Chapitre III. Une occasion manquée ?
p. 277-288
Texte intégral
« Nous devons provoquer un accord de tous les partis sur l’extension et la consolidation du programme économique et financier du Front populaire ».
Léon Blum, discours au congrès de Marseille, 12 juillet 1937 (0.1937-1940 p. 61).
1Réfléchissant après la chute de son gouvernement aux faiblesses de l’expérience qui venait de se dérouler et à la nécessité de définir une nouvelle étape, Léon Blum se rallia au plan, c’est-à-dire à la fois à l’idée d’une économie dirigée et à celle d’une très large union nationale que rendait indispensable la situation internationale.
2Comment, dans le contexte politique qui suivit la chute de son gouvernement et alors qu’il ne pouvait plus compter sur l’élan des forces populaires, Léon Blum entendait-il concilier ces deux impératifs, l’application de nouvelles réformes de structure et le resserrement de l’unité nationale ? Son ralliement aux réformes de structure et au plan n’était-il pas trop tardif ?
1 – LA NECESSITE D’UNE ECONOMIE DIRIGEE
3En juillet 1937, au congrès de Marseille, Léon Blum dressa devant les militants le bilan de son année de pouvoir. Il rappela d’abord les conditions dans lesquelles l’expérience s’était déroulée : « Nous n’étions pas, dit-il, un gouvernement socialiste gouvernant sur le programme socialiste. Nous étions un gouvernement de coalition chargé d’appliquer un programme commun, délibéré et signé entre un certain nombre de partis et d’organisations. C’était cela la règle du jeu »1. Il rappela ensuite les acquis qu’au sein même du parti on avait trop tendance à oublier : « C’est nous, dit-il, qui avons fait redémarrer l’économie après quatre ans de crise... Avons-nous jamais ignoré qu’il y aurait un décalage entre la reprise économique et la reprise financière... L’intervalle, c’est vrai, a été plus long que nous n’avions pu le supposer. La reprise économique a marché moins vite et a marché moins fort que nous n’avions pu le supposer, et c’est par cet intervalle que sont alors venues se glisser, au défaut de notre cuirasse, les attaques de nos adversaires. Mais cependant, si aujourd’hui même on peut parler de redressement financier et d’équilibre budgétaire pour parer à une situation qui dure depuis le lendemain de la guerre..., si cependant aujourd’hui on peut essayer d’y porter un commencement de remède, c’est précisément parce que la réussite de notre expérience a rendu cette application possible »2.
4Puis il passa aux difficultés financières et aux faiblesses du programme. « Le programme financier du Front populaire est surtout un programme fiscal, de fiscalité directe et un programme de répression de la fraude. Ce ne sont pas les questions les plus importantes de l’heure présente... Il faut un programme offrant une base plus forte et plus large pour résister aux forces qui s’attaquent aux gouvernements démocratiques, qui s’y attaquent quelquefois dès leur entrée, qui s’y attaquent d’autre fois après une période de rémission plus ou moins apparente, dans l’attente et dans le guet des occasions favorables, des occasions que d’ailleurs on se charge de préparer »3.
5Léon Blum reprit alors son argumentation de 1935 sur l’économie dirigée. La longue histoire des réformes de structure lui faisait encore mal accepter cette expression mais l’idée était bien la même que celle du plan de la C.G.T. : « Je ne dirai pas que ce sont des réformes de structure. Je ne le dirai pas parce que c’est un mot avec lequel je ne suis pas encore réconcilié. J’ai combattu, je crois un jour, à la tribune du congrès de Toulouse cette distinction selon moi complètement arbitraire, entre les réformes de répartition et les réformes de structure. Mais enfin l’expression désigne tout de même un certain nombre de réformes positives, sur lesquelles nous nous entendons parfaitement. Et à mon avis, Philip, ces réformes – c’est d’ailleurs en quoi je ne les considère pas, même dans la conception de Marx, par exemple, comme des réformes de structure – ont une importance plus politique qu’économique, elles posent beaucoup plus le problème de la souveraineté de l’Etat démocratique que le problème de la transformation du régime social » 4.
6Le problème essentiel pour Léon Blum, après une année de pouvoir, était donc celui de la souveraineté de l’état et la recherche des moyens pouvant assurer l’application effective d’une politique gouvernementale, notamment dans le domaine économique et financier. Il hésitait encore à parler de réformes de structure. Ces réformes, selon lui, ne se justifiaient pas tant par les modifications qu’elles pouvaient apporter aux structures de la production. Son attitude était différente de celle des planistes car l’idée selon laquelle on peut modifier le régime en transformant ses structures exige l’abandon explicite de toute référence révolutionnaire. Mais si Léon Blum ne présentait pas les réformes de structure en les intégrant dans une finalité permanente – la perspective d’une évolution du régime qui signifiait la rupture définitive avec l’idée de révolution – était-ce encore à cause du « modèle » ? Non : car la distinction du programme et du modèle était à présent bien dépassée. L’objet que Léon Blum assignait aux réformes de structure était le même que celui du plan de la C.G.T. Après une année de gouvernement et ayant pu constater la force des résistances, il était convaincu qu’elles constituaient des éléments indispensables de la souveraineté de l’Etat, les instruments nécessaires à la réalisation de ses objectifs. Il ne s’agissait plus seulement pour lui d’assurer cette souveraineté dans le domaine politique (ce qui ne justifiait encore en 1934 que des nationalisations isolées, les industries de guerre par exemple). En 1937, comme déjà lors de l’élaboration du programme du Front populaire, elles s’appliquaient également et sans réserve au domaine économique et appellait chez Léon Blum une économie dirigée. Léon Blum y voyait le seul moyen de faire primer les choix politiques dans l’économie, d’en maîtriser le cours et d’en orienter le sens. L’idée de l’économie dirigée devenait chez lui une idée fondamentale ; elle appartenait désormais à un socialisme qui ne pouvait être que réformiste. Au contact des réalités nationales, la révision doctrinale avait eu lieu au moins sous une forme implicite. Si Léon Blum hésitait encore à parler de réformes de structure, c’était essentiellement pour des raisons stratégiques : « Puisque nous voulons provoquer sur ces réformes un accord de tous les partis du Rassemblement Populaire, je crois, déclarait-il en juillet 1937, que nous avons intérêt à les présenter ainsi. Je crois que ce que les programmes radicaux d’autrefois appelaient les « monopoles privés de fait » ou ce que les programmes radicaux récents appellent la lutte contre les congrégations économiques, c’est dans le fond une lutte essentiellement politique mais une lutte, bien entendu, dont les résultats et les bénéfices sont nécessaires pour fonder une politique financière et économique efficace dans une évolution démocratique »5.
7Le problème pour Léon Blum était en effet d’orienter le Front populaire dans la voie du plan tout en maintenant sa cohésion. L’unité du Front populaire était toujours son souci dominant lorsqu’il quitta le pouvoir en juin 1937. Le plan d’économie dirigée que Léon Blum appelait, devait être accepté par lui. Dans cette entreprise, la C.G.T. pouvait encore l’aider. L’organisation syndicale offrait toujours son plan et accentuait même son action de propagande. Elle avait accepté la « pause » mais comme un simple répit pour consolider les résultats acquis et préparer l’étape des indispensables réformes de structure. Dès février 1937, Léon Jouhaux marqua son impatience6 et, lorsque le gouvernement Blum fut renversé, il considéra cette chute comme la preuve expérimentale de la nécessité du plan7. Cependant, la C.G.T. ne proposa pas tel quel son plan déjà vieux de trois ans. Elle adressa au Comité du Rassemblement populaire un « Avenant » qui tenait compte des problèmes de l’heure : difficultés financières, déficit budgétaire, accélération de la fuite des capitaux8.
8Cet « Avenant » comprenait deux séries de mesures9. En premier lieu, à la place des réformes de répartition maintenant réalisées, la C.G.T. avaient prévu des mesures d’assainissement de caractère fiscal (augmentation du taux de l’impôt sur le revenu pour les hauts revenus, institution d’un impôt progressif sur les bénéfices des « monopoles de fait » et sur les bénéfices des sociétés, relèvement de l’impôt sur les successions, généralisation de l’impôt sur la fortune, répression de la fraude fiscale), de caractère financier (contrôle des opérations des banques à l’étranger, répression des évasions de capitaux, contrôle des compagnies d’assurances, réorganisation du marché financier par l’instauration d’un système d’open market...). L’« Avenant » envisageait, d’autre part, des réformes de structure : nationalisation et réorganisation des chemins de fer et du transport, de l’énergie électrique, contrôle des sociétés sidérurgiques, création d’un office d’importation du charbon, réorganisation du système bancaire privée. Moins étendues que dans le plan d’origine, ces réformes devaient assurer l’efficacité de la politique économique de relance et faciliter le redressement financier : « La gravité de la situation financière, concluait le projet, impose des mesures énergiques. L’efficacité dépend plus des réformes économiques à réaliser que des seules mesures techniques, fiscales ou financières. Seul le retour à une activité saine et normale peut assurer définitivement l’équilibre financier du pays »10. Selon Léon Jouhaux, ces réformes méritaient à ce titre l’appellation de « réformes de structure »11 : elles constituaient un ensemble cohérent conforme à l’esprit du plan initial.
9L’« Avenant » fut à l’origine d’une controverse au sein même de la gauche, qui ne cessa de s’accentuer jusqu’à la chute du gouvernement Chautemps. Se faisant l’interprète de la C.G.T., Jean Duret remarquait que le projet syndical constituait « la seule politique pouvant faire aboutir l’expérience française dans les cadres de la démocratie, de la liberté et du progrès social, la seule politique pouvant compter sur la sympathie agissante et le dévouement des masses populaires »12. Tandis qu’en 1936, la voie du plan était présentée comme supérieure à celle suivie par le Front populaire sans qu’il y ait entre elles d’opposition – il s’agissait de deux alternatives qui pouvaient converger, les compléments du plan devant assurer la réussite du programme – en 1937, l’« Avenant » offrait un choix exclusif : ou bien l’« Avenant », c’est-à-dire l’approfondissement du programme pour une nouvelle marche en avant, ou bien la poursuite de la « pause » qui marquerait, par l’usage qu’en feraient les forces adverses, une régression continue. En se prolongeant après juin 1937, la « pause » cessa effectivement d’être neutre sur le plan économique et sur le plan politique. Léon Jouhaux observa cette évolution à l’automne 1937 : « De récents débats politiques, préliminaires à la rentrée du Parlement, ont ranimé la controverse sur la « pause » ou « l’Avenant », sur l’action du gouvernement du Front populaire et sur l’avenir du Rassemblement populaire lui-même... il faudrait être aveugle pour ne pas voir que certains voudraient faire de la pause quelque chose de très différent d’une simple étape. Ils voudraient en faire une régression, le point de départ d’une contre-marche... Qu’on le veuille ou non, il faut bien convenir de l’insuffisance du programme malgré son ampleur initiale. L’expérience a montré que pour achever la réalisation de ce programme et pour le mettre à l’abri des entreprises de la réaction, d’autres réformes doivent s’y ajouter. C’est l’objet de « f Avenant »13.
10Léon Blum et la C.G.T. avaient donc le même objectif : redresser le cours des choses qui enlisait l’expérience du Front populaire. Mais leur effort devenait de plus en plus difficile. L’évolution du gouvernement Chautemps avait marqué, comme le craignait Léon Jouhaux, un net glissement à droite, à tel point que les ministres socialistes qui y participaient, démissionnèrent en janvier 193814. Les réformes de structure faisaient l’objet d’attaques incessantes : « les nationalisations qui ont été ébauchées sont aujourd’hui battues en brèche, constatait Léon Jouhaux15. Elles ne disposent pas des capitaux qui leur sont indispensables pour un fonctionnement régulier et normal. Et nous voyons une certaine presse accuser les nationalisations d’avoir entraîné une baisse de production et une certaine paralysie du fonctionnement industriel. Quand on aura démontré que ces nationalisations ont fait faillite, il ne sera plus possible de parler de nationalisations. Elles seront condamnées par l’opinion publique ». En effet, l’évolution de l’opinion publique (on était loin de l’élan de 1936) mais aussi la situation économique, l’évolution des forces politiques (celle du parti radical notamment) rendaient de moins en moins probable la perspective d’un rassemblement autour d’un plan d’économie dirigée d’inspiration socialiste.
2 – L’EXIGENCE DU RASSEMBLEMENT
11Entre la nécessité du plan qu’imposait la crise financière et celle de l’union nationale qu’imposait la situation internationale, Léon Blum fit primer l’union lorsqu’il revint au pouvoir au printemps de 1938. Il renonça alors aux réformes de structure qu’il souhaitait pourtant appliquer en concentrant son effort sur quelques objectifs primordiaux autour desquels, pensait-il, l’unanimité pouvait se faire.
12Comment Léon Blum en était-il venu à privilégier l’union nationale ? Joël Colton explique comment, lors de la crise ministérielle de janvier 1938, Léon Blum proposa à Albert Lebrun de former un gouvernement plus représentatif que le Front populaire, un rassemblement national autour du Front populaire, de Thorez à Reynaud16. Il songeait alors à une sorte d’« accord Matignon politique » et voulait prouver qu’un gouvernement d’unité nationale n’était pas nécessairement orienté à droite comme l’histoire l’avait jusqu’alors démontré17. En mars 1938, il alla encore plus loin et, chargé de former un second gouvernement, il voulut l’ouvrir de Thorez à Marin, c’est-à-dire de l’extrême gauche à l’extrême droite.
13Deux facteurs semblent expliquer cette évolution. En premier lieu, le contexte international qui préoccupait alors beaucoup Léon Blum. Au moment où il constitue son gouvernement, en mars 1938, tombe la nouvelle de l’invasion de l’Autriche par Hitler. Aussitôt, il annonce qu’il formera un « gouvernement approprié aux circonstances » et parle devant le parti de « la nécessaire union sacrée » non pour faire la guerre mais pour défendre la paix ; il se tourne vers les députés de l’opposition en insistant sur le « devoir commun » face aux périls extérieurs.
14Deuxième facteur : le glissement à droite de la majorité de 1936. Le gouvernement Chautemps (juin 1937-janvier 1938) a déjà amorcé ce glissement. Léon Blum veut le stopper en réalisant une union nationale centré à gauche pour éviter qu’elle ne se fasse à droite. C’est ce qui commande sa tentative de janvier. En mars, il considère qu’il doit relever un défi : celui de Lebrun qui, en faisant appel à lui, cherche peut-être à démontrer qu’un gouvernement issu de la gauche n’est plus possible et à préparer ainsi une union nationale centré à droite18.
15Ces facteurs immédiats ont été certainement déterminants dans le cheminement de Léon Blum vers l’idée de l’union nationale mais l’amorce de cette évolution est sans doute antérieure. Son passage au pouvoir l’a convaincu qu’il est très difficile de gouverner sans un minimum de consensus. Dès octobre 1936, il parle d’union nationale : « Nous avons passé notre temps, nous qu’on accusait de diviser le pays, à réconcilier toutes les catégories sociales dans le même espoir et la véritable union nationale, l’union de tous ceux qui peinent, de tous ceux qui travaillent à la prospérité du pays ; cette union-là, nous avons toujours essayé et nous essaierons encore d’y travailler et de la parfaire »19. Le projet n’est pas encore transposé sur le plan politique mais, en décembre 1936, s’adressant au Sénat dont la résistance commence à s’affirmer, il invoque la « nécessaire concorde nationale » : « La paix intérieure en France est aujourd’hui une des conditions de la paix dans le monde », dit-il20. Et le 1er janvier 1937 : « Nous prétendons être au sens le plus élevé du terme un gouvernement national... Voilà pourquoi nous appelons à travailler avec quiconque a le sens et le scrupule de l’intérêt national »21. Avec la « pause » il accentue l’appel à la concorde mais n’envisage pas encore un élargissement de son gouvernement : il lance un « appel à tous les partis à ne pas excéder les formes normales de leurs activités » et à « interrompre pendant un temps convenable de pause le régime des manifestations amplifiées et multipliées afin qu’un sentiment de sécurité et de détente puisse s’installer dans les esprits »22.
16Les objectifs que s’assigne Léon Blum en mars 1938, sont différents de ceux qu’il poursuivait en ce début de l’année 1937. Il ne cherche plus un apaisement du climat social et politique à travers une pause qui marquerait un arrêt prolongé dans l’œuvre du Front populaire. Il veut tout à la fois poursuivre et relancer l’action du Front populaire et réaliser l’union nationale à travers la formation d’un gouvernement élargi. Il tente de concilier ce qui semblait un an auparavant inconciliable.
17Le projet qu’il élabore en mars 1938 avec Pierre Mendès France et Georges Boris apparaît en effet comme un ultime effort pour éviter le retour à une politique de pause permanente qui aurait marqué la fin de l’expérience du Front populaire. Ce projet ne prévoyait pas de nationalisations : elles étaient économiquement inopportunes en raison des charges supplémentaires qu’elles auraient imposées à l’Etat mais surtout elles étaient incompatibles avec l’union nationale que Léon Blum voulait réaliser. « Vous redoutez les réformes de structure, disait-il dans son appel aux députés de l’opposition. Dans les gouvernements de Front populaire nous ne pouvons pas en faire sans l’assentiment de tous les partis composant ce rassemblement. Et vous craindriez qu’on en fit dans un cabinet d’unanimité qui comprendrait des représentants de toutes les fractions de l’opinion républicaine. Dans de tels gouvernements, la nécessité de l’accord oblige à concentrer toutes les énergies sur deux ou trois objets exclusifs des autres ; c’est leur vice et nous le connaissons bien. Mais il faut se borner au nécessaire, au salutaire et ne pas disperser l’action dans des directions où l’accord est impossible »23. On parlerait aujourd’hui de gouvernement de salut public.
18Cependant, le commun dénominateur tendant à se réduire, le rassemblement souhaité impliquait des concessions sur le contenu de l’action. Le plan de « rééquilibrage financier » que proposa Léon Blum peut être comparé à l’Avenant de la C.G.T.24. Celle-ci avait déjà, dans un souci de compromis, accepté une certaine réduction de son plan initial. Le projet de Léon Blum comprenait pour sa part deux volets. D’abord un ensemble de dispositions dont on attendait un effet direct et immédiat sur la « Trésorerie » et la monnaie : il s’agissait de mesures fiscales (impôt sur le capital, lutte contre la fraude fiscale), financières (réévaluation du stock d’or de la Banque de France) et de contrôle des mouvements de capitaux (non point un contrôle des changes mais, selon l’expression de Léon Blum, « un appareil mitigé de discipline volontaire et de surveillance sur les mouvements de change »25. Le contrôle des changes n’étant pas compatible avec l’accord international qui avait accompagné la dévaluation de 1936, Léon Blum voulait établir à travers la Banque de France un contrôle sur l’ensemble des activités financières, contrôle assez comparable à celui que Roosevelt avait institué en créant le Federal Reserve Board. « Nous pensons, disait-il, que la collaboration étroite des établissements de crédit, des banques, de la Banque de France ou, si vous préférez, une sorte de suzeraineté exercée par la Banque de France sur les Etablissements privés, sur les banques et sur le marché peut suffire et doit suffire à empêcher les exportations de capitaux non justifiées par les besoins commerciaux »26. Incontestablement, il s’agissait d’un pas important dans le sens de ce que la C.G.T. appelait dans son plan la « nationalisation du crédit ».
19Le plan de Léon Blum prévoyait également des mesures à effets indirects et plus lointains qui tendaient à accélérer la reprise économique : action sur les taux d’intérêt, expansion du crédit et de la masse monétaire... Pour éviter les effets pervers de cette relance, le plan indiquait certains « correctifs » destinés à prévenir l’inflation et réduire le déficit du commerce extérieur. Léon Blum insistait sur la cohérence du dispositif : « Ces propositions, disait-il, même théoriquement opposées, sont politiquement, moralement, pratiquement complémentaires. En fait, elles se conditionnent »27.
20Plan ambitieux certes car, même s’il ne contenait pas de nationalisations, il comportait certains changements structurels importants. Les adversaires de Léon Blum les présentèrent comme le prélude à l’instauration d’un régime totalitaire28. En fait, tous les projets qu’il renfermait, seront réalisés au lendemain de la guerre, y compris la réglementation qui consacrait le rôle prééminent de la Banque de France et son contrôle sur les activités monétaires et financières. La critique révélait simplement la force du conservatisme qui régnait dans la France de la fin des années trente. Mais la force de ce conservatisme rendait également illusoire l’appel à l’union et à la concorde nationale. Le rejet par le Sénat de la demande de pleins pouvoirs pour réaliser le plan proposé, le prouva en même temps qu’il annonçait la désagrégation du Front populaire. Désormais, avec le glissement progressif du parti radical vers la droite, l’axe des rassemblements possibles ne pouvait plus passer par le parti socialiste.
21Après la chute de son second gouvernement, Léon Blum refusa de participer au nouveau gouvernement que forma Daladier : le pouvoir ne pouvait plus se justifier à ses yeux que par un nouveau « bond en avant » que seul le plan qui venait d’être rejeté pouvait permettre29. Il refusa la poursuite de la « pause » et réclama, comme il l’avait déjà fait en 1937 au congrès de Marseille, les « adjonctions nécessaires » qui devaient « donner au programme social et politique du Front populaire et même à son programme fiscal, son complément nécessaire sur le plan proprement financier et sur le plan économique ». Hormis des circonstances exceptionnelles (il entendait par là une crise internationale), il ne jugeait pas souhaitable que le parti socialiste reprenne le pouvoir « avant d’avoir fait avec les autres partis du Front populaire, les arrangements et règlements nécessaires ». Ainsi concluait-il son discours de Royan : « Nous demandons la révision du programme commun et des engagements réciproques comme partie intégrante du Front populaire et comme le plus puissant des partis politiques qui y sont représentés »30.
22Les deux voies qui auraient encore pu converger au début de 1937 – celle de la « pause » et celle de la révision du programme dans le sens du plan – apparaissaient à présent totalement opposées. La première signifiait l’abandon progressif des acquis de 36, la seconde la volonté de poursuivre la marche en avant. Le choix entre elles était donc vital pour le Front populaire. Mais était-il encore possible ?
23En formant le nouveau gouvernement, Daladier s’engagea dans une voie qui représentait pour Léon Blum « une solution de continuité évidente entre la politique nouvelle qu’il annonçait et celle qu’avait pratiquée le premier gouvernement de Front populaire »31. La politique qu’il conduisit avec Paul Reynaud reposait en effet sur la recherche exclusif de ce que l’on nommait la « confiance » : « plan de réaction sociale pour obtenir la confiance du capital, considérait Léon Blum... Il joue à plein le jeu non seulement du libéralisme mais du capitalisme »32. Daladier partait de l’idée que la production ne pouvait être ranimée que par le retour des capitaux et que la relance économique serait entraînée par la hausse des valeurs sur le marché provoquant elle-même une baisse des taux d’intérêt. Il prévoyait pour cela une fiscalité qui ménageait les capitaux et frappait plus sévèrement la consommation et les revenus. Ces mesures étaient accompagnées de gestes symboliques destinées à raviver la confiance – attaques contre les 40 heures, contre les conventions collectives ou contre les élections des délégués ouvriers. Cette politique annonçait donc à brève échéance la dislocation du Front populaire.
24Daladier qui avait été l’un des principaux artisans du Front populaire, le radical « le plus ardemment acquis à la mystique du Front populaire »33, notait Léon Blum, et qui n’avait rien d’un libéral au sens classique du terme (« une solution de monnaie dirigée et d’économie dirigée, la direction fut-elle quelque peu autoritaire, répondait aux tendances naturelles de son esprit », écrivait Léon Blum), Daladier choisit la voie libérale et c’est sa détermination qui mit fin au Front populaire. « Daladier, écrivait encore Léon Blum, a agi comme un homme convaincu que la solution durable ne pouvait pas consister dans la direction, dans l’autorité, dans la contrainte, mais seulement dans la liberté et la confiance des capitaux. Toutefois, la solution durable ne pouvait alors être fournie que par une confiance également durable. Pas une confiance précaire, versatile, mobile, dépendant des circonstances du jour et subordonnée aux intérêts immédiats du moment... Non, une confiance ancrée, tenace et même, en un certain sens, désintéressée, une confiance organique sur laquelle un gouvernement pût tabler en toute occasion. Cette confiance-là garantissait la durée. Or, on sait bien que depuis les élections de 1936, le capitalisme était disposé à la vendre mais on sait également à quel prix : la collaboration, la solidarité, je dirais presque la complicité sur le plan politique et surtout sur le plan social, c’est-à-dire le revirement parlementaire, c’est-à-dire le renversement de la majorité »34. Dislocation du Front populaire que consacra le congrès radical de Marseille en novembre 1938.
25L’autre voie, celle de l’économie dirigée, de la « monnaie dirigée », était réclamée par tous les fidèles du Front populaire qui souhaitaient qu’une nouvelle étape soit franchie. Le plan représentait bien pour eux la seule façon de maintenir le Front populaire car il n’y avait pas d’autre choix qu’un nouveau pas en avant ou un recul par rapport au programme de 36. Robert Lacoste se faisait l’interprète de ces « planistes » lorsqu’il écrivait en mars 1938 : « L’idée du plan se confond avec l’idée d’étape et de progression dans l’accomplissement de toute œuvre humaine. Le politicien, parce qu’il n’est pas forcé de réaliser, se présente devant son public avec un programme, jamais un plan. Dans son programme, il aligne à la suite les uns des autres, pêle-mêle, des propositions plus ou moins alléchantes ou rationnelles... Le plan prévoit, au contraire, un ensemble de mesures étroitement coordonnées, dépendant les unes des autres, selon un ordre rationnel mais surtout il indique un point de départ obligé et un point d’arrivée »35.
26Exclusivement socialiste au départ, le débat sur le plan et le programme qui s’était élargi en 1935-1936 au Front populaire, intéressait à présent l’ensemble des forces politiques. Il s’était en quelque sorte nationalisé. A droite on se déterminait en fonction du programme du Front populaire, en faveur d’un statu quo ou d’une remise en question. Pour les socialistes, au contraire, seul le plan était compatible avec l’essence de leur doctrine. Le plan se rangeait ainsi, après des étapes difficiles, dans l’héritage de la gauche française : le concept traditionnel du programme appartenait au passé, celui du plan, en s’inscrivant dans une perspective évolutive de changement, appartenait à l’avenir. A travers les idées de changement, d’étape à franchir, de cohérence, n’en retrouve-t-on pas la trace dans le discours politique moderne ?
27Mais, à la fin des années trente, la force des choses, l’évolution des forces politiques et sociales, ne permirent pas de concrétiser ce projet. En novembre 1938, la SFIO et la C.G.T. prenaient acte de la dislocation du Front populaire. Lors du congrès qui se réunit à Nantes du 14 au 17 novembre 1938, la C.G.T. ne pouvait plus exprimer que des regrets : « La faiblesse du Front populaire est de n’avoir pas réalisé la partie fondamentale de son programme. Il devait mettre la démocratie à l’abri des attaques du fascisme, la libérer de l’emprise des forces d’argent, rendre au pays la liberté de ses décisions et de ses destins. Il ne l’a pas fait et du même coup les forces de réaction ont relevé la tête, se sont mises à utiliser les moyens d’action qui leur étaient laissés. La démocratie française est restée livrée à un chantage permanent ».
28Etrange destinée que celle du plan ! Pendant le Front populaire, il s’était présenté comme un complément à la voie offerte par le programme, puis comme une alternative lorsque les difficultés contraignirent à la « pause ». En 1938, le choix entre le plan et la prolongation de la « pause » était devenu exclusif car il correspondait à la volonté de maintenir le Front populaire ou de le rompre ; mais ce choix était devenu également impossible. Léon Blum a bien senti, au contact du pouvoir, la nécessité du plan mais son ralliement est intervenu trop tardivement. Le souci de l’unité du parti socialiste puis de la cohésion du rassemblement populaire l’ont obligé à différer trop longtemps son heure : quand, en mars 1938, il fit primer l’union nationale, les forces politiques étaient devenues telles qu’un simple rassemblement autour de la gauche n’était même plus possible.
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Notes de bas de page
1 – Léon Blum, discours au congrès de Marseille 12 juillet 1937, Œuvres 1937-1940 p. 44.
2 – Léon Blum, ibid. p. 46.
3 – Ibid, p 61.
4 – Léon Blum, discours au congrès de Marseille 12 juillet 1937, Œuvres 1937-1940 p. 61-62.
5 – Léon Blum, discours au congrès de Marseille 12 juillet 1937, Œuvres 1937-1940 p. 62.
6 – Discours prononcé à St-Nazaire à l’occasion d’une manifestation à laquelle assistait Léon Blum (Voix du Peuple février 1937).
7 – Voix du Peuple, juin 1937.
8 – L’initiative fut prise par le Comité administratif du 22 juin 1937 sous l’impulsion notamment de Robert Lacoste.
9 – Le projet fut présenté dans l’Atelier pour le Plan, 15 juillet 1937.
10 – L’Atelier pour le Plan, 15 juillet 1937.
11 – L’Atelier pour le Plan, 15 août-15 septembre 1937.
12 – Jean Duret « Retour à la confiance », Atelier pour le Plan, 15 juillet 1937.
13 – Léon Jouhaux, L’Atelier pour le Plan, 15 octobre – 15 novembre 1937.
14 – Au CCN des 14 et 15 février 1938, la C.G.T. décida de présenter à nouveau ses projets au gouvernement que venait de reconstituer Chautemps : ils concernaient la réorganisation du crédit, les grands travaux, la nationalisation des assurances, la nationalisation de la production d’énergie électrique (première nationalisation d’industries-clés).
15 – CCN du 14 et 15 février 1938 (Voix du Peuple).
16 – Joël Colton, Léon Blum. p. 299 et svts.
17 – Léon Blum, Conseil national, 17 janvier 1938 et procès de Riom (Œuvres V. p. 241).
18 – Léon Blum, 18 mars 1938, Œuvres 1937-1940 p. 89.
19 – Léon Blum, discours de Lens, 12 octobre 1936, Œuvres 1934-1937 p. 447.
20 – Léon Blum, discours au Sénat, 28 décembre 1936, Œuvres 1934-1937 p. 333.
21 – Léon Blum, Le Populaire, 1er janvier 1937, Œuvres 1934-1937 p. 473-474.
22 – Léon Blum, discours à la Chambre, 24 mars 1937, Œuvres 1934-1937 p. 499.
23 – Léon Blum, Discours salle Colbert du Palais Bourbon devant les groupes de la minorité 12 mars 1938, Œuvres 1937-1940 p. 74.
24 – J. Moch, Rencontres avec L. Blum, p. 245 et L. Blum (O. 1937-1940 p. 91-120).
25 – Léon Blum, Discours à la Chambre 6 avril 1938 (O. 1937-1940 p. 103).
26 – Léon Blum, ibid. p. 104.
27 – Léon Blum, ibid. p. 113.
28 – Léon Blum, ibid. p. 118-119.
29 – « La règle pour nous, quand nous paraissons au pouvoir, c’est que notre présence se traduise par quelque chose de neuf, par quelque chose qui n’aurait pas existé si nous n’avions pas été là ». Léon blum, discours au congrès socialiste de Royan, 7 juin 1938. Œuvres 1937-1940 p. 138.
30 – Léon Blum Discours congrès de Royan, 7 juin 1938, Œuvres 1937-1940 p. 165.
31 – Léon Blum, Le Populaire, 25 août 1938, Œuvres 1937-1940 p. 169.
32 – Léon Blum, Le Populaire, 13 novembre 1938, Œuvres 1937-1940 p. 170.
33 – Léon Blum, Le Populaire, 10 août 1939, Œuvres 1937-1940 p. 207-209.
34 – L. Blum, ibid. p. 209.
35 – R. Lacoste, « Visages du syndicalisme », Voix du Peuple, mai 1938.
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