« La longue durée, c’est la succession des mouvements répétitifs, avec des variations et des retours, des détériora tions, des aménagements, des stagna tions. Les sociologues parlent de stuc turations, de destructurations, de re structuration… Parfois aussi, rarement, de grandes ruptures interviennent ».
F. BRAUDEL1

« On a cru longtemps que la division de la propriété foncière datait de la Révolution et n’avait été produite que par elle (…). La Révolution n’a pas créé la petite propriété, elle l’a libérée ».
A. DE TOCQUEVILLE2

1A qui appartient la terre à la veille de la Révolution ? Cette question, posée avec grande insistance par G. Lefebvre, est fondamentale : la terre, principal capital productif3, devient principal agent d’organisation sociale dans une société rurale vivant essentiellement de l’agriculture. C’est le cas du Roussillon au XVIII^e siècle et des autres sociétés méditerranéennes atteintes de léthargie urbaine et/ou industrielle, où les structures foncières constituent sur le sol la projection de structures sociales.

1 – Aristocratie foncière et démocratie agraire en 1775

2Une étude des structures foncières au XVIII^e siècle4 devrait permettre de déterminer le passé de ce capital productif et de cet agent d’organisation sociale qu’est la terre, de mesurer l’ampleur des conséquences de 1789 dans ce pays rattaché à la France en 1659, c’est-à-dire quelques cent trente ans auparavant.

a) Documents fiscaux d’Ancien Régime – intérêt et limites de leur utilisation

3De nombreux documents peuvent faciliter cette approche : les rôles d’imposition de l’Ancien Régime, les terriers seigneuriaux, les cartulaires de dîmes, les registres du Centième Denier. Mais certains se sont raréfiés à travers les vicissitudes de l’histoire (terriers seigneuriaux), d’autres font défaut pour le Roussillon : privilégiée par Louis XIV, lors de l’annexion, cette province ne connut pas la taille. Il était donc impossible de se référer aux pieds de taille, ainsi que l’avait fait R. Laurent pour la Côte-d’Or5, ou aux compoix pour suivre l’exemple de E. Chabaud6 et les conseils de M. Bloch qui voyait en eux des « témoignages entre tous riches d’enseignements sur l’ancienne société rurale »7. Seules, les communes dépendantes de la province du Languedoc et rattachées en 1791 à la province du Roussillon pour former le département des Pyrénées-Orientales possèdent les registres publics ayant servi à établir l’assiette de la taille réelle et des autres impositions8.

4Face à cette pénurie, une mine de renseignements est fournie par les relevés établis lors de l’enquête de 1775 réalisée pour asseoir l’impôt du vingtième. Statistique censitaire, elle en recèle toutes les failles : surévaluation par l’intendant de certaines déclarations, erreurs d’estimations commises par les experts, manque de bonne foi chez de nombreux propriétaires. Les limites de ces documents n’ont pas découragé M. Guibeaud, archiviste municipal, d’en dresser un récapitulatif publié par l’abbé Ph. Torreilles dans le Bulletin de la Société agricole scientifique et littéraire des Pyrénées-Orientales. Il convient de rendre hommage à ce « sympathique et infatigable archiviste qui a parcouru toute la série C, fait le décompte, commune par commune, de ce qui revenait aux nobles, aux prêtres, aux exempts et aux non-exempts »9.

5Ces documents renferment un intérêt d’autant plus grand que M. Guibeaud n’en avait fourni que les données et que P. Torreilles n’en avait tiré que de brefs commentaires. Avant d’en réaliser l’analyse, une dernière remarque doit permettre de démontrer leur valeur : si la valeur estimative des biens est susceptible de contenir bien des erreurs, la répartition économique des cultures et la répartition sociale des terres constituent une approche certaine de la réalité ; « les erreurs volontaires ou involontaires furent bien moindres, d’abord parce qu’elles étaient facilement repérables, ensuite parce que le nombre d’ayminates10 ne servait pas de base à l’impôt »11. De nombreux historiens ont déjà accordé leur confiance à ce type de documents12. Il convient donc de tenir compte des avertissements et critiques des uns13, de la confiance et de l’utilisation que d’autres ont signalées14 pour que la répartition de la propriété sous l’Ancien Régime ne demeure pas « un fantôme insaisissable », selon l’expression de P. de Saint Jacob.

6De plus, le traitement mathématique appliqué à ces nombres, en l’occurrence leur transformation en pourcentage, permet de donner une relativité à toutes ces données paroissiales par ailleurs comparables entre elles. Alors que l’abbé Torreilles n’avait procédé qu’à de rapides calculs au niveau des vigueries, il vient d’être effectué toutes les combinaisons possibles entre ces nombres afin de ne tirer de conclusions que lorsque les résultats partiels correspondent. Peu importe que les valeurs réelles ne soient pas absolument exactes, l’impression de richesse ou de pauvreté ne peut pas être trahie : la marge d’erreur attribuée au personnel administratif aurait dû être trop forte ; le calcul de la part payée par les exempts dans le total des contributions permet de confirmer les paroisses les plus aisées, celles qui attirent les privilégiés.

7De la comparaison des cartes élaborées à partir de ces valeurs relatives, il ressort qu’elles se conjuguent pour donner un tableau économique et social de la province à la fin de l’Ancien Régime qui peut, semble-t-il, être considéré comme un outil scientifique réalisé à partir des statistiques sinon douteuses, du moins toujours en-deçà ou au-delà des valeurs exactes. Ce tableau concerne les cent cinquante-sept paroisses (sur un total de cent quatre-vingt) dont les statistiques ont été retrouvées ; elles se répartissent ainsi : soixante-trois pour la viguerie de Roussillon-Vallespir (dont toutes concernent la plaine à l’exception de Prunet et Serrabonne), soixante-sept pour le Conflent et vingt-sept pour la Cerdagne.

PROPRIETAIRES et PROPRIETES en 1775 (1)

DISTRIBUTION REGIONALE DES CONTRIBUABLES EN 1775 (1)

8Il était indispensable pour une étude qui se propose de saisir une civilisation agraire basée sur la propriété, elle-même l’un des thèmes fondamentaux de la Révolution de 1789, de savoir si elle avait été créée, favorisée ou maintenue par le nouveau régime, si le système féodal avait été bien détruit dans la nuit du 4 août, ou bien si les communautés de petits propriétaires libres et indépendants existaient déjà auparavant dans les pays catalans.

b) Distributions catégorielles :

9– Distribution des propriétaires entre les trois ordres : Opposition noblesse-paysannerie.

10La province du Roussillon porte un fort pourcentage de non-exempts : 86.3 %.

11Les privilégiés se répartissent ainsi (par rapport au total des imposés) :

12La terre roussillonnaise est inégalement distribuée15 entre ces diverses catégories :

13Une comparaison s’impose avec les résultats obtenus par A. Soboul pour les campagnes montpelliéraines après dépouillement des compoix16.

14Il attribue après affinage des résultats :

15Cette dernière catégorie gêne pour conclure à une similitude des résultats ; dans les deux cas, apparaissent la faible part du clergé, la relative importance de la noblesse et la solide représentation paysanne.

16Ces données abondent peu dans le sens des conclusions de G. Lefebvre : dans le Nord, il attribue17 :

17En Roussillon, plus qu’ailleurs, s’opposent donc deux forces laissant peu de place aux autres : la propriété noble, et la propriété populaire.

18La valeur des biens des contribuables s’équilibre :

19La force des non-exempts apparaît toujours grande : aussi bien en terre qu’en valeur, puisqu’ils tiennent en équilibre les privilégiés (noblesse, clergé) et les exempts (bourgeoisie) ensemble. Globalement, elle est, et de loin, la puissance majeure de la province. Mais individuellement, la part est faible : un à trois ayminates pour les trois quarts d’entre eux. Face au peuple, la noblesse que n’a pas su rattraper en biens la bourgeoisie exempte qui pourtant lui est supérieure en nombre. Le clergé constitue le parent pauvre de la famille roussillonnaise, laissant une bonne part à son peuple toutefois encore dominé par les nobles.

– Distribution régionale : Opposition plaine-montagne

20Les proportions les plus fortes de toutes les catégories de privilégiés s’observent dans le Roussillon-Vallespir, c’est-à-dire sur le territoire qui comprend la riche plaine roussillonnaise ; inversement, les non-exempts représentent les 96,9 % de la population de la Cerdagne, partie haute du pays qu’ils possèdent à raison de 82,9 %. Leur part tombe en-dessous de 50 % en Conflent-Capcir, et se rapproche de 40 % dans le Roussillon-Vallespir.

21Une correction néanmoins permet de préciser : si l’on ne comptabilise pas les pacages, la part des non-exempts remonte dans le Conflent à 73 %, ce qui revient à dire que la propriété privilégiée est constituée dans cette viguerie par de nombreux terrains de parcours, tandis qu’en Roussillon la correction n’apporte pas de changement notable.

– La riche plaine roussillonnaise :

22Si le Roussillon-Vallespir abrite une proportion plus grande de privilégiés que les autres vigueries, il concentre également la plupart d’entre eux :

23Ils sont largement dotés :

24Leurs biens sont évalués a neuf millions cent quarante-et-un mille trois cent quarante-quatre livres, soit 61.45 % de la valeur totale.

25Les exempts issus de la bourgeoisie perpignanaise concurrencent fortement les positions de la noblesse qui l’emporte encore à la veille de la Révolution, non pour le nombre de ses représentants (six cent vingt-huit nobles et neuf cent cinquante-neuf exempts), mais pour la taille moyenne de leur propriété : dix hectares pour les premiers, vingt hectares pour les autres. Le clergé est maigre, à quelques exceptions près :

26Il n’est jamais riche : « Les nouvelles fondations de bénéfices se firent plus rares par suite des idées nouvelles propagées dans la bourgeoisie et en raison de l’opposition de l’État à laisser se constituer de nouveaux biens de main-morte. Un édit d’août 1749 interdit au clergé d’acquérir de nouveaux biens par dons ou par legs sans être pourvu de lettres patentes et autorisa les héritiers des donateurs à revendiquer les legs irrégulièrement acquis par le clergé »18.

27La noblesse est puissante à l’est de Perpignan, en bordure de la côte :

28Cette localisation particulière de la propriété noble semble signifier qu’elle s’est installée tardivement sur des terres à mettre en valeur19. Par ailleurs, il n’existe que quelques « fiefs » nobles :

29La même constatation est valable pour les exempts qui contrôlent une part importante du territoire dans la Salanque :

30en bordure du littoral :

31et près de Perpignan, sur les bords de la Têt :

32Une lutte pour l’hégémonie foncière se trouve donc engagée entre noblesse et bourgeoisie dans la partie orientale de la plaine dont la mise en valeur tardive n’est pas encore achevée à la fin du XVIII^e siècle, et au cœur de la plaine, dans le riche Ribéral. Mais ces propriétaires issus de la bourgeoisie pratiquent l’absentéisme, surtout lorsque les conditions naturelles se dégradent : à Opoul, les exempts en 1775 sont le curé, M^e Domenech, avocat à Perpignan et M^e Bosch, avocat à Ille ; un seul autochtone bénéficiait alors de privilèges fiscaux20. Par contre, à Saint-Laurent de la Salanque, trente-huit sur quarante-cinq recensés ont pour fonction principale d’être propriétaires ; à Torreilles quarante-trois sur quarante-cinq21.

33Face aux privilégiés, les non-exempts représentent une grande force sociale (80 % des propriétaires), un poids économique moindre mais non négligeable (40 % du sol). Leurs rangs sont serrés et ils se partagent les terres qu’ils possèdent à raison de 1,7 hectare chacun en moyenne.

34Il existe en Roussillon de véritables démocraties rurales. Elles se localisent essentiellement dans les régions défavorisées, ce qui ne surprend pas :

35Mais aussi le long de la Têt sur de riches terroirs porteurs de gros

36bourgs :

37On les retrouve au pied des Corbières :

38La part des biens contrôlés est d’autant plus grande que le village est mal situé. Mais, même dans ce cas. nombreux sont les micro-propriétaires puisque la superficie moyenne possédée par les non-exempts s’élève à 1,7 hectare.

39Trois forces sont donc en présence dans la plaine avec des nuances régionales :

40– le tandem propriété noble – propriété bourgeoise en bordure de la méditerranée :

41Canet :

42Corneilla-del-Vercol :

43– l’hégémonie roturière n’est pas contestée près de la vallée de l’Agly :

44Baixas :

45– la tension tend vers l’équilibre sur les bords de la Têt :

46Pezilla-de-la-Rivière :

47Saint-Estève :

48Le Soler :

49– Les hauts pays :

50En Cerdagne, les non-exempts sont encore plus légion et sont mieux dotés que dans les plaines :

51soit en moyenne 3 hectares à chacun.

52Les privilégiés sont rares : trente-deux nobles23, sept ecclésiastiques, quinze exempts. Ainsi, leur propriété peut-elle s’étendre jusqu’à trente hectares en moyenne. Mais il s’agit souvent de terrains incultes. Les privilégiés n’affectionnent pas le pays ; deux hypothèses : ou bien ils n’ont jamais pu s’imposer dans ces régions montagneuses, peut-être refuges des paysans indépendants au moment où la féodalité s’installa dans les régions plus favorables, ou bien ils ont quitté ces territoires déshérités pour aller exercer des fonctions administratives ou militaires dans la plaine ; les deux raisons ont pu jouer24.

53De même, les exempts, recrutés essentiellement parmi la bourgeoisie administrative et intellectuelle, répugnent à vivre en Cerdagne (1,3 % d’entre eux y résident), où d’ailleurs ils ne pourraient pas assumer leur fonction, faute d’armature urbaine dans ces contrées montagneuses.

54Dans le Conflent, la ville de Prades les attire (23,6 % d’entre eux). De toute façon, ils ne tirent pas leur revenu essentiel de la terre, et ne semblent pas se hâter à investir sur place ; ils ne sont jamais grands propriétaires : ils possèdent dans cette viguerie trois hectares en moyenne. La propriété roturière contrôle généralement plus de 90 % du territoire du Capcir-Conflent. C’est au cœur du Conflent que les pourcentages sont les plus faibles :

55Seules quelques exceptions apparaissent : des familles nobles à Aytua, Glorianes, Jujols, Nyer, Py, Thorrent, contrôlent plus du tiers du territoire de ces hauts pays, tandis que les biens exempts se distinguent à Catllar (26,6 %), Espira (25 %), Fillols (20,4 %), Finestret (24,4 %), Joch (43,8 %), Ria (20,8 %), Rigarda (20,8 %), Rodès (25,4 %), Sahorre (31,5 %), et Villefranche (41 %), c’est-à-dire dans les régions les plus fertiles.

56Le clergé n’est grand propriétaire qu’à Casteil (78,5 %), Codalet (25,4 %), Fontpédrouse (68 %), Prades (15,4 %), Pratset Balaguer (65, 3 %), Taurinya (22,1 %) où sont encore implantées les abbayes bénédictines de Saint-Michel et de Saint-Martin.

57La viguerie du Conflent-Capcir représente donc une région intermédiaire entre celle du Roussillon-Vallespir, pays des privilégiés, et la Cerdagne, pays de la roture. Ses milliers d’hectares de friches appartiennent à la noblesse et au clergé, tandis que de nombreux non-exempts se partagent à l’extrême le sol cultivable : étendue moyenne des parcelles : 0,8 hectare.

– Distribution économique : les vignes aux non-exempts

58La distribution sociale des terres reflète la distribution économique des cultures25. Les nobles contrôlent :

59La propriété cléricale, comme la propriété nobiliaire, ignore la vigne. Elle se réduit dans le premier cas à « la Vigne du Seigneur », celle qui donne le vin de l’Eucharistie : 2,5 % de la superficie viticole lui appartient ! Son utilité économique ou bien ne lui était pas apparue, ou bien ne lui avait pas été réservée. Même sans approfondir ici l’analyse conjoncturelle, la diachronie des systèmes de culture pourrait être à l’origine de cette distribution de la propriété : de l’activité traditionnelle et ancienne qu’était l’élevage, les privilégiés (noblesse et clergé) peuvent en avoir conservé les pacages (landes et forêts) transformés « en biens de luxe plus que de rapport »26.

60Les riches terres situées à l’arrosage sont convoitées par les exempts : ils en contrôlent 22 % contre seulement 7 % de celles qui se trouvent à l’aspre, celles-ci devenant ainsi le lot du peuple. Mais celles-là sont souvent l’apanage de la noblesse : elle possède à Cabestany 74 % des premières ; 48,1 % des secondes ; à Ortaffa les pourcentages respectifs sont 100 et 50,2.

61Si les privilégiés ne laissent aux non-exempts que 27.2 % des terres labourables, ceux-ci se rattrapent sur les vignes : ils en possèdent les 75.9 % ; il apparaît ici que la vigne peut avoir facilité l’accès des pauvres à la propriété, en dehors de la main-mise de la bourgeoisie urbaine sur le vignoble27. Même dans les régions riches de la plaine, les non-exempts contrôlent une part importante de vignes : 38,7 % à Bages contre 20,4

62aux nobles, et 20,4 % aux exempts.

63A Villeneuve-de-la-Rivière, ils ne possèdent que 15 % des terres labourables mais 72 % des vignes.

64Dans les démocraties agraires, la vigne est leur propriété exclusive : 87.2 % d’entre elles leur appartiennent à Baixas.

65Au contraire, partout, bois et pacages sont la propriété des privilégiés : la noblesse en contrôle :

66et comme en Cerdagne, et Confient, leurs possessions apparaissent liées à l’élevage.

67La propriété bourgeoise se trouve donc bloquée par les possessions traditionnelles des nobles (pacages en Confient ; terres labourables dans la plaine), et les ambitions populaires reportées sur les vignes.

– Synthèse des distributions catégorielles : l’enjeu du sol

68Les nobles sont donc nombreux et riches dans le Roussillon-Vallespir. région agricole la plus favorisée, où ils disposent de superficies moyennes voisines de vingt hectares. Paroisses – types : Alenya et Corneilla-del-VercoL

69Ils se raréfient en Cerdagne où ceux qui résistent disposent toutefois de vastes propriétés (trente hectares).

70Ils ne méprisent pas le Conflent-Capcir où ils continuent à contrôler d’importantes zones pastorales et forestières.

71Les ecclésiastiques ne constituent qu’une faible part des propriétaires : ils possèdent surtout des bois et des pacages, notamment en Conflent-Capcir (56 %). Si on les exclut du domaine possédé, leur part moyenne s’effondre jusqu’à 1,7 hectare en Conflent : la province du Roussillon n’est pas le paradis terrestre pour la propriété foncière du clergé. L’abbé Torreilles évalue ses revenus en 1789 à six cent mille livres ; il en attribue la principale source aux dîmes, aux censaux et au casuel28.

72La propriété de la bourgeoisie exempte est au contraire bien implantée dans le terroir agricole de la plaine (communes types : Sainte-Marie et Saleilles) et elle est bien pourvue en Cerdagne (quinze hectares) ; elle se réduit dans le Conflent-Capcir :

73La part des non-exempts est variable : ils forment des communautés homogènes là où les privilégiés sont rares : ils représentent les 96,9 % des propriétaires cerdans, mais leur proportion tombe à 81,2 % dans la plaine. Paroisses types :

– La propriété non exempte en Roussillon :

– La propriété non exempte en Confient :

– La propriété non exempte en Capcir :

– La propriété non exempte en Cerdagne :

74L’abbé Torreilles décrit la propriété et la condition du petit propriétaire d’Ancien Régime : « Presque toujours il possède à l’aspre un lopin de terre à blé, sur les coteaux une vigne, autour du clocher une maison généralement bâtie sur le modèle suivant : au rez-de-chaussée une écurie pour le bourricot, sur lequel tout bon travailleur catalan se rend à l’ouvrage, et un tonneau ou deux d’où il soutire tous les jours de quoi remplir un copieux barral ; au premier étage, une cuisine et quelques chambres ; sous le toit, le grenier à blé. Tout cela est bien modeste, mais sauf les années disettes, trop nombreuses hélas ! au XVIII^e siècle, tout cela lui suffit »29.

c) Les non-propriétaires :

75A répéter que la France est un pays de petits propriétaires, on finit par oublier que tous les paysans ne l’étaient pas, soulignait G. Lefebvre : pour connaître approximativement le nombre des non-propriétaires, il suffit de comparer le nombre de feux et le nombre de propriétaires pour chaque paroisse30.

76Il semble y avoir équivalence entre le nombre de maisons ou de feux et le nombre de propriétaires ; en Cerdagne :

• Osséja, cent vingt maisons31, cent dix-sept propriétaires,

• Dorres, cinquante-sept maisons32, cinquante-six propriétaires

77A Err, Eyne, Nahuja, Palau, Saint-Pierre dels forçats, Planès, il existe plus de propriétaires que de maisons, et donc plusieurs contribuables au sein d’une même famille :

78– à Saillagouse, soixante-dix-sept maisons33, quatre-vingt-huit propriétaires sur trois cent quatre-vingt-six habitants34.

79La plaine possède peu de villages où s’équilibrent les maisons et les propriétaires :

• Villeneuve-de-la-Rivière : soixante-six maisons35 et cent vingt-deux propriétaires. Le Conflent laisse une large place aux petits propriétaires :

• à Codalet : cent quarante-deux propriétaires pourcent quatre-vingt-cinq habitants36

• à Estoher : cent vingt-six propriétaires pour trois cent quatre-vingt-sept habitants37

• à Ria : cent soixante-seize propriétaires pour quatre cent soixante-douze habitants38.

80La proportion s’avère généralement être un propriétaire pour trois habitants.

81La proportion au contraire se renverse et s’aggrave dans les bourgs de la plaine orientale littorale :

• à Saint-Laurent de la Salanque, seuls soixante-onze chefs de famille sur un total de deux cent quatre-vingt-treize possèdent des terres39 : la source des revenus de la plus grande partie de la population (30 %) provient non pas de la possession de la terre mais du travail salarié (brassiers – pêcheurs – bergers – domestiques)40 ;

• à Elne sur une population de mille quatre cent trois habitants41, sont recensés vingt et un propriétaires nobles, dix-neuf appartenant au clergé, trente-six exempts et deux cent soixante-onze non-exempts.

82En Conflent, Prades ne compte que trois cent quarante propriétaires dont deux cent quatre-vingt-sept non-exempts pour une population de mille neuf cent trente habitants en 177442.

83Ces évaluations sont éloignées de celles de M. de Foville qui décelait parmi les paysans un chef de famille propriétaire sur trois ou quatre. Loutchisky se rapprochait davantage de la réalité en fixant la proportion à un sur deux. Mais il importe de tenir compte des variations régionales.

84Outre les fermiers et les métayers43, les démunis sont légion, et figurent parmi les catégories des pauvres : dans les premiers jours de la Révolution, neuf cent dix-huit indigents étaient recensés en Cerdagne, près du dixième de la population ; cinq cent soixante-dix-sept étaient dénombrés en Capcir, soit environ un cinquième de la population44 : même si le nombre des enfants grossit leur rang, il n’en faut pas davantage pour parler d’une véritable classe sociale45. Toutefois, la mendicité était rare en Roussillon, « le petit nombre des vagabonds et des mendiants non domiciliés est attesté par les témoignages des contemporains et les pièces d’archives »46.

85« Si le sol était très divisé en France, il l’était encore davantage en Roussillon où la répartition était plus égalitaire qu’ailleurs »47. Les cultivateurs catalans apparaissent à la fin de l’Ancien Régime largement propriétaires du sol et propriétaires presque exclusifs des vignes ; là où les privilégiés accentuent leur puissance, généralement sur les terroirs les plus riches, ils voient leur part se réduire, mais ils ne sont pas évincés du sol.

86Le Roussillon se révèle être aussi, à la veille de la Révolution, le domaine de la grande propriété, essentiellement noble : il laisse une fraction moindre de son sol à la propriété bourgeoise et à la propriété cléricale.

87Ces structures agraires sont comparables à celles d’autres régions : « Mon enquête à travers les rôles des vingtièmes m’a fait toucher du doigt deux faits essentiels d’où découlent maintes conséquences : le premier, qu’il y avait avant 1789 une multitude de propriétaires fonciers ; le second, que les propriétaires ne payaient que des cotes minimes, d’une exiguïté que je n’aurais jamais soupçonnée si je ne l’avais saisie sur les rôles mêmes. L’impression qui reste de ces études, c’est que sous l’Ancien Régime, ce qui dominait c’était la très petite propriété et la très grande, la première considérable par le nombre, la seconde par l’étendue »48. Les contemporains avaient saisi ce phénomène : Necker parle de « l’immensité des petites propriétés rurales »49.

88Mais plus qu’ailleurs, la dichotomie de la hiérarchie foncière, pour laisser moins de place à la bourgeoisie terrienne et plus de place au peuple, concrétise la lutte socio-économique entre la noblesse et le tiers-état. Plusieurs conflits peuvent se greffer sur cette situation car le tiers-état n’est pas homogène, et les ambitions de sa fraction supérieure peuvent rejoindre celles de la bourgeoisie exemptée, apparue bridée dans son expansion territoriale.

89Avant de déterminer qui, du peuple ou de la bourgeoisie, a le plus de chance d’accroître son emprise sur le sol, la riche historiographie du Roussillon50 permet de se lancer à la recherche de l’origine de la structure foncière, telle qu’elle apparaît à la fin du XVIII^e siècle.

2 – Les origines de la dualité des structures foncières

« C’est le processus particulier de la dissociation de l’économie féodale ou (mais c’est l’aspect fondamental du même phénomène) le mode de différenciation de la paysannerie qui a déterminé les traits les plus caractéristiques de la formation et de la structure du capitalisme dans chaque pays ».
a. soboul 51

90A l’origine des structures agraires, P. Vilar place l’installation primitive de l’habitat ou sa réinstallation52, sa combinaison avec les modes de production (technique, économique) et les rapports de production (organisation économique) ayant laissé des traces et posé des problèmes. Si l’économie agricole s’ordonne suivant des cycles provoqués par les fluctuations périodiques des prix53, la tendance de fond des structures et au mode de gestion du sol : l’analyse de la propriété foncière suppose que soit déterminé le type d’articulation qui la greffe au mode de propriété qui la précède, et que soit défini si celle-ci joua un rôle d’obstacle ou, au contraire, accéléra son développement.

91Il fallait donc remonter le passé jusqu’à la mise en place de la civilisation agraire post-romaine, afin de saisir les multiples influences qui ont procédé à l’installation de communautés rurales propriétaires de leurs terres, mais patronnées par une non négligeable noblesse. Il importe, non de réaliser une étude exhaustive de l’histoire de la propriété, mais d’essayer de saisir le processus de la constitution des structures foncières et d’en repérer les étapes, en insistant plus particulièrement sur la propriété « indépendante » constituant l’originalité roussillonnaise.

a) La colonisation agraire54 d’une frontière menacée :

– l’importance de la propriété royale et des faveurs faites aux colons

92Selon J.A. Brutails, historien des populations rurales roussillonnaises au Moyen Age, aucun document ne porte trace de la persistance des droits acquis antérieurement à l’arrivée des Sarrasins55. Cependant, la loi des Goths, officiellement abrogée en 1251, perpétua l’essentiel du code Théodosien et s’il reste encore quelques traits du cadastre romain dans certains lieux de la Narbonnaise, les structures agraires furent bouleversées au VIII^e siècle, et consolidées à l’époque carolingienne56. Or, tandis que l’invasion arabe avait déferlé dans la plaine, la montagne avait pleinement rempli son rôle de zone refuge, au-delà même de ses possibilités d’accueil, estime P. Bonnassié57. Tandis que les hauts pâturages de ces régions de montagne étaient au service de la collectivité, la propriété alleutière semble avoir été la règle sur le territoire cultivable, introduisant, dans les villages et paroisses surpeuplés, un éclatement du sol et une hiérarchie sociale. La montagne échappa donc en grande partie à la colonisation agraire qui se répandit dans la plaine.

93Les armées arabe et franque étaient passées sur le Roussillon (719- 759), avec leur cortège de destructions ; J.A. Brutails les exagère sans doute lorsqu’il évoque un bas-pays ruiné, désert et en friches58 ; même si les populations locales se réfugièrent dans les montagnes, la vie n’en disparut pas pour autant de la plaine : la ville d’Elne est restée debout, et les terres furent à nouveau travaillées. G. Melchior affirme cette permanence indigène à travers les vicissitudes de l’invasion et de la guerre : « Nous verrons les pagenses, c’est-à-dire les personnes nées dans le pagus, les gens du pays, jouer un grand rôle au milieu des émigrés espagnols. Ils revendiqueront leurs droits à la terre, non seulement leurs droits de premiers occupants, mais leurs droits de propriété, leurs droits héréditaires »59.

94L’émigration espagnole fut en effet encouragée par Charlemagne qui fit appel à des volontaires espagnols pour garnir et défendre ce pays frontière. Ceux-ci, selon l’expression de G. Melchior, vinrent donc « parer à la crise des effectifs », et renforcer la puissance militaire franque. Pour les attirer, il leur fut accordé des terres : tout territoire repris aux Maures appartenant au roi, par « droit de conquête », était versé au fisc royal ; le comte, représentant du roi, disposait pour ses biens du tiers des droits fiscaux, concéda les terres sous forme d’aprision.

– Les concessions en aprision et les effets de l’immigration (IX^e-X^e s.)

95Ce droit se concrétise par une prise de possession d’une terre non occupée, non travaillée, généralement attesté par concession, « une entreprise de mise en valeur d’une exploitation rurale » dit G. Melchior. La première charte relative à une aprision date de 713 ; les Espagnols immigrèrent en vagues successives, l’insécurité des régions ibériques de la frontière provoquée par les expéditions franques60, l’accueil réservé aux pionniers déterminèrent de nombreux « pionniers – soldats » à venir tenter leur chance de l’autre côté des Pyrénées61, dans ce fragment de terre, poste avancé de la chrétienté. Ils devinrent futurs propriétaires, dans ce foyer d’appel, des parcelles de terres concédées après trente années de possession ininterrompue et de mise en valeur62 ; certains purent recevoir des terres en pleine propriété, en bénéfice ou en précaire63.

96En droit réel, les aprisions, étudiées par E. Cauvet, G. Melchior et R. d’Abadal64, constituent une nouvelle forme juridique intermédiaire entre la pleine propriété ou « alleu », et le bénéfice qui, lui, est viager. Libres de charges spéciales, elles étaient transmissibles par vente, échange ou donation entre propriétaires ; par héritage, elles étaient léguées aux fils, en succession légale ; les nouveaux titulaires demeuraient astreints aux obligations publiques de leur ayant-cause, « quasi propriétario juré »65. L’aprision désigne d’abord le droit que le possesseur exerce sur la terre, puis, par extension, la portion de terre elle-même, précise G. Melchior.

97Il est difficile d’évaluer l’importance numérique de ces nouveaux propriétaires appelés hispani : R. d’Abadal estime peu important le nombre des puissants (une cinquantaine), et multiplie peu les humbles, ceux qui d’abord accompagnèrent les puissants, et qui, ensuite, par relation de famille ou de voisinage, en attirèrent d’autres, arrivant seuls ou en groupes, quelques centaines de chefs de foyer au maximum. Aussi les lots qui leur furent adjugés étaient-ils importants, sans être toutefois en rien comparables au latifundium privé qui n’apparut jamais dans l’économie agraire roussillonnaise, car même les propriétés ecclésiastiques furent constituées de latifundia épars, formés de successives agrégations souvent dispersées66.

98Ces propriétés, d’ailleurs, suscitèrent la convoitise ; R. d’Abadal raconte comment les plaintes se dirigeaient contre les Hispani puissants ; leurs frères d’immigration, humbles, les accusaient de ce que, après qu’eux-mêmes aient défriché et mis en culture les parcelles concédées, ils prétendaient les leur reprendre ou bien les assujettir à des services. La seconde plainte concerna les comtes et vassaux : lorsque les terres qu’ils leur avaient données à exploiter étaient cultivées, ils cherchaient des motifs pour se les approprier ou les donner à des tiers à titre de récompense67. Il fallut la constitution du 10 février 816 promulguée à Aix-la-Chapelle pour affirmer le principe de la pérennité des concessions en opposition avec la précarité du bénéfice, qui était la forme d’institution la plus voisine et devait être celle dont arguaient les concédants.

99Bien que les Hispani n’aient pu s’établir ni dans les propriétés abandonnées par leurs propriétaires, ni dans les terres du fisc qui ne leur avaient pas été expressément affectées, les contestations ne manquèrent pas de la part des Hispani eux-mêmes que l’on installa dans les lieux les moins favorables (vallées reculées), la grande majorité des terres nouvellement occupées se trouvant dans les vallées éloignées de Sorède. Arles, Lagrasse. Mais les contestations provinrent surtout des pagenses qui leur disputèrent les terres et à qui le droit d’aprision fut d’abord refusé (G. Melchior relève quelques exceptions).

100Les concessions en aprision se multiplièrent au dernier tiers du IX^e siècle et dans la première moitié du X^e siècle : créé en faveur des Espagnols, l’aprision a pu alors servir à résorber des excédents de population indigène68, gratifier des Gascons et augmenter la richesse des monastères en cette période de reprise démographique et économique. « Elles aboutirent à une extrême division de la terre (sous forme de jouissance héréditaire qui très vite devint assimilable à un droit de propriété) dont on ne retrouve l’équivalent, au-delà du Moyen-Age, qu’après la législation individualiste du XIX^e siècle »69. Ainsi s’est formée une classe de petits et moyens occupants ayant la pleine et entière propriété de leurs terres70 : à Ille, leur nombre devint considérable71. Ces propriétaires de terres de type allodial, pourraient être, à condition de traverser l’ère féodale sans se laisser déposséder, les lointains équivalents sociaux des pagenses, propriétaires bien dotés des siècles ultérieurs.

101De tels contrats sont à rapprocher d’une variante de défrichement, le complant, connu depuis le X^e siècle72 et qui consistait à donner une parcelle de terre à un travailleur pour un certain nombre d’années fixé à l’avance, à charge pour ce dernier de la complanter en oliviers, arbres fruitiers ou vignes ; au terme du délai, le propriétaire et le tenancier recevaient chacun une partie de la parcelle73. Ils précèdent également les contrats de facherie, décelés au XV^e siècle, comportant un défrichement et un colonisation74. P. Vilar a défini le contrat de rabassa morta comportant soit un cens fixe, soit une part de fruits75.

102Ainsi naissaient ou renaissaient les villages. Leur création s’est échelonnée dans le temps, et nombreux sont ceux dont l’origine remonte à une antiquité très reculée. La plupart toutefois sont cités pour la première fois dans les archives (et beaucoup ont disparu) dès le IX^e siècle. B. Alart donne une liste indiquant les dates pour quelques-uns d’entre eux76 : ceci permet d’affirmer que s’ils ne surgissent pas du néant, ils retrouvent une certaine vigueur au IX^e siècle. Ainsi, Taurinya, Cuxa, Trilla, sont cités en 840 ; Rigarda en 841, Prades, Molitg, Comes en 845 ; Llech en 849 ; Codalet en 871 ; Estoher en 879 ; Catllar en 937 ; Velmanya en 939 ; Vinça, Sahorre, Arboussols, Eus, Tarerach en 950 ; Finestret en 952 ; Espira en 974 ; Marquixanes en 1007 ; Marcevol, Ropidera, Llussane en 1010 ; Joch en 1151 ; Rodés en 1213... Tous se situent en Conflent. Une relation est certainement à établir avec les chartes de poblacio.

– Les chartes de Poblacio ou « la surenchère de générosité » des XI^e-XII^e siècles :

103Les Carolingiens et les puissants locaux usèrent effectivement d’un autre moyen pour attirer et fixer la population : les chartes de poblacio. Le comte du Conflent en accorda une à Villefranche en 1095 ; l’abbé de Saint-Michel de Cuxa à Codalet en 1142 ; l’évêque d’Urgell à Puigcerda en 117877.

104Les hypothèses des historiens ne concordent pas quant à la nature de telles communautés : B. Alart pense que ces chartes établissent de « véritables colonies militaires »78 sur de vastes territoires bénéficiant d’exemptions temporaires ou définitives, d’impôts et de redevances ; J.A. Brutails79 y voit l’origine de la faiblesse de la féodalité en Roussillon ; il est combattu dans cette hypothèse par P. Lacombe80 qui envisage la présence de seigneurs dans ces régions avant même la féodalité (ils se seraient manifestés à ce moment-là en raison de la carence du gouvernement) : c’est à eux que « les capitulaires carolingiens ont permis d’occuper des territoires plus vastes que des communes actuelles, d’y faire aprision (ou dominium), de placer tout autour soit des collectivités déjà formées ailleurs en corps de peuple, soit des troupes d’aventuriers arrivant de divers côtés ; ensuite de partager à ces hommes le sol, de les y attacher par le servage de la glèbe, par le for-mariage, par la remensa... » Bref, il ressort de cette analyse que P. Lacombe confond concession en aprision, charte de poblacio et bénéfice seigneurial ; en ce qui concerne notre propos, cette critique n’apporte pas de réfutation à l’idée qu’effectivement le sol était partagé ; reste à savoir dans quelles conditions, ultérieurement, les paysans ont été attachés à ces terres par le servage : les deux opérations n’ont sûrement pas été synchroniques ; P. Lacombe oublie le temps qui les a séparées. La divergence de l’interprétation tient à une confusion du vocabulaire : il appelle seigneur les chefs des groupes et des collectivités qui se sont installés au IX^e et X^e siècles. Il reconnaît que ce « régime » qui existait avant l’époque dite féodale, lui survécut longuement, puisque « la Révolution française le trouva déplorablement complet en quelques parties du territoire »81.

105Les vicissitudes n’étaient pas terminées : le Roussillon, comme tout pays frontière, fut balloté entre les royaumes d’Aragon, d’Espagne et de France, ravagé par les guerres qui, « en faisant renaître les vides, poussèrent les maîtres du sol à une surenchère de générosité »82. Aussi les Aragonais, plus tard, appliquèrent-ils la même tactique, non plus contre les Maures, mais contre les Francs : Salses en 1192, Opoul en 1246 reçurent tour à tour des chartes de poblacio. Seules de telles faveurs exceptionnelles et des privilèges considérables pouvaient dédommager les habitants des dangers auxquels ils demeuraient exposés :

• les concessions en aprision ou droit individuel laissant la quasi propriété du sol à leurs bénéficiaires

• les chartes de poblacio ou droit collectif garantissant de nombreuses exemptions de taxe.

106C’est à ce prix que le Roussillon se repeupla et fut cultivé.

107Ainsi le mouvement de colonisation engendra-t-il quasi simultanément la propriété indépendante (par la voie des aprisions pionnières) et le grand domaine aristocratique d’origine publique83. Ces constatations incitent à réfléchir sur le mythe du seigneur protecteur de ses hommes, leur garantissant la sécurité, moyennant travail et redevances. Les seigneurs auraient, semble-t-il, argué de leur prétendue protection là où elle n’était pas urgente : le meilleur moyen de convaincre le paysan de résister au danger est ici de lui donner une terre ; il l’a défendue lui-même. Et c’est précisément lorsque les plus gros dangers disparaissent, dès le XI^e siècle, que les seigneurs tentent d’accaparer les cultivateurs avec leurs terres et qu’ils cherchent à les clouer au sol. Auparavant, la propriété ecclésiastique les avait attirés, donations pieuses, confiscations judiciaires, saisies opérées à la suite d’emprunts non remboursés84 ayant élargi ses assises.

b) La résistance paysanne face à la société englobante

– L’épuisement rapide de la propriété ecclésiastique :

108Les domaines monastiques furent nombreux. Le comte F. de Fossa a recueilli de nombreux cartulaires, et dressé de très minutieux inventaires de leurs composantes85 ; la royauté multiplia les bienfaits en leur faveur dès le VIII^e siècle (Arles-sur-Tech).

– Saint-Michel de Cuxa

109La plus importante propriété foncière des comtés de Cerdagne et de Conflent était, aux IX^e, X^e et XI^e siècles, le domaine de Saint-Michel de Cuxa. La plus ancienne terre fut cédée au monastère de Saint-André d’Exalada au cours de la première année du règne de Charles-le-Chauve (20 juin 840 – 19 juin 841) par le vilar de Fulla86. Un inventaire établi en 883 signale qu’Exalada et Cuxa ne débordent pas du Conflent. Avant l’an 950, l’alleu comprenait le territoire des communes actuelles de Taurinya et de Codalet87 ; au XI^e siècle ses possessions s’étiraient jusque dans le Capcir88 : la Llagonne et l’alleu des Angles, des villages, des hameaux (Odeillo – Querramat – Formiguera) donnés par le comte Guillem-Raimond de Cerdagne. Elles s’étalaient en Cerdagne, dans les Fenouillèdes, le Vallespir et le comté de Roussillon proprement dit :

• en Cerdagne : Estavar – Balanda – Bolquera

• dans les Fenouillèdes : Sournia et la haute vallée de Sainte-Marie (Boulza ne)

• en Roussillon : Lluria – Vilarmila – Baho

• en haut Conflent : Talau – Muncles – Els Plans – Cabrils – Tuevol – Canaveillas – Erola – Fontpedrosa – Thuès – Prats de Balaguer – Saint Pierre.

• dans le moyen Conflent : de Molitg à Velmanya

• et dans les comtés voisins de Berga, Besalù, Ausone, Manrésa, Urgell, Empories, Vallès, Barcelone, Pallars, Razès, Toulouse, Narbonne...

110soit au total une trentaine de seigneuries et des possessions dans plus de deux cents villages.

111Ce domaine s’est étendu avec les donations : en 1188, le roi d’Aragon fit don au monastère de Saint-Michel-de-Cuxa de la directe de la métairie située à Fluxans dans le Conflent89. Pendant trois siècles, la protection et les libéralités des familles comtales, les donations des particuliers, d’hommes libres alleutiers recherchant la protection du monastère, des nobles possesseurs de fiefs songeant à s’assurer des grâces dans l’autre monde, ne tarirent pas90. La faveur comtale s’était affirmée avec éclat au X^e siècle avec la comtesse Ava et ses fils ; elle s’est continuée avec Guifred de Cerdagne et Bernard de Besalù à tel point que cette accumulation de richesses ne manqua pas de déchaîner les convoitises laïques, signale P. Ponsich, « accélérant la contamination du monastère par les mœurs féodales ». Peut-être faut-il y voir le germe de la décadence d’abord spirituelle, ensuite matérielle du monastère déjà visible dans le XII^e siècle.

– Autres abbayes

112Les moines bénédictins se signalèrent ailleurs comme de grands propriétaires fonciers et de hardis défricheurs91. Le processus était partout le même : d’abord constituées d’une chapelle, les abbayes se transformaient rapidement en grands domaines, et quelques-unes en fermes modèles : les abbayes de Saint-Génis-des-Fontaines, d’Arles, de Saint-André, et plus tard, les monastères de Saint-Martin du Canigou, l’hôpital de la Perche furent au cœur de grandes zones agricoles ; les forêts furent les premières victimes de cette vague de défrichement, et c’est à ce moment là que « le Canigou a perdu sa verte chevelure de sapins »92.

113Dès cette époque, la vigne a été le principal moyen pour accéder à la propriété : au XIII^e siècle, l’abbé de Saint-Génis demanda une immunité spéciale pour les vignes de son abbaye ; les fondateurs de Saint-Michel-de-Cuxa firent don à l’abbaye des vignes tout comme l’abbaye de la Grasse en 772, celles d’Arles et de Riuferrer en 778, de Saint-André de Surréda, plantèrent des vignes.

114L’abbaye de Fontfroide porta les franges cisterciennes jusqu’à Tautavel, où elle possédait de vastes pasquiers en 1176 destinés à alimenter l’industrie pastorale à laquelle elle s’adonnait. Le monastère de Jau qui s’étendait sur la rive gauche de l’Agly atteignit son apogée à la fin du XIII^e siècle. Les concessions ne firent pas défaut.

115Ainsi l’on put voir, le 7 des ides de décembre 1154, Othon, seigneur de Peyrestortes faire don en franc-alleu de tout le terrain qui s’étendait depuis le château de Fenouillèdes jusqu’à la rive opposée de l’Agly, à l’église d’Espira et son clergé. Le 15 des calendes de novembre 1204, donation fut faite en franc-alleu à Bernard, abbé d’Arles, et à son monastère par Pons de Vernet de tous les biens et droits à Fourques93.

116Passé le XII^e siècle, époque des splendeurs de ces abbayes, ce fut la gêne pour elles avec le XIV^e siècle. L’univers domanio-monastique s’écroula et la décadence se prolongea94 : l’abbaye du Canigou fut sécularisée en 1787, tandis que Saint-André de Sorède était réuni à l’abbaye d’Arles, elle-même annexée à la cathédrale de Perpignan ; enfin, Saint-Génis des Fontaines fut reliée à Montserrat, Espina-de-Agly à la Réal et le prieuré de Serrabone au chapitre de Solsone95. Les raisons de cette décadence ont été successivement attribuées aux vices d’organisation, aux abus de toute sorte, au système des concessions perpétuelles qui, selon J.A. Brutails, fut « le principal instrument de la décadence des seigneuries ecclésiastiques sur les ruines desquelles s’éleva la propriété paysanne ». Peut-être les moines n’avaient-ils cherché à n’être que les initiateurs de la science rurale et qu’ils ne se sentaient pas l’âme de maîtres destinés à exploiter ceux qui travaillaient pour eux : noblesse de la volonté qui aurait procédé à une évolution préméditée, ou pourriture d’un système qui craquait tout seul ? Il semble surtout que la scolastique ait remplacé la vie domaniale monastique avant que l’annexion de 1659 ne provoque l’opposition et la punition d’une partie du clergé roussillonnais par des confiscations de biens96.

– Les propriétés des Templiers

117La propriété des Templiers mérite d’être détaillée. Les chevaliers du Temple dont les foyers de rayonnement s’étendaient en Languedoc, Catalogne et Aragon, firent du Roussillon une terre d’élection97. Hugues Rigaud, le 11 octobre 1132, reçut la première donation faite au Temple : un manse et deux champs, offerts par Pierre Bernard, sur le territoire de Sainte-Marie de Brouilla et de Saint-André de Banyuls dels Aspres. En 1133, donations leur étaient faites à Villemolaque, Nyls ; en 1136 Bernard Berenger, vicomte de Taxo, donna à Arnaud de Bedos et à Arnaud de Contrast ses biens de Villa Prunana (Prugnanes) et un alleu à Llupia98. En 1138, ils construisirent leur maison sur le territoire de Villemolaque : le Mas Deu, « Mansus Dei ». Ils bâtirent ensuite à Perpignan (angle rue Mailly, impasse de la Division), à Palau, au Mas de la Garrigue. Ils s’installèrent à Saint-Hippolyte, à Centernac (devenu Saint-Arnac) dans la seigneurie de Corbos (Sournia), à Orle près de Perpignan, à Collioure. Dès 1195, le roi Alphonse leur permit d’assécher librement l’étang de Bages ; en 1207, Pierre II leur donna la dîme de ses biens et revenus royaux. Ce mouvement de legs nobles s’est développé très vite et a atteint son maximum à la fin du XII^e siècle. Au XIII^e siècle, il décroît ; la date de 1239 est la dernière recueillie.

118L’expansion géographique des propriétés du Mas Deu s’est faite sous forme concentrique : l’essentiel se trouve au milieu de la plaine du Roussillon ; tout autour s’est tissé un réseau de maisons resserré un espace étroit mais bien exploité. Au total, le Temple a pris pied en Roussillon dans près de quatre-vingt paroisses, mais ne s’est pas implanté en Cerdagne.

119Les biens sont de plusieurs sortes99 :

• quelques seigneuries entières, parfois acquises en une seule opération : Palau, Orle, Terrats ; parfois à la suite d’une politique suivie de petits achats (Saint-Hippolyte, Nyls).

• des parcelles dispersées, des droits, directes et censives.

• des biens immobiliers dans les villes.

• des pacages (Prats-de-Mollo, Carensa, Urbanya, Calms) ou dans les terres nouvellement conquises (étang de Bages).

• Quelques droits sur la pêche (Salses) et sur des salines (Torreilles, Alenya).

120Les conditions de la dépaissance sont fixées par contrat. A Calms, le Mas Deu payait un cens annuel de cent sous, mais ne pouvait avoir de cabana bestiarii, alors qu’il en avait une à Prats-de-Mollo ; il ne pouvait ni vendre ni louer le pâturage, ni introduire des personnes étrangères au Temple.

121Les opérations financières que l’on trouve dans le cartulaire concernent des engagements de terre ; ce sont des prêts sur gages matériels. On voit parfois engager des revenus, mais le gage est presque toujours un immeuble. Ainsi les Templiers purent-ils acquérir de nombreux biens non dégagés.

122– Étangs à Banyuls-dels-Aspres. Malloles. Ponteilla (Ner et de Caraig), Bages (Bages et Bajoles)

123– Lagunes à Nyls (Estany Gros), Sabadell

124– Flaques : étangs de Clara ou de Caroil.

125Ces étangs furent asséchés entre 1180 et 1190 sous l’impulsion de Pierre d’Aiguaviva (le dernier comte de Roussillon, Girard, avait fait disparaître un étang au nord de Perpignan en 1170).

126Au moment de leur chute, B. Alart compte vingt-six Templiers :

127– deux à Saint-Hippolyte, Orle et Palau ; un à Centernac et à la Garrigue ; six ou sept à Perpignan ; une douzaine au Mas Deu.

128Il résulte de tout ceci qu’au XVIII^e siècle, « dans la plaine du Roussillon, où vivent les monastères d’ordres généralement peu fortunés et les chapitres ou communautés ecclésiastiques dont les censaux forment presque tous les revenus, la part revenant au clergé est modique. Elle se relève un peu en Conflent, mais uniquement en bois, parce que les deux grandes abbayes bénédictines de Saint-Michel et de Saint-Martin se sont fixées là, dans les vallées sauvages, au milieu des grands monts et de leurs forêts. Remontez plus haut, en Cerdagne où n’existe ni abbaye, ni corps ecclésiastique constitué, et la somme des biens du clergé deviendra infime, celle d’un pauvre, presque d’un « miséreux »100.

129La vente des biens nationaux fournira matière à saisir l’importance des propriétés du clergé à la fin du XVIII^e siècle. Tombées en poussière, les propriétés ecclésiastiques ne constituaient pas d’entraves aux ambitions des autres catégories de propriétaires.

– Une féodalité singulière101

130Paradoxalement, la Catalogne, où le seul code féodal exista, est le lieu où se trouvent en masse les alleux102. C’est un fait couramment admis que la féodalité ne fut jamais aussi puissante dans le Midi que dans le Nord103. A la formule nordique « Nulle terre sans seigneur », il convient d’opposer l’axiome méridional : « Nul seigneur sans titre » ; et en Roussillon, pays allodial104, tout seigneur qui revendiquait un héritage devait, par un titre ou par possession immémoriale, justifier ses droits, depuis la révolution de Jacques le Conquérant qui, en 1263. renversait la charge de la preuve pour les villes royales et les châteaux royaux. Dès le X^e siècle, souverains, barons, communautés et particuliers avaient enfermé les terres dans des catégories juridiques.

La loi Stratae105

131Les comtes et leurs auxiliaires immédiats, privés d’une partie des terres fiscales par les concessions en aprision et par les chartes de poblacio, se heurtant aux propriétés alleutières des populations montagnardes, cherchèrent à mettre la main sur les biens sans maître, mais aussi à prendre la place des propriétaires fonciers, à usurper leurs diverses libertés et exemptions obtenues au moment de leur établissement. Dès 1068. les usages de droit public, proclamés sur l’initiative du comte de Barcelone, se complètent d’une sorte de droit privé : « La législation suit et protège »106 ; obéissant aux tendances envahissantes des barons107 et malgré les droits antérieurs des communautés, les « Patentas »108, furent reconnus propriétaires des terres indivises. Or celles-ci excitaient la convoitise des paysans ; elles devenaient le point névralgique de la lutte agraire, à l’intersection de la convoitise seigneuriale et de l’attachement des communautés.

132L’article 72 des usatges de Barcelone, la loi Stratae déclara : « les routes, les chemins publics, les eaux courantes, les eaux vives, les prés, les pâturages, les bois, les terres incultes et les rochers qui existent dans ce pays appartiennent aux suzerains non pas qu’ils les aient en alleu ni à titre de maître, mais parce qu’ils sont de tout temps au profit de leur peuple, sans qu’il y ait de titre ni de redevance connue »109. Les polentas s’appropriaient ainsi les biens qui avaient échappé à une appropriation privée en raison de leur nature ou de leur destination, et devenaient en quelque sorte les seigneurs de ces terres, même si la jurisprudence admettait que les terres communales avaient été concédées aux communautés ; cette idée s’était d’autant plus facilement accréditée que les populations n’avaient généralement plus, ou n’avaient jamais eu, de titre établissant leur droit de propriétaire ; toutefois, le seigneur osa rarement demander, comme ailleurs, le partage à raison de un tiers des terres110.

133Le paysan était ainsi amené à se considérer comme l’usager des terres du seigneur, celui-ci lui accordant en échange la faveur de les utiliser pour la dépaissance des troupeaux ou le ramassage du bois. Le seigneur consentit, moyennant une compensation, à cet empiètement sur ce qu’il considérait comme sa propriété111 ; cette compensation s’établit sous forme de droits « généralement déterminés dans les actes d’accord ou les cap-breus ou encore par un usage constant observé en vertu de la loi stratae »112. Non seulement les patentas mirent la main sur ces biens fonds mais sur ceux qu’ils ne conquirent pas, ils établirent des droits : propriété royale et alleu étaient leurs concurrents.

134Par les usatges de Barcelone, la convoitise comtale et seigneuriale avait confisqué les terres incultes aux communautés ; en même temps, elle dépossédait la couronne : propriété royale et propriété seigneuriale étaient rivales ; seules les terres jugées de trop maigre valeur et rapport ne furent pas disputées à la couronne, tels les pasquiers113.

135La lutte n’avait pas tardé à éclater entre le pouvoir royal et les seigneurs locaux114, mais la constance seigneuriale remplaçait ici la fidélité royale, et les souverains eurent souvent la faiblesse de ne pas heurter de front les seigneurs ; la rivalité s’exaspéra toutefois au XVIII^e siècle, après l’annexion du Roussillon à la France. « Les agents du Domaine revendiquèrent pour la couronne, non seulement, les rivières navigables qui lui appartenaient définitivement en vertu de l’ordonnance de Louis XIV sur les eaux et forêts115, mais encore de toutes les eaux de la Province »116.

136Par ailleurs, les terres royales furent l’objet de convoitises paysannes : utilisation, appropriation, défrichement se multiplièrent si bien que ces terres furent « usurpées par quiconque a un prétexte et les moyens suffisants pour le faire »117. Elles constituèrent donc un encouragement à la propriété privée. Cependant, le roi, en tant que suzerain, fit une guerre acharnée aux alleux dans un intérêt fiscal : il s’agissait de soumettre le plus de terres possibles aux charges foncières et aux redevances féodales. Dès 1263, Jacques le Conquérant fit une véritable révolution en instituant un juge des alleux pour délimiter les fiefs à l’intérieur des villes royales, car les alleux ne payaient pas le droit de mutation fixé d’abord au cinquième de la valeur (puis au tiers, 1359). Malgré cette exigeance de preuves, les alleux restèrent nombreux et se maintinrent au cours des siècles118. A partir du XVII^e siècle, le roi reprit cette guerre, mais en modérant sa voracité. Ainsi, en butte à la fois au domaine royal et aux pressions alleutières, les seigneurs ne parvinrent pas à implanter une véritable féodalité dans les pays catalans.

137Tandis que l’idée d’État, fortifiée par le royaume de Majorque, comme celle de Nation, forgée au sein de la Catalogne, survécurent, elles combattirent le « concept de seigneurie imposé par le barbarisme germanique »119 ; face au domaine royal et aux possessions paysannes, les seigneurs avaient des difficultés à implanter la féodalité dans les pays catalans.

Condition des populations rurales du Moyen Age120

138Même si le seigneur devint parfois le personnage investi d’un pouvoir politique qui le rendit maître du village121 et s’il disposait en outre dé prérogatives judiciaires et administratives, la taille des agglomérations, à la mesure des nécessités défensives, et l’accoutumance à la résistance héroïque rendirent peu aisée la domination seigneuriale dans le cadre qui ne coïncidait pas du tout avec celui de la seigneurie mais qui était davantage celui de la communauté. M. Bloch généralise : « Là où régnaient les gros villages, les terroirs étaient trop vastes, le nombre des occupants trop considérable, pour permettre qu’à cette multitude d’exploitants, un maître unique puisse se substituer »122. Les rapports maîtres-exploitants apparaissent dans les cap-breus.

Les cap-breus :

139Les archives123 renferment quelques capbreus (caput breve) : « Vieux registres terriens où sont consignés les biens fonciers sur lesquels tel bénéficiaire, seigneur laïc, roi de Majorque, percevait un droit quelconque ; ils fournissent la liste de ces biens, des lieux où ils se trouvent, de leur nature, et des habitants qui les gèrent ou les occupent, les droits perçus et les modes de perception de ces droits »124. Ils étaient d’autant plus précieux que les propriétaires fonciers contraignaient périodiquement leurs tenanciers à venir reconnaître publiquement devant notaire l’état de dépendance de leurs terres : c’est l’aveu ou reconeyxensa.

140L’étude du capbreu de Tautavel125 en donne les composantes ; les redevances consistent principalement en l’agrier ou champart, évalué au sixième de la récolte pour chaque pièce de terre126, au quart ou cinquième s’il s’agit de vignes, et en droits fixes variables (cens), qui à Tautavel ne semblent pas très lourds. Elles se paient le jour de la Noël ou de la fête locale (25 août), et s’accompagnent de poules, œufs, fougasses, gerbes de joncs, raisins, vin... Toutes les terres et les maisons paient le droit de mutation (foris capi), sauf bien sûr les alleux. Ce capbreu mentionne mille cent quarante-deux tenures réparties entre les hommes du roi, pour lesquels celui-ci est aussi seigneur foncier et seigneur banal, et ceux pour lesquels il n’est que le seigneur banal à qui l’on n’est redevable que de la corvée ; quatorze ne semblent pas avoir fait aveu au roi : sont-ils tenanciers de Guillaume de Tautavel, de seigneurs d’autres villages ou indépendants ? Le dépouillement du capbreu de Collioure127 d’Argelès128 n’apporte pas de renseignements complémentaires.

A mi-chemin entre la vassalité et le servage :

141J.A. Brutails a tenté de définir la condition de ces populations : « Si le servage a existé dans la Province, ce qui est pour le moins fort douteux, il y avait en 1789 de longs siècles qu’il était aboli et que les paysans avaient échappé à son joug »129. Il ne faut en aucun cas confondre le servage avec l’esclavage qui, lui, se pratiquait en Roussillon130 ; mais il ne concernait que les étrangers, « les infidèles », que l’on rencontrait presque exclusivement dans les villes. Il s’agissait peut-être de prisonniers de guerre ou de victimes du commerce : la plupart étaient Sarrasins, Maures, Turcs, Tartares, Égyptiens... et étaient vendus pour le prix d’un tiers d’une mule, au cours d’opérations consignées dans les actes passés devant notaires131. Le servage, lequel place le fermier dans la dépendance juridique du sol, s’est peu répandu en Roussillon, du fait de l’originaire distribution du sol. Il a très vite évolué, au cours de la période médiévale, en une sorte de condition voisine supportée par les paysans, pour la plupart jouissant de leurs terres mais soumis à des conditions plus ou moins dures : les hommes « amansats » ou « abordats » qui se marièrent sans avoir à en solliciter la permission des seigneurs et qui testèrent132.

142Assujettis à la résidence continuelle, on trouve « les hommes de remensa »133 en Cerdagne et « les tenanciers amansati » dans le bas-pays. Ces hommes ne sont pas attachés héréditairement à d’autres hommes par « un lien de personne humaine à personne humaine »134 ; mais ils sont attachés à l’habitation associée à l’exploitation. Cette condition, déjà exprimée en 1261, continue à paraître dans les actes relatifs à cette tenure jusqu’en 1449135. La formule « amansat i abordat » est le plus souvent associée à la condition « homo propri et soliu » ; elle reflète alors l’existence de liens d’homme à homme : « Nous voyons souvent en Roussillon un vassal abandonner son seigneur en lui délaissant la terre dont il ne peut plus remplir les obligations, s’attacher à un autre, lui prêter serment, le servir fidèlement, se déclarer son homo proprius et solidus 136. Du XIII au XVIII^e siècle137 les actes témoignent de la permanence de cette condition.

143La clientèle sur laquelle les seigneurs pouvaient exercer leur puissance était formée des pauvres : ceux qui n’avaient su conserver la propriété, qu’elle soit de taille insuffisante ou que leurs efforts pour la conserveraient été douteux ; elle comprenait aussi les nouveaux arrivés, ceux qui ne trouvaient pas de terre disponible, et qui n’avaient sûrement pas les moyens de s’établir à leur compte, qu’ils soient aventuriers ou immigrés. Aussi, « nous n’avons plus du tout à faire au type de société en procès d’environ 850 à environ 1250, entre Loire et Meuse, qui est la véritable société féodale »138. Il s’agit d’un type d’utilisation du sol issu d’une multitude de fiefs roturiers : terres concédées sous condition, non plus de foi et hommage et de services nobles, mais sous condition de fidélité, de culture du sol, de service et de paiement de droits recognitifs et de droits utiles ; le censitaire est un homme libre et non un serf.

144Ces personnes ne sont pas liées à une terre qu’elles cultiveraient, mais elles sont animées par le désir de conserver une tenure capable de pourvoir à leur entretien. Ces charges ne sont pas celles qui caractérisent le servage : « Ces mots n’indiquent pas absolument un état social, ils expriment simplement l’idée de vassalité »139. En outre, la souplesse du système était grande. Cette sujétion personnelle n’était qu’un lien de dépendance, cette condition n’était pas définitive, l’on pouvait s’en libérer en désignant une autre personne à sa place.

145D’ailleurs, s’il faut en croire N. Kareiev, « le pur servage ne se retrouve en France qu’à titre exceptionnel et les seigneurs transfèrent partout, à la terre, toutes les charges qui auparavant pesaient sur le paysan : le paysan, individuellement libre, était attaché à la terre non libre »140. Les liens s’étaient mués en un contrat. En Roussillon, non seulement cette évolution était réalisée dès le XII^e siècle, mais la condition de serf se trouvait considérablement allégée. Lorsque B. Alart précise : « Ces hommes forment, sauf dans les villes royales ou privilégiées, la population presque générale du Roussillon et de la Cerdagne »141, il démontre bien qu’il s’agit de populations sur lesquelles les seigneurs ont pu développer leur puissance là où elles n’étaient pas protégées ; ils ont usé d’un moyen plus proche de la vassalité que du servage pour leur faire accepter le joug, du fait de la concurrence exercée plus par la propriété royale que la propriété ecclésiastique.

146Au point de vue juridique, le Temple n’a pas adopté dans le Roussillon de formules originales pour ses contrats dans le cadre de l’exploitation rurale : il a purement et simplement appliqué les formules en cours et les usages établis sur les terres de ses voisins142.

La désagrégation des pouvoirs féodaux

147Pour augmenter leur clientèle, les seigneurs durent la ménager ; pour la conserver, ils durent très tôt limiter leurs exigences, « à l’imitation des comtes et rois qui augmentèrent, par des affranchissements partiels, la classe déjà nombreuse des hommes libres »143. Ces affranchissements furent soit gratuits, soit moyennant une somme convenue : la forme classique de la féodalité144 n’avait pu s’implanter dans les pays catalans. Si dans les régions où l’on constatait une quasi-coïncidence entre le pouvoir de commander et celui de posséder, « la hiérarchie sociale s’inscrivait pour ainsi dire sur le sol »145, ici la terre avait obéi au principe fondamental du système romain concernant la propriété qui « consistait à obtenir l’ordre en figeant le temps »146. Pour les vassaux, ce droit de posséder « conservera ce caractère d’être dépendant du pouvoir et donc de n’être qu’une faculté précaire, c’est-à-dire le contraire d’un droit »147.

Les tenures perpétuelles :

148Déjà, au XIII^e siècle, existait une masse de cultivateurs quasi propriétaires, qu’ils soient libres ou qu’ils paient encore les droits seigneuriaux allégés. Pour ceux qui vivaient de l’organisation féodale, « l’hérédité de la tenure était de règle »148 ; à Ille, « dès le début du XIV^e siècle, la tenure était le régime à peu près général des terres non alliodales ; mais une tenure non accompagnée des obligations personnelles que constituait le servage et en Roussillon, la condition propi y soli »149. Cette condition reste exceptionnelle à Ille au XIII^e siècle ; dans les archives de l’hôpital, les actes faisant mention de l’une ou de l’autre de ces conditions se rapportent tous à des tenures situées à Nefiach, Saint-Feliu. Camélas et Mantet. Les autres, sans avoir juridiquement la qualité de propriétaire, pouvaient agir en véritables propriétaires : « Le propriétaire en titre s’était désaisi à perpétuité de la faculté de disposer de sa terre ; mais même quand il eût abandonné la possibilité de reprise que lui accordait le retrait féodal de son droit de l’exploiter lui-même, il ne lui resta plus que le domaine direct, la senyoria, c’est-à-dire le droit de recevoir du tenancier certaines redevances plus ou moins en rapport avec l’importance de la parcelle concédée, mais même ce droit pouvait être vendu »150.

149La qualité de « propriétaire » est parfois reconnue aux tenanciers dans les terriers ; dans ces sortes de cadastres établis pour faciliter la perception des redevances, « est couramment inscrit en tête de la colonne portant le nom des possesseurs des terres soumises aux charges, le mot fatidique de propriétaire ; mot lourd de sens, en effet, qui confirme et renforce la notion de perpétuité inhérente au droit réel que le tenancier traditionnellement exerçait sur sa maison et ses charges »151.

150La libération de ce que M. Bloch appelle « l’attache »152 s’accentue aux XIV^e et XV^e siècles mais, cette fois, s’inscrit dans le cadre de la dépression conjoncturelle que connurent les campagnes en proie à de terribles épidémies de peste, victimes de disettes et d’atroces souffrances153. Face à la désertion et à la multiplication des masos ronecs, exploitations abandonnées154, les seigneurs concédèrent des établissements à titre presque gratuit lorsqu’ils trouvaient des clients : les charges étaient symboliques. Au cours de ce malaise du monde rural, parfois qualifié de « crise révolutionnaire », « agitation encore inorganique, de type violent, mystique », disparurent, par la Sentence de Guadeloupe prononcée en 1486155, les mauvais usages et la remensa 156.

151L’insécurité rurale avait accéléré l’évolution, mais celle-ci est amorcée dès le XIII^e siècle ; au XV^e siècle les paysans venaient de remporter leur « guerre de cent ans »157 bien que les principaux meneurs aient été condamnés à mort (une soixantaine). Ainsi se réalisait un « féodalisme classique aménagé ».

152A considérer la perpétuité de la tenure, le droit de la céder, la fixité des redevances, le paysan semble avoir obtenu le maximum de garantie et de sécurité contre l’arbitraire. Devenues symboliques, les charges seigneuriales ne poussèrent pas comme ailleurs le cultivateur à abandonner la terre ; l’affranchissement de serfs n’était généralement pas accompagné de la rupture des liens qui les unissaient à la terre158. Ce statut foncier allait se fossiliser : il durait encore au XVIII^e siècle ; il avait conservé la terre aux paysans. Ainsi les tenures seigneuriales subsistèrent-elles jusqu’à la Révolution, et même « les agriculteurs comptant parmi les plus aisés tenaient des terres pour le compte d’un tiers d’une situation plus noble »159. Comme dans tout le Midi, se dégage ainsi avec force dans le Roussillon, le caractère permanent de la structure agraire : « La persistance et l’augmentation du nombre des petites tenures, le paysan affranchi du servage dès la fin du Moyen-Age et en fait propriétaire de la terre qu’il cultive, puisqu’il peut la transmettre à ses héritiers, la vendre ou l’échanger »160.

153La tenure était restée comme au départ « source de main-d’œuvre et de services », elle n’était pas devenue, par la suite, comme dans d’autres régions françaises, « source de profit ». Le seigneur n’était pas devenu « un rentier du sol »161 selon le mode de production capitaliste ; dans le meilleur des cas, il était propriétaire foncier, « habitant que des immunités et des privilèges séparent et isolent des autres »162. Cette noblesse foncière, que l’on pourrait qualifier de néo-seigneuriale puisqu’elle semble en partie, sinon issue, du moins remplacer et imiter le groupe seigneurial ayant conservé ses terres et renoncé à leur complète exploitation féodale, se maintint parfois enracinée jusqu’au XVIII^e siècle163. Elle était devenue absentéiste et, lorsqu’elle avait des tenanciers, profitait peu de l’extension de l’économie monétaire pour réaliser des bénéfices ; sa pression, certes importante à l’échelle roussillonnaise, s’exerçait davantage par l’étendue des terres détenues que par le poids de liens ou rentes foncières réels.

Regain de l’institution emphythéotique

154Par la pratique des concessions en emphythéose, les propriétaires enracinèrent davantage le droit d’usage de la propriété et incitèrent à sa confusion, par l’usager, avec une quasi-propriété : l’emphythéose était née (ou plutôt réutilisée). Sous ce nom, le propriétaire peut louer son bien à perpétuité (jusqu’à la Révolution) ou pour une durée de quatre-vingt-dix-neuf ans ; le preneur s’engageant, en contrepartie d’une redevance modique, à exploiter et améliorer le fonds comme s’il était sa propriété164. Cet établissement apparaît dès le XIII^e siècle, au moment même où le régime féodal multipliait les concessions, mais se développe dans la période d’expansion qui accélère la circulation du numéraire165. Toutefois, le fait de comporter « une reconnaissance, une entrée, un cens, un lods de vente » a pu faire considérer cette institution comme de nature féodale, mais elle se rapproche davantage du bail à cens166. N. Karéiev précise : quelques-uns trouvent la différence entre la censive et l’emphythéose non pas dans les droits respectifs du censitaire et de l’emphythéote, mais dans la durée de la possession ou même dans la qualité juridique de la terre167.

155La forme d’aliénation s’en trouvait d’autant modifiée, la rente foncière est moins un droit dû par une chose (la censive) à une autre chose (le fief) que par une personne (le preneur) à une autre personne (le propriétaire).

156Certains ont saisi là une influence du droit antique : de tels contrats agricoles étaient en usage dans les colonies grecques, favorisant l’absentéisme168. Or les légistes catalans s’étaient très tôt référés au droit romain ; le fait que certaines clauses rappellent la féodalité prouverait seulement que le droit civil n’aurait pas su se débarrasser totalement de l’influence du passé. Comme le souligne M. Garaud, dans les pays de droit écrit, le fief ne se distingue guère de l’emphythéose : « Dans les régions méridionales où les services féodaux n’étaient plus requis avec vigueur, dès le XIII^e siècle, la stipulation d’un cens par le suzerain semble avoir eu lieu dans bien des cas pour ne pas laisser prescrire la directe, de sorte que la redevance avait un caractère recognitif et ne constituait pas une charge du fief »169.

157L’emphythéose, institution d’origine romaine ou peut-être même préantique, consiste donc « dans le jouissance à perpétuité ou à longue durée d’un héritage, à charge pour le preneur de payer au bailleur une redevance annuelle et des profits casuels. Elle reçut l’empreinte féodale et, par là même, perdit de sa simplicité pour s’ingérer dans le système féodal. « L’emphythéose perpétuelle est un vrai bail à censive ou un vrai bail à rente suivant que le bailleur est seigneur de fief ou propriétaire d’une censive »170 ; elle devenait rente urbaine.

158Pourtant, même les baux qui se multiplièrent au XVI^e siècle171 établissaient des fermages qui « ne différaient pas quant à la nature des redevances dont étaient grevées les tenures perpétuelles »172 ; ceci prouverait que les nouveaux propriétaires, de par leur absentéisme, ne faisaient qu’imiter les seigneurs du XIII^e siècle, rendant « les paysans esclaves de la ville »173, en Roussillon à degré moindre qu’ailleurs, semble-t-il.

159De la généralisation de cette pratique, s’opéra une extrême division du sol, ouvrant à bien des petits cultivateurs et des journaliers l’accès à la quasi-propriété : les propriétaires revalorisèrent difficilement les contrats ; ainsi la dépréciation de la monnaie réduisit-elle à presque rien le cens. Même sans cette détérioration du cens, l’emphythéose était profitable aux preneurs : en droit, elle leur assurait une possession qui ressemblait singulièrement à la propriété ; en fait, elle entraînait leur libération et la conversion de cette quasi-propriété en une propriété véritable : le tenure faisait partie du patrimoine du tenancier et suivait les règles de l’héritage. Aucune dévolution spéciale n’était édictée ni par la loi ni par la coutume ; le tenancier pouvait s’affranchir en vendant sa tenure, le consentement du maître n’était même pas nécessaire ; il suffisait que l’acheteur se substitue au vendeur dans toutes ses obligations174. Installé à perpétuité sur sa tenure, il en jouissait pleinement.

160En outre, les chartes municipales favorisaient la propriété pleinière : les surenchères municipales accentuèrent en effet l’affaiblissement de l’assujettissement des paysans à l’égard des seigneurs : face à l’affirmation de l’ambition des pouvoirs royaux sur cette terre frontière, non seulement il n’y eut pas en Roussillon de mutation générale de droits souverains en droits seigneuriaux, mais il s’y produisit une multiplication de chartes municipales librement octroyées par les comtes et les seigneurs du XIV^e au XVII^e siècle175 : « L’histoire féodale n’avait été histoire de châteaux ni de seigneurs, elle était histoire municipale »176.

161Au total, une nouvelle classe se dessinait, celle des cultivateurs aisés, libres, quasi-propriétaires des terres et qui supportèrent fort bien les charges du compromis avec leurs anciens maîtres : « c’est dans cette avance économique prise au XV^e siècle par les couches supérieures de la paysannerie catalane qu’il faut rechercher au XVIII^e siècle l’affermissement de la propriété »177. A Ille comme dans d’autres bourgs, « les pageses formèrent un groupe intermédiaire entre le seigneur et les paysans, exploitant des terres qu’ils avaient maintenues libres ou dégagées de toute servitude personnelle ou réelle et jouissant de certains privilèges »178.

162La propriété s’était affermie au cours des XV^e-XVIII^e siècles sur les débris de l’impossible féodalité catalane. L’établissement emphythéotique dont J.A. Brutails ne trouve que peu de trace à la fin du XVIII^e siècle179 s’était mué, de par l’érosion monétaire et la désuétude des contrats180, en quasi-propriété ; seuls restaient des liens fonciers dénaturés, leur inextricable hiérarchie et surtout l’attrait de la terre empêchant que, comme ailleurs181, en trois siècles, la grande propriété ne se constitue182 : seuls des liens désuets purent conserver le sol au peuple, à moins que l’analyse économique ne démontre le faible rapport de la terre et, de ce fait, explique le désintérêt séculaire des classes d’argent.

163Ailleurs, en France, la grande propriété, telle qu’elle existait en 1789, n’avait pas toujours la féodalité pour origine ; « elle était le produit de la réaction commencée à la fin du XV^e siècle par la réfection générale de la plupart des terriers seigneuriaux, l’œuvre lente et continue d’une concentration aux mains d’une nouvelle classe de propriétaires fonciers beaucoup plus que d’une reconstitution de l’étendue des fiefs. Voilà le fait économique ; le fait politique, c’est que la reconstitution de la grande propriété eut lieu, non pas au profit de la vieille aristocratie militaire ou féodale, mais à l’avantage d’une aristocratie nouvelle, issue du Tiers-État »183.

164De tels cas se décèlent en Roussillon ; à Ille, par exemple, E. Delonca constate : la caste noble avait vu disparaître la plupart de ses membres soit par extinction, soit par alliance aux familles résidant hors du pays. Les d’Ille, d’Alenya, d’Avinyo n’avaient pas laissé de descendants à Ille. Seuls les d’Ardena et les Descallar continuaient à représenter l’ancienne noblesse militaire du pays. Surgit une nouvelle noblesse issue de la propriété terrienne dont on trouve déjà les noms au XVI^e siècle alors qu’ils figuraient parmi les notables des assemblées municipales : Antoine Mauran, Jacques Montalba, Jean Serda dont les descendants, au XVII^e siècle, pourvus de titre de bourgeois honorés de Perpignan ou Barcelone se firent confirmer la noblesse par l’arrêt du Conseil du roi en 1789. Ces familles disposaient d’une trentaine d’hectares et constituaient la classe des grands propriétaires184. Elles prirent le relais de la noblesse affaiblie lors de l’annexion du Roussillon par la France.

L’émigration politique d’une partie de la noblesse en 1659

165Quittèrent le pays « les éléments les plus rebelles à l’assimilation, parmi lesquels venaient au premier plan les familles aisées (la presque totalité de la noblesse et beaucoup de bourgeois) et le clergé alarmé par la présence de nombreux soldats hugenots parmi les troupes d’occupation »185, affirment J. Nadal et E. Giralt186. S’il paraît certain que l’annexion de 1659 ait provoqué un réel mouvement de population de part et d’autre des Pyrénées (les estimations varient entre mille cinq cents et deux mille personnes), il ne semble pas qu’elle ait décapité la noblesse roussillonnaise ou provoqué une forte translation de propriétés ; les états de biens situés dans la viguerie du Roussillon et du Conflent et pays adjacents et que le roi a confisqués pour cause de guerre, conservés aux Archives départementales en témoignent. Ces états, au nombre de quatre (1653-1668-1674- 1690) mentionnent les confiscations de pensions, rentes, revenus, biens et dîmes (il ne s’agit donc pas exclusivement de terres), dénomment les particuliers victimes des confiscations et leurs bénéficiaires. Plusieurs constatations en émanent : les bénéficiaires reçurent fréquemment plusieurs gratifications (trois – quatre en moyenne) dont la valeur est relativement peu élevée (les biens dévolus à la duchesse de Sforzie furent évalués, en 1690, à neuf mille livres et constituent le meilleur lot) ; parmi les bénéficiaires figurent de nombreux ecclésiastiques (trente et un en 1653, seize en 1668, sept en 1674), gentilhommes et officiers de guerre (vingt-neuf en 1653), officiers du Conseil royal (onze en 1653). Au total, furent recensés quelques deux cent cinquante-deux bénéficiaires pour un millier de donations. La valeur des biens varie pour les plus importants entre six mille et neuf mille livres (quatre en 1690) et trois cents et trois mille livres pour les autres (douze en 1690) – Les noms les plus prestigieux des bénéficiaires sont le baron de Montclar, le baron de Foix, le marquis d’Aguilar, la duchesse de Sforzie, le lieutenant général Francisco Calvo, au détriment du duc d’Ixar de la vicomté d’Ille, de la comtesse de Tzalbe, du marquis de Joch... A travers ces noms, apparaît la substitution d’une noblesse acquise au roi de France à une noblesse suspecte sinon punie d’indocilité ; le clergé fut également prévenu d’hostilité à l’annexion de par sa crainte des huguenots. Mais parmi les conspirateurs, il ne faut pas oublier les gens du peuple tout comme sous la Révolution les listes des émigrés ne portèrent pas que des noms nobles. Cette affaire des confiscations commencée en 1653 marque toute la deuxième moitié du XVII^e siècle : en 1704, un arrêt du Conseil d’État confirme au chanoine de l’Église Cathédrale de Perpignan une métairie sise à Villelongue de la Salanque (évaluée à cent pistoles d’or) et confisquée à Joseph Gelsen, conspirateur déclaré criminel de lèse majesté en 1674. Les travaux en cours de A. Marcet apporteront d’utiles études sur cette période.

166En Roussillon, comme à Uzès, la structure agraire reflète au XVIII^e siècle la prépondérance de la quasi-propriété paysanne : « Prépondérance qui s’est conservée et même fortifiée, et ses traits distinctifs ne se sont que peu modifiés (depuis 1560). Travailleurs, laboureurs, ménages, petits artisans sont les seuls à exploiter le sol et en possèdent la plus grande part. Le régime de la propriété foncière diffère de celui en vigueur dans le Bassin parisien ou dans le Nord et où le bourgeois possède déjà de grands domaines »187. Ici la propriété bourgeoise, assimilable à la propriété exempte des relevés fiscaux, est bloquée dans son expansion territoriale par l’enracinement paysan sur le sol ; détournée du sol, c’est dans la fonction politique, administrative ou libérale que la bourgeoisie urbaine cherchait une promotion honorifique lui conférant l’autorité et le prestige d’une sorte de bourgeoisie anoblie. Il importe de mieux cerner cette classe sociale.

– La bourgeoisie, rentière traditionnelle du sol :

167Le XIV^e siècle avait été celui « du souffle de la maturité féconde du travail et du génie de la race catalane »188, une riche et puissante bourgeoisie, appuyée sur de solides institutions municipales faisant de la Méditerranée « un lac catalan » ou se déversaient les cadis qui portèrent haut la gloire de la draperie et de la teinturerie perpignanaises. Chaque métier formait alors « une sorte de petite commune au sein et au profit de la grande, avec son organisation personnelle, sa confrérie particulière, sa bannière et ses armoiries, son sceau » ; aussi P. Vidal explique-t-il que c’est dans les corporations de Perpignan que s’agite « toute la population des travailleurs, élément fondamental de la bourgeoisie »189. Le XIII^e siècle fut le temps de l’organisation des corporations d’arts et métiers, le milieu du XIV^e siècle en compte quatorze avec leurs sobreposats ou cap de misters ; en 1536, une ordonnance fixait l’ordre de marche des senyeras (bannières avec insignes du métier) des corporations à chaque sortie de la host de la ville. Ainsi prirent naissance et ampleur des groupes importants de maîtres et ouvriers spécialisés, de mercadiers (commerçants) et d’artistes (ainsi qu’on appelait les gens exerçant une profession libérale).

168Cette bourgeoisie anima la vie municipale : les consuls étaient élus pour régir et administrer les affaires de la commune au nom de tous les habitants ; l’élection des officiers municipaux fut faite annuellement à partir de 1346 par les consuls et douze représentants, tous pris dans les trois « mains ». Le livre des matricules porte le nom des citoyens des mains majeure, moyenne et mineure en fonction de leur fortune190. L’inscription sur le registre était décidée depuis 1449 par un conseil composé de cinq consuls et de huit membres du Conseil général. Les noms des citoyens figurant au livre des matricules étaient alors inscrits sur des bulletins déposés dans trois bourses correspondant aux trois mains ; la veille de la Saint-Jean, les cinq consuls en exercice procédaient au tirage de douze conseillers, le conseil de la douzaine qui élisait les cinq consuls au scrutin secret sur proposition des habitants : les deux premiers devaient appartenir à la main majeure (bourgeois et négociants), les dix suivants à la main moyenne (écrivains, légistes, médecins, petits marchands-fabricants), le cinquième à la main mineure (petits propriétaires, jardiniers, maîtres, ouvriers). La noblesse, jouissant par ailleurs d’importants privilèges dans le domaine de la justice et qui était exempte des impôts communaux, fut exclue jusqu’en 1601 de la gestion des affaires communales. Elle formait alors, consécutivement à la charte de 1449 venant après celles de 1196, 1272 et 1346, le bras militaire avec les bourgeois honorés191, les docteurs en droit et en médecine. En 1671, le roi limita à deux d’entre-eux le nombre d’inscriptions à la main majeure et leur imposa un revenu minimum de cent pistoles. Ainsi honneurs et responsabilités municipales mobilisaient-ils les énergies et drainaient les candidatures192, d’autant plus que l’industrie et le commerce roussillonnais ne survécurent pas au démantèlement de la puissance catalane.

169L’appauvrissement et la dépopulation avaient marqué la fin du XV^e siècle. P. Vidal cite un document qui recense en 1544 deux mille maisons à Perpignan qui en avait groupé cinq mille au temps de la splendeur majorquine ; la prospérité périclita sous les coups de la guerre : « En 1542 le dauphin de France a ruiné la campagne ; les habitants ont émigré, la peste a suivi et a duré plusieurs années ; puis sont venues la famine et les inondations »193 ; les activités économiques allèrent se déployer en Catalogne et la ville de Perpignan ne fut plus qu’une ville-garnison d’où disparurent parayres et tixadors (apprêteurs et tisserands) symboles de la prospérité perpignanaise.

170L’enquête fiscale a permis de mesurer la relative puissance foncière de la bourgeoisie roussillonnaise en 1775 :

171Le mouvement foncier va ici, moins dans le sens ville-campagne, que dans le sens campagne-ville : les familles de pageses qui avaient acquis sur leurs terres autorité et prestige, briguaient les postes de l’administration consulaire ; elles secrétaient une bourgeoisie administrative et libérale dispensant ailleurs ses énergies. En outre, le statut familial pouvait avantager l’hereu, héritier privilégié, désigné pour remplacer le père sur le domaine, véritable patriarche rural reconnu par P. Vilar « pagès honoré, satisfait, fier de sa condition »194 ; en langage catalan, le cap de casa. Les autres descendants se contentaient de la légitime195 et suivaient des études de médecine, droit ou entraient dans la prêtrise196. Cette bourgeoisie, sauf si étaient contractés des mariages fonciers, ce qui était relativement fréquent pour les filles de marchands de Perpignan197, parvenait difficilement à accroître son lot de terre ; en montagne et sur les hauts plateaux, la bonne terre était rare ; dans les vallées et surtout dans la plaine, elle rencontrait une paysannerie puissante par le nombre et forte de son attachement au sol : il lui était impossible de s’accroître aux dépens de la petite propriété. Il lui restait les terres à conquérir : ainsi, dans la Salanque, certains négociants tels les seigneurs Dinand et Pagès de Perpignan possédèrent des biens à Saint-Laurent198. Jean dit François Durand, deuxième fils de François Durand dont la fortune commerciale et la notoriété étaient déjà acquises à Montpellier sous le règne de Louis XV dirigeait depuis 1720 la succursale de la « Maison Durand » fondée à Perpignan. Avec des avances de fonds reçues de son père et de son frère, il posait alors en Roussillon les premières pierres d’une fortune que ses fils développèrent après la Révolution. Ce dynamisme commercial semble avoir été unique en Roussillon au XVIII^e siècle et contraste avec la léthargie économique de la bourgeoisie perpignanaise et roussillonnaise en général.

Les privilèges quasi seigneuriaux des Perpignanais :

172Tout comme les nobles l’avaient fait, les Perpignanais exerçaient leurs droits de propriétaires fonciers à la faveur de leurs privilèges qui pesaient sur les paysans et rendaient souvent insupportable leur domination sur les campagnes. Ces privilèges ont été acquis au gré des évènements qui écartelèrent le Roussillon entre la France et l’Espagne, des privilèges personnels davantages fondés sur des usages que la vanité catalane avait su introduire, que sur les services et titres accordés par le souverain199. Avides de bienfaits et d’honneurs, quelques bourgeois réussirent à s’identifier à la noblesse traditionnelle : « bourgeois nobles » ou « bourgeois honorés » désignés par la ville de Perpignan.

173Les Perpignanais jouissaient de nombreux droits en matière rurale200 : lorsque les dégâts étaient causés par des troupeaux dans des propriétés leur appartenant, le propriétaire pouvait, soit faire estimer les dommages par un expert, soit délivrer une sommation aux consuls de la localité chargés de découvrir les coupables. C’était une procédure fondée sur une sorte de responsabilité collective que la Cour souveraine du Roussillon avait depuis 1770 refusé de valider ; les habitants de Perpignan avaient pourtant maintenu et même aggravé son caractère arbitraire.

174Jacques d’Aragon, en 1309, avait accordé à la capitale provinciale le privilège interprété et confirmé par un arrêt du Conseil souverain en date du 28 juin 1726, de pouvoir faire paître autant de bêtes que ses habitants le désiraient sur un terroir dans lequel ils possédaient au moins dix ayminates de terre (six hectares) ; la coutume voulait que le bétail autorisé soit proportionnel à l’étendue des terres possédées.

175Enfin, seuls les ruraux payaient la corvée royale, imposition ordinaire en remplacement de la taille en Roussillon : en étaient exemptés les clercs, les nobles, les citoyens nobles, les gardes, les mercaders, les avocats, notaires, médecins, officiers du gouvernement, employés de ferme et même les domestiques des nobles et des prêtres. En outre, le territoire de Perpignan ne contribuait pas à la dîme ; ses habitants jouissaient d’exemptions personnelles importantes pour les biens qu’ils possédaient ailleurs : un arrêt du Conseil souverain déclara le 16 décembre 1720 : « Les habitants de Perpignan, dans le terroir de Saint-Estève, sont dans la possession immémoriable de ne dîmer qu’à la côte 20/1, bien que les habitants de l’endroit dîment à 15/1 »201. C’est par le biais de tels privilèges que la domination de la ville pouvait peser sur les campagnes, domination plus urbaine que bourgeoise.

Une rente foncière non-capitaliste :

176A ces privilèges vient s’ajouter le produit de la rente foncière : or, la hausse de celle-ci est attestée au XVI^e et au XVII^e siècles. Les archives de l’hôpital d’Ille permettent de suivre cette tendance à la hausse subie par les fermages202.

177Cette rente échappait souvent aux campagnes ; mais moins qu’ailleurs, le capitalisme qu’elle favorisait « n’était pas le capitalisme rural mais le capitalisme urbain »203 : la bourgeoisie roussillonnaise ne s’était pas déterritorialisée si ce n’est pour aller habiter à la ville voisine (Perpignan en l’occurrence). Elle avait établi sur ses terres des fermiers mais surtout des domestiques, des grangers, des métayers. Les habitants de Théza, Alenya, Saleilles, Corbère déclarent n’être que les domestiques ou grangers des tenanciers habitant Perpignan204. Des tenanciers d’Olette possédaient une grande partie des champs de Porcinyans et presque toutes les terres et métairies205.

178Car si le fermage était plus usité dans les exploitations dépendant d’un domaine public, tel l’hôpital d’ Ille, le métayage restait dominant pour les autres exploitations206 ; or l’exploitation basée sur le concept de « capital », requiert un loyer en argent ; le métayage conserve une idée de produit en nature et préfère une part de récolte : lors de l’affermage des biens de Nicolas Nicolau en 1706, le bailleur avait droit à la moitié de l’huile récoltée et des fourrages vendus, la moitié du produit de la vente des poulets et des chapons, le tiers du blé et des graines de lupin ; les deux métairies Mas Vell et Mas Nou, de trente hectares, furent affermées dans la deuxième moitié du XVIII^e siècle moyennant quinze mille livres à charge pour le preneur de planter vingt-cinq mûriers et de fournir six charges de blé, vingt-cinq quintaux de paille, dix livres de cire blanche, douze poules... Les mentalités restaient empreintes du poids des choses concrètes qui n’avaient pas abdiqué devant l’offensive monétaire. Le fait que certains baux explicitent un choix des cultures laissé aux colons, qui par ailleurs reçoivent la liberté d’exploiter le domaine à leur volonté, témoigne soit du désintérêt manifesté envers la terre et l’agriculture soit de la faible demande de terre (ce qui paraît peu probable).

179Le bail à ferme, répandu à l’époque romaine, n’était donc pas en Roussillon le mode de location des terres le plus répandu ; comme le constate M. Bloch « plutôt remplir la cave que le coffre à écus »207. Or cette rente est le rapport de production déterminant du mode de production féodal. Pour devenir rapport de production déterminant du mode de production capitaliste, elle devait devenir rente monétaire, « celle qui ne peut se développer que sur la base de l’économie marchande, plus exactement de l’économie capitaliste ; elle se développe dans la mesure où la production agricole devient production marchande »208. Il lui fallait s’accompagner de salaire pour le travailleur, de profit pour l’exploitant et le propriétaire.

180Dans la mesure où la bourgeoisie s’installait complètement dans le rôle de rentier du sol, elle se reniait en tant que classe capitaliste, pour s’aligner sur le style de vie noble (ou néo-seigneurial) « à vivre noblement et à ne rien faire »209. Elle ne devait pas en tirer profit. Après avoir étudié le Limousin, J. Loutchisky conclut au désintérêt manifesté par la bourgeoisie à l’égard de la terre : « La classe paysanne avait augmenté ses terres au détriment de la noblesse » ; il cite un grand nombre de témoignages analogues pour toute la France : « En réalité, les propriétés de l’ancienne bourgeoisie dans les dernières années avant la Révolution, loin de s’accroître, avaient plutôt diminué : toutes les terres que les classes privilégiées avaient perdues étaient de plus en plus tombées entre les mains de la classe paysanne »210. En Roussillon, la possibilité ne lui avait pas été offerte à grande échelle de devenir une puissance foncière. Elle n’avait pas bénéficié « comme en Poitou, en Bourgogne, dans le Bassin parisien » et dans le Bas Languedoc de « l’épanouissement du négoce et de la fabrique »211 pour accumuler des capitaux. La « hausse longue des prix » n’avait pas été suffisante pour l’enrichir ; la robe ou la médecine ne jouaient pas à Perpignan un rôle comparable à celui qu’elles tenaient à Montpellier. Permanence de liens seigneuriaux désuets et absence de spéculation foncière ressortent particulièrement bien des registres de Centième Denier.

Les transactions immobilières du XVIII^e siècle :

181Le Centième Denier, étudié par P. de Saint Jacob pour la Bourgogne212 et par G. Beaur pour la Beauce213, recense les transactions diverses affectant les biens fonciers : ventes (parfois à titre révocable), ventes à rachat214, ventes de terres relevant de la directe des seigneurs ou des membres du clergé, ventes de la plus-value des terres, cessions de biens (et même de droits d’engagement), rétrocessions, quelques successions, quittances pour augmentations de prix de ventes, échanges, baux à cens et emphythéotiques. Les archives roussillonnaises en ont conservé très peu d’entre-eux215 ; aussi celui du bureau de Millas est-il fort précieux : les trois registres retrouvés concernent les périodes 1747-1754 ; 1767-1772 ; 1784-1788, c’est dire qu’ils couvrent, malgré quelques regrettables interruptions, le demi-siècle précédant la Révolution. Ce bureau situé dans le Ribéral, au cœur de la plaine roussillonnaise, là où la densité de peuplement est la plus forte, couvre une zone de « propriété-populaire », ainsi qu’il est apparu lors de l’étude de l’enquête fiscale de 1775 : les actes enregistrés proviennent de Millas, Nefiach, Corneilla, Villeneuve, Pezilla, Saint-Feliu, Corbère, Estagel...

182Les actes fournissent tout d’abord quelques renseignements sur le statut des terres. Nombreux sont ceux qui mentionnent des seigneurs (seigneur de Millas, Corneilla, Néfiach, Pézilla, Saint-Féliu d’Amont, Estagel, Camelas, Matemale, La Tour de France, Corsavy) ; le prieuré de Saint-Feliu d’Amont, le chapitre d’Elne, l’abbé de Saint-Martin du Canigou. Ils sont cités au moment de la vente des terres ou de maisons relevant de directes seigneuriales ou ecclésiastiques : ceci est bien la preuve de l’autonomie des cultivateurs sur les terres relevant de directes et de. l’inextricabilité des liens unissant la terre, ses maîtres et ses travailleurs ; l’on n’hésite pas, outre les ventes, à réaliser des ventes fictives avec les terres seigneuriales. L’on partage des terres baillées à cens, l’on échange et l’on vend des plus-values de directes...

183Cessions et rétrocessions de directes, les secondes beaucoup plus nombreuses que les premières, témoignent tout de même d’une certaine permanence du système seigneurial ; mais elles concernent de très faibles superficies et des valeurs infimes. En 1752-1753, les baux à cens se multiplient (onze et douze respectivement), mais ils se concluent pour des censives dérisoires : le plus souvent une poule (et même un tiers de poule), ou quelques sols, une fois douze quintaux de blé et une autre fois une charge de blé... signe sans doute de surcharge démographique ; les quelques baux emphythéotiques (une dizaine) visent quelques ares pour peu de sols ; il est intéressant de relever le bail emphythéotique d’un « petit passage » délivré en 1750 par le seigneur de Nefiach moyennant un droit de vingt-quatre livres d’entrée et l’achat d’un fossé (douze livres) pour pouvoir mettre du fumier en 1767, pour conclure à l’importance des relations foncières au XVIII^e siècle.

184L’étude des ventes fournit des indices de mobilité foncière. (Les ventes de terre relevant de directes ont été comptabilisées).

185Plusieurs constatations s’imposent :

186– le faible nombre de ventes d’une part, leur augmentation d’autre part :

187Il est préférable de tenir compte du nombre car vu le faible nombre de mutations, il suffit d’une seule vente importante pour provoquer une hausse très forte des valeurs totales. Il est très hypothétique de conclure à des difficultés économiques croissantes lors des périodes d’accélération des ventes vu le faible nombre concerné. Ici les ventes à pacte de rachat sont seules susceptibles de fournir des indications :

188Elles ne témoignent pas d’un recours généralisé officiel à l’hypothèque (par la voie catalane), d’autant moins qu’elles sont d’une faible valeur (généralement inférieures à cent livres, rarement de cinq cents livres, jamais plus de mille livres).

189– la faible valeur et la faible étendue (celle-ci n’étant pas mentionnée dans les registres de 1767-1771 et 1784-1788, les calculs reposent sur la valeur216 des parcelles concernées sont éclatantes. Les ventes de 1 000- 10 000 livres sont rares, elles concernent tant les terres libres que celles relevant de directes, et, sauf pour la dernière période exclusivement, les champs. Les vignes représentent un pourcentage plus fort que les champs dans le nombre total des ventes et symbolisent bien « la part du pauvre » par leur faible valeur. Parmi les divers (terres, jardins essentiellement), il est important de noter la part grandissante des cotius surtout dans la période 1767-1771 : ces terres de garrigues ne sont pas négligées en période d’accroissement démographique. Les ventes de maisons n’ont pas été comptabilisées ici, mais il est souvent précisé qu’elles se vendent par moitié ou autre portion, ce qui semble confirmer un problème de logement.

190Enfin la dynamique mensuelle découpe les deux grands moments de l’année pendant lesquels les ventes se multiplient.

191L’étiage se produit au cours de l’été, notamment pour les vignes qu’il est impensable de vendre quand la récolte arrive à terme. Les champs eux se vendent très rarement de mai à octobre217. La multiplication des ventes qui s’est produite le 1^er avril 1767 (neuf dont huit de vignes) a certainement une explication locale.

192Une comparaison entre l’exemple beauceron et l’exemple roussillonnais est éloquente ; G. Beaur dans le premier cas conclut : « A ce rythme, on aboutirait à l’équivalent d’un changement de propriétaires pour l’ensemble du bureau en cent vingt ans à Janville, à cent quatre-vingt ans à Maintenon, uniquement par des ventes »218 ; dans le bureau de Millas, l’immobilisme règne à l’exception de mouvements affectant annuellement entre quarante et cinquante personnes pour quelques ares vendus ou achetés ici et là. Si, « dans la région parisienne la “soif de terre”, inhérente au monde rural d’Ancien Régime, était latente sous les effets de la pression démographique et de l’accaparement de larges fractions du sol par les grands propriétaires »219, ici l’on entretient sa pauvreté sur quelques ares de terre, et on la partage avec ses voisins (à l’exception des privilégiés dont la mobilité des biens est aussi très faible). Si ailleurs les transactions sont rythmées par les récoltes, ici l’on tente de résister aux « coups durs » économiques (y aurait-il d’autres solutions ?) ; l’on vit donc au XVIII^e siècle bien enraciné sur la terre roussillonnaise, mais peut-être pas toujours de gaité de cœur (ou d’estomac).

193Au XVIII^e siècle, le mode de production féodal et ses rapports de production restent ici les éléments moteurs d’une rente du sol par ailleurs dénaturée en raison de la ténacité et de la dévalorisation des liens qui fixent les paysans au sol : la transition vers les futurs modes de production capitalistes n’est pas ébauchée220 : en l’absence d’une rente foncière généralisée, la domination de la grande exploitation est plus efficace au niveau spatial qu’au niveau économique.

c) La diversité des communautés221 : sociétés plus ou moins propriétaires, plus ou moins usagères

194Le droit communément admis sous Louis XIV établissait que « dès que les fruits sont enlevés, la terre par une espèce de droits des gens devient commune à tous les hommes riches ou pauvres également ». Il sous-entendait également que : « La terre vide de produits cesse d’être capable de l’appropriation individuelle »222. Ces considérations étaient fort éloignées du droit en vigueur en Roussillon, hérité de Barcelone. Elles provoquèrent une cascade de conflits entre la politique royale, les ambitions populaires et les intérêts seigneuriaux.

– « Un communisme rudimentaire »223 dans les régions montagneuses :

195La terre non agricole était en Roussillon, non un bien communautaire proprement dit, mais, depuis la loi Stratae, un bien seigneurial ou royal dont on pouvait disposer en se conformant à certaines règles. Cette sujétion renforçait la tutelle seigneuriale en rappelant que les communautés utilisaient les terres en raison d’autorisations et de privilèges. Après la loi Stratae. il avait fallu la précision des cortes de Barcelone à l’invitation de Pierre III. Or, la tradition agraire collectiviste fut vite considérée génante dans la plaine où triomphait la propriété individuelle et, par voie de conséquence, intéressée à toute espèce d’affranchissement. En l’an 1564, une constitution de Catalogne et plusieurs arrêts de la cour du Conseil souverain du Roussillon avaient prononcé des peines contre ceux qui, sous prétexte de glaner, s’introduisaient dans la propriété d’autrui pour y voler. Le Conseil souverain, par les arrêts du 18 avril 1735 et 13 avril 1737, ne permettait le glanage aux mendiants hors d’état de travailler qu’après que gerbes et fruits aient été enlevés, et l’entrée des bestiaux dans les champs moissonnés que trois jours après. Le droit de parcours lui-même, péniblement obtenu et aussi jalousement défendu que celui de la vaine pâture, après avoir vaincu le despotisme seigneurial avait dû résister à l’acharnement royal destiné à protéger les cultures : déjà, le 23 mars 1752, l’intendant Bertin ordonnait l’interdiction de faire pacager les troupeaux dans les vignes du Conflent ; le Conseil souverain déclarait cette mesure « injurieuse à la dignité de la cour, attentatoire à son autorité en même temps qu’à celle des hauts justiciers et, comme telle, annulée ». Le différend agro-pastoral devait aboutir à l’édit royal de 1769 prononçant l’abolition du droit de parcours et de la vaine pâture, consacrant ainsi la liberté de clore ; l’édit fut enregistré par le Conseil souverain le 21 août, autorisant le droit de parcours sur les terres vaines et vagues, les landes et les bruyères ; ce maintien fut rappelé dans la déclaration royale du 8 août 1779, mais l’intendant Le Bon avait démissionné en 1773224.

196Quant à l’ensemble de ces droits, deux points de vue s’affrontaient donc au XVIII^e siècle en Roussillon : celui des jurisconsultes défendant les droits des communautés, et celui des juges du Conseil souverain affirmant que les seigneurs disposaient de quelque chose de plus qu’un simple droit de garde ou de défense sur les terres communales225. De telles rivalités aboutirent fréquemment à la perpétuation de modes d’exploitations de la montagne et d’utilisation des pâturages fixés davantage par la tradition ou par les délibérations des assemblées communales mais rendus nécessaires par la pratique de l’élevage transhumant, tandis que dans la plaine, avec les cultures, triomphait l’individualisme agraire. Bien que complexe, une telle situation théorique est encore bien simplifiée par rapport aux complications de la réalité : même dans les régions de montagne, le maintien des droits collectifs fut lourd de luttes226.

197En 1680, la communauté de Mosset entra en difficulté avec le marquis d’Aguilar, seigneur du lieu ; les consuls réclamaient pour les habitants la permission de prendre du bois dans les forêts pour le chauffage et la réparation des besoins, le libre usage des vacants pour le troupeau, le droit de défricher des terres incultes227.

198Souvent les communautés étaient dépossédées par les seigneurs d’anciennes terres royales. Le pouvoir central qu’il soit aragonais, majorcain, espagnol ou français, en butte contre la concurrence seigneuriale, s’était souvent appuyé sur les communautés. Assez fréquents sont les actes relatifs aux pasquiers, en particulier du Carlit et le Cerdagne appartenant originairement aux comtes ou souverains du pays ; ils témoignent de négociations faites en faveur des communautés : « Aucune atteinte au droit antérieur et incontesté reconnu aux habitants du voisinage, d’user librement comme par le passé de leur droit de pâturage dans les mêmes quartiers auxquels s’appliquait la concession. Les droits dont les seigneurs étaient possesseurs et qu’ils tenaient d’ailleurs en fief pour le roi d’Aragon ou le comte de Cerdagne ne pouvaient être perçus que sur les bestiaux étrangers »228. En Cerdagne, dix-huit communes sur trente-trois possédaient leur montagne ; dix-neuf avaient des droits sur la forêt de Barrés, trois dans les pâturages de La Calm229. Les forêts royales furent souvent même victimes d’abus : « ce qu’il y a à remarquer, c’est que les communautés conservent leurs bois dont elles font réserve : Fontrabiouse, Espousouille, Rieutord, Réal, Matemale, les Angles, Formiguères, ont des bois et vont tous les jours aux bois du Roy »230. A la fin du XVII^e siècle, l’abbé de Saint-Michel de Cuxa dénonça « les dévastes faits aux afforests du roy en Capcir »231, défrichements et coupes étaient immodérés. Mais les pasquiers de Capcir et des hautes montagnes du Conflent, une partie du Carlit en Cerdagne, la face nord du Canigou, la vallée de Prats et de Corsavy en Vallespir232, excitèrent les convoitises. Les habitants de Nyer n’eurent qu’un usage restreint dans les bois et forêts, ceux d’Err durent attendre 1780 pour acquérir des droits d’usage sur les montagnes de Nyer233 jalousement utilisées par les habitants d’Err et de Nyer. Quatre « villes », Ayguatebia, Ralleu, Caudiès, Sansa étaient enclavées dans le grand pasquier du Conflent et se partageaient les maigres terres situées sur les pentes ravinées ; le petit pays appelé Garrotxes était fort déshérité234.

199Plus rarement, les seigneurs avaient accordé des terres aux communautés : dans la plaine, Guillaume de Canet qui se préparait à partir pour l’expédition des Maures de Murcie, et qui avait sans doute besoin d’argent, donna le 23 mai 1265 aux habitants de Canet, moyennant une somme de sept cents sols barcelonais, les privilèges les plus importants que l’on connut jusque là en Roussillon en ce qui concerne les droits d’usages et les propriétés communales235 236.

200Plus originales et plus efficaces sont les sociétés de veynat (ou de bon voisinage), qui se constituèrent pour la jouissance des pacages237 unissant dans le cadre de la vallée plusieurs localités constituées en association ou syndicat. Il était fréquent de voir se réaliser des rapprochements de localités238, ce qui fait dire à M. Chevalier : « Le domaine de la montagne et des forêts administrées par les habitants, c’est la vallée » et à B. Alart : « Nous ne trouvons pas dans l’ancien Conflent d’autres divisions que la vallée »239 ; MJ. A. Brutails, enfin, localise de telles associations dans la vallée de Carol, d’Osséja et de la Cerdagne supérieure240. Dans de tels systèmes pastoraux, la discipline communautaire était effective pour la jouissance en commun des hauts pâturages, la mise à la disposition du troupeau des prés et champs dépouillés de leurs récoltes ; les communes détentrices des droits d’usage organisaient et réglaient tout ce qui concernait le troupeau commun ; une telle réalité fait dire à M. Chevalier que l’existence des troupeaux collectifs est liée à la présence de hautes surfaces d’aplanissement où la garde des troupeaux est facile, à l’habitat groupé ainsi qu’à des coutumes séculaires241. « Tous ces traits, jouissance du domaine pastoral ouvert à tous, réglementation stricte des parcours, limitation des droits du propriétaire sur sa terre, sont ceux d’une organisation à tendance communiste mais d’un communisme qui s’exerçait au profit d’une minorité et qui n’était possible que par l’effet d’un droit successoral particulier, par l’existence d’une classe de cadets, d’auxiliaires et de travailleurs »242. L’élevage répondrait donc, outre sa fonction économique, à un but social : donner une activité au cadet qui n’avait pas droit à la terre ; de par sa vocation, celui-ci restait souvent célibataire ; son apport contribuait à l’enrichissement du patrimoine familial.

201H. Cavaillès a étudié ces villages de montagne, véritables « communautés montagnardes, avec assemblée, jurats élus, agents et gardes appointés : chacun était tenu d’observer les règlements et les coutumes souvent très rigoureux qui assuraient l’exploitation des biens communs ou privés »243. Dans ces conditions, tout se passe comme si la commune était plus qu’une société de propriétaires, une société « usagère »244. Cette communauté se voulait un groupement fermé : on ne pouvait en faire partie que si l’on était né sur son territoire ou si l’on y possédait un bien fonds ; à tout le moins, fallait-il, si l’on venait du dehors, obtenir consentement. La communauté pouvait mettre ses terres en défends, ce qui avait pour effet d’interdire l’accès du pacage communal au bétail des villages voisins245.

202Pays à forte organisation communautaire, à dépaissances collectives, la Cerdagne, le Capcir, comme la haute-Ariège, le bas-Vicdessos, les bassins de Prades et de Querigut, les Garroches et le pays de Sault étaient pays de villages, d’habitat groupé et de « vacheries » comparables à celles des autres régions pyrénéennes246. Il apparaît donc que l’étendue des terres exploitées en commun et l’intensité des biens collectifs seraient caractéristiques de la zone montagneuse de la province du Roussillon ; toutefois la plaine dispose d’autres formes d’organisation collective.

– Les syndicats d’arrosants du régatiu

203L’importance des syndicats d’arrosants mérite que l’on s’attarde sur eux.

204Au début du XIV^e siècle, les rois de Majorque affirmaient leurs droits sur les eaux courantes ; ils donnaient un titre à tous les canaux existants qui n’en possédaient pas, et défendaient désormais d’en établir sans titre de prises d’eau. Les conflits furent nombreux : en 1315, après que le roi Sanche ait concédé au seigneur et aux habitants d’ille le ruisseau, les deux parties s’en disputèrent la propriété247.

205Ainsi l’eau fut-elle en Roussillon un élément déterminant de l’organisation collective en vue de l’amélioration culturale. Le partage et la répartition des eaux est l’œuvre de règlements établis par les assemblées générales de tenanciers : l’eau est gratuite mais ses utilisateurs paient, depuis le XVII^e siècle, une taxe annuelle destinée à couvrir les frais d’entretien, de réparation ou de nettoyage. Auparavant, les corvées permettaient d’assurer l’entretien des canaux ; depuis le 4 mai 1723, un règlement autorise à verser à la place de la journée de travail une taxe de dix sols ; à Ille, les taxes sont votées chaque année par l’assemblée générale, proportionnellement à la superficie de chaque parcelle248. La gestion est communautaire, avec tous les rouages administratifs et judiciaires indispensables.

206Les syndicats d’arrosants sont mentionnés pour l’Agly dès la fin du XIV^e siècle ; il est d’ailleurs probable qu’ils existaient auparavant afin de régler, non seulement les conflits entre tenanciers, mais aussi d’arbitrer les querelles entre paysans et meuniers. En 1741, l’intendant du Roussillon prescrivit aux consuls de former un syndicat. Cette mesure aboutit à Ille à la création de deux syndicats rivaux provoquant le règlement de 1765 « véritable charte de l’administration syndicale ». Les usagers forment la junta général qui se réunit tous les deux ans, élisent une junta de gobierno qui vote en particulier les impôts, et des fonctionnaires : le syndic, arbitre chargé des questions de détail et les atandores ou surveillants ; les travaux généraux sont exécutés sur l’ordre des représentants de la communauté, les querelles de voisinage réglées par les tribunaux spéciaux composés de syndics249. L’usage remontant à Philippe, comte de Barcelone, en 1500, veut que le contrevenant soit amené par le garde-bannier devant le syndic qui fixe la somme à payer tant comme amendes que comme dommages-intérêts. Perpignan nomme les sobreposats de la huerta, ses banniers, Thuir ses requers, gardes chargés de la surveillance et de l’entretien du réseau, véritables arbitres entre arrosants accusés de ne pas respecter leur tour, à jour et heure précises ou de « couper » l’eau en amont.

207Il semble que l’organisation communautaire des contrées montagnardes ait été vivifiée au cours des siècles par la permanence de l’activité pastorale tandis que, dans la plaine, le développement d’une culture intensive rendit nécessaire la gestion communautaire des eaux, malgré l’appropriation privée de la terre, et le combat dans un intérêt agricole, des autres droits collectifs. Les communautés rurales qui ont pu apparaître dans les pays de grande culture de véritables communautés de défense paysanne avec leurs cortèges de contraintes et de servitudes collectives tant face à la puissance seigneuriale qu’à la domination des grands propriétaires, apparaissent ici être d’authentiques communautés de gestion dans un pays aux structures et organisations agraires sans doute plus démocratiques qu’ailleurs, c’est-à-dire ayant laissé moins de puissance aux puissances seigneuriales et bourgeoises.

208A la fin du XVIII^e siècle, le Roussillonnais est séculairement installé sur sa terre ; dire qu’il est toujours propriétaire, serait trop simplifier la réalité car « rien de plus flou dans l’Ancien Régime catalan que la notion de propriété »250. Les propriétaires de droit ne forment pas une catégorie bien différente des propriétaires de fait dans le cas des petites exploitations ; les seconds paient un cens symbolique à l’héritier du seigneur, plus lourd s’ils le doivent à un bailleur quelconque. Mais les biens communaux et les droits collectifs caractérisent par endroits une société encore communautaire parmi les populations pastorales. Dans la plaine, émergent, à côté des paysans attachés à leur terre, quelques pageses dont l’individualisme est à rapprocher de celui des laboureurs pour d’autres contrées françaises.

209La grande propriété est ici historiquement liée à la féodalité, mais elle a pu perpétuer ses structures tout en changeant de mains251. Propriétaires nobles et bourgeois constituent une aristocratie foncière quant à leur titre de propriété ; pour en tirer profit, ils durent multiplier les concessions : parce que les exploitations ont éclaté en de nombreuses parcelles, chacun a l’illusion d’en disposer et, ainsi, s’est maintenu le lien qui rive les paysans à la terre. Pour H. Mendras, « la superposition de la féodalité puis de la bourgeoisie sur la société agraire transforme celle-ci en paysannerie »252. La faiblesse de la féodalité et de la bourgeoisie urbaine du Roussillon, les racines pré-médiévales de la propriété privée auraient contribué à forger, par endroits, les aspects d’une certaine démocratie agraire roussillonnaise dans le déroulement du processus foncier mis en place depuis plus de mille ans.

210La propriété de petite taille apparaît liée à des conditions difficiles : terres abandonnées en raison de guerres et de dévastations ; elle a résisté aux ambitions bourgeoises par la force des liens qui l’attachaient au sol ; elle a lutté contre les prétentions seigneuriales en déployant la force communautaire253. L’histoire de la propriété indépendante apparaît être celle d’une lutte contre la difficulté, d’une permanence dans l’effort, d’une résistance à toute épreuve.

211Les campagnes roussillonnaises constituaient donc un terrain favorable pour la petite propriété, lors de la reconnaissance du droit foncier de la propriété personnelle telle que les juristes français s’apprêtaient à proposer ; la grande propriété dont la présence est séculaire se développerait-elle ? Les conditions économiques pouvaient bouleverser ce processus de construction.

3 – Les pulsions de la conjoncture économique

« La Province n’était pas aussi riche qu’elle pouvait l’être. On ne tirait pas de son sol tout ce qu’il était capable de rendre. Le peuple n’avait pas le bien-être qu’on était en droit d’espérer pour lui d’un territoire aussi fertile, d’un climat aussi heureux ».
J. A. BRUTAILS254

212Les témoignages concordent sur la relative pauvreté du Roussillon au XVIII^e siècle. Il importe de dégager les tendances de fond de l’agriculture roussillonnaise susceptibles d’orienter le jeu évolutif des schémas structurels par ailleurs bridés par le poids féodal, afin de dégager les liens entre, d’une part, rentabilité agricole et croissance de l’emprise foncière de la grande propriété ou, d’autre part, difficultés agricoles et blocage de l’évolution structurelle.

213Pour la connaissance de la répartition des cultures et de leur évolution, essentielles dans une civilisation rurale puisqu’elles conditionnent en grande partie les rapports entre l’homme et la terre, l’absence de compoix dans une province exemptée de la taille est regrettable. Mais les états des intendants et des viguiers, les écrits des contemporains, et surtout les enquêtes fiscales, en particulier celle de 1775, comblent cette lacune, à condition que leur soit appliqué un appareil critique approprié.

214Ces documents furent utilisés dès le XVIII^e siècle : le mémoire de P. Poeydavant, avocat au parlement et subdélégué général de l’intendance du Roussillon de 1756 à 1789, est en particulier d’une très grande richesse : « Le caractère d’utilité pratique de l’œuvre apparaît. Elle n’est pas écrite par esprit d’intérêt ou de propagande, ni même dans un but de délassement intellectuel ; elle doit servir à mettre un Intendant au courant de son service »255. Cet intendant, c’est Raymond de Saint-Sauveur qui confirme les qualités de l’auteur : « Je réponds de l’attention et de l’impartialité de mon subdélégué général »256. Le manuscrit principal porte la date de 1778, il forme un registre in-folio broché de cent quatre-vingt-dix-sept pages257. Une prétendue réfutation de ce mémoire fut écrite en 1788258 mais paraît faite d’idées préconçues et de fort peu d’observations.

215En 1889, J.A. Brutails rédigea un ouvrage sur le thème de l’économie rurale en Roussillon à la fin de l’Ancien Régime259. En 1968, sous la direction de P. Vilar, C. Mach présenta un D.E.S. concernant les « Productions agricoles et population du Roussillon au XVIII^e siècle ». De telles données, reprises ici non en tant qu’éléments de description, mais comme bases de réflexion, permettent de définir non seulement l’utilisation qui est faite du sol, mais aussi les mobiles qui animent les cultivateurs, dans une étude qui se propose de rester dans la dimension de la propriété, et de mesurer l’impact de la conjoncture économique sur les structures agraires.

216Pour E. Labrousse, le problème qui, au XVIII^e siècle, domine tous les autres, est celui de la population en expansion dans le cadre national260. Le Roussillon porta-t-il lui aussi « une population en pleine montée » ? Le passage à une « démographie d’excédents » provoquait-il un réajustement de l’agriculture ? C’est tout la machine économique qu’il convient de démonter dans ses deux « blocs » selon les termes de E. Le Roy Ladurie : le bloc démographique et le bloc du produit agricole.

a) Le grippage de la machine économique

– L’agent moteur : la poussée démographique

217La montée de population261 :

218Quelques dénombrements dont on ignore pour la plupart les bases, fournissent des estimations262 :

219soit une densité moyenne de l habitant pour 3,4 hectares, ce qui n’exclut pas des densités locales en zone montagneuse de l habitant pour 6,11 hectares.

220La « montée » couvre bien le XVIII^e siècle263, mais la régularité de l’accroissement au niveau provincial masque des différences d’amplitude selon les périodes et les variations régionales.

221Dans le Roussillon-Vallespir, la hausse s’opère dès 1730 (1730-1745 : + 16 % soit 1 % par an) ; elle correspond à la « première » poussée démographique repérée par E. Le Roy Ladurie sous forme de « reprise récupération » ; elle s’accélère de 1745 à 1767 (71 % soit 3,2 % par an ; comme ailleurs, elle « crève le plafond »). Puis elle se ralentit de 1767 à 1778 (3,6 % soit 0,3 % par an). Au cours de cette dernière période, le pourcentage s’élève à 7,2 % en Conflent-Capcir et 12,8 % en Cerdagne. P. Vilar a repéré pour la Catalogne que « de 1763 à 1774, se dessine une ébauche de crise de surpopulation apparente »264.

222A l’exception de la montagne, d’où part un courant d’émigration en direction des riches plaines de l’Ampurdan et de la Catalogne en général, et pour lequel R. de Saint-Sauveur n’hésite pas à parler de « sérieux danger à la fin de l’Ancien Régime »265, les variations de population semblent toutefois surtout dépendre dans la province comme ailleurs de son mouvement naturel : « Les forces essentielles sont à l’intérieur, le rapport des naissances aux décès rend compte des faits décisifs » souligne E. Labrousse266. J.A. Brutails évalue à un vingtième de la population le nombre d’étrangers recensés à la fin du XVIII^e siècle : des Espagnols et des Languedociens essentiellement dans le cadre de la province ; « la révolution démographique résulte bien d’une révolution de la mortalité »267. Elle seule, en effet, enregistre une mutation ; le taux de natalité reste, lui, proche du maximum biologique, oscillant, à l’exclusion des périodes de crises, entre 40 et 50 ‰ comme l’établissent diverses études démographiques.

223La population est donc encore au rythme de son corps et les « funestes secrets » ne semblent pas avoir affecté cette province « fourmillant d’enfants dont la plus grande partie périt en bas âge, faute de soins »273 ; la mortalité infantile, endogène et exogène, reste virulente : la première, due à l’absence de sages-femmes (« il arrivait des accidents journaliers, souvent la mère et l’enfant périssaient »274, la seconde au difficile passage du « cap de l’enfance ». Aussi les familles nombreuses étaient-elles en réalité peu nombreuses et les pères de plus de cinq enfants étaient-ils dispensés des charges municipales275.

224Le poids de cette mortalité infantile ne réussit pas à grever le taux de mortalité qui, en moyenne, se situe en deçà du taux de natalité, d’où un gain de population.

225Mais cet optimisme n’exclut pas des crises de mortalité en évidente relation avec ce qu’E. Labrousse nomme « les épidémies de cherté », indices d’un dérèglement du moteur.

– Crises de surmortalité et de cherté. Indices de dérèglement

226Les crises de surmortalité276 s’estompent entre les périodes d’expansion (1686-1705 ; 1716-1735 ; 1746-1755 à Thuir) à celles de régression (1706-1715 ; 1736-45 ; 1766-1775), mais elles ne disparaissent pas ; de 1749 à 1758, dans la Salanque, le taux de mortalité est supérieur au taux de natalité277 ; les moments de soudure sont particulièrement difficiles dans les Aspres en 1697, 1736, 1761 ; « face à toutes les pointes de mortalité, la courbe des mariages s’inscrit en creux tandis que la courbe des conceptions subit une baisse très sensible après la crise ; ainsi à Thuir en 1706, « année noire », pas un seul mariage n’est célébré de juin à décembre »278. Dans les années 1770, se déclenche une nouvelle catastrophe démographique qui culmine de 1782 à 1787, 1782, 1783, 1787 en constituent les années terribles dans l’ensemble de la province et que concrétise un bilan naturel négatif :

227De tels écroulements démographiques sont caractéristiques d’une économie d’Ancien Régime battant au rythme des récoltés céréalières (blé essentiellement), sujette en conséquence à des brusques variations280. Il est bien connu que lorsque le grain est rare, il est cher et le pain, élément de vie, vient à manquer.

228L’intendant du Roussillon notait en décembre 1751, en plein essor démographique : « Cette province est sujette à des disettes presque continuelles en grains »281. Cette pénurie, par voie de conséquence, provoquait un renchérissement des prix, en Roussillon plus qu’ailleurs, ainsi que le confirment les statistiques fournies par E. Labrousse relatives au prix de l’hectolitre de blé de 1756 à 1790282. Une comparaison entre la série roussillonnaise et la série française traduit la supériorité du prix roussillonnais, l’un des prix les plus forts de France, bien qu’ensemble ils se situent dans « le long flux de prospérité relevé pour la France de 1733 à 1817, dans la tendance majeure qui mène du XVI^e siècle à la fin du XIX^e siècle, malgré les reculs du XVII^e et le premier tiers du XVIII^e, malgré l’intercycle de contraction postérieur à 1770 »283. Cette tendance à la hausse, démarrée de 1730 à 1756 (1730, huit livres ; 1755, quinze livres) s’accélère dans les années 1760 (1766 : vingt-sept livres), atteint un maximum en 1773 (trente livres) et se maintient dans les années 1780 autour de cette barre (trente-cinq livres en 1789). De tels prix sont certes rémunérateurs pour ceux qui produisent suffisamment de blé pour le vendre, d’autant plus qu’il est souvent attesté que le Roussillon constitue avec la Provence la zone des blés de meilleure qualité, mais, par voie de conséquence, ils déchaînent la spéculation. Celle-ci est à l’origine de la loi de 1764, remise en vigueur pour le Roussillon par les déclarations du 10 février 1776 et les lettres patentes de la même année, qui firent dépendre la liberté de sortie des grains de leur prix284 : le prix de douze livres dix sols le quintal était choisi comme le terme indicatif de la prohibition.

229Les années suivantes, la crise de cherté est portée à son paroxysme, et la période de crise démographique latente se poursuit : « La province reste sujette aux épidémies ; des fièvres quotidiennes intermittentes, mésentériques, bilieuses se déclarent à Perpignan »285. Combattre les maladies relève de la diffusion des pratiques médicales et sort du cadre de nos préoccupations ; pour enrayer les disettes, le marché s’était révélé défaillant.

– Les agents freins : l’état du marché

230Le déclin économique du Roussillon remonte à la fin du XV^e siècle, lorsque la thalassocratie catalane fut frappée de mort286, le commerce s’était éteint et l’industrie avait perdu ses débouchés. En 1778, « jeté dans un coin isolé du royaume »287, le Roussillon était « sans manufacture, presque sans commerce »288, et replié sur lui-même.

Insuffisance des voies de communication et inorganisation du marché :

231Bornée par la mer et l’Espagne, la province ne communiquait avec le Languedoc que par la route du Perthus à Narbonne aménagée en 1750 et reliant l’Espagne à la France, cette route qui avait ravi A Young289. Pourtant, l’administration des Ponts et Chaussées, créée par lettre patente en date du 17 avril 1749 et à laquelle était affecté le droit de réal, restait restreinte ; les principales voies de communication étaient à peine frayées : l’ancienne via Confluentana d’Elne à Prades et au-delà en Cerdagne, bien que réparée à plusieurs reprises en raison de son intérêt stratégique (Mont Louis), était demeurée trop étroite, tout comme celle qui reliait Perpignan à Bellegarde ; la route de Port-Vendres, celle de Quillan par le col de Saint-Louis, étaient en piteux état ; à peine si l’on construisait la liaison Perpignan-Fitou au moment où éclatait la Révolution. Il est par ailleurs reconnu que « les routes seraient plus avancées si plusieurs habitants du pays ne prétendaient jouir de privilèges pour être exemptés de la corvée »290.

232L’insuffisance des subsides constituait certainement l’obstacle principal à la réalisation de réseaux perfectionnés : « Avec des secours aussi médiocres (trois cent quatre vingt-dix livres), il est difficile d’entreprendre des ouvrages d’une certaine importance, surtout dans un pays dispensieux par sa position resserrée entre les montagnes et la mer, sans cesse exposé aux ravages, aux dégradations causées par les torrents nombreux qui le parcourent avec impétuosité »291. Dans les autres régions de France, la situation ne devait pas être meilleure, puisqu’en 1787 un arrêt du Conseil d’État jugeait que les routes de cette province étaient fort avancées292.

233L’intérieur du pays était encore moins bien desservi que le centre de la plaine ; sans parler de la montagne, les villages de Corbère. Espira-de-l’Agly, Estagel, Corneilla-de-la-Rivière n’avaient pas de charrettes en raison de l’absence de ponts293. Au niveau supérieur de Prades, Mont-Louis, Céret, Arles, Prats-de-Mollot, les routes restaient inachevées ; les travaux d’endiguement de la Têt entretenaient une constante préoccupation294 et nombreux étaient les projets à l’étude, mais ce n’est pas avec les yeux du XX^e siècle qu’il faut juger l’infrastructure routière de l’époque ; Arthur Young parle pour les contemporains.

234Le commerce maritime n’avait pas non plus la dimension à laquelle il pouvait prétendre de par la construction de Port-Vendres : « On ne retirait pas de ce port tous les avantages dont on se flatte »295. Les travaux entrepris justifient l’arrêt du Conseil du 15 mars 1772, prorogeant le doublement de l’impariage pour cinq nouvelles années. Mais le port végétait ; situé à l’extrême partie de la province, les petits navires préféraient les plages voisines des lieux où l’on recueillait les produits agricoles, accessibles sans l’intermédiaire d’une longue et pénible route : Canet était à une heure de Perpignan, tandis que Port-Vendres était à cinq heures : « Seuls les navires du nord de la France et des pays septentrionaux qui viendraient chercher nos vins, ainsi qu’on commence à le faire, ne pourraient aborder ni encore moins stationner sur nos côtes et l’expédition ne pourrait se faire qu’à Port-Vendres ». Dans le but de mettre les navires de cabotage à l’abri des tempêtes, des ensablements et des corsaires, la construction d’un canal latéral à la côte avait été entreprise puis interrompue, il aurait constitué une artère du canal du Midi. Aussi, à l’exception des crus de Collioure et de Banyuls qui s’embarquaient soit à Collioure suivant un circuit séculaire, soit à Port-Vendres suivant un schéma plus récent, et les vins de médiocre qualité chargés sur les petits bateaux qui pouvaient aborder sur les plages des environs de Canet pour rejoindre le port de Cette, le trafic régulier était-il faible. A l’inorganisation du marché s’ajoutait le verrouillement douanier pour accentuer sa léthargie.

Le poids des droits de douane :

235Les entraves à la circulation de province à province étaient pesantes : en 1775, le subdélégué était persuadé « de la convenance et de la nécessité de la circulation de province à province »296 pour stimuler ce pays situé à l’extrémité du royaume de France et considéré comme étranger : il ne faut pas s’étonner si en franchissant le pas de Salses, pour aller en Languedoc, le Roussillonnais avait le sentiment de rentrer, sinon en France, du moins en pays gavatx, puisque les deux provinces limitrophes restèrent étrangères l’une à l’autre, à tel point que, encore en 1720, les marchandises qui avaient déjà payé la sortie du Languedoc devaient encore acheter l’entrée en Roussillon.

236Privé d’air maritime, le commerce roussillonnais était en outre en voie « d’asphyxie » par les nombreux droits qui le grevaient ; les Roussillonnais pouvaient être successivement français ou étrangers, dès qu’il était question de payer297. La province était encore redevable du droit de réal créé en 1668 et affecté aux Ponts et Chaussées en 1749 : en son nom, étaient perçus en 1775 quinze sous quatre deniers par charge de vin passant à Villefranche ou sortant du Conflent, et autant à la sortie du Roussillon par terre ou par mer, grevant d’autant le prix du vin.

237L’impariage, plus ancien que le droit de réal, datait de 1394 et, renouvelé en 1749, fut cédé à la ville de Perpignan. Ce droit était perçu sur toutes les denrées et marchandises entrant et sortant de la province : au droit primitif ont été ajoutés huit sous par livre, nouveau surplus au profit du roi ; l’ensemble fut doublé vers 1762, lorsqu’ont été supprimés les leudes ou péages qui gênaient extraordinairement le commerce, moins par rapport à la quotité des droits, modiques en eux-mêmes, que par les saisies et exactions auxquelles leur perception donnait lieu. Ces taxes étaient si multipliées, qu’on ne pouvait faire deux ou trois lieues sans passer d’un leudaire dans un autre. Le 3 juin 1775, les grains, farines et pain ont été affranchis de tout droit d’impariage pesant désormais essentiellement sur le vin. Ainsi sur une charge de vin, les droits s’élevaient-ils à : soit deux livres quatorze sols, le tiers de la valeur commune de la charge de vin, et six fois plus de droits que ceux qui se percevaient en Languedoc298. P. Poeydavant reconnaît que, très abondants, les vins « pourraient fournir à des exportations considérables qui feraient entrer dans la province des sommes immenses »299. Les entraves subies par le commerce y faisaient obstacle.

238Devant la « surabondance » de la denrée, l’intendant Le Bon notait en 1770 : « Il serait intéressant de dégager cette branche du commerce des entraves qui en arrêtent le progrès, et le moyen le plus efficace serait de supprimer les droits dont elle est grevée »300. L’édit de Turgot, pris en 1776, déclarant libre la circulation des vins à travers le royaume, arrivait trop tard. La lettre patente du 24 septembre 1785 brisa cette fiscalité désuète en abolissant « la barrière du Languedoc », et en supprimant l’impariage et le droit de réal. Or leur produit était affecté à l’aménagement de Port-Vendres et aux Ponts et Chaussées. Pour trouver de nouvelles ressources, il fut procédé à l’augmentation des droits levés sur les marchandises venant d’Espagne ainsi qu’à un renforcement de la gabelle, mesure particulièrement impopulaire. Ainsi « la province, isolée et considérée comme étrangère » restait-elle à l’écart des axes commerciaux.

239Puisqu’il était difficile de vendre du vin et de se ravitailler en blé en période de manque, deux solutions pouvaient permettre de résoudre le déséquilibre population-pain : étendre le territoire cultivé pour consacrer de nouvelles terres à la production céréalière ou (et) multiplier les efforts pour développer les rendements. La politique gouvernementale s’évertuait dans le cadre national de répondre à ces objectifs par ailleurs conformes aux préoccupations des intellectuels du mouvement physiocratique. Le Roussillon participait-il à ce courant de progrès agricole ?

b) Les efforts pour développer la production céréalière

– La nécessité politique des défrichements

Impact des édits royaux :

240Le gouvernement poursuivait, avec les trois textes de 1761, 1764 et 1766301, son objectif de mise en valeur du sol français. Pour lutter contre les terres incultes jugées beaucoup trop importantes, le gouvernement usait de faveurs : en 1766. le roi affirmait « Par notre déclaration, nous avons donné, à l’exemple de nos prédécesseurs, des marques de protection à ceux qui ont entrepris ou entreprennent le déssèchement des marais de notre royaume, leur accordant l’exemption de la dîme, de la taille et autres impositions pendant quinze ans »302.

241Il convient de situer à l’arrière plan de telles décisions l’influence du mouvement physiocratique303, insistant sur la nécessité de développer la production agricole, dans le cadre d’une économie où l’agriculture représentait l’activité essentielle ; mais il ne faut pas sous-estimer la part que représente, dans la décision du roi, le désir de garantir l’ordre social, et donc politique, par une quantité suffisante de grains. Convaincre les paysans de défricher et leur offrir les terres nouvellement acquises, c’était aussi accélérer la distribution du sol sous la forme de propriétés personnelles avec la liberté d’en user, et la garantir avec le sceau du roi lui-même. Une telle décision pouvait-elle provoquer une vague annonciatrice du déferlement de l’individualisme du XIX^e siècle ? Si oui. renverserait-elle l’un après l’autre les derniers bastions de la domination féodale ? Il fallait bien sûr prévoir la réaction de cette dernière, peut-être aussi celle plus inattendue des paysans eux-mêmes, parfois attachés à des terres incultes pouvant servir à la nourriture de leurs animaux.

242Quelques sources affirment en Roussillon que « tout ce qui était défrichable l’a été et au-delà »304. Cette affirmation est-elle le reflet de la réalité ? L’appréciation des variations des superficies survenue dans la mise en valeur des terres s’avère difficile. D’une part, parce que les terres laissées en jachère peuvent entrer dans la catégorie des terres incultes ou cultivées, suivant les déclarations et, d’autre part, parce que toutes les terres défrichées ne furent pas déclarées : « En réalité, l’extension du territoire cultivé était beaucoup plus rapide : on avait planté en vignobles un certain nombre de propriétés qu’on s’était bien gardé de déclarer parce que les plantations étaient interdites »305.

243Les statistiques relatives au Roussillon-Vallespir permettent de mesurer l’ampleur des défrichements présumés306 :

244plus de deux mille hectares pour le Roussillon-Vallespir. certainement quelques centaines d’hectares pour les vigueries du Conflent-Capcir307 et de Cerdagne.

245Les défrichements ne portèrent pas essentiellement sur les marais : « une notable partie des terres incultes de la plaine était occupée par les marécages qu’on ne paraît pas avoir songé à déssécher »308. Les superficies nouvellement cultivées le furent aux dépens des landes. Au total. seuls 2 % du territoire309 furent gagnés à la culture, malgré les encouragements prodigués par la politique royale ; l’on peut en déduire que ces 2 % furent convertis en terres céréalières puisque déclarées.

246Quelles sont les raisons de ce demi-échec ? Faut-il en incriminer les conditions naturelles (le tiers du département ne peut être cultivé, étant occupé par des rivières, marais, torrents, montagnes pelées, précipices)310 ou les habitants (« le peuple est si peu laborieux et si mol que de bonnes terres restent sans culture quoiqu’il ne leur fallut pour cela que de la bonne volonté et un peu d’industrie ou d’aisance »)311 ?

Obstacles et limites :

247Le premier, non négligeable, fut l’opposition des seigneurs ; alors que « dans le Roussillon, les particuliers qui ont défriché n’ont point trouvé d’obstacle »312, les habitants de la viguerie du Conflent-Capcir se heurtèrent à une résistance de type féodal : tous les habitants qui avaient déjà fait leur déclaration pour mettre en valeur les terres incultes ont été arrêtés par les ordonnances que les seigneurs ont obtenues, portant défense de les défricher sans avoir un titre d’inféodation de leur part ; ceci « est nuisible aux particuliers pour l’augmentation des dépenses qu’ils doivent faire pour accomplir cette formalité »313. La lutte était ainsi ravivée entre paysans et féodaux, seuls les premiers paraissent avoir eu le désir d’augmenter le territoire agricole : non seulement les seigneurs se révélaient être des obstacles à la propriété paysanne, mais, de surcroît, ils barraient la route aux progrès agricoles.

248L’attachement au système agricole traditionnel314 constitua un deuxième obstacle ; terres vaines, garrigues et pacages s’avéraient indispensables pour la nourriture des troupeaux, constituant de précieux terrains de parcours ; la propriété communautaire restait indivise. Les terres cultivées recevaient par ailleurs leur fumure de nombreux troupeaux pour lesquels il était nécessaire de conserver de vastes pâturages (les cultivateurs ne le comprirent pas toujours) ; aussi la lutte fut-elle âpre entre bergers et cultivateurs en Roussillon. Les Cerdans demeuraient quant à eux un peuple de pasteurs : « ce n’est pas une ordonnance royale qui allait changer les habitudes séculaires d’une population »315. Ils réalisaient lentement que bonnes à porter des grains, leurs terres pouvaient alimenter une production céréalière commercialisable. L’hostilité manifestée au défrichement des terres communautaires, outre le fait des pasteurs, était celui des paysans pauvres, au nom de l’économie traditionnelle.

249Les défrichements jugés par certains « immodérés » soulevèrent une violente réaction de la part de quelques contemporains qui y virent la cause d’une série d’inondations affectant le pays de 1716 à 1783 : 1716 – 1732 – 1737 – 1740 – 1763 – 1766 – 1772 – 1777 – 1783316. Ces crues ravagèrent les vallées de l’Agly et de la Têt ; en 1784, l’abbé Marcé affirma : « Depuis vingt-et-un ans, le lit de la Têt s’est élevé à Corneilla au moins d’une toise et demie. Quand les montagnes étaient couvertes d’arbres, c’étaient les inondations d’eau ; aujourd’hui ce sont des inondations de pierres et de sable »317. Aussi le viguier du Conflent proposa-t-il « d’interdire les défrichements sur les sommets et près des cours d’eau et de favoriser sur les pentes la culture de la vigne dont les racines entretiennent les terres »318. L’intendant intervint pour arrêter les défrichements : R. de Saint-Sauveur demanda une décision du roi ; bien que rendue le 18 août 1778, les défrichements s’arrêtèrent d’eux-mêmes en période de crise.

250Barrés par les seigneurs sur la voie de la propriété privée, les paysans auraient pu s’attacher aux droits concédés par la politique royale, mais le gouvernement et les défricheurs poursuivaient deux buts opposés : le premier, celui de développer et d’intensifier la céréaliculture dans un pays où le pain demeurait la base de la nourriture, et la récolte de blé. le baromètre de l’ordre social ; le second, celui de s’adonner à la viticulture qui, outre qu’elle leur laissât le privilège d’être propriétaires et exempts d’impôts, leur procurait un plus grand profit : les frais de culture s’élevaient pour la vigne à la moitié du produit brut, tandis qu’ils représentaient les deux tiers du produit brut céréalier319. Il est d’ailleurs probable que les terres défrichées essentiellement aux dépens des garrigues étaient plus favorables aux vignes qu’aux céréales. Aussi en Roussillon, les habitants eurent-ils essentiellement pour préoccupation la plantation des vignes jusqu’à ce que l’exportation devenue difficile et peu rentable enrayât l’engouement : « Je viens d’examiner l’état, que vous avez envoyé à M. le Ministre, des défrichements faits l’année dernière dans votre généralité. Je vois que les circonstances de la guerre et les bas prix du vin ont arrêté ceux qui avaient pu entreprendre de planter des vignes dans les terrains propres à ce genre de culture »320. Dans le Conflent, 75 % des terres défrichées pourraient avoir été consacrées à la vigne.

251Les défrichements s’arrêtèrent en 1782 ; ils étaient jugés dangereux pour l’environnement et l’équilibre écologique : ils avaient déçu l’administration qui affirmait les plantations de vignes « excessives »321 ; ils ne comblèrent pas toujours les vœux des paysans même si « les grains ayant augmenté de prix, il en est résulté une amélioration dans la culture des terres et (si) les défrichements qui ont eu lieu depuis les lois de 1764-1765 ont contribué à donner des productions supérieures »322.

252Un nouveau processus s’était engagé : les édits royaux avaient créé la possibilité de devenir propriétaire aux dépens des seigneurs : après les avoir spoliés des terres incultes, la propriété des bonnes terres pouvait leur être contestée ; les défrichements avaient remis en question l’équilibre économique de la province : « La destruction des bois, les obstacles à leur repeuplement, les ravages qu’opèrent les inondations, sont la suite du travail immodéré dans les parties montagneuses ; la diminution du pacage pour les troupeaux à laine, la privation qui en résulte des moyens les plus propres à améliorer les terres, enfin des plantations en vignes qu’on peut, par leur multitude, regarder comme excessive... »323 autant de conséquences.

253Dans la plaine, les défrichements avaient suscité l’espoir du profit que les cultivateurs avaient placé dans la vigne ; la politique gouvernementale se croyait obligée de la combattre pour raison d’État : ainsi, la liberté de culture s’avérait-elle nécessaire pour les cultivateurs catalans qui n’adhérèrent pas de leur propre gré au système cultural prôné à Versailles. Quant aux Cerdans, ils continuaient à préférer le commerce des bestiaux à celui des vins pour lesquels les terres de cette région n’étaient pas valables324 ; ils étaient franchement hostiles aux défrichements. Bref, la politique des défrichements, dans la mesure où elle a été appliquée, a reçu un accueil mitigé dans la région, suivant qu’elle concerne les zones de culture ou d’élevage.

– Une faible perméabilité au mouvement physiocratique

254L’anglomanie qui marque le XVIII^e siècle a peu atteint les contrées méridionales, même à travers le centralisme versaillais ; mais puisque le mouvement agronomique s’était engagé dans la lutte contre la routine325, il importe de chercher ses traces en Roussillon.

Les tentatives d’amélioration :

255L’intendant R. de Saint-Sauveur fondait en 1779 la première société d’Agriculture du pays326. Il témoigne ainsi de l’intérêt que porta le gouvernement aux activités agricoles, fidèle à l’esprit physiocratique : animée par des mobiles plus intellectuels que pratiques, plus économiques que sociaux, l’administration donnait le ton à la Société.

256La structure sociale des membres reflète d’une part, ses préoccupations, d’autre part son rôle : les vingt-cinq membres de la Société royale327 (1779-1788) annoncent « l’élite » administrative et sociale. Cette société se mourait avec l’Ancien Régime ; son efficacité paraît contestable : l’on peut lire dans le premier bulletin de la Société royale qui lui succéda : « Cette société fit alors autant de bien qu’il était permis d’en espérer : elle obtint d’une administration toute paternelle et toujours active, qu’elle veillerait avec soin sur la conservation des antiques forêts, et ses soins ne furent pas infructueux car nous leur devons les seuls bois qui nous restent ». Elle semble avoir peu affecté le secteur agricole.

257Or. les procédés qui permettaient de combattre la jachère étaient connus (englobés par E. Labrousse sous le nom de « réforme de l’assolement »), permettant de reconstituer la terre autrement que par le repos : enrichir la terre par des engrais ou la nettoyer par des cultures améliorantes ; les fourrages artificiels étaient recommandés. Déjà, dans la plaine roussillonnaise, les terres à l’arrosable étaient fécondées par l’eau, surtout dans le Ribéral où, à l’aide « d’engrais, de fumiers et autres, les eaux sont utilement employées à améliorer les terres, ce qui augmente et multiplie la production de blé »328 ; en quelques endroits la jachère avait disparu comme l’affirme A. Young : « Venant d’Espagne le 21 juillet 1787, je trouvais des étendues labourées et ensemencées de millet. Pas la moindre idée d’une jachère où l’on trouve abondance d’eau : on y substitue du trèfle, des haricots, du millet et du maïs. Le trèfle produit abondance de nourriture pour les moutons et les agneaux au commencement du printemps, après quoi on l’arrose et vers la fin de mai il donne une bonne récolte de foin ; alors on le laboure et on y plante des haricots, du maïs ou du blé »329. Mais de telles combinaisons complexes étaient loin de se généraliser ; dans l’ensemble, la rotation des cultures restait désuète. A l’aspre et dans les régions montagneuses, le système en vigueur reposait sur l’assolement biennal : « Laisser reposer les terres assolées un an sur deux était la coutume »330 ; tous les témoignages concordent sur la permanence de l’antique assolement avec jachère morte et « les assolements ingénieux portés au dernier point de la perfection »331 étaient exceptionnels.

258Les céréales en pâtirent, mais aussi l’élevage, à quelques exceptions près : « à Pia, on nourrit les moutons ainsi que les agneaux au printemps avec du trèfle “qui a été semé en août sur des guérêts labourés une fois”. Après cette pâture de printemps, on irrigue la terre et elle produit une belle récolte de fourrages »332, récolte nécessaire en raison de la rareté des prairies naturelles (huit cent vingt-sept hectares en Roussillon en 1741 ; six cent quatre-vingt-huit en Confient ; neuf cent cinquante-trois en Cerdagne) ensemencées en esparcette. trèfle, lupin ou orge en août et mangées en vert par les moutons333 ; dans les régions montagneuses, « lorsque les grands froids rendent les contrées de ces hautes montagnes inhabitables, les propriétaires des grands troupeaux de la Cerdagne, du Capcir et du haut Conflent ne peuvent se dispenser pour les entretenir de les y faire venir manger les fourrages »334. Les cultures fourragères étaient donc davantage considérées, par leur nécessité, liée à l’élevage, que pour les bienfaits qu’elles réservent aux terres qui les portent.

Les permanences de l’archaïsme :

259Le progrès mécanique ne fut pas décisif : en 1773, 65 % des terres étaient cultivées à la main en Cerdagne, 70 % en Conflent335. Les deux vigueries ne possédaient respectivement que de trois cent quatre-vingt-seize et huit cent trente-trois charrues, tandis que dans la plaine leur nombre est porté à deux mille vingt. La mécanisation tendait donc à accentuer le déséquilibre des régions défavorisées par rapport aux régions privilégiées lesquelles, après avoir bénéficié de meilleures terres, disposaient de plus de capitaux nécessaires à la modernisation technique, même si celle-ci balbutiait encore.

260Le dépiquage se faisait au moyen de chevaux qui, par foulage, séparent la paille du grain : « Ce procédé a ses avantages dans un pays où l’on manque de bras suffisants pour les récoltes et où l’on n’a point de granges ou autres couverts pour renfermer les gerbes [...] »336. Ce procédé inquiétait par ailleurs les censeurs des subsistances ; le subdélégué y voyait un danger de réduction des céréales de par la consommation abusive de chaque bête employée à dépiquer (demi-mesure de blé par jour). Pourtant, « communément usité à l’époque wisigothique, le dépiquage sous cette forme n’en était pas à ses derniers jours »337. L’influence de quelques esprits locaux pétris d’agronomie était lente à se répandre. L’abbé Marcé se prononçait contre le battage par les haras parce qu’en cas d’orage, toute la récolte exposée sur l’aire était menacée338.

261Au niveau des variétés céréalières, l’on retrouve l’adaptation traditionnelle du blé aux meilleurs terres et des méteils, sarrazins et surtout du seigle aux terres défavorisées ; à signaler toutefois que le seigle cerdan était réputé pour être un des meilleurs d’Europe339.

262Aussi les rendements céréaliers restaient-ils bas, variant de onze à douze hectolitres à l’hectare, pouvant atteindre de quatorze à seize hectolitres sur les meilleures terres340 ; les rendements des cultures fourragères peuvent varier du simple au quadruple, selon qu’elles sont produites à l’aspre ou à l’arrosable : la luzerne variait de vingt-quatre à cent quintaux à l’hectare, les foins de dix à quarante341 ; il a été souligné combien leur développement était faible. D’une façon générale, le rendement était encore celui d’une économie où pour augmenter la production, on augmente les superficies, et où le désir de faire rendre beaucoup à la terre est proportionnel à la mauvaise qualité du sol : on demandait à la terre pauvre presque autant qu’à la terre riche, ce qui faisait envier aux rudes paysans de la montagne la vie facile de ceux du bas pays qui travaillaient peu de terres fertiles.

263M. Morineau pose la question « y a-t-il eu une révolution agricole en France au XVIII^e siècle ? »342. Pour les Pyrénées méditerranéennes, Max Sorre décèle au XVIII^e siècle « une révolution agricole plus importante que les révolutions politiques »343 ; mais la permanence des techniques archaïques met en question l’existence d’un véritable take-off ; de toute évidence, l’insuffisance des voies de communication devait le brider ; toutefois, l’étude des composantes de l’agriculture s’impose, afin de dégager, au-delà des données conjoncturelles, des tendances de plus longue durée.

c) Une dynamique agricole hésitante

– L’instabilité de l’équilibre pain-vin

Les difficiles progrès des terres labourables :

264Les terres incultes étaient étendues, les bonnes terres rares (8 % de la superficie totale, 19 % des terres cultivées) tandis que les terres médiocres occupaient 24 % de la superficie totale, 53 % des terres cultivées ; les terres de peu de valeur respectivement 12 et 26 %, au début du XVIII^e siècle344. Les statistiques relatives à la viguerie du Roussillon-Vallespir semblent traduire un équilibre relatif au cours du XVIII^e siècle au niveau cultural au profit des terres labourables. Elles pourraient cacher une situation conflictuelle entre les terres labourables et les vignes, bien que la superficie de ces dernières apparaisse en nette régression ; il faut en effet tenir compte de l’édit promulgué par l’intendant Bertin le 5 juin 1731, les déclarant prohibées ; or un témoignage de l’intendant lui-même en 1781 tend à prouver que la vigne, non seulement gagnait sur les terres incultes, mais aussi sur les champs de blé, cela bien sûr clandestinement, d’où des statistiques officielles contestables.

265Il a été souvent dit que « les terres qu’on ne pouvait emblaver, parce que trop arides ou trop caillouteuses, étaient réservées à l’olivier, et surtout à la vigne », mais on ne doit pas dissimuler « qu’il y a eu des plantations de vignobles dans les lieux bas, surtout dans la plaine où les vignes réussissent à merveille : elles rendent beaucoup et il a été aisé de sentir que les vins y sont grossiers »347. De telles plantations ont concurrencé les terres labourables sur leur terrain, et s’y sont développées à leur détriment.

266Les interdictions promulguées par les intendants visaient les terres aptes à porter du blé. et pourtant plantées en vignes : Bertin le 15 juin 1731348 apporta une première limitation à la viticulture en interdisant de planter de nouvelles vignes et de cultiver celles abandonnées depuis deux ans, sans permission royale : celle-ci devait être précédée d’une enquête ou d’un rapport constatant que les terrains étaient particulièrement favorables à ce genre de culture. L’année précédente, quelques quatre mille arpents auraient été plantés dans la province349... Et déjà le 19 octobre, l’intendant transmettait à Versailles une demande d’exception faite par Collioure et Argelès, à la suite d’une requête adressée par les consuls de Perpignan350, pour profiter de la période de hausse des prix351.

267Devant l’hostilité générale, l’application de l’édit était suspendue ; en 1757, l’intendant Le Bon se vit dans l’obligation de faire dresser les états de toutes les vignes plantées en contravention, en distinguant celles placées dans les mauvais fonds d’avec celles plantées dans les terres propres à être ensemencées : les premières furent tolérées par grâce spéciale, on ordonna l’extirpation des autres après les vendanges. Cette législation draconienne explique la dissimulation des plantations dans les statistiques officielles qui donnent pour le Roussillon-Vallespir :

268Officiellement, il n’y aurait eu que mille sept cent cinquante-deux hectares plantés depuis 1731, plus deux cent quatre-vingt-quatorze dans la banlieue de Perpignan356.

269Donc, dans toute la province, les terres labourables demeurent largement dominantes en 1775. L’enquête de 1775 permet de saisir la diffusion géographique des terres labourables et des vignes. Dans quelques localités de la plaine, les terres labourables paraissent même exclusives :

270Lorsque les conditions techniques permettent l’irrigation, les terres labourables se développent à l’arrosage :

271Dans le Conflent, les terres labourables à l’arrosage sont nombreuses dans le bassin (Catllar 35,7 % – Codalet 46,1 % – Prades 48,4 %), tandis que seules les terres à l’aspre caractérisent les zones plus élevées (Eus 98,7 % Escaro 83,1 %), tout comme le Capcir (Formiguères 73,2 % – Puyvalador 66,8 %). Ici, bien souvent, elles cèdent le pas aux prairies : 33,1 % à Puyvalador – 26,8 % à La Llagonne – 26,7 % à Formiguères...

272Comme en Cerdagne, la proportion la plus courante semble être quatre cinquièmes de terres labourables, un cinquième de prairies (La Cabanasse – Angoustrine – Estavar – Eyne – Llo – Odeillo – Palau – Saint-Pierre – Targassonne).

273En 1775, la vigne toutefois occupe une importante fraction du sol à : mais aussi près de la côte à :

274dans la Salanque à :

275et dans le Riberal à :

276A Pia, aux portes de Perpignan, elle couvre les 46,5 % du sol.

277Elle est largement présente dans le Confient :

• 59,1 % du sol à Catllar

• 42,3 % du sol à Codalet

• 55,5 % du sol à Marquixanes

• 57,1 % du sol à Olette

• 51,8 % du sol à Rodés...

278Elle apparaît plus développée dans cette région de transition que constitue le Conflent, entre la plaine et la montagne, entre le Roussillon et la Cerdagne, aux portes de l’Espagne.

279Au total, le vingtième du territoire cultivé serait consacré à la vigne ; la moyenne cache les disparités régionales : 30 % des terres du Ribér., 1 lui sont consacrées, 1 % de la basse Salanque ; en moyenne, M.J.A. Brutails comptabilise un hectare de vignes pour trois hectares de terres labourables.

280Le rôle des prix, élément accélérateur dominant, mérite d’être mis en évidence pour mesurer l’attrait du pôle profit.

La responsabilité des prix dans l’enjeu céréales-vin

281Pour mener une telle étude, il faudrait disposer de statistiques précises et complètes ; si en ce qui concerne le prix du blé, E. Labrousse a pu reconstituer les chroniques à partir de 1756357, l’établissement des séries viticoles est plus aléatoire, en raison de l’absence fréquente de statistiques due au désintérêt manifesté officiellement à l’égard du prix du vin. De plus, l’extrême diversité des prix provoquée par la variété des qualités de vin incite à la prudence en la matière. Enfin, faute de statistiques viticoles exclusivement roussillonnaises, c’est au niveau des hypothèses seulement qu’il convient de se situer : les données de E. Labrousse concernant la France358 et de P. Vilar pour la Catalogne359, confrontées, permettent de saisir les tendances des prix viticoles au XVII^eme siècle. Ensemble, elles traduisent « la hausse séculaire du prix du vin » entre 1726-1741 et les dernières années du siècle, malgré la baisse relative des années 1780.

282Le « tonus » provoqué par les hauts prix du vin est en Roussillon d’autant plus fort dans la première moitié du XVIII^eme siècle que le haut prix du vin coïncide avec les bas prix du blé : l’historien P. Vilar l’a remarqué dans toute la Catalogne, le subdélégué P. Poeydavant a noté : « Autrefois le prix commun du blé était seulement de quarante sous la mesure ; par la suite, il est monté à cinquante et cinquante-cinq sous et jusqu’à trois livres »360. La Bourgogne enregistre aussi une hausse des prix pour tous les vins à partir de 1689 et P. de Saint-Jacob constate qu’une relative prospérité se fixe chez le vigneron361.

283Cependant, le prix du blé n’échappe pas à la « révolution des prix » bien que, pour lui, celle-ci se soit amorcée plus lentement et plus tardivement pour s’accélérer dans la deuxième moitié du XVIII^eme siècle. Mais si en matière viticole, la hausse des prix est un stimulant pour le producteur qui retire un bénéfice croissant de sa récolte dont le but essentiel est la vente, en matière céréalière, la hausse a une signification défavorable, « elle révèle le malaise, la contraction, parfois la catastrophe : cela, tant pour l’ensemble des producteurs agricoles – mais pas pour tous – que pour la masse des consommateurs »362.

284Hausse des prix céréaliers et prohibition viticole se conjuguent pour empêcher la régression céréalière ; elles permettent au subdélégué d’affirmer dans les années 1770 : « Il est en outre constant qu’il y a plus de terres ensemencées en grains qu’il y en avait autrefois ; ce qui doit rassurer contre le double inconvénient qui avait frappé M. Bertin »363. Le seuil des quarante mille ayminates semble alors définitivement acquis et assurer lors des années communes, le ravitaillement local ; lors des bonnes années, il garantit même un surplus commercialisable : l’excédent céréalier aurait été supérieur à deux mois de subsistance au lendemain des édits et déclarations royales de 1763-1764 concernant la circulation des grains364. La Cerdagne française vendait alors avec profit ses excédents de seigle à la Cerdagne espagnole, quelquefois au pays de Foix et souvent au Conflent avec lequel elle échangeait le blé contre du vin365 ; par ailleurs, la Catalogne « soulage le Roussillon dans les années heureuses d’une abondance qui lui serait à charge »366. Le surplus céréalier était donc vendu à l’Espagne : dans un circuit commercial espagnol, le Roussillon aurait pu devenir grenier à blé ; dans le circuit commercial français, ses blés n’étaient pas compétitifs : ils étaient de bonne qualité, mais se vendaient trop cher ; à la différence du Toulousain, desservi par le canal du Midi, le Roussillon souffrait de son isolement qui le forçait à vivre replié sur lui-même.

285Plusieurs conséquences en découlent. Tout d’abord, les trop bonnes récoltes étaient redoutées par les gros producteurs, celles « d’une abondance ruineuse qui, en privant le propriétaire de la vente ou en avilissant le prix des denrées, lui ôte les moyens de subsistance et la .faculté de cultiver les terres destinées à préparer la production des années suivantes : ce qui est en Roussillon plus commun qu’ailleurs, si on ne favorise l’exportation ou si on reste assujetti à des gênes dont le commerce ne s’accomode jamais »367. De plus, dans ce Roussillon, isolé et de taille réduite, les hauts prix des grains ne provoquaient pas un engouement céréalier comparable à celui que connut à la même époque le Toulousain où toute l’économie était axée sur la production et la vente du blé et où les structures mêmes en furent affectées : « La concentration foncière s’effectue au profit des propriétés de plus de quarante hectares et même de cent hectares dans le Toulousain, au-dessus de vingt et quarante hectares sur les franges. Le souci des facilités optima d’exploitation guide les investissements fonciers autour de Toulouse, en Lauragais et sur les berges du canal et un peu partout le long des fleuves navigables. Ailleurs les capitaux urbains s’éloignent, laissant la terre aux paysans », conclut G. Frêche368 ; le principal souci des investisseurs toulousains du XVlII^eme siècle, artisans de la concentration foncière de la période 1720-1789, était bien la recherche de la rentabilité maximum du capital.

286Le pôle céréalier n’avait pas été assez puissant pour drainer en Roussillon capitaux et énergies vers la terre ; il était ici concurrencé par le pôle viticole : l’un résultait de la spéculation gouvernementale, l’autre de la spéculation locale, faisant dire à P. de Poeydavant : « il n’y a de véritable abondance que dans la partie des vin »369.

287Pourtant la viticulture n’était pas en mesure de provoquer en Roussillon les mêmes conséquences structurelles : la vigne était toujours la culture du pauvre ; les viticulteurs étaient ceux qui avaient gagné les nouvelles terres à la sueur de leur front, passant outre les interdictions. Une reconversion des grandes exploitations se révélait pratiquement impossible du fait de la complexité hiérarchique des liens inscrits sur le terrain foncier distribué en multiples unités de production, et faute de libertés de culture et de commerce370. Privée de ces libertés, la rente foncière ne pouvait s’emballer ; les campagnes roussillonnaises n’entraient pas de plain-pied dans la voie capitaliste. Elles étaient doublement atteintes : d’une part, hauts prix des grains en partie achetés lors des années difficiles, d’autre part, bas prix des vins essentiellement vendus.

288Quelques vins jouissaient cependant d’une renommée bien établie avant le XVIII^eme siècle : le Rivesaltes expédié déjà en 1455 « per les festes » que le roi de Navarre avait organisées en l’honneur de son gendre le comte de Foix371, envoyé depuis régulièrement au roi et au ministre372 et dont A. Young trouva « qu’il méritait sa réputation »373. Il est attesté que « dans toutes les terres, le Roussillon a produit des quantités de vin fort au-dessus de la consommation intérieure du pays »374 : en Conflent la vigne alimentait un petit commerce en direction de la Cerdagne qui avait renoncé à produire son vin et où la vigne avait disparu depuis le Moyen Age : la toponymie renforce cette impression : Font de las Vinyes – Costa de la Vinyas – La Vignolle375 ; les textes approuvent376. Le Conflent avait déjà réalisé que, dans le circuit local, son intérêt était d’échanger son vin contre les blés cerdans, alors que rien ne s’opposait à la culture des céréales, si ce n’est le désir de réaliser un bénéfice plus grand en vendant ses vins ; le Roussillon avait appris que. dans le circuit commercial national, ses vins se vendaient mieux que ses blés.

289La spécialisation s’était donc d’abord opérée au niveau local : l’autoconsommation sous l’Ancien Régime consistait pour la province en une complémentarité inter-régionale. Ce qui permet de renforcer l’impression donnée par le rôle du profit dans l’économie du XVIII^eme siècle et d’affirmer que la spécialisation s’opère davantage en fonction du marché, qui, lui, dépend du déséquilibre des conditions naturelles, qu’en fonction des conditions naturelles elles-mêmes, à condition que la politique gouvernementale ne s’y oppose pas. De plus, l’aspect commercial pèse déjà lourd dans la spéculation culturale. Or les vins de la plaine, à l’exception des crus de Collioure et de Banyuls qui s’embarquaient à Collioure ou à Port-Vendres, étaient chargés sur les petits bateaux qui pouvaient aborder sur les plages des environs de Canet377 pour rejoindre en particulier le port de Cette où les négociants utilisaient en grandes parties les vins du Roussillon pour renforcer ceux du Languedoc. « Ces coupages n’étaient pas faits pour augmenter la renommée de nos vignobles »378, d’autant moins que les pratiques en vigueur laissaient à désirer, tant les procédés de vinification s’avéraient défectueux379 ; seule la forte dose d’alcool contenue dans les vins roussillonnais leur permettait de supporter sans trop souffrir « le transport vers les pays lointains ». Ainsi, avant de servir à la multiplication des vins de Bourgogne, les vins catalans avaient-ils assuré la large diffusion des vins du Languedoc ; ce n’était pas ainsi qu’ils se créaient une image de marque puisque leur nom même disparaissait dans ces « savants » mélanges : il ne suffit pas de savoir produire, il faut aussi apprendre à vendre, dans un circuit économique fondé sur le commerce. Ceci faisait dire naïvement à Arthur Young « les viticulteurs roussillonnais ne savent pas encore tirer parti des richesses de leur sol et leurs vins n’avaient pas encore la réputation d’aujourd’hui ».

290Pourtant, aux yeux des contemporains, la vigne du XVIII^eme siècle était bien « la culture qui symbolisait l’élan du siècle »380. Les cultivateurs qui disposaient du plus grand surplus commercialisable s’appelaient les viticulteurs ; leur profit provenait du fait que « même parcellaire, l’entrepreneur viticole est vendeur de vin »381. Les défrichements avaient été autorisés en fonction de la nécessité, mais réalisés en fonction du profit que l’on espérait retirer d’étendues jusque-là occupées par la garrigue ou les bois, car, à superficie égale, le rendement de la vigne l’emporte sur celui de toute les cultures : le produit moyen d’un demi arpent de vigne suffit à la consommation annuelle du vigneron ; une parcelle de terre couvre ses besoins. « On ne boit pas sa vendange comme on mange sa moisson »382, dit E. Labrousse.

291La circulation de l’argent devenait « plus abondante » qu’autrefois, l’administration en « avait la preuve dans la facilité de la perception des impôts »383 ; le subdélégué notait en 1778 que « la fortune publique était accrue »384. Cet optimisme officiel doit être cependant nuancé en raison de l’augmentation de la pression démographique et de la cherté des grains. En 1781, plus réaliste, R. de Saint-Sauveur écrivait : « Il y a peu de pauvres en Roussillon comme aussi peu de riches ; une médiocrité générale, un air même de pauvreté s’y montre partout ; mais la danse et la musique y consolent de beaucoup d’autres jouissances dont on est privé ». Outre l’avantage de procurer de l’argent, la vigne offrait le privilège d’être propriétaire de terres nouvellement mises en valeur : la propriété source de profit se généralisait.

292En période de prospérité, l’on s’était soucié de profit ; que vienne une crise et une motivation primaire pouvait s’emparer des gens : se nourrir et survivre.

Les symptômes de crises des années 1780

293A partir de 1775, la superficie des cultures stagne ; leurs productions diminuent. La province ressentait les difficultés commerciales issues d’une mauvaise place au sein de la compétition nationale et de la politique commerciale de la France défavorable au commerce avec le débouché traditionnel du Roussillon, l’Espagne. De plus, la hausse des prix du blé, caractéristique du siècle de Louis XV, s’accélérait : or, si lente et régulière, la hausse des prix est un stimulant, déchaînée, elle est synonyme de crise. Elle remet en cause le soubassement de l’économie agraire, l’exploitation, support du profit : les seigneurs cherchaient à renforcer leurs droits, les citadins leurs privilèges. Le Roussillon n’échappait pas à la pénurie de froment qui frappait le royaume. Dès 1773, obligation fut faite de constituer des stocks, mais défense formelle d’ouvrir des magasins de blé à moins de quatre lieues de la frontière385 ; les exportations furent interdites en 1782386, 1784, 1788 : en 1783, le rendement s’était effondré à moins de quatre hectolitres387 ; non seulement « la province n’a, à aucun égard, un superflu capable de fournir à des exportations d’un certain genre »388, mais les Roussillonnais encouraient un risque de pénurie, d’autant que « l’Espagne, comme la Catalogne qui nous avoisinent, n’ont jamais de superflu »389 ; il fallait alors assurer sa subsistance à grands frais, acheter « fort cher les blés du Languedoc et, à la dernière extrêmité, ceux d’Afrique ou d’Italie à partir de Marseille »390. La spéculation menaçait.

294Pour lutter contre les accapareurs, l’administration restituait des magasins de vivres : « Les ministres ont toujours approuvé ce moyen sous la condition de remplacement en nature, et souvent, la seule ouverture de’ ces magasins et la distribution de très petites quantités ont suffi pour mettre fin à toutes les criailleries, qui d’ordinaire sont plutôt l’effet de faux bruits ou de l’inquiétude des peuples que d’une disette réelle »391. Cet optimisme officiel se heurte à la réalité : la crise frumentaire s’installait, elle s’ajoutait aux mauvaises récoltes de millets, sarrasins, méteils et légumes secs (pois, fèves, haricots)392. Tel était le drame de subsistance que la politique royale avait voulu éviter ; celle-ci se soldait par un échec provoqué davantage par la conjoncture atmosphérique que par la conduite réfractaire des agriculteurs, même en Roussillon où pourtant la tentation avait été grande de planter des vignes.

295Or, tandis que grimpaient les prix du blé, ceux du vin s’effondraient : le secteur viticole était lui aussi sévèrement atteint. Cette catastrophe s’inscrit dans la crise viticole générale décelée par E. Labrousse à la fin de l’Ancien Régime, de caractère cyclique normal dans les années 1772-77, atteignant des proportions démesurées à partir de 1780. La courbe du vin se trouve alors désolidarisée de toutes les grandes courbes du marché agricole393. En Roussillon plus qu’ailleurs, l’étranglement des débouchés et la crainte des corsaires ralentissaient les exportations ; évaluée à 66 % par P. Poeydavant394 à partir de 1782, la baisse intercyclique se prolonge jusqu’en 1789. Il fallait alors donner le vin à vil prix ou le faire convertir en eau de vie, « ce qui revenait au même pour le propriétaire dominé par le besoin de vider ses tonneaux ou par la nécessité de voir gâter ses vins »395. En 1782, seuls soixante mille hectolitres sur une production de deux cent soixante mille furent exportés. Les XIX^eme et XX^eme siècles ne découvrirent pas la surproduction.

296La gêne s’installait dans les campagnes ; la multiplication des ventes à pacte de rachat, ou ventes fictives destinées à recevoir un prêt (système roussillonnais en remplacement de l’hypothèque), telle que l’on peut la relever dans les registres du Centième Denier de Millas, en témoignent396. Le paupérisme guettait les couches les plus déshéritées de la population. Pour lutter, les communautés tentèrent de pourvoir à la subsistance des nécessiteux en leur procurant grâce à « la taxe des pauvres » ou à des aumônes volontaires, le minimum vital. Outre les deux hôpitaux généraux situés à Perpignan, des petits établissements existaient dans les bourgs (Ille, Saint-Paul) ; quelques bureaux d’aumônes et autres ateliers de charité complétaient l’assistance397.

297Après un siècle de reprise démographique et d’expansion agricole, le spectre de la misère réapparaissait. Celui de la famine ressurgissait chez tous et aussi chez les citadins se souvenant alors qu’ils avaient des terres à la campagne mais oubliant que d’autres personnes, installées dessus, avaient droit elles aussi d’en espérer la subsistance.

298L’étude des conditions faites à l’agriculture au XVIII^eme siècle démontre le rôle des mécanismes économiques engageant l’essor ou la stagnation agricole. Le rôle des prix paraît décisif : les hauts prix du vin sont à l’origine de l’expansion viticole de la première moitié du siècle, ils engendrent la prospérité ; les hauts prix du blé provoquent la poussée céréalière de l’autre demi-siècle, mais sont générateurs de misère populaire. Il s’avère plus actif que la politique gouvernementale : il permet de la combattre pour la vigne, il la renforce par la suite pour le blé. Mais les prix pratiqués sur les marchés locaux, nationaux ou internationaux, sont fonction des conditions économiques environnantes d’une part, de la politique commerciale d’autre part ; cette dernière l’emporte sur les précédentes lorsque l’équilibre interne du pays est jugé supérieur à la satisfaction personnelle de l’agriculteur. Elle frappe doublement les Catalans à la fin de l’Ancien Régime ; autant que de la liberté de culture, ils ont besoin de la liberté commerciale.

299L’exemple de la culture des oliviers prouve qu’une culture, pourtant bien adaptée aux conditions naturelles, ne se développe pas si elle n’est pas stimulée par le marché :

300Boulainvilliers présentait en 1710 « la plaine couverte d’oliviers »398 et les huiles d’olive comme « une des plus importantes productions locales », la plus estimée provenant des collines calcaires d’Estagel et de Montner, des coteaux de Millas et de Corneilla-de-la-Rivière399. A la fin du siècle, l’olivier entamait une régression accélérée par les sévères conditions météorologiques qui frappèrent les années 1780.

301De la même façon, la volonté royale ne suffit pas à imposer une culture, telle la sériciculture encouragée par Orry, lorsqu’il était intendant du Roussillon400. Bien que quatre filatures aient été créées à Perpignan en 1752, qu’elles aient bénéficié de la protection de l’administration, « la sériciculture ne prospéra point en Roussillon »401 ; il semble que les brusques variations de température et la force des vents, comme les ravages des troupeaux, furent responsables de leur faible développement402. En 1778, il ne subsistait que trois ou quatre mille pieds de mûriers dans la pépinière de Perpignan403 ; avec réalisme, P. Poedavant conclut : « Si le but principal de cet établissement est marqué par le peu de réussite des vers à soye, il a, du moins, utilement servi à peupler les campagnes d’une quantité considérable de mûriers qui sont une ressource pour le chauffage »404. L’ancien système cultural fondé sur l’élevage transhumant de mouton avait la vie plus tenace.

– Le traditionnel élevage transhumant du mouton :

La lutte pasteurs-cultivateurs

302Élevage et agriculture se dressaient l’un contre l’autre : la seconde tolérait mal les inconvénients de ce système agricole hérité d’un autre âge, fondé sur autant de servitudes collectives que de terrains communaux ; il n’était plus possible de considérer l’élevage comme nécessaire là où d’autres occupations agricoles s’avéraient possibles et lucratives : il devenait un obstacle : « La dent des troupeaux endommageait les ceps, leurs pieds faisaient écrouler les murs qui retenaient les étagements des terres sur les côteaux, enfin il arrivait que les bergers mettent le feu aux vignes »405, telles étaient les accusations que faisaient peser les viticulteurs sur les éleveurs.

303Poursuivant sa politique, l’administration avait encouragé la culture au détriment de l’élevage ; le 23 mars 1751, l’intendant Bertin promulgua une ordonnance pour interdire, sous des peines sévères, de faire pacager dans les vignes du Conflent406 ; l’édit de 1769 abolit officiellement les droits de parcours et de vaine pâture, dans le but sous-entendu de protéger les champs de blé, davantage que les vignes, sans bien réaliser que la culture ne se concevait pas sans l’élevage qui lui fournissait la fumure. Mais ces droits « restèrent dans les mœurs du pays »407. Par-delà un conflit d’intérêt, c’est la rivalité juridique qui transparaît, pour affirmer le droit de propriété supérieur au droit de parcours jugé contraire à la liberté individuelle des propriétaires de fonds408 ; le combat se soldait par la démission de l’intendant « désapprouvé pour s’être attaqué à des coutumes qui s’opposent aux progrès de la province »409.

Le poids de l’élevage

304L’élevage transhumant du mouton continua à représenter pour le pays une activité fondamentale ; il reposait sur une tradition séculaire héritée d’un peuple de pasteurs ayant établi une solidarité entre la plaine et la montagne ainsi qu’une communauté intra-pyrénéenne. C’était une activité adaptée aux conditions naturelles du pays, à l’étendue des terres de qualité médiocre telles les landes, les garrigues et les chaumes, mais surtout aux conditions économiques du passé : nécessité du troupeau pour la survie du groupe, pour la fumure des terres et pour disposer de quelque argent, « en vendant les bêtes encore plus avantageusement à l’Espagne »410.

305La plaine possédait un troupeau plus grand que celui de la montagne : A. Young n’avait pas manqué de la signaler : « Le Roussillon est un très grand producteur de moutons, infiniment plus que tout ce que j’ai vu en France »411.

306L’élevage constituait une activité essentielle à l’origine d’un commerce et d’une production lainière non négligeables ; « la laine du Roussillon était la meilleure de France et celle qui atteignait les prix les plus élevés. Des manufactures respectables, de Louviers et d’Elbeuf, m’assurèrent que la laine du Roussillon était la meilleure de France »412.

307En raison de la sécheresse estivale et de la pauvreté des sols, les troupeaux allaient passer la belle saison sur les immenses pentes gazonnées de la Cerdagne et du Capcir413. Les bêtes étaient confiées soit à des domestiques, soit à des éleveurs de montagne selon des contrats dits de gazaille : « Le propriétaire confiait son bétail pendant généralement trois ans à un éleveur de montagne qui s’engageait à le faire pacager, le croît étant attribué par moitié à l’éleveur, par moitié au propriétaire »414. Les troupeaux cerdans, pendant l’hiver, se rendaient fréquemment dans les plaines du Sègre, au-delà d’Urgel, tandis que, par réciprocité, les troupeaux espagnols entraient dans les pasquiers français pendant l’été. Ces transhumances se faisaient invariablement suivant les éternels camis ramaders (ou chemins de transhumance).

308La Cerdagne s’adonnait aussi à l’élevage des chevaux : la province possédait une bonne race ; les chevaux cerdans, renommés : « Belle tête, belle encolure, beau corsage, jambes très fines... »415. Ils acquièrent sobriété et résistance dans une existence en plein air dans la montagne du 15 mai jusqu’à la fin du mois d’octobre ; l’administration de la Guerre appréciait leurs qualités et faisait des achats dans ce canton416. En 1718, un règlement royal organisait les haras du Roussillon. Toutefois, la sélection imparfaite opérée parmi les poulinières, la routine des éleveurs, le travail précoce des poulains, la maladie (notamment la gourde) déçurent : « Peu à peu, on abandonna la race espagnole ; en 1751 les haras de Perpignan reçurent six étalons barbes venant de Tripoli »417.

309Le principal obstacle au succès des efforts tentés par les intendants en vue d’améliorer la race chevaline du pays était la préférence marquée par la population pour l’élevage du mulet : « La production mulassière s’avérait incomparablement plus lucrative »418 ; il fallait en effet soigner un cheval de la plaine pendant trois ou quatre ans pour en tirer cent quatre-vingt livres environ, tandis qu’en Cerdagne on trouvait acheteur pour les mulets à six mois pour quatre-vingt et même cent livres419.

310La hausse subie par les droits à la frontière en 1764 nuisait également à l’élevage dans les cantons montagneux de la province420. Ceci prouve cependant que l’activité était rénumératrice : « Le voisinage de l’Espagne procure au Roussillon un débouché sûr pour les bestiaux qu’on élève, particulièrement dans les montagnes, ils forment pour l’habitant un objet avantageux et sans lequel l’argent serait très rare dans les cantons naturellement sauvages et stériles »421.

311L’élevage n’était véritablement devenu une spéculation que dans la plaine. En Cerdagne, « les troupeaux appartenaient à des pauvres qui n’avaient ni les capitaux ni l’initiative nécessaire pour améliorer les races »422 ou leur nourriture. L’adaptation de l’élevage au nouveau système agricole ne s’était pas réalisée faute de prairies artificielles ; à l’image des autres branches de l’agriculture, cette activité accusait une régression, à l’exception du Conflent-Capcir.

312Terre séculaire d’élevage et terre céréalière par nécessité, le Roussillon avait en outre répondu à l’éveil d’une vocation viticole vite contrariée : les freins législatifs, juridiques et économiques ralentissent ce que P. Vilar appelle les « capacités créatrices »423 du Roussillon au XVIII^eme siècle qui apparaît encore « dans l’enfance à beaucoup d’égards »424.

313Outre l’effet de telles rênes, l’emballement est amorcé : la pratique des défrichements répand le goût de la propriété exempte d’impôts425 ; la commercialisation du vin, si faible soit-elle, introduit la notion de profit ; la technique diffuse l’idée de progrès. Les cultivateurs catalans pouvaient entrer de plain-pied dans un nouveau cycle agricole : la prise de conscience des possibilités locales s’effectuait, les entraves constituées par les règlements administratifs et les difficultés commerciales étaient d’autant moins acceptées que la crise des années 1780 était interprétée comme conséquence des limitations apportées par la politique gouvernementale à l’expansion ; après avoir encouragé l’accès à la propriété par la pratique des défrichements et le développement de la culture aux dépens de l’élevage, l’autorité politique devenait le principal obstacle à la liberté de culture et donc au gain, tout comme la féodalité s’était opposée à la généralisation du droit de propriété.

314La Révolution pouvait accélérer l’évolution des fondements agraires, qu’ils soient fonciers ou culturaux, mais par-delà les structures, elle pouvait influencer la conjoncture à partir du moment où celle-ci serait libérée à son tour de ses attaches juridiques et administratives. Cette double rupture avec le passé était éminente.