1 Geneviève Gavignaud a mis, dit-elle, « plus de coeur que de raison » dans le grand œuvre de sa thèse d’État. Son lecteur corrigera : « Mais autant de raison que de cœur ». Il sait d’ailleurs qu’il faut aimer les êtres et les choses pour les comprendre. La fameuse « distance » par rapport à l’objet n’est pas garantie majeure de scientificité ni d’honnêteté intellectuelle. Parlant d’une terre, de ses gens, d’un pays dont elle peut porter direct témoignage, Geneviève Gavignaud allie la sympathie qui permet d’aller au fond des réalités, à la rigueur d’approches chiffrées mais qui ne saisissent que des signes extérieurs : l’Histoire-discipline gagne toujours à être un humanisme.

2 Une tranquille audace, un immense pari ont présidé à cette réussite : traiter d’une histoire « régionale », et parfois « locale », de manière telle que cette « étude de cas » a servi de base à l’édification d’une problématique ayant valeur générale. Le microcosme roussillonnais, grossi au microscope a livré ses problèmes. Et finalement, ceux-ci se révèlent être ceux de notre temps.

3 L’audace était de chosir la voie interséculaire. Mais comment l’éviter puisque le film des structures agraires et l’histoire des « sociétés paysannes » tourne toujours au ralenti ? Pour comprendre le présent de la terre et des hommes, il fallait ausculter le passé le plus long. Et pour éclairer ce passé, il fallait comprendre le présent. L’Histoire doit aboutir au « temps présent » pour conserver son poids et sa chaleur. D’où la satisfaction de celui qui partira, en lisant ces pages, à la recherche du Roussillonnais perdu. Mais si longtemps conservé.

4Geneviève Gavignaud a rendu compte de, c’est-à-dire expliqué, la longue émergence, et têtue, de la propriété indépendante du sol, formée dé fait bien avant les Droits de l’ Homme et le Code Civil, mais consolidée par eux. Mais elle nous fait voir aussi le précoce effacement des « paysans », le relais pris par des agriculteurs vendeurs, bien repérables en plein XVIII^esiècle, et la formation, au sein d’une ruralité inégalitaire, des gros bataillons d’une démocratie propriétaire, tôt ouverte au marché et de plus en plus sous son emprise. A travers les siècles et les aléas des conjonctures se révèle l’extraordinaire résistance d’une structure sociale, une sorte de permanence de la petite propriété, et de la petite exploitation. En plein temps de la croissance capitaliste, cette démocratie propriétaire, pour continuer d’être, pour survivre, a refusé les voies du capitalisme à la terre, tout en étant, sous nos yeux, pleinement dominée par la « société englobante ». il est vrai que cette démocratie fut et demeure surtout vigneronne. La vigne, propriété du pauvre à l’origine, a d’abord fait la force de la propriété indépendante au XIX^e siècle avant d’engendrer sa faiblesse au XX^e siècle. L’intendant du Roussillon notait en 1781 : « Peu de pauvres et peu de riches, mais la danse et la musique consolent ». C’est aux Roussillonnais d’aujourd’hui de dire ce qu’ils croient être devenus.

5 Geneviève Gavignaud a su en même temps sortir du Roussillon. Ne se contentant pas de la nécessaire approche positiviste, ni de se faire à la fois démographe, économiste, sociologue, c’est-à-dire pleinement historienne, elle a voulu comprendre, à travers un destin régional, les mécanismes de fonctionnement d’un milieu socio-professionnel en vérité complexe. D’où une sorte de méditation sur les sociétés agraires, ces « sociétés discrètes », que l’on entend à peine bruire, mais qui durent. D’où la familiarité acquise par elle de diverses approches conceptuelles et théoriques, où son innocence idéologique originelle fait merveille. Elle lui permet en effet, sans perdre sa liberté d’esprit, d’aboutir à une typologie raisonnée et convaincante des forces en jeu dans la société foncière roussillonnaise. Et des forces en jeu dans toute société, pourra dire son lecteur. Tout groupe se transforme par le dedans, et par les influences du dehors. De la « dialectique spontanée » entre conjoncture économique et structures sociales, on passe à la « dialectique bloquée », due à l’intervention du politique, c’est-à-dire de l’État : bloquée, du moins, des années 1900 aux années 1950, puisque depuis quelques vingt ans, l’État s’efforce d’aider au déblocage des structures séculaires de la propriété et de l’exploitation. Alors la petite propriété indépendante est à la limite de la survie. Dans l’été 1981 nombreux sont ceux qui ont encore en cave, en Roussillon comme en Languedoc, la récolte de l’automne 1978. D’où, comme l’auteur le décrit non sans âpreté... « L’exode vers la ville, son formica et ses cinés ».

6 La démocratie propriétaire s’est défendue au XX^e siècle par ses syndicats, ses mutuelles, ses coopératives, et l’État l’a longtemps flattée pour de profondes raisons socio-politiques. Mais l’histoire d’un pays révèle les « forces interactives » du mouvement social : les facteurs structurels hérités (tout ce qui relève de la propriété du sol comme agent de l’organisation sociale), les forces conjoncturelles instables du « marché » ; les comportements, choix, contraintes, libertés des populations concernées ; la politique de l’État, enfin, c’est-à-dire l’ensemble du socio-politique. Geneviève Gavignaud nous expose là un « modèle », qualitatif sans doute, mais un modèle pertinent. Remplaçons la propriété du sol par celle du « capital », quittons les campagnes pour les villes et le modèle demeure fonctionnel. « Il n’y a pas coïncidence, (au XX^e s.) entre les modes de fonctionnement de la société rurale et ceux de la société englobante ». Celle-ci baptisée trop souvent chez bien des auteurs comme étant simplement « la ville », laquelle n’est qu’un lieu alors que c’est de forces sociales qu’il s’agit, finit par imposer sa loi à des paysans – vendeurs qui n’ont résisté dans la longue durée que par l’auto-exploitation forcenée de leur force de travail.

7 Du coup, « ex-post », l’Histoire peut prendre les apparences d’une certaine logique. Mais la logique du marché est-elle une fatalité ?

8 Geneviève Gavignaud nous assure qu’elle ne cherchait « ni un modèle ni une chimère ». Certainement. Mais elle nous offre un exemple double : le Roussillon, et son œuvre.