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Le socialisme devant ses choix

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Jean-François Biard

Préface

Léo Hamon

Texte intégral

1Les idées de plan, de planification, nous sont devenues familières : expressions d’une conception volontariste de l’économie, d’une philosophie qui tient pour légitime et souhaitable une certaine intervention de l’Etat, elles s’opposent intellectuellement à l’attitude chère aux libéraux de l’économie classique – laisser aller, laisser faire – et à l’optimisme qui postule la réalisation spontanée d’un optimum économique par le libre jeu des initiatives particulières, et même quand on admet, comme on le fait très généralement en Occident, une conciliation, une combinaison du libéralisme et du planisme, les deux inspirations demeurent bien distinctes. Telle quelle, la planification est devenue, en 1945, la pratique de la République commandée à la fois par les nécessités d’un relèvement rapide et la volonté, dans les élites formées par les épreuves de la défaite, de l’occupation et de la Résistance – d’arracher la France à l’archaïsme persistant qui lui avait fait tant de mal.

  • 1 – Léo Hamon, L’idée du plan dans, Tendances et volontés de la société française, sous la direction (...)

2Au plan de la reconstruction ont succédé une série de plans quinquénaux : la création et le maintien d’un Commissariat général au plan, la référence au plan aussi bien dans la constitution de 1946 (art. 25) que dans celle de 1958, (art. 34 avant dernier alinéa et lois organiques), ont donné à la planification une consécration juridique et il est devenu banal de citer la phrase du Général de Gaulle sur « l’ardente ambition nationale... » On peut considérer l’idéologie planiste comme étant une des composantes de la mentalité française d’après guerre1. Il y a donc à présent, comme un conformisme du plan ; les plus acharnés des néolibéraux eux-mêmes, réduisent le rôle de la planification – et surtout prétendent en assouplir la technique mais n’en contestent pas le principe, si ce n’est tout récemment et exceptionnellement (c’est peut-être même là un des quelques apports de l’idéologie socialiste désormais pratiquement soustraits à la contestation.)

3Mais l’évidence contemporaine ne doit pas faire oublier l’histoire, l’origine et le long cheminement de l’idée de plan : un premier mérite du livre de Jean-François Biard est d’ouvrir et de constituer le dossier des origines, dans leur relation – privilégiée – avec le mouvement ouvrier, d’en rechercher aussi les adhérences – les questions connexes – et de reconstituer les débats auxquels le plan a donné lieu dans l’entre-deux-guerres.

4 Au départ, l’idée de plan vient de la C.G.T. plus exactement, pas seulement de la C.G.T. mais de ce que l’on peut appeler la droite du mouvement socialiste, d’hommes comme Paul-Boncour et surtout Albert Thomas – qui, ne rougissant pas de leur participation à l’effort de guerre et à l’Union sacrée, entendent poursuivre dans cette voie en donnant à la stratégie socialiste une orientation nouvelle : prolonger par une intervention justiciable de l’Etat, et pour la reconstruction du pays, la réduction des inégalités et un supplément de justice, l’économie dirigée qui a été la loi commune de la guerre... En somme, l’épreuve de la guerre suggère déjà ici une réorientation analogue, somme toute, à celle que feront prévaloir, un quart de siècle plus tard, l’esprit et l’expérience de la Résistance : Albert Thomas et les planistes de l’époque esquissent la possibilité d’une autre orientation dans laquelle l’action socialiste d’après guerre prolongerait la consécration de respectabilité nationale que lui a value son rôle dans la guerre.

  • 2 – Tony Judt, La reconstruction du parti socialiste, 1921-1926.

5Mais à l’époque, face à la réaction pacifiste d’un pays exsangue et à l’attraction révolutionnaire du communisme, la majorité du parti socialiste, même quand elle ne désavoue pas formellement l’Union sacrée, n’insiste pas sur ce qui ne doit être qu’une parenthèse et se hâte de revenir aux thèmes classiques antérieurs : même après la scission de Tours, le parti socialiste reconstitué ne s’engage pas dans une voie révisionniste, comme on l’a bien montré, il ne profite pas de sa séparation avec les communistes pour s’installer dans un réformisme conséquent, mais voudra, au contraire, s’installer dans les positions orthodoxes, les plus classiques sans doute pour ne pas laisser le prestige de la tradition socialiste aux partisans de l’Internationale communiste2.

6La voie esquissée par la droite socialiste ne sera donc pas suivie et ceux qui seront tentés par elle ne joueront qu’un rôle minime dans le parti socialiste même après la scission de Tours (le nouveau parti n’est guère bienveillant pour les réformistes conséquents, à telle enseigne que leur incontestable chef intellectuel, Albert Thomas, n’a rien de mieux à faire que de s’exiler à Genève dans un poste de Directeur international du Bureau International du Travail... (40 ans plus tard, Roy Jenkins, chef de l’aile droite du Labour Party, deviendra ainsi le membre britannique de la commission européenne de la Communauté Economique Européenne. Cette répétition de l’histoire dans le mouvement ouvrier mérite d’être méditée). Mais s’ils ne trouvent guère d’écho à l’intérieur du parti socialiste, ces réformistes résolus trouvent davantage d’écho à la C.G.T. qui propose, elle, la création d’un conseil national économique et l’adoption d’un plan de l’économie : deux idées qui feront leur chemin, mais lentement...

7Il est donc intéressant de voir comment peut, dès ce moment, s’affirmer l’idée de plan reprise avec ses conséquences de coopération entre les classes : mais elle est décidément trop en avance sur l’état des esprits et la configuration des forces. L’affaiblissement de la C.G.T. par la défaite des grèves de mai 1920 et surtout par la scission avec la C.G.T. communiste, la permanence de l’orthodoxie socialiste dans la gauche politique vont estomper et même faire délaisser l’idée de plan qui n’est guère reprise en 1924 quand la victoire du cartel des gauches ramène le parti socialiste dans la majorité. Dans une gauche aux prises en cette période avec les problèmes politiques et financiers – ceux d’un équilibre difficile à établir avec des dépenses accrues, le manque de confiance des possédants et même des modestes porteurs de bons –, le parti socialiste lui-même est trop occupé de préserver son unité en évitant la participation au gouvernement et de chercher en même temps son articulation dans le cartel des gauches, pour qu’il puisse faire plus, et repenser le problème de la planification. Placée par la C.G.T.U. en position défensive dans le monde du travail, la C.G.T. adopte, pour son réformisme, un profil bas et se borne à maintenir contre les critiques de la gauche même non communiste, une politique de présence à Genève, au Bureau International du Travail : sans doute s’agit-il de consolider, sans rien renier, le peu qui a été occupé – et non d’aller de l’avant.

8Deux ou trois ans plus tard, une évolution du capitalisme qu’on appelle alors la rationalisation, l’imitation en Europe, notamment en Allemagne, de certains modèles américains, amènent des discussions doctrinales. Les tenants de la démocratie économique, comme Naphtal et même Hilferding en allemagne, des hommes comme Jules Moch en France, s’intéressent à cette évolution et discutent des rapports entre la rationalisation qu’opère le capitalisme de lui-même et la réorganisation de l’économie que pourrait vouloir le socialisme. Mais en tout cela, il n’est pas question de plan. L’idée éclose dans un climat d’après guerre et d’union nationale doit dans une période où l’atmosphère est très différente, attendre une évolution plus profonde des mentalités.

9La grande crise de 1929, l’étendue des ravages et la force du défi seront le fait nouveau ; de même que 15 ans plus tôt, la guerre avait posé des problèmes auxquels l’économie libérale était apparue comme incapable de faire face, cette fois, la crise atteste l’incapacité de l’économie capitaliste, livrée à elle-même, de résoudre les problèmes ; d’autre part, une nouvelle génération qui a été formée dans une atmosphère perturbée par la guerre – à laquelle le laisser aller, laisser faire n’apparaît plus comme un article de foi – parvient aux responsabilités avec d’autres préoccupations intellectuelles. Et tout à la fin de sa vie, dans le dernier écrit de 1932, qui précède sa mort, alors qu’il envisage de reprendre son activité dans le parti socialiste, Albert Thomas pense relancer l’idée de plan... Enfin – et peut-être surtout – la montée de la marée fasciste fait apparaître à tous les démocrates, mais davantage encore peut-être, aux socialistes, la nécessité de faire quelque chose de nouveau pour barrer la route à une menace nouvelle.

  • 3 – Ni gauche ni droite.

10Les générations parvenues à l’âge adulte dans la seconde moitié du siècle, qui n’ont pas connu cet entre-deux-guerres, imaginent difficilement ce qu’a pu être l’angoisse des hommes qui, debouts sur les rares rochers des démocraties survivantes, notamment de la République Française, voyaient monter au sud, puis à l’est, puis au sud-ouest, le flot des régimes de dictature dont on devait bientôt constater les infiltrations dans l’espace français lui-même... Que faire pour tenir tête ? A la recherche d’un rajeunissement nécessaire de la pensée et d’une défense renouvelée de la démocratie, comme aussi pour le dépassement des vieux antagonismes, l’idée de plan se représente alors mais tout autrement qu’une douzaine d’années plus tôt. Un récent ouvrage de Zeev Sternhell3 montre bien la force d’attraction qu’exerce alors le projet d’une synthèse entre éléments de gauche et éléments de droite, autour d’idées nouvelles : un rôle essentiel échoit maintenant à l’idée d’un dépassement des clivages traditionnels pour s’arracher à la peau de chagrin en rétrécissement continu qui paraît être le lot de la gauche. Le débat ouvert à l’époque autour du projet d’un rassemblement obtenu en transcendant des oppositions anciennes sera ensuite obscurci par la triste fin d’un bon nombre des porte-paroles du planisme : leur trahison pendant les années de guerre et d’occupation a comme contaminé rétroactivement les idées qu’ils avaient soutenues, et fait d’ailleurs oublier l’attitude patriotiquement irréprochable de planistes comme Robert Lacoste, Louis Vallon, Georges Valois (mort en déportation) ou Barthélémy Montagnon... Le temps est venu d’être plus objectif, simplement pour pouvoir voir clair.

11A l’époque, la poussée planiste se manifeste dans trois directions : l’une est celle du plan dit du 9 juillet 1934 (à cause de la date à laquelle il voit le jour) qui réunit parmi ses signataires des hommes de gauche, des syndicalistes, des néo socialistes... et des Croix de feu. Le livre de Jean-François Biard n’en traite pas et n’a pas à le faire puisqu’il s’agit là d’un phénomène extérieur au mouvement ouvrier. Se situent par contre, à l’intérieur de ce mouvement, d’une part, le plan de la C.G.T., d’autre part, la vogue de l’idée planiste au sein du parti socialiste lui-même.

12Il y a, en effet, à cette époque, un plan de la C.G.T... il comporte non seulement des réformes de répartition du revenu, réformes tendant (pour se servir d’une distinction que Léon Blum critiquera mais qui peut être quand même employée en étant précisée) à accroître la consommation, mais encore des réformes de structure, réformes portant sur l’organisation de la production elle-même et tendant à instituer, par certaines nationalisations, des possibilités nouvelles pour la direction de l’économie.

13En avançant ce plan, le syndicalisme sort du rôle revendicatif dans lequel il avait été jusque là confiné... comme il avait déjà tenté de le faire avec le plan de 1919-1920 : le précédent est renouvelé, et quand aujourd’hui, un demi siècle plus tard, dans certaines organisations syndicales, des militants syndicalistes acceptent des responsabilités économiques et administratives élevées, ou que de grandes confédérations syndicales déclarent vouloir et devoir s’élever à davantage de responsabilités, comment ne pas saluer les précurseurs qui, avec l’idée de plan ont pour la première fois, entendu que le syndicalisme aille au-delà des attitudes purement revendicatives !

14Au sein du parti socialiste, cependant, l’idée du plan est propagée par une importante minorité de droite qui sera bientôt exclue pour la plupart de ses éléments – qu’on appelle néo-socialiste pour souligner la nouveauté de son socialisme. Et même après la scission un courant planiste modeste subsistera au parti socialiste.

15L’ouvrage de Jean-François Biard est une reconstitution magistrale des débats auxquels donne lieu à l’intérieur du parti socialiste, l’idée de plan, et de l’hostilité que Léon Blum lui oppose, comme aussi à l’idée de régime intermédiaire entre le régime socialiste et le régime capitaliste, que constituerait précisément une économie planifiée.

16Comme l’adhésion générale présente à l’idée de plan permet de mesurer le chemin parcouru depuis 65 ans ! On perçoit l’évolution (non la révolution) de la pensée socialiste en rapprochant la résistance de Léon Blum à l’idée de régime intermédiaire il y a un demi-siècle, et le fait que maintenant le Président de la République, ancien Premier Secrétaire général du parti socialiste définit son projet comme étant celui d’une société d’économie mixte et parle ainsi avec le soutien d’une écrasante majorité dans le parti socialiste.

17L’opposition de Léon Blum aux idées de plan et de régime intermédiaire pourra donc étonner le lecteur de 1980, pour qui, comme nous le rappelions en débutant, l’idée de plan est entrée dans la conscience commune depuis maintenant plus de 30 ans et qui voit non seulement prôner mais aussi « institué » en fait le plan, la protection sociale etc..., un régime qui n’est ni le socialisme exclusif d’une propriété privée des moyens de production ni non plus le capitalisme libéral.

18Avec beaucoup de finesse dans des pages qu’il faut avoir lues pour bien comprendre l’évolution de la mentalité socialiste en France, Jean-François Biard analyse les arguments et les raisons. On trouve dans l’hostilité de Léon Blum la marque de l’attachement des socialistes de l’époque – sans en excepter les plus grands – à une tradition internationaliste et démocratique qui leur fait appréhender tout ce qui pourrait renforcer dangereusement le pouvoir de l’Etat et qui affaiblirait une coopération internationale tellement prônée qu’on craint tout ce qui pourrait en éloigner... et oublier ce qui la limite dans les faits.

19On trouve aussi là, comme le montre très bien notre auteur, un souci stratégique : avec beaucoup de clairvoyance, Léon Blum reconnaît dans la préoccupation des planistes, le désir de rechercher peut-être en priorité, l’appui des classes moyennes et le fait d’attacher par là moins d’importance à l’appui de la classe ouvrière : Léon Blum au moment où se place le conflit avec les néos n’a pas encore perdu, il faut se le rappeler, l’espoir d’une réunification au sein du parti socialiste avec ceux qui ne l’ont quitté pour le communisme que momentanément – du moins l’espère-t-il. Le parti socialiste unifié, parti de la classe ouvrière toute entière (ou se croyant tel), ce parti unifié qui en fait n’a pas vécu 10 ans – de 1905 à 1914 – exercera longtemps encore son mirage de paradis perdu. Or, il n’y a pas de réunification possible si la classe ouvrière doit perdre cette espérance d’une société socialiste, qui fait partie du patrimoine commun – un projet de société inséparable de ce que Jean-François Biard appelle « le modèle socialiste » et que nous pourrions appeler le « rêve socialiste »...

20Dès lors, tout ce qui fait reculer le rêve ou en altère la pureté au profit d’états intermédiaires, risque de compliquer, au plan de l’idéologie, la tâche de la réunification et de déplacer de la classe ouvrière aux classes moyennes, l’axe du rassemblement recherché. Tant il est vrai que les espérances reçues dans un secteur de la société, qu’elles soient ou non utopiques, font partie des réalités dont la prise en considération s’impose à l’homme politique.

21L’opposition de Léon Blum a donc des raisons stratégiques... ce qui explique pourquoi – comme le fait ressortir Jean-François Biard –, quand à partir de 1935, le rapprochement avec le parti communiste est réalisé par le Front commun et du même coup acquise l’unité d’action de la classe ouvrière (une unité qu’il s’agit seulement à présent d’élargir aux classes moyennes par la constitution du Front populaire), Léon Blum ne s’oppose plus à l’adoption du plan et se montre même disposé à faire prendre le plan de la C.G.T. comme base du programme du Front populaire : désormais l’entreprise est sans danger pour l’unité ouvrière.

22Mais curieusement, alors, ce sont le parti radical par crainte d’effrayer sa clientèle de classe moyenne, et le parti communiste par désir de ne pas effrayer les radicaux qui ne veulent pas de la planification comme base du programme du Front populaire. Destin décidément paradoxal que celui de la planification, combattue de 1932 à 1935 par Léon Blum pour ne pas compromettre l’unité de la classe ouvrière, et rejetée en 1935-36, par la conjonction des communistes et du parti radical pour ne pas effrayer les classes moyennes...

23Le plan de la C.G.T. ne pourra donc pas être le programme de Front Populaire, parce que si le parti socialiste s’y est rallié – maintenant qu’il ne craint plus de se couper des communistes – ce sont les communistes et les radicaux qui n’en veulent plus.

24Aussi bien, la « relance » qu’engagera Léon Blum en 1936, ne sera pas recherchée par un remaniement des structures de l’économie et une direction planifiée de la production, mais par un développement de la consommation. Solution qui ne déborde pas le programme arrêté, mais dont on sait ce que seront les résultats pratiques en 1936-1937... (et un demi siècle plus tard !).

25Ainsi se trouve illustré par l’histoire du planisme un autre problème qui n’est pas, lui non plus, sans quelque actualité, celui, très général et durable de la cohérence possible dans les coalitions multi-partites...

26Mais, Jean-François Biard pousse encore plus loin son analyse et montre à quel point la distinction du « modèle »– la société socialiste future – et du « programme » de portée immédiate (qui nous laisse dans la société capitaliste) ne répond pas seulement à un souci stratégique mais traduit aussi une structure de pensée, celle par laquelle « l’autre monde, la cité idéale », doit être maintenu dans sa pureté et non dégradé par l’élévation de solutions intermédiaires au rang de finalités : entre le ciel et la terre, il n’y a pas de planète intermédiaire, et la pensée du ciel intervient pour les combats livrés sur cette terre, eux-mêmes.

27Tout ensemble de croyances a ainsi sa zone d’absolu qui ne souffre pas d’être relativisée. L’étude de Jean-François Biard nous fait passer ainsi de la page d’histoire à la réflexion sur la structure de la pensée humaine et l’effet de besoin d’absolu. Ce qui est ici en cause, c’est le problème fondamental du mythe révolutionnaire qui maintient l’unité du mouvement ouvrier mais peut retarder l’heure de la clairvoyance. Là comme ailleurs, toujours, est posé le problème (que d’aucuns voudraient prétendre résolu pour pouvoir le passer sous silence et qui reparaît cependant) des rapports de la réforme et de la révolution.

28Derrière les débats sur la planification – et s’entremêlant avec les considérations psychologiques, stratégiques et tactiques – toujours se retrouve pour un socialisme qui écarte les dictatures du prolétariat et les révolutions de type communiste, la difficulté d’accepter toutes les perspectives d’une action de réforme.

29« Qu’elle ose se montrer ce qu’elle est », on sait qu’Edouard Bernstein, reprenant le vers de Schiller, le demandait déjà à la social-démocratie, au moment d’entrer dans le siècle, mais comment oser montrer ce qu’on est... sans craindre de perdre une partie de ceux qui rêvent encore d’être autre chose ?

30Après l’échec du premier gouvernement de Front populaire, Léon Blum pense sans doute qu’il faut aller plus loin qu’il n’avait voulu le faire en 1936, et il envisage des mesures d’économie dirigée. Jean-François Biard cite ici des textes intéressants... et en déduit – allant peut-être ici, selon nous, un peu loin – le ralliement de l’homme d’Etat à l’idée planiste, au moment de son second ministère.

31Ce ministère aura une vie très brève, il n’y a donc pas lieu de beaucoup débattre une œuvre législative et économique si tôt empêchée, mais on doit, croyons-nous, s’interroger sur cette inflexion vers le plan, ce souci d’instaurer une plus forte direction de l’économie, en le rapprochant de l’initiative historique prise par le même homme, au même moment, afin de promouvoir un gouvernement d’unité nationale : comment se combinent chez Léon Blum, la volonté d’élargir la majorité en faisant entrer la plus grande part possible de l’opposition – une volonté dont témoigne sa venue en février 1938, sur sa demande, devant les groupes de l’opposition – et le projet d’instaurer une économie dirigée à laquelle il avait dû renoncer en 1936 parce qu’elle effrayait ses propres alliés radicaux eux-mêmes ? N’y a-t-il pas là entre les deux tentatives, une contradiction insurmontable ?...

32Compliquerons-nous ou éclairerons-nous la question ainsi posée en remontant plus haut encore ? N’est-ce pas la C.G.T. elle-même qui se contredisait en voulant quelques années plus tôt, par son plan, sortir du clivage des antagonismes anciens, et donner au mouvement ouvrier de nouvelles possibilités d’attraction, afin de rompre le siège d’un camp dont les frontières se rétrécissaient avec la crise ?... Et comment pouvait-elle espérer atteindre un tel résultat avec un plan qui allait bientôt apparaître comme trop hardi pour des adhérents au Front populaire eux-mêmes ? Les radicaux et les communistes ne seraient-ils pas plus sages, en refusant le plan et l’économie dirigée – afin d’obtenir le concours, l’alliance indispensables des classes moyennes ?

33La réponse doit, selon nous, être cherchée – et trouvée – dans une réflexion commune aux deux périodes 1933-1935 pour la C.G.T., 1938 pour Léon Blum. Si la première espère à la fois dans la hardiesse des mesures qu’elle ferait passer et dans l’étendue des adhésions qu’elle susciterait, c’est parce que le plan plus hardi que le programme socialiste traditionnel, fait en même temps appel à d’autres motivations, et, formulé dans un autre langage, se réclame de l’intérêt national plus que de la lutte des classes. De la même manière, quand Léon Blum fait appel à l’opposition elle-même, pour constituer un gouvernement d’unité nationale, ce n’est pas à l’affrontement de la gauche contre la droite qu’il convie, ni de la lutte de classes qu’il se réclame, c’est à la sauvegarde de la République et de l’indépendance nationale qu’il appelle. En se situant sur le terrain de l’indépendance nationale, en invoquant le salut national, la C.G.T., en 1934, comme Léon Blum en 1938, pensent et espèrent pouvoir faire davantage que de s’en tenir aux positions traditionnelles du mouvement ouvrier. Mais déjà quinze ans plus tôt, au lendemain de la première guerre, c’est en se réclamant des sentiments nés de l’union patriotique dans cette guerre, qu’Albert Thomas et la C.G.T. avaient conçu et proposé le premier plan. En ces trois occasions – l’histoire des idées et celle des politiques gouvernementales s’accordent à nous le confirmer – l’économie dirigée et le plan doivent puiser leur inspiration dans une pensée de regroupement national, viser à la traduire dans les faits et leurs chances de succès dépendent de la réussite d’une rencontre correspondante dans l’esprit public. Le planisme n’échappe donc pas à l’alternative : bataille de classe ou rassemblement national. Il ne se réalise que par le rassemblement national... quand ce dernier est possible.

34Le rejet des plans de la C.G.T. avant 1936, le renversement du gouvernement de Léon blum en 1938, et la rapide dislocation du Front populaire qui a suivi, ne nous permettent pas d’apprécier ce qui était réalisable dans de telles ambitions. Encore qu’on ne puisse se défendre de faire observer qu’en 1945, c’est précisément le climat d’unité nationale de la Libération qui permettra et les réformes de structure, et la planification jusque-là impossibles.

35On s’apercevra, croyons-nous, en considérant cette histoire, telle que Jean-François Biard nous la rapporte fort complètement, que l’évolution de l’idée planiste, sa réception et ses succès, sont liés, par delà les données d’actualité à des problèmes stratégiques, à des structures de pensée... et à des possibilités de rassemblement. Il n’y a pas de planisme dans les batailles de classes. Peut-il y en avoir comme objet d’un rassemblement national ? Une telle interrogation pourrait bien être un enseignement de cette histoire.

36En sorte que l’histoire de la planification dans le mouvement ouvrier dans l’entre-deux-guerres, que nous livre Jean François Biard, nous confronte à des méditations toujours actuelles sur la place de la stratégie dans toute activité politique... sur l’inspiration, les conditions et les effets des choix présidant aux positions adoptées et leurs effets sur la possibilité ou l’impossibilité de réaliser certaines conquêtes sociales sans obtenir autour d’elles, un consensus dépassant les limites même des partis qui les inscrivent à leur programme... et sur les rapports, dans l’esprit des hommes, entre la promesse d’absolu qu’ils ont retenue et les solutions intermédiaires, seules accessibles – hélas ! à portée de vie humaine.

37Evoquer ces perspectives, c’est montrer l’intérêt de l’étude de Jean François Biard, à la fois pour la connaissance de notre histoire et pour la réflexion sur des problèmes dont le temps n’a pas aboli l’actualité. On aura fait le meilleur éloge de ce livre, en disant que documentation et analyses sont à la hauteur des curiosités suscitées : l’histoire du mouvement ouvrier n’est pas seulement celle de ses combats, elle est aussi celle de ses problèmes, de ses avancées et de ses échecs dans la tâche, sans cesse renouvelée, qui est toujours et, pour reprendre l’expression de Jaurès « d’aller à l’idéal et de comprendre le réel ».

Notes

1 – Léo Hamon, L’idée du plan dans, Tendances et volontés de la société française, sous la direction de Jean-Daniel Reynaud Paris 1966.

2 – Tony Judt, La reconstruction du parti socialiste, 1921-1926.

3 – Ni gauche ni droite.

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