Propriétaires-viticulteurs en Roussillon. Tome I
|Avant-propos
Texte intégral
La nature impose ses nécessités
- 1 Ora maritima ; vers 552-572 ; Poète contemporain du Grand Théodose cité par J. Gazanyola, Histoire (...)
« Au nord des Pyrénées, s’étendait une plaine sablonneuse au milieu de laquelle coulait le fleuve Roschymus ; on trouvait ensuite un étang entouré de vastes marais ».
RUFUS FESTUS1
1L’œil visionnaire de Michelet décelait dans le passé du Midi si beau, un pays de ruines, une autre Judée. En Roussillon, il faut toute l’acuité du géographe pour resaisir une nature au caractère steppique dans ce paysage empreint d’opulence, étape de la construction humaine. Il importe donc de tracer le cadre naturel d’une civilisation agraire afin de donner un soubassement bien localisé à toute étude humaine avant d’en mesurer l’élan vital.
- 2 I.N.S.E.E. – Les estimations peuvent sensiblement varier.
2Les limites départementales inscrivent les Pyrénées-Orientales dans une figure géométrique proche du triangle dont la base orientale est bordée par la Méditerranée ; les Pyrénées en constituent le côté méridional et les bornes de l’Ariège, de l’Aude en jalonnent le côté septentrional. Au total une superficie réduite à quatre cent douze mille trente-sept hectares2.
Le cloisonnement topographique de ce fer a cheval montagneux
- 3 M. Sorre, Les Pyrénées méditerranéennes. Paris, 1913.
- 4 M. Baude, Revue des deux mondes, 1849.
3De la Méditerranée aux Pyrénées, ce pays présente une synthèse originale des influences méditerranéennes et pyrénéennes3 qui nuancent leur combinaison dans une triple articulation topographique, donnant l’image d’une plaine enchâssée dans un amphithéâtre de montagnes auxquelles elle est reliée par trois rivières approximativement parallèles et orientées ouest-est. Cette juxtaposition sur une superficie aussi réduite constitue l’originalité et l’unité du pays telles qu’elles apparaissent, à peine franchie l’étroite corniche au pied des Corbières, ou pas de Salses, véritables thermopyles du Roussillon4.
4La côte, basse et rectiligne dans sa partie nord où elle est protégée par un cordon littoral derrière lequel des lagunes en voie de comblement accentuaient le caractère de zone frontière entre Roussillon et Languedoc, devient rocheuse et tourmentée dans sa section méridionale, avec la retombée des Albères, isolant la France de l’Espagne.
- 5 Cf. Les travaux de : M. Sorre, op. cit.. O. Mengel, Agrogéologie du département des P.O., Perpignan (...)
5Le double aspect côtier est le reflet de la richesse topographique du pays roussillonnais où la variété, le contraste et l’interpénétration des formes topographiques témoignent de la violence des mouvements tectoniques5. Les multiples actions d’exhaussement, d’abaissement, de plissement et d’étirement auxquels le matériel a été soumis dotent la géologie d’une marqueterie faite d’affleurements de plis dont l’érosion, tel un rabot, fait ressortir les tranches plus ou moins discontinues.
- 6 O. Mengel, op. cit., annexe.
6La carte géologique6 permet de situer les grands ensembles lithographiques constituant le soubassement d’unités tectoniques bien individualisées.
- 7 H. Gaussen, Les Pyrénées, facteurs physiques, Sarragosse, 1932.
7La haute montagne, de mille huit cents à deux mille neuf cents mètres, occupe environ le quart de la superficie départementale ; s’en détachent le Puigmal, le Canigou, le Madrés, le Carlit et à travers eux, s’aligne la fréquence des hautes formes adoucies, émoussées, recouvertes d’un sombre manteau de forêts, ou éblouissantes de nappes neigeuses, dominées par des aiguilles souvent élégantes et fines et les crêtes abruptes du voisinage7.
8Un socle primaire forme ce cœur montagnard, apte à porter des pâturages d’autant plus accessibles que ses fragmentations en croupes et ses formes dues aux schistes se succèdent ; c’est lui qui alimente la charge des rivières : les éboulis à gros éléments dûs aux phénomènes d’érosion périglaciaires et cimentés par le carbonate de chaux (poudingues – grès – calcaires) ; les argiles noires produites par les transformations chimiques subies par le schiste du silurien supérieur ; argiles jaunes rubéfiées lorsqu’elles proviennent du schiste du silurien moyen ; en aval vont se déposer les limons argileux micacés, les sables fins quartzeux, les cailloutis graveleux, les galets... Les couches supérieures fluviatiles et torrentielles se superposent aux particules sableuses qui constituent la série inférieure d’origine marine et d’âge pliocène, essentielle dans la constitution de la plaine roussillonnaise.
- 8 P. Birot, op. cit., p. 135.
9La Cerdagne, dépression au cœur de la montagne, représente le plus étendu et le mieux individualisé des bassins tertiaires intra-pyrénéens, s’étirant sur plus de trente kilomètres et offrant un « monde à part »8, inattendu et bienveillant au sein d’une étreinte montagneuse faite de pentes raides. Une accumulation alternée de cailloux roulés et d’argiles rubéfiées fait de cette plaine le cône de déjection du Sègre, où une frontière artificielle vient en rompre l’unité physique.
10Dans la partie sud-ouest de la chaîne, s’insère la profonde coupure de la vallée de Carol, avant que ne la verrouille le plateau granitique de la Perche. Celui-ci, plan presque parfait entre Bolquère et Eyne. assure la transition avec la vallée de la Têt.
- 9 Controverse O. Mengel – P. Birot.
11L’originalité du Capcir réside dans sa direction perpendiculaire au sens du plissement, dans son encadrement opéré par le Madrés et le Carlit ; cuvette glaciaire ou fossé tectonique9, comblé par une couverture fluvio-glaciaire, il présente des terres pauvres faute d’azote, d’acide phosphorique et de chaux et offre moins d’aptitudes agricoles que la Cerdagne. par rapport à laquelle il se trouve à une altitude supérieure ; il est également surélevé vis-à-vis de la vallée de la Têt dont il est séparé par le couloir de la Quillane.
- 10 P. Birot, op. cit., p. 35.
- 11 H. Gaussen, op. cit., p. 25.
12Le Têt mène, en aval d’une série de gorges, en Conflent, dépression tectonique nord-est, sud-ouest et à caractère lacustre, s’encastrant entre les crêtes du massif du Canigou, de la bande calcaire de Roque Rouge et la masse granitique de Roque Jalère. Cette « antichambre du Roussillon »10 porte la trace des vicissitudes de la Têt dont l’histoire serait liée, selon O. Mengel, à des glaciations successives : terrasse supérieure au niveau de Codalet ; terrasse moyenne de Pradesà Vinça ; terrasse inférieure à Rodés. Diversifié dans sa largeur (six kilomètres à Catllar, treize à Taurinya), le bassin l’est également dans ses composantes lithographiques : des alluvions très fines autour de Prades, de grossiers dépôts détritiques en amont. Au confluent de multiples vallées secondaires, il se présente comme « une succession de plaines séparées par des cloisons rocheuses et étagées comme les marches d’un escalier »11.
- 12 C. Deperet. Description géologique du bassin tertiaire du Roussillon. Paris, 1885.
- 13 P. Birot, op. cit., p. 257.
13Le Roussillon, golfe tertiaire successivement marin, marécageux, lacustre, affaissé en son centre, juxtapose les galets, cailloutis, alluvions limoneuses... La plaine du Roussillon offre un relief sans grand contraste mais modelé dans une série complexe de terrains détritiques pliocènes, et quaternaires où des phases de creusement et d’alluvionnement ont pu alterner12. Au centre, une surface plane inclinée d’ouest en est porte une série de collines caillouteuses (Céret, Saint-Ferréol, Llauro) ; des plateaux alluvionnaires (Banyuls-dels-Aspres, Ponteilla, Canohès, Baixas), entrecoupés de bas-fonds (Saint-Jean Lasseille, Nyls, Bages, Pollestres) ; des terrasses caillouteuses (Basses Aspres, Crest). Elle est parcourue par l’Agly au nord (Salanque), le Tech au sud, la Têt au centre, véritable artère maîtresse, non loin de laquelle oscillent le Réart et la Canterrane sur des cailloutis entre des buttes irrégulières13.
- 14 Cf. E. Delonca, La Têt et ses affluents. Perpignan, 1946.
- 15 J. De Gazanyola, op. cit., p. 3.
14Le Riberal correspond à la section moyenne du cours de la Têt14 ; il présente une rive gauche échelonnant des terrasses du col de la Bataille à Millas, et une rive droite constituée par une autre terrasse s’appuyant sur le cône de déjection de Thuir. La nappe alluviale s’épaissit en aval : deux mètres au nord de Millas, quinze à Castel-Roussillon, les débordements du fleuve ayant recouvert la plaine d’une épaisse couche de limons15.
15Le Vallespir s’identifie avec la vallée du Tech, fossé complexe où s’est conservée une portion très disloquée de la couverture secondaire. La vallée supérieure s’ouvre à travers le massif gneissique du Roc de France, hâché de vallées profondes ne laissant subsister entre elles que des crêtes étroites ; le lit d’abord torrentiel, s’élargit entre Céret et le Boulou, pour se transformer en plaine alluviale de Villelongue à Argelès.
16Avec les Albères, se termine la muraille rigide laquelle, sur plus de quatre cents kilomètres, se dresse entre la France et l’Espagne, bien qu’ouverte en de nombreux cols.
- 16 G. Laurent. La Végétation des terres salées en Roussillon. Toulouse. 1932. p. 32.
17Au nord, au pied des Corbières, un glacier en pente douce issu de la partie supérieure du massif pré-pyrénéen des Fenouillèdes laisse s’échapper l’Agly, dont la vallée est âpre et ensoleillée comme les gorges de Galamus qu’elle transperce ; elle quitte le synclinal de Fenouillet, encadré de barres calcaires, pour s’enfoncer dans les roches granitiques du massif de l’Agly jusqu’à Estagel où elle s’épanche dans un large lit excavé dans les couches triasiques. les schistes, les grès. Elle se termine dans la Salanque qu’elle inquiète par son comportement irrationnel. Longtemps, la plage sableuse reposant sur un sol graveleux y isola des lagunes vives (Salses) ; dans les terrains salés, le régime des eaux réglait la montée du sel et sa concentration, déterminant son degré de nocivité16.
- 17 M. Gaussen. op. cit., p. 47. Étude des types de sol.
18L’aspect du sol17 dépend de la combinaison des éléments essentiels que constituent le sable (silice), l’argile (silicate d’aluminium), le calcaire (carbonate de chaux). Les dépressions portent un tapis d’alluvions qui peuvent être caillouteuses (le Capcir, les bords de la Cerdagne, l’extrémité occidentale du Conflent, les Hautes Aspres), argileuses (les bords de la haute vallée de l’Aude, la vallée du Sègre, les cours moyen et inférieur de la Têt, la partie inférieure des bassins du Tech et de l’Agly), marécageuses (en bordure du littoral). De la richesse fertilisante de ces alluvions dépend le degré de puissance agricole des zones ainsi délimitées. Les terres des vallées du Tech et de la Têt sont essentiellement légères, celles de la Cerdagne et des Aspres plus fortes ; elles sont fines dans la plaine du Roussillon, peu profondes au pied des Corbières, pauvres en altitude. Les analyses ont déterminé que la plupart des terres manquent de phosphate et d’azote ; de potasse dans les Corbières.
19La géographie roussillonnaise se présente donc comme une mosaïque composée de régions bien individualisées au sein d’un ensemble réalisant une évidente synthèse.
La géographie du ciel18 et la flore
- 18 E. Le Roy Ladurie. Ce paragraphe se propose simplement de présenter la tendance climatique du Rouss (...)
20Situé dans la zone de contact entre les deux mondes, pyrénéen et méditerranéen, le pays se trouve également sur un front atmosphérique. L’hiver, des basses pressions attirent au-dessus de la Méditerranée, soit dans le golfe du Lion, le golfe de Gênes, les bassins thyrrhénien ou Valencien, d’importants déplacements d’air venus du nord ou de l’ouest. Tramontane et pluie se succèdent alors, car seules de hautes pressions hivernales sur la plaine littorale assurent un beau temps froid et sec, sans vent violent. L’été, cette zone est essentiellement englobée dans une aire de haute pression maritime, génératrice de beau temps. Lorsque, par excès de chaleur, le minimum se creuse au-dessus de l’Espagne, ce sont des pluies assurées en montagne et des orages.
21Aux saisons intermédiaires, la situation devient confuse surtout pour la plaine littorale, ballotée entre les centres continentaux et maritimes de hautes et basses pressions, en alternance rapide avec une prédilection pour le passage des dépressions atlantiques.
22Les influences maritimes et montagnardes écartèlent la tendance climatique en raison de l’altitude :
- 19 D’après Gaussen, op. cit., synthèse de travaux antérieurs.
Tableau des températures moyennes 19
LIEU | ALTITUDE | MOYENNE | PÉRIODE |
Banyuls | 5 m | 15°9 | 1889 – 1910 |
Perpignan | 31 m | 1407 | 1851 – 1900 |
Vinça | 259 m | 13° | 1873 – 1893 |
Vernet | 654 m | 10°9 | 1900 – 1904 |
Mont-Louis | 1585 m | 6°6 | 1900 – 1916 |
Les Bouillouses | 2000 m | 2°2 | 1905 – 1910 |
- 20 D’après les travaux du Dr Fines.
23Ces moyennes marquent des contrastes particulièrement étendus. Ainsi à Perpignan de 1851 à 190020 :
- 21 Pour la période 1871-1900.
24Les gelées n’épargnent pas les Pyrénées-Orientales. Elles sont fréquentes dans leur partie supérieure : cent quarante-huit jours par an à Mont-Louis, porte de la Cerdagne, véritable « creux à gel ». La moyenne atteint encore cinquante jours à Villefranche dans le Conflent ; elle s’abaisse à trente dans le Vallespir et se réduit à quatorze dans la plaine21.
25Ces gelées s’étalent de janvier à mai, les plus redoutables pour les cultures délicates étant les plus tardives tandis que les plus destructrices s’avèrent être celles de février, telle celle de 1870 qui détruisit les oliviers, ou celle du 25 mars 1907 tout aussi ravageuse que celle de 1956.
- 22 Rapporté par Gaussen, op. cit.
26Les précipitations accentuent le caractère heurté du climat. Partout peu abondantes, elles tombent généralement en trombes, souvent violentes. Le record appartient à Molitg-les-Bains, qui en une après-midi d’août, reçut en une heure et demi trois cent treize millimètres d’eau22.
- 23 Cf. Les Études de Angot et la carte de la pluviosité annuelle établie par H. Gaussen.
27L’humidité croît lorsque l’on progresse à l’intérieur des terres23 :
Elne | 17 mètres | 582 | millimètres |
Villelongue-dels-Monts | 250 m | 866 | mm |
Laroque-des-Albères | 506 m | 1041 | mm |
28Elle décroît vers le nord :
Saint-Paul de Fenouillet | 267 m | 669 mm au nord |
Amélie-les-Bains | 234 m | 809 mm au sud |
Saint-Laurent de la Salanque | Côte | 503 mm au nord |
Banyuls | Côte | 705 mm au sud |
- 24 Tableau de M. Sorre. op. cit.
29Le nombre de jours de pluie est partout réduit24 :
30Leur caractère irrégulier fait se succéder les années de sécheresse (1858- 1859 – 1860) et les années d’inondations (du 17 au 20 octobre 1876, il a plu soixante-trois heures consécutives à Perpignan).
31Les albères reçoivent l’essentiel des pluies, apportées par les vents marins qui viennent butter contre cette barrière, tandis que les Corbières prennent par endroit l’aspect rocailleux et désertique du Sahara : il pleut pendant cinquante-six jours par an au Perthus au pied des Albères. trente-quatre jours à Salses au pied des Corbières.
32Le bassin du Conflent s’impose comme une anomalie : Prades. trois cent cinquante-quatre mètres, mais protégée par le Canigou, reçoit moins de pluie que Perpignan.
33Ce même type de climat d’abri se retrouve en Cerdagne : il pleut toujours moins à Bourg-Madame qu’à Perpignan et à moindre degré dans le Capcir ; dans les deux cas, les quantités moyennes annuelles de pluie oscillent entre cinq et huit cents millimètres pour des altitudes supérieures à mille mètres. Dans les régions montagneuses, les précipitations se produisent essentiellement sous forme neigeuse : aux Bouillouses, au cours d’une période de vingt-six jours, le tapis peut atteindre une épaisseur de trois mètres cinquante. Les cols peuvent être impraticables en Capcir (la Quillane), plus rarement en Cerdagne (la Perche), d’où le moindre isolement de cette dernière. La neige provoque également une rupture dans le cycle végétatif et les occupations agricoles. Elle se raréfie en Conflent (trois jours et demi par an) et devient exceptionnelle dans la plaine (deux jours par an à Perpignan).
34Le Canigou, le Haut Vallespir constituent les zones montagneuses les plus réceptrices en eau, les « serres bonnes ». Les Corbières calcaires, « gigantesques écumoires », s’apparentent davantage aux montagnes sèches bien que les eaux y alimentent nappes et rivières souterraines (Font Estramer – Font Dame). Près de la côte, seules les brumes humides du matin viennent tempérer la sécheresse provoquée par une humidité insuffisante et une insatiable évaporation.
- 25 Calculé par E. de Martonne, I = P (T + 10) (I = Indice d’aridité ; P = précipitations annuelles ; T (...)
- 26 Le coefficient pluviothermique, tenant compte de l’évaporation, classe Perpignan parmi « Les climat (...)
35L’indice d’aridité25 diminue à partir de la plaine : vingt-quatre à Rivesaltes, trente et un à Vernet, trente-quatre à Puigcerda, soixante à la Preste). Or un indice inférieur à trente fournit la limite entre climat sec et climat humide ; il classe le Roussillon parmi les régions à caractère steppique26 avec un écoulement plus ou moins temporaire des rivières, posant avec acuité le problème de l’eau.
- 27 H. Gaussen, op. cit., p. 247.
36En contre partie, le ciel dégage une quasi permanente luminosité : à la sécheresse de l’air se joignent l’action éolienne et le degré d’insolation. Celui-ci est maximum sur toute la chaîne du Puigmal, seules des brumes matinales couvrant les bas-fonds cerdans. La propagation des rayons ne rencontre aucun obstacle et l’activité photochimique de la lumière favorise une nutrition rapide de la plante : en Cerdagne, certaines semailles se font fin avril et la récolte s’opère en août27. La situation s’assombrit dans les vallées qui ne reçoivent à l’ombrée (bac – ubaga – bague) qu’une faible part d’énergie solaire. Elles offrent également une voie attractive aux vents, en particulier au froid Carcanet qui, par la trouée de Puyvalador, s’épanche en Capcir.
37La plaine doit la pureté de son ciel à la violente tramontane, froide, sèche et dévastatrice : elle déferle sur la ligne des collines de Leucate, traverse la plaine, s’engouffre dans le Vallespir. A ce vent continental. s’oppose le souffle de la chaude et humide marinade, facteur des brumes basses et moites particulièrement favorables aux forces végétales.
- 28 B.S.A.S.L. des P.O., 1871, p. 152.
38La rose catalane des vents28 serait incomplète sans la mention des vents d’Espagne, du sud-ouest et humide ; du Mitgjourn ; du sud chaud et asséchant, tel le Sirocco ; du Canigounenc, du nord-ouest et froid ; du Ponen, d’ouest et humide...
- 29 M. Sorre. op. cit., p. 106.
- 30 H. Gaussen, op. cit., p. 349.
39A chaque type climatique, défini par M. Sorre29, correspond une adaptation végétale, préfiguration de la carte agricole. H. Gaussen et C. Flahaut ont étudié les étages successifs de la végétation et leurs anomalies héritées des différentes époques climatiques30.
- 31 C. Laurent, op. cit., p. 262.
- 32 A. Conill, Botanique catalane pratique. Perpignan. 1910, p. 189.
- 33 Annuaire Deville, 1865.
40En bordure du littoral, le legs de la mer consiste en la présence d’étangs et en un degré de salinité relativement fort, incorporé au sous-sol : les nuances de la composition et de l’association végétale y correspondent à des variations dans la teneur saline du sol31. La lèpre des salobres et des marécages saumâtres faits de vases marines, les sagnes et les marendes, s’opposèrent longtemps à la culture : en été, le sel marin remonte par capillarité et se dépose à la surface du sol en une couche blanche, lisse et miroitante, interdisant la nutrition des plantes par leurs racines et leur continuelle humidité activait la pourriture32. Les terres en proie aux miasmes et aux fièvres ne furent soustraites au règne du sel et des salsolacées que par des assèchements et des assainissements : Les Templiers conquirent les terres du Mas Deu à Bages ; Colbert dirigea les opérations vers Ponteilla et, en 1863, il fut question de remplacer « les marais infectés de Salces par l’établissement d’un polder d’une contenance de quatre à cinq cents hectares »33. La situation à l’heure actuelle est à l’achèvement de ces travaux.
- 34 C. Flahaut. Commentaire. Annales de Géographie, 1897.
41Auparavant, les hommes avaient défriché les collines et les bas versants calcaires, domaine des végétaux à feuilles persistantes : le chêne vert grimpait jusqu’à mille cinq cents mètres sur la soulane de la Têt. Il entre dans une association qui s’élargit aux pins pignon, d’alep, yeuses, base de la forêt des Albères, mais la sécheresse contre laquelle il lutte le rabougrit sous forme d’éléments buissonneux : Une végétation grise, accrochée aux rochers, souvent éclaircie par des vides où la roche apparaît à nu donne ailleurs une âpreté désolante si ce n’est une implacable stérilité. L’action des hommes, des animaux et du feu a contribué à cette dégradation laissant une place grandissante au chêne kermès34.
42Le chêne liège affectionne les terrains silicieux, plus propices que les terres calcaires à la vie végétative, avec leur cortège de cistes, bruyères, genêts, lavandes.
43La limite de ces deux types de végétation que sont la garrigue et le maquis qui se présentent rarement bien définis, coïncide avec celle de l’olivier, là où les caractères climatiques de la Méditerranée commencent à se dégrader.
44La montagne étage les chênes rouvres, les châtaigniers, les hêtres ; les sapins de l’étage supérieur semblent en voie de disparition tandis que l’étage subalpin aligne ses pins sylvestres, ses pins de montagne ou à crochets.
45Ces forêts ont enrichi les sols de leur humus, régularisé l’écoulement des eaux mais tous les types de végétation ont été dégradés par l’homme dans le sens de la sécheresse, pour accentuer le caractère méditerranéen de la nature.
- 35 Nomenclature et code des régions agricoles de France, I.N.S.E.E. et Ministère de l’Agriculture, Imp (...)
46Les micro-régions s’individualisent donc de par la combinaison de leurs caractères tectoniques, géologiques, pédologiques, climatiques et botaniques. De leurs aptitudes différentes, sont nés des systèmes agricoles variés ; l’I.N.S.E.E.35 s’est basé sur eux pour définir en 1956 les régions agricoles, conformément aux instructions du ministère de l’Agriculture. Ainsi sont nées les régions agricoles, approximativement superposables aux régions naturelles et portant les mêmes noms : Cerdagne – Capcir – Conflent – Vallespir – Albères – Plaine du Roussillon – Fenouillèdes – Corbières. La création du Cru-Banyuls répond à une préoccupation viticole.
47Le Roussillon, les Corbières. la vallée de l’Agly et le Cru-Banyuls peuvent combler les exigences de la vigne, chassée du Vallespir par une trop grande humidité et de la montagne par une trop grande rigueur hivernale. Mûri sous les bienfaits de la radiation solaire, le raisin tire son sucre d’un mélange de chaleur et de sécheresse. La science populaire reconnaît « qu’un printemps lumineux, s’il est suffisamment sec et chaud, assure l’abondance de l’année suivante. Un été chaud et en même temps suffisamment lumineux prépare des sarments et des bourgeons robustes pour la végétation luxuriante de l’année suivante ».
48Mais avant d’être une mer de vignes, le pays fut un champ de céréales car les hivers doux facilitent la levée des blés ; il offre par endroits l’aspect d’une huerta où l’eau gargouille dans les canaux et où de plantureux jardins regorgent de fruits. La nature offre donc des possibilités ; celles-ci se concrétisent au fur et à mesure des besoins et des aménagements techniques, les deux dépendant du degré atteint par la civilisation englobante.
49Certainement cultivé de manière ininterrompue depuis le récent âge de pierre, ce berceau humain porte l’empreinte de techniques visant à maîtriser la nature. Il importe de s’attacher brièvement à cette technique agraire séculaire et si bienfaitrice que constitue pour le Roussillon, l’irrigation.
La technique au service des hommes
- 36 J. Brunhes, L’Irrigation, ses conditions géographiques, ses modes et son organisation dans la pénin (...)
50Les dépressions roussillonnaises concentrent les puissances créatrices d’énergie végétale que leur donnent les montagnes : les bons sols ; celles que leur offre le ciel : le soleil et l’eau. De l’apport de cette dernière, dépend essentiellement la valeur des terres : « l’èau est l’agent impérieux qui règle et explique la distribution des terres de culture »36. Depuis un temps immémorial, les habitants du Roussillon distinguent le « regatiu » (arrosé) et l’« aspre » (sec).
- 37 O. Mengel.
- 38 Statistique des forages artésiens dans B.S.A.S.L. des P.O., 1855.
- 39 P. Carrière, « Les Irrigations dans la plaine du Roussillon », B.S.L.G., n° 3 et 4, 1970, p. 274.
51L’aménagement des eaux est « une question de vie ou de mort »37 : tous les moyens sont mis au service de la conquête de l’eau. Forages et puits artésiens permettent d’atteindre les nappes d’eau douce, multiples et superposées38 : les nappes phréatiques imprégnant les formations quaternaires et les nappes profondes au sein des terrains d’âge pliocène39 ; de nombreux forages les exploitent.
- 40 E. Delonca. Le Canal d’Ille, Perpignan, 1946, p. 26.
52Les cours d’eau fournissent l’eau nécessaire à l’irrigation ; capricieux, ils ont demandé d’importants aménagements : sur la Têt, le Tech, l’Agly se greffent des canaux, se dressent des barrages, se construisent des réservoirs. L’ensemble résulte d’une technique restée longtemps archaïque, « lorsque les progrès de la technique ont facilité la construction des barrages permanents, la coutume a persisté en Roussillon de ne pas tolérer des digues de maçonnerie »40. Sommaires, ces ouvrages ne devaient opposer aucun obstacle à l’écoulement des eaux de crue. Les rechs (canaux principaux) prennent l’eau dans la rivière au moyen de barrages légers, établis à peu de frais ; les constructions varient mais les matériaux présentent en commun un aspect hétéroclite : grosses pierres, cailloux, troncs d’arbres. pieux, le tout sans ciment et assemblé de façon rudimentaire. Quelques coupures en maçonnerie, munies d’une vanne de fer (œils – achaux – resdoses) desservent les agouilles et leurs subdivisions : les rigoles, les tranchées sont à même le sol, non revêtues d’un parement, bordées par les francs-bords.
- 41 J. Brunhes, op. cit.. p. 67.
- 42 Arres, Privilèges du Roussillon, Toulouse, 1912, p. 13.
- 43 B. Alart, Privilèges et titres, Perpignan, 1874, p. 19 : un diplôme carolingien fait allusion à la (...)
53Tout ceci témoigne d’une longue tradition. J. Brunhes conteste la paternité de l’irrigation en Roussillon : « Je suis convaincu que les Arabes n’ont pas été là plus qu’ailleurs des créateurs »41. Les historiens42 reconnaissent que leur invasion a traversé le Roussillon à la manière d’un torrent, pillant davantage que fécondant la terre. Il semble que la science des Chaldéens et des antiques traditions de l’Orient par l’intermédiaire des Romains avait déjà ses applications pratiques en Roussillon lorsque les Espagnols, expulsés en masse de leur pays au début du IXe siècle, vinrent développer le système43.
- 44 Jaubert de Passa, Mémoire sur les canaux d’arrosage, Paris, 1820, en donne la liste.
- 45 J. Brunhes, ibidem.
- 46 Art. 644 et 645 du Code civil. Loi du 8 avril 1898 : les cours d’eau non navigables et non flottabl (...)
- 47 Des Lois et des usages sur les cours d’eau servant à l’irrigation des terres dans le département de (...)
54Concessions, règlements et conflits constituent une véritable histoire juridique de l’irrigation roussillonnaise. La première charte de l’irrigation, la Crédula, rédigée par Jaime I d’Aragon, s’imposait après quelques siècles de multiplications des concessions44, afin de connaître le statut de l’eau ; elle était affirmée inséparable de la terre45. Depuis, à toutes les époques de l’histoire rurale, les eaux firent partie intégrante des terres où elles coulent46. Les rois de Majorque donnèrent par ailleurs un titre aux canaux existants et qui en étaient dépourvus et réglementèrent toutes les prises d’eau suivantes. Toutes ces concessions furent reconnues souveraines et maintenues par l’article 43 du traité des Pyrénées et par le principe de la non-rétroactivité des lois (Code civil. Art. 2). La Cour de Montpellier avait en mission de veiller à la conservation des droits des arrrosants ; le conseiller Ribes garantit : « les habitants des Pyrénées-Orientales n’ont point à craindre le choc des nouvelles lois avec les anciens usages garants de la propriété de leur agriculture »47.
- 48 P. Carrière, op. cit., p. 269.
55Il avait fallu régler le fonctionnement des réseaux et l’utilisation des eaux par les riverains : tous ces usages furent minutieusement codifiés au cours des siècles, ainsi qu’il est d’usage dans toutes les zones irriguées occupant les piémonts montagnards dans la diagonale aride de l’ancien monde48. Il fallait le respecter.
56En 1416, Alphonse d’Aragon nomma pour le Roussillon et la Cerdagne un Grand Maître chargé des eaux ; après l’annexion française, la responsabilité en incomba à la Chambre du Domaine ; avec la centralisation napoléonienne, le service des eaux est confié au préfet. Les règlements d’arrosage, une fois homologués, sont impératifs. Ils fixent les jours, les horaires, les « tours » pour les arrosants, la durée de l’opération, au prorata de la superficie arrosable et des possibilités du canal.
- 49 Cf. P. Carrière, op. cit., p. 280.
57Les associations syndicales veillent à la gestion du réseau ; elles ont parfois divisé les communes : ainsi à Ille où deux syndicats rivaux furent créés en 1741 provoquant le règlement de 1765. Depuis le décret du 18 décembre 1827, elles se composent d’une assemblée générale, d’un syndicat et d’un directeur49.
- 50 Règlement du ruisseau de Las Canals – Perpignan, 12 avril 1943.
- 51 Les réclamations d’Ille et de Thuir firent obstacle au XIXe siècle à la réalisation du canal de Boh (...)
- 52 M. Pratx. op. cit., p. 115.
- 53 E. Delonca, op. cit.
58Grâce à une réglementation minutieuse50, une administration des intérêts collectifs51 et l’héritage d’une tradition millénaire, les cultivateurs catalans de la Cerdagne, du Conflent, de la plaine du Roussillon, du Vallespir, de la vallée de l’Agly transformèrent en oasis une nature avare en eau52. D’importantes réalisations, la dernière en date étant la construction du barrage de Vinça, de nombreux projets53 et la modernisation du système de l’irrigation ne peuvent qu’accroître la qualité des terres et de la production roussillonnaises.
59C’est parce qu’elle est ainsi tissée de traditions et de techniques agraires que la terre roussillonnaise est choisie comme le laboratoire privilégié de la propriété foncière en général, et de la propriété « indépendante » en particulier.
Notes
1 Ora maritima ; vers 552-572 ; Poète contemporain du Grand Théodose cité par J. Gazanyola, Histoire du Roussillon, Perpignan. 1857. p. 3.
2 I.N.S.E.E. – Les estimations peuvent sensiblement varier.
3 M. Sorre, Les Pyrénées méditerranéennes. Paris, 1913.
4 M. Baude, Revue des deux mondes, 1849.
5 Cf. Les travaux de : M. Sorre, op. cit.. O. Mengel, Agrogéologie du département des P.O., Perpignan, 1934. P. Birot, Recherche sur la morphologie des P.O.. Paris, 1937. J. Beaujeu-Garnier. Le Relief de la France, Paris. 1972.
6 O. Mengel, op. cit., annexe.
7 H. Gaussen, Les Pyrénées, facteurs physiques, Sarragosse, 1932.
8 P. Birot, op. cit., p. 135.
9 Controverse O. Mengel – P. Birot.
10 P. Birot, op. cit., p. 35.
11 H. Gaussen, op. cit., p. 25.
12 C. Deperet. Description géologique du bassin tertiaire du Roussillon. Paris, 1885.
13 P. Birot, op. cit., p. 257.
14 Cf. E. Delonca, La Têt et ses affluents. Perpignan, 1946.
15 J. De Gazanyola, op. cit., p. 3.
16 G. Laurent. La Végétation des terres salées en Roussillon. Toulouse. 1932. p. 32.
17 M. Gaussen. op. cit., p. 47. Étude des types de sol.
18 E. Le Roy Ladurie. Ce paragraphe se propose simplement de présenter la tendance climatique du Roussillon et ne s’inscrit pas dans les préoccupations actuelles de l’histoire du climat.
19 D’après Gaussen, op. cit., synthèse de travaux antérieurs.
20 D’après les travaux du Dr Fines.
21 Pour la période 1871-1900.
22 Rapporté par Gaussen, op. cit.
23 Cf. Les Études de Angot et la carte de la pluviosité annuelle établie par H. Gaussen.
24 Tableau de M. Sorre. op. cit.
25 Calculé par E. de Martonne, I = P (T + 10) (I = Indice d’aridité ; P = précipitations annuelles ; T = Température moyenne).
26 Le coefficient pluviothermique, tenant compte de l’évaporation, classe Perpignan parmi « Les climats méditerranéens tempérés » avec le Maroc atlantique, l’Oranie montagneuse, Rome, Alger et Smyrne.
27 H. Gaussen, op. cit., p. 247.
28 B.S.A.S.L. des P.O., 1871, p. 152.
29 M. Sorre. op. cit., p. 106.
30 H. Gaussen, op. cit., p. 349.
31 C. Laurent, op. cit., p. 262.
32 A. Conill, Botanique catalane pratique. Perpignan. 1910, p. 189.
33 Annuaire Deville, 1865.
34 C. Flahaut. Commentaire. Annales de Géographie, 1897.
35 Nomenclature et code des régions agricoles de France, I.N.S.E.E. et Ministère de l’Agriculture, Imprimerie nationale, Paris, 1956.
Les directions des services agricoles ont procédé pour le recensement agricole de 1955 à la délimitation des mêmes régions : « par région agricole, il faut entendre un ensemble d’exploitations pratiquant les mêmes systèmes de culture ; le critère de vocation dominante lié à un ensemble de conditions naturelles a été généralement adopté pour la délimitation ». Classement contesté pour certaines communes par J. Becat, Atlas de Catahinya Nord, Revue Terra Nostra, Prades 1977, Cartes A 2 c.
36 J. Brunhes, L’Irrigation, ses conditions géographiques, ses modes et son organisation dans la péninsule ibérique et dans l’Afrique du Nord. Paris, 1902.
37 O. Mengel.
38 Statistique des forages artésiens dans B.S.A.S.L. des P.O., 1855.
39 P. Carrière, « Les Irrigations dans la plaine du Roussillon », B.S.L.G., n° 3 et 4, 1970, p. 274.
40 E. Delonca. Le Canal d’Ille, Perpignan, 1946, p. 26.
41 J. Brunhes, op. cit.. p. 67.
42 Arres, Privilèges du Roussillon, Toulouse, 1912, p. 13.
43 B. Alart, Privilèges et titres, Perpignan, 1874, p. 19 : un diplôme carolingien fait allusion à la pratique ancienne de l’irrigation dans le pays.
44 Jaubert de Passa, Mémoire sur les canaux d’arrosage, Paris, 1820, en donne la liste.
45 J. Brunhes, ibidem.
46 Art. 644 et 645 du Code civil. Loi du 8 avril 1898 : les cours d’eau non navigables et non flottables appartiennent aux riverains. Cf. M. Pratx, Le régime des eaux, p. 115.
47 Des Lois et des usages sur les cours d’eau servant à l’irrigation des terres dans le département des P O. et Me Lafabrègue, Analyse des titres des arrosants d’Estagel, Rivesaltes, Claira, Perpignan, 1836.
48 P. Carrière, op. cit., p. 269.
49 Cf. P. Carrière, op. cit., p. 280.
50 Règlement du ruisseau de Las Canals – Perpignan, 12 avril 1943.
51 Les réclamations d’Ille et de Thuir firent obstacle au XIXe siècle à la réalisation du canal de Bohère réclamée par les habitants de la région de Prades.
52 M. Pratx. op. cit., p. 115.
53 E. Delonca, op. cit.
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© Éditions de la Sorbonne, 1983