares à Serralongue...

127Les mineurs ne disposent que de quelques ares ; ils constituent une population prolétarienne ; la seule différence entre eux et les ouvriers déracinés est psychologique : le mineur « propriétaire » reste paysan parce que attaché au sol qui ne lui permet pas de subsister, son revenu essentiel provenant de l’activité minière.

128La moyenne propriété est inexistante : il n’y en a pas à Saint-Laurent de Cerdans.

129Dans le bas-Vallespir, un meilleur équilibre se réalise bien que la grande propriété y détienne 25 % du sol et la très grande propriété au moins 50 %.

130A l’opposé se trouve le Capcir, au cœur de la haute montagne : grande et très grande propriétés s’y effacent tandis que la grande majorité des biens se trouve appartenir aux nombreux petits propriétaires, la faible importance des bourgs réduisant le nombre des parcellaires : un type de démocratie agraire s’est réalisé là dans des conditions naturelles et économiques très défavorables et où les privilégiés n’ont jamais été en grand nombre.

131A Puyvalador :

132Aux Angles :

133La Cerdagne présente des traits intermédiaires : la très grande propriété, pour être moins exclusive que dans le Vallespir, laisse une place plus importante à la moyenne propriété ; celle-ci est d’autant mieux dotée que le terroir est pauvre : 20,8 % du sol à Targassonne ; 3,7 % à la Tour de Carol. Comme dans le Capcir, nombreux sont les petits propriétaires, souvent pour une fraction importante du sol (55,2 % à Porté ; 41,5 % à Estavar). Mais encore plus nombreux et démunis y sont les parcellaires : 58 % des propriétaires de La Tour de Carol possèdent moins de un hectare.

134La montagne peut donc être l’apanage de la grande propriété lorsqu’elle est constituée de friches et de bois (Vallespir), ou lorsqu’elle est riche (Cerdagne). Son sol se distribue plus équitablement lorsqu’il s’agit d’un terroir agricole pauvre (Capcir), ce qui n’exclut pas le sentiment d’une profonde inégalité fondée sur des différences de quelques hectares.

– Les autres régions :

135Le Conflent constitue une région intermédiaire entre la plaine et la montagne de par sa situation d’une part, de sa composition variée d’autre part. Il convient d’établir des distinctions sous-régionales.

136La très grande propriété est d’autant plus importante que la région est pauvre : 82,3 % du sol à Nohèdes, 20,8 % à Escaro ; elle disparaît à Codalet et à Prades. A Eus, nombreux sont recensés ceux qui possédaient des dizaines d’hectares à Cômes, village abandonné sur la montagne.

137Dans le Conflent riche, la grande propriété s’est taillée une bonne place : 25,9 % du sol à Prades – 34,6 % à Serdinya répartie entre, respectivement, 1,8 et 3,8 % des propriétaires.

138La moyenne propriété s’implante à Eus (21,3) où grande et très grande propriétés occupent 30 % du sol ; à Fillols (27,2 %) où la très grande propriété ne possède que 13 % du sol.

139La petite propriété est bien installée sur les terroirs riches de Serdinya, Prades et Codalet, en compagnie bien souvent de la propriété parcellaire. Celle-ci est très nombreuse près des gros bourgs (Prades) ou des centres miniers (Velmanya).

140Corbières et Fenouillèdes, pays pauvres de moyenne altitude, connaissent une structure semblable. La propriété parcellaire, numériquement très importante dans les bourgs (Saint-Paul), s’effrite dans les petits villages (Caramany-Prugnanes). La petite propriété donne à ces mêmes villages l’aspect de démocraties agraires, en l’absence de la grande propriété rarement signalée à l’exception de Bélesta100, Caudiès-de-Fenouillèdes101 et Cuxous102. La moyenne propriété se trouve alors en concurrence avec la petite : à Prugnanes, Caramany la première couvre 47,2 % et 51,3 % du sol ; 45,8 % à Caudiès.

141Dans le Cru-Banyuls, la très grande propriété est rare, à l’exception des deux cent dix-sept hectares de Honoré Py, propriétaire par ailleurs à Cosperons. Les petits propriétaires pullulent, émiettant la rocaille du sol plongeant dans la mer. A Banyuls comme à Collioure, « chacun a un pied dans la vigne et un pied dans la mer », la pêche et la viticulture représentant deux activités complémentaires. Les murettes, telles des « escaliers de la montagne », symbolisent l’acharnement et la rudesse nécessaires à la survie des habitants.

142La très grande propriété est donc liée aux régions montagneuses pauvres (Vallespir) ; la grande propriété aux bassins (Cerdagne – Conflent) ; la moyenne propriété aux régions pauvres bordées par la grande propriété (Corbières – Fenouillèdes), tandis que la petite propriété l’emporte dans les petites communes déshéritées (Capcir) et qu’elle se maintient face à la grande (en Cerdagne et Conflent) ou la moyenne (Corbières – Fenouillèdes).

Synthèse structurelle et régionale

143La petite propriété pullule partout avec recrudescence dans le Capcir, région la plus pauvre qui lui attribue l’essentiel de son sol. Sa part se réduit spectaculairement en Cerdagne et en Conflent au profit de la grande, en Vallespir au profit de la très grande ; ailleurs, elle groupe 60 à 75 % des propriétaires pour 20 % du sol en moyenne, davantage lorsque grande et très grande disparaissent, comme dans les Fenouillèdes. Elle a su s’implanter dans les riches communes du Ribéral.

144La moyenne propriété apparaît étriquée, sauf dans les Fenouillèdes et la Côte Rocheuse, peu propices à la grande propriété en raison de leur topographie ou du peu de valeur de leur sol agricole. Elle est exagérément faible dans le Vallespir ; faible dans la plaine du Roussillon, le Conflent et la Cerdagne, régions de petite et grande propriétés à la fois ; elle ne peut donc se développer que dans des conditions précises : absence de grande propriété associée à des terroirs pauvres.

145La grande propriété est confortablement établie dans la riche plaine du Roussillon et en Cerdagne, en présence d’une petite propriété nombreuse ; elle ne boude pas le Conflent.

146La très grande propriété se rencontre dans deux centres privilégiés : le Vallespir où 90 % de la terre appartiennent à une fraction importante de grands propriétaires, disposant souvent de territoires boisés ; la bordure orientale de la plaine où elle dispose de terrains tardivement mis en culture. Dans les régions pauvres abritant de nombreuses communautés rurales sur des terrains ingrats, elle s’efface, ainsi dans les Fenouillèdes ou le Cru-Banyuls, laissant place à la moyenne propriété et à échelle plus grande dans le Capcir.

147Domaine royal et propriétés communales sont fort étendus dans les régions de montagne : ils sont particulièrement inégalement répartis sur le territoire.

148A Velmanya, mille quatre cent dix-huit hectares appartiennent au domaine royal, soit plus de la moitié du territoire ; dans le Capcir, les propriétés communales s’étirent sur les trois quarts de la superficie ; à Puyvalador mille deux cent six hectares (soit 68 %) aux Angles, mille neuf cent quarante-et-un hectares, soit les trois quarts du territoire ; à Porté trois mille cinq cent vingt-et-un hectares auxquels s’ajoutent les mille cent sept hectares de Latour, soit la quasi-totalité de la superficie communale.

149Les chevauchements communaux ne sont pas exceptionnels : à Estavar, sont recensées Bajande et Estavar ; à Escaro, Aytua et Escaro ; Porté cède mille cent cinquante-sept hectares à La Tour de Carol. Cela provoque parfois des litiges : trois cent quarante-huit hectares sur la commune d’Escaro sont écartelés entre la commune de Aytua et Maître Roca, ancien seigneur. A Targassonne, les familles (Grau et Margail) et la commune ne réussissent pas à s’entendre.

150La propriété communale reste forte dans les pays pauvres ; à Prugnanes, elle couvre mille cinquante-six hectares, il s’agit de landes et de garrigues. Elle régresse dans la plaine : quatre-vingt neuf hectares à Sainte-Marie, vingt-six hectares neuf à Rivesaltes ; la vente des biens communaux ne s’y est pas réalisée ; ils restent liés à une agriculture traditionnelle nécessitant de larges espaces incultes pour l’élevage ovin.

151Plusieurs corrélations ressortent de cette étude : petite et grande propriétés coexistent avec la très grande propriété dans la riche plaine du Roussillon aux dépens de la moyenne.

152Moyenne et grande propriétés coexistent en l’absence de la très grande propriété (Corbières).

153Petite et moyenne font bon ménage lorsque la grande s’effrite (le Cru-Banyuls et Fenouillèdes).

154La grande propriété chasse les autres dans le Vallespir, montagneux et boisé ; la petite propriété triomphe dans le Capcir, plateau pauvre mais cultivé.

155Les types de propriétés s’équilibrent davantage dans les pays à forte pression démographique sur terroirs relativement favorables : Cerdagne ; Conflent.

156Deux associations se détachent ; petite et grande propriétés héritées de l’ancienne structure aristocratique de la plaine ; petite et moyenne propriétés issues des démocraties rurales déjà en place à la fin de l’Ancien Régime dans les régions économiquement moins favorisées. La Révolution juridique n’a pas provoqué de grand bouleversement, pas plus que la vente des biens nationaux.

– Structure des propriétés

– « Les mouchoirs de terre »

157Le cadastre roussillonnais, comme tant d’autres, ébauche un puzzle tourmenté et capricieux : ce ne sont que des lignes brisées, rentrants, sinuosités, courbes malhabiles, élargissements et rétrécissements imprévus103 ; morcellement et irrégularité sont les traits distinctifs de la campagne où il faut tenir compte des données physiques du terroir, de la pente de l’écoulement des eaux, de l’épaisseur du sol104, mais aussi de la structure de la propriété à l’image de l’exploitation ; les parcelles sont généralement de superficie réduite, et il n’est pas exagéré de parler d’émiettement.

– La parcellisation

158L’éclatement le plus spectaculaire se produit au niveau des petites propriétés.

159Les petites propriétés se présentent sous la forme de multiples parcelles dont les plus éparpillées se trouvent sur le territoire de Banyuls, où un tiers des vignes couvrent moins de vingt ares105, dans les Fenouillèdes où la moyenne des parcelles est de trente-cinq ares. Les grandes propriétés se présentent également sous forme morcelée ; ainsi Azaïs Antoine possédait à Saint-Paul de Fenouillet une vingtaine de parcelles. Ce morcellement s’explique par la nature géologique des terroirs106 ; il est appelé à se multiplier au moment des partages. Dans la plaine, les exploitations comprennent en moyenne moins de parcelles qui possèdent en compensation une superficie plus grande. Seuls les mas, exploitations d’un seul tenant groupées autour de la maison de maître et des bâtiments d’exploitations, échappent, dans la plaine, au morcellement.

– Le chevauchement

160Les terroirs plats présentent une imbrication plus grande de territoires dans les communes du Ribéral (Ille – Nefiach – Millas) et près de Rivesaltes (Rivesaltes – Baixas – Espira-de-l’Agly) ; les enjambements sont encore nombreux entre Corneilla, Villeneuve-de-la-Rivière, Cabestany, Théza et Saint-Nazaire.

161Au contraire, les petits villages des régions compartimentées par la nature se replient sur eux-mêmes : à Ansignan, dans le massif de l’Agly, ne sont cadastrées que des propriétés appartenant aux habitants du dit village. S’il y a chevauchement, c’est essentiellement au niveau du chef-lieu, et encore ce ne sont que de modestes parcelles qu’y possèdent les habitants des villages environnants, à l’exception des imbrications communales : ainsi à Saint-Paul de Fenouillet, quelques parcelles appartiennent pour quatre-vingt-cinq hectares aux cultivateurs de Prugnanes dont un seul y détient plus de huit hectares ; Maury contrôle cinquante-neuf hectares au total et Laroque trente-six hectares avec une seule propriété supérieure à dix-huit hectares. Les cultivateurs de Camps possèdent trente-sept hectares, ceux de Cubières quatorze hectares et ceux de Soulatges dix hectares ; toutes les autres communes détiennent moins de dix hectares et seules cinq parcelles totalisant un hectare et demi reviennent à des Perpignanais. La propriété est donc exclusivement autochtone. Il n’en est pas partout ainsi.

– Emprise des bourgs

162Certains bourgs contrôlent une partie importante du sol des communes voisines. Le cas type est celui de Rivesaltes : les Parès, Besombes, Amouroux, Donat, Joffre détiennent à Baixas cent soixante-seize hectares sous forme de grandes propriétés, tandis que le seul grand propriétaire domicilié est Talayrach Brocard ; il possède quatre cent soixante-dix-neuf hectares. Ici, le rôle des négociants est à l’origine d’un rayon foncier assez étendu et organisé dans un but spéculatif, présentant en quelque sorte une intégration de la vigne aux métiers ou commerces des vins.

163Ailleurs, les sphères d’influence des bourgs se réduisent. Un propriétaire de Ille détient la seule grande propriété recensée à Néfiach ; Millas, de par la domiciliation du baron Buget, par ailleurs lieutenant-général à Perpignan, marque une emprise de soixante-douze hectares à Pézilla-de-la-Rivière ; de Thuir, Lucia était propriétaire de cent quatre-vingt-deux hectares à Trouillas et F. Mario de quatre-vingt-sept hectares à Camelas. Céret abrite de nombreux propriétaires de l’Écluse... Il s’agit ici essentiellement de rapports entre petites communes où sont sises les propriétés et les bourgs où résident les propriétaires. Des situations analogues se retrouvent en Conflent et dans le Vallespir : Paillarès de Vinça possédait cent quatre-vingt-dix-huit hectares à Baillestavy ; une partie importante du territoire de Serralongue appartient aux gens de Prats-de-Mollo, Céret, Arles ou Saint-Laurent. A Corsavy, l’emprise d’Arles et Saint-Laurent est également forte.

– Emprise des Espagnols

164Les Espagnols sont bien implantés dans les régions montagneuses : à Serralongue, le cadastre signale les biens de Charles Bosc (cent vingt-cinq hectares) et de Joseph Pou (cent cinquante-neuf hectares, soit 12,6 %) ; celui de Saint-Laurent de Cerdans, ceux de Gaspard Ramisa, négociant (cent quatre-vingt-trois hectares) et Jean Soler, propriétaire (cent quarante-huit hectares, soit 7,5 %) ; le baron d’Ortaffa possédait mille huit cent quatre-vingt-sept hectares à Nohèdes (63 %) ; Salvador Armes deux cent un hectares à l’Écluse (17,7 %) et soixante-seize hectares à Riunoguès. A Bourg-Madame, les Casanova, Ildefonsa, Barcelonais, étaient d’importants propriétaires mais ici plus qu’ailleurs, c’est d’une propriété frontalière qu’il s’agit plus que d’emprise. Dans la plaine, celle-ci se réduit : le comte de Torragonne possédait vingt-deux hectares à Sainte-Marie ; lorsqu’il s’agit de propriétaire de Llivia ou du Perthus, il ne faut pas parler d’emprise foraine, mais d’imbrication de territoires. Toutefois en présence des négociants, c’est d’une emprise de capitaux espagnols qu’il est question.

– Emprise perpignanaise

165L’emprise de Perpignan est de loin la plus importante. Sans vouloir empiéter dans le domaine de la propriété urbaine et de l’influence de la ville sur les campagnes qui est celui de M. Vigouroux dont les travaux doivent apporter les données déjà brillamment éclairées par une étude portant sur le bassin de l’Agly107, quelques conclusions s’imposent quant à la présente étendue.

166L’influence perpignanaise s’enfle démesurément dans la plaine orientale :

• à Alénya, les trois quarts du territoire y sont soumis sous forme de quatre grandes propriétés dont une de l’Hospice, une de Madame Chef-de-Bien, née Çagarriga, et celles d’Ortaffa Joseph et Boaca Asprès.

• à Montescot, un quart du sol se répartit entre quatre autres propriétaires perpignanais, dont encore une fois l’Hospice, la propriété de Jean Delhom et les biens de Madame Veuve d’Oms.

• à Bages, à Canohès, à Saint-Nazaire, sont recensés chaque fois quatre ou cinq propriétaires perpignanais, pour des proportions variant entre la moitié et le tiers du sol. Quelques noms de familles perpignanaises sont à signaler : Poeydavant à Canohès ; Arnaud, Boaca, Lazerme à Saint-Nazaire auxquels s’ajoute le négociant Méric avec deux cent quarante-six hectares.

• à Trouillas, François Durand perpétue la dynastie et la richesse familiale avec deux cent quatre-vingt-six hectares.

• à Elne, à nouveau, les Boaca, Lazerme, Llucia, Delhom, d’Oms, d’Anglade.

• à Saint-Génis, Perpignan et Céret mettent dans la balance cinq domaines contre six autochtones.

• à Saint-Jean-Laseille, deux domaines totalisent 30 % du sol.

167La Salanque tout entière porte la marque des Perpignanais : quatre domaines à Sainte-Marie pour un tiers du sol ; ils sont six à Saint-Hippolyte pour un cinquième du sol auxquels s’ajoutent le comte d’Oms, résidant à Paris, et un habitant de Fitou ; ils sont sept à Villelongue de la Salanque pour un tiers du sol ; dix à Torreilles pour un quart ; parmi lesquels les représentants des anciennes familles que sont les Tastu, Durand, Gazanyola, Llobet, Jorda d’Oms ; trois à Baho pour un cinquième du sol avec Pons, négociant Vassa, droguiste, et Saisset, avocat ; huit à Bompas pour la moitié du sol ; six à Espira dont Farines, droguiste ; Martin, négociant ; Jaubert-Campagne, avocat et Llucia.

168La structure professionnelle de ces propriétaires urbains révèle que, parmi eux nombreux sont, soit les hommes de loi, les juges, les avocats, les notaires... soit les négociants. Généralement les premiers sont des hommes issus de la bourgeoisie terrienne ayant d’autres ambitions ; la seule bourgeoisie d’affaire qui paraît regarder vers la terre avec un très gros appétit est constituée par les négociants.

169Il n’est pas rare de relever le nom des « grandes » familles catalanes sur plusieurs cadastres : la famille d’Oms était présente à Calce (cinq cent quatre-vingt-seize hectares), Montescot, Villelongue de la Salanque... M^me Chef de Bien, née Cagarriga, et Boaca Asprès étaient propriétaires à Alénya et à Elne ; Bernard Arnaud était implanté à Elne et à Saint-Nazaire ; Jean Delhom à Elne, à Montescot et à Llauro ; François Durand à Claira, Bompas, Bages, Trouillas ; Pierre Gaffard à Rivesaltes, Villelongue-de-la-Salanque, Pia et Bompas ; Serame Lazerme à Villelongue et à Saint-Nazaire ; Michel Llobet à Sainte-Marie, à Torreilles, à Espira et à Cases-de-Pène ; Joseph Llucia à Elne, Saint-Génis, Espira et Thuir ; Assiscles Jonquères à Corneilla, Cabestany, Elne et Villelongue-de-la-Salanque ; l’Hospice de Perpignan était quant à lui le plus grand de ces propriétaires : Alénya (cinquante-huit hectares), Montescot (quarante-six hectares), Sainte-Marie (quatre hectares), Pézilla (vingt-huit hectares), Bompas (trente hectares), Bages (cent soixante-neuf hectares), Elne (cent quatorze hectares)...

170Dans le Vallespir, Delcros Jean, commissaire du roi à la Monnaie de Perpignan, possède huit cent vingt-cinq hectares à Saint-Laurent de Cerdans et trente et un hectares à Serralongue ; Jaubert de Passa trois cent trente-six hectares à Finestret sur un territoire de huit cent trente-six hectares ; le comte de Vogué, résidant à Montpellier, quatre cent quatre-vingt-deux hectares à Saint-Laurent et cent cinquante-sept hectares à Serdinya en Conflent.

171Lorsque les Perpignanais sont propriétaires dans le haut-pays, il ne s’agit certainement pas là d’investissements productifs, mais de propriétés familiales ayant permis de faire des études et que l’on conserve héréditairement.

172Cette « domination de la ville sur la campagne » est en Roussillon, comme en Bas-Languedoc, un phénomène très ancien. Mais, si en Languedoc au début du XIX^emc siècle « la grande propriété urbaine est déjà en place, les cadastres de 1807-1821 sont formels »108, héritée de l’Ancien Régime et affectant essentiellement la partie orientale de la plaine roussillonnaise, cette domination apparaît moins lourde en Roussillon. Perpignan végétait pour avoir perdu sa splendeur d’antan liée au commerce médiéval, seule la présence de militaires dans cette ville-garnison perpétuait une certaine activité, bien insuffisante pour donner à la bourgeoisie catalane le sens des affaires ; rien de comparable à ces fabricants et marchands de draps, de bas, de laine et de soie du haut-Languedoc, au faîte de la prospérité et regardant vers la terre. Et surtout, la bourgeoisie rurale, comme par le passé, a ardemment souhaité recevoir une formation intellectuelle afin d’exercer un « métier noble » : ce qui était nécessité sous l’Ancien Régime était devenu atavisme.

173Seule la rare bourgeoisie liée au commerce des vins, symbolisée par la famille Durand, apparaît en pleine extension foncière. La vigne allait-elle devenir le catalyseur de la consolidation de la grande propriété foncière lorsque les conditions économiques la favoriseraient ?

174Le Code civil menaçait de faire voler en éclats la terre, tandis que la pression démographique faisait de la rénovation de l’agriculture une œuvre de nécessité pour que le drame classique d’une crise de surmortalité ne se reproduise pas ; parallèlement, le développement des progrès techniques pouvait faire de la rénovation de l’agriculture une œuvre d’intérêt.