Version classiqueVersion mobile

Regards sur Émile Ollivier

 | 
Anne Troisier de Diaz

La constitution de 1870 et la crise Hohenzollern

William Smith

Texte intégral

  • 1 T. Zeldin, Emile Ollivier, Oxford 1963, p. 139. Il est aussi intéressant de constater qu’à la bibli (...)

1En 1963, l’historien anglais Théodore Zeldin nous dit dans son ouvrage, Emile Ollivier and the liberal Empire of Napoléon III : La constitution de 1870 est la seule, parmi les nombreuses constitutions que la France a eues, qui n’a jamais été étudiée en détail. Aucune thèse de doctorat, pas même un seul article érudit n’ont été écrits à ce sujet1. Bien que Zeldin ait lui-même présenté une analyse lucide et perspicace de cette constitution, il est peu probable qu’il considère son bref commentaire comme le dernier mot de la question.

  • 2 Cf. W.H.C. Smith, Napoléon III, Paris, Hachette, 1983. Edition de poche, Marabout, Paris, Bruxelles (...)

2Cet article se propose d’analyser et d’examiner de plus près les problèmes que pose cette constitution et en même temps d’approfondir un aspect encore plus négligé par les historiens : l’influence de la nouvelle constitution sur la stabilité gouvernementale au moment où une épreuve allait se révéler fatale pour le régime. Il semble bien que la confusion politique issue de la nouvelle constitution, lors de son application après le plébiscite de mai 1870, ait considérablement influencé les actes accomplis par Ollivier en juillet2.

  • 3 Maxime du Camp, Souvenirs d’un demi-siècle, Paris, 1949, vol. I, p. 247.

3Beaucoup de contemporains étaient conscients de la confusion qui existait dans les structures gouvernementales et dans les attitudes politiques. C’est ainsi que l’un d’eux, Maxime Du Camp disait : « ... le souverain ne gouvernait plus ; le nouveau ministère ne savait comment gouverner »3.

  • 4 H. Berton, L’Evolution constitutionnelle du Second Empire, Paris, 1900, p. 386.

4Il se peut que Maxime Du Camp exagère, mais son opinion n’est pas négligeable car il travaillait dans une des commissions extra-parlementaires créées par Ollivier. Il était ainsi en contact avec le personnel gouvernemental et politique du temps. Ce qui est surprenant, c’est l’amplitude du désarroi qui régnait dans ces milieux en 1870. Si chaque changement capital dans un système politique nécessite un remaniement des idées et des attitudes, on peut s’étonner d’une telle réaction ; la nouvelle constitution ne marqua après tout que la fin d’un processus évolutif qui durait depuis au moins dix ans. Comme le dit un commentateur : « L’acte additionnel ne fut guère qu’un achèvement et une consécration des changements opérés jusqu’alors4. » Ce point de vue sur les changements constitutionnels accomplis en 1870 est assez juste, mais il comporte un aspect qui ne peut être accepté sans nuance : la comparaison impliquée avec 1815 n’étant pas valable.

  • 5 Cf. F. Bluche, Le bonapartisme, Paris, Nouvelles éditions latines, 1980, analyse la plus récente et (...)

5En premier lieu, l’acte additionnel de 1815 était issu d’un régime in extremis et les concessions faites par Napoléon Ier n’étaient nullement le résultat d’un désir sincère d’aller vers un but déterminé d’avance. Ensuite, malgré le dictum de Napoléon Ier, « qu’une constitution est l’œuvre du temps », ce qui pourrait à la rigueur être interprété comme un désir de suivre un processus continu de développement constitutionnel et politique, il est peu probable que ces concessions auraient été maintenues si Napoléon avait été vainqueur à Waterloo5. Le Second Empire nous présente un cas contraire car il n’y a aucune évidence que le régime fut menacé ou qu’il eût besoin d’un geste dramatique pour le renforcer, d’autant plus qu’il est peu probable que Napoléon III ait eu l’intention de bouleverser les changements constitutionnels qu’il venait d’opérer.

  • 6 Napoléon III, Discours du trône, 18 janvier 1869, dans Œuvres V, p. 313, Paris, 1869.

6Au contraire, dans son discours aux corps constitués, le 18 janvier 1869, il s’adressait à eux en ces termes : « Soutenu par votre approbation et votre concours, je suis bien résolu à persévérer dans la voie que je me suis tracée, c’est-à-dire à accepter tous les progrès véritables, mais aussi à maintenir hors de toutes discussions les bases fondamentales de la constitution que le vote national a mis à l’abri de toute attaque6. »

7Au mois de juin de la même année, il renforça sa position : « Quelle que soit la forme du gouvernement, celui-ci est toujours forcé de conformer ses vues à l’opinion publique, et il n’y a que deux moyens pour y parvenir ; c’est d’être d’accord avec la majorité de la chambre, ou d’en appeler au suffrage populaire. La majorité est libérale, que le gouvernement le soit donc, tant que la société ne sera pas en danger, et que le pouvoir, sauvegarde de cette société, ne sera pas ébranlé. »

8Ces deux affirmations sont importantes, non seulement parce qu’elles révèlent la détermination de l’Empereur de poursuivre son programme de réformes, mais aussi parce qu’elles montrent qu’il a conscience des difficultés qui pourraient résulter d’un remaniement constitutionnel. On se pose immédiatement la question : quelles étaient « les bases fondamentales... mises à l’abri de toute attaque ? » c’est-à-dire, qu’est-ce qui était immuable et qu’est-ce qui ne l’était pas dans la constitution existante ?

9Dans un sens, la réponse était facile. Il y avait deux aspects de la constitution de 1852 ; non seulement ils étaient clairement définis mais les moyens grâce auxquels des modifications pourraient être faites avaient été prévus.

  • 7 Constitution de 1852, articles 31 et 32. Cf. : Duguit et Monnier, Les constitutions de la France, P (...)

10« [Le Sénat] peut également proposer des modifications à la constitution. Si la proposition est adoptée par le pouvoir exécutif, il y est statué par un sénatus-consulte. Néanmoins, sera soumise au suffrage universel toute modification aux bases fondamentales de la constitution, telles qu’elles ont été posées par la proclamation du 2 décembre et adoptées par le peuple français7. »

11Selon ces critères, les bases fondamentales étaient :

  1. Un chef responsable nommé pour dix ans. (Après 1852 l’Empereur en tant que souverain eut le droit de nommer son successeur.)

  2. Des ministres dépendant du pouvoir exécutif seul.

  3. Un Conseil d’état... préparant les lois et en soutenant la discussion devant le Corps législatif.

  4. Un Corps législatif discutant et votant les lois, nommé par le suffrage universel sans scrutin de liste qui fausse l’élection.

    • 8 Cf. Duguit et Monnier, Les constitutions...

    Une seconde assemblée... pouvoir pondérateur gardien du pacte fondamental et des libertés publiques8.

12Jusqu’en 1870, les « bases fondamentales » étaient restées inchangées puisque toutes les réformes « libéralisant » l’Empire avaient été pragmatiques, à la fois dans la forme et dans le fond. Si le Corps législatif par exemple avait obtenu une plus grande liberté d’action, y compris dernièrement le droit d’interpellation, c’était dans le but de faciliter les transactions gouvernementales plutôt que d’effectuer un changement dans les principes de gouvernement. Comme en 1857 il était devenu évident que les désavantages de ne pas avoir de ministres au Corps législatif ne contrebalançaient pas de prétendus avantages, des concessions furent faites qui purent être justement considérées comme faisant partie d’un processus évolutif.

13Mais qu’ils fussent en dehors ou à l’intérieur de la Chambre, les ministres n’en dépendaient pas moins de l’Empereur, et ainsi l’article 2 des bases fondamentales n’avait été touché d’aucune manière. C’est pourquoi, jusqu’en 1870, il n’avait pas été jugé nécessaire d’avoir recours au plébiscite, conformément à l’article 32 de la constitution.

14Il est bien évident qu’en 1870, des changements fondamentaux étaient intervenus et que le sénatus-consulte du 21 mai, qui promulguait la nouvelle constitution, avait substantiellement modifié toute la structure et l’éthique du régime. Alors le plébiscite était devenu nécessaire.

15Il faut maintenant tenter d’expliquer pourquoi et comment les choses s’étaient passées ainsi.

  • 9 Un commentateur dit : « L’Empire définitivement, si l’on tient à la lettre de cette loi, [la consti (...)

16L’interprétation la plus simple que l’on puisse avancer, c’est qu’en acceptant Ollivier et le ministère du 2 janvier 1870, Napoléon III s’était irrévocablement lancé sur la voie d’un empire parlementaire dans lequel il paraîtrait que son rôle fut celui d’un souverain constitutionnel. Ollivier fut chargé par l’Empereur de former : « un cabinet homogène représentant fidèlement la majorité du Corps législatif », ce qui doit exprimer clairement la transition à une forme de parlementarisme9.

  • 10 Gambetta, plus brièvement décrit la constitution comme « une œuvre équivoque batarde ». Discours et (...)
  • 11 H. Berton. Evolution constitutionnelle..., 373.
  • 12 Duguit et Monnier. Constitutions..., 311.

17Le « hallali » des bonapartistes pur-sang contre cette nouvelle orientation indique clairement qu’ils avaient compris les implications de ce qui était arrivé. Les adversaires du régime ne voulaient pas les accepter comme signe d’un progrès véritable vers un empire plus démocratique10. En tout cas, Ollivier lui-même avait fait clairement comprendre qu’il visait à un nouvel équilibre gouvernemental fondé sur le fait que le Corps législatif jouerait maintenant un rôle prépondérant, « puisque le pouvoir exécutif, bien loin de lui imposer sa volonté, ne peut vivre qu’en méritant son appui »11. L’article 10 de la constitution renforçait ce point en constatant que « l’Empereur gouverne avec le concours des ministres, du Sénat, du Corps législatif et du Conseil d’état »12.

18En d’autres mots, sans un soutien suffisant des chambres, le gouvernement aurait été incapable de gouverner et le régime se serait trouvé dans une impasse dont il n’aurait pu sortir que par un nouveau coup d’état et un retour à l’autoritarisme.

  • 13 Duguit et Monnier. Constitutions..., 310.

19Dès qu’Ollivier se mit à la recherche d’un cabinet homogène, il apparut clairement que l’ensemble du système constitutionnel tel qu’il avait été envisagé ne pouvait fonctionner parce qu’il n’y avait aucun parti à la chambre vers lequel Ollivier puisse se diriger avec la certitude d’être soutenu. Un part bonapartiste ne pouvait pas exister, l’essentiel du bonapartisme consistant être anti parti et anti parlementaire (dans le sens d’une politique des partis). Non seulement la politique des partis était jugée oligarchique mais plus encore comme un obstacle entre le pouvoir exécutif et le peuple, c’est-à-dire l’antithèse de la démocratie bonapartiste. L’article 13 de la constitution soulignait également ce point de vue lorsqu’il disait : « L’Empereur est responsable devant le peuple français [et non les chambres] auquel il a toujours le droit de faire appel13. »

  • 14 P. de la Gorce, Histoire du Second Empire, Paris, 1897-1902, vol. V, 515 donne l’analyse la meilleu (...)

20Les conséquences de cette contradiction firent de la constitution du ministère une tâche extrêmement difficile pour Ollivier. Les « Mameluks » espéraient beaucoup de l’article 13 lors que les partisans d’une plus grande « libéralisation » ne voyaient que l’antithèse entre une concession apparente, implicite dans l’article 10 et les craintes que leur inspirait l’article 13. La formation du ministère Ollivier, et d’une façon encore plus significative, son remaniement, sous la pression de divers groupes, fut une affaire de flatteries et de compromis dont les conséquences furent désastreuses14.

  • 15 H. Salomon, L’incident Hohenzollern, Paris, 1922, 146.
  • 16 E. Ollivier, l’Empire libéral, t. XII, 225.

21En fait, le ministère du 2 janvier n’était pas du tout homogène, « ... il n’a pas d’autre chef que l’Empereur, il y a des hommes nouveaux et un grand orateur dans le cabinet, il n’y a pas de ministère parlementaire »15. Ce commentaire est confirmé par Ollivier lui-même rapportant les propos de Lambrecht, adepte du centre gauche : « Ollivier se trouve relégué au second plan, ou du moins il est contenu par ses collègues (Buffet, Daru, Segris, de Talhouët)16.

  • 17 Duguit et Monnier, Constitutions, 311.
  • 18 E. Ollivier, l’Empire libéral, T. XII, 385.

22En fait, Ollivier n’était pas simplement « contenu par ses collègues » bien que leurs attitudes politiques lui eussent rendu la vie suffisamment difficile. Mais la véritable pierre d’achoppement, c’était qu’Ollivier n’exerçait pas l’autorité de président du conseil, car l’article 19 de la constitution l’en empêchait. « L’Empereur nomme et révoque les ministres. Les ministres délibèrent en conseil sous la présidence de l’Empereur. Ils sont responsables17. » Puisque Napoléon III était ainsi devenu président du conseil, Ollivier fut obligé de prendre le ministère de la Justice et des Cultes avec le titre plus ou moins honorifique de Garde des sceaux, ce qui ne lui donna aucune prééminence réelle, ou encore pire, aucun contrôle sur ses collègues. Il ne put que rassembler les éléments d’un ministère qui avait en quelque sorte le soutien des chambres mais qui le laissait dans la dépendance de l’Empereur pour le maintien de sa position. Lui-même disait : « Ce n’était que si le concours du souverain me faisait défaut, une coalition de la droite et du centre s’unissaient contre moi, que, réduit à l’appui de la gauche, ma majorité s’écroulerait18. » Mais en effet, Ollivier n’avait pas de majorité au sens normal du terme parlementaire. Il lui fallut agir de façon à donner l’impression que la nouvelle constitution avait en fait créé un ministère véritablement fondé sur une majorité parlementaire, alors qu’il restait sans cesse sous la dépendance réelle de l’Empereur.

  • 19 H. Berton. L’évolution constitutionnelle..., 375.

23Cette opinion de Berton, « ... l’Empereur se décida, ayant adopté les institutions parlementaires, de faire appel à un cabinet parlementaire » ne correspond pas avec ce qui s’est effectivement passé19. La seule interprétation possible de cette situation est que la constitution avait créé un cabinet comportant une responsabilité parallèle de l’Empereur et des ministres, avec une complication supplémentaire : si l’Empereur était responsable devant le peuple, devant qui les ministres étaient-ils responsables. Etaient-ils aussi parallèlement responsables devant le souverain et devant le Corps législatif d’où ils étaient issus et devant lequel ils devaient se présenter ?

  • 20 A. Siegfried, Tableau politique de la France de l’ouest. Paris, 1964, éd. 475. Le point de vue de N (...)

24Rien d’étonnant à ce qu’André Siegfried ait dit : « L’Empire parlementaire est un non sens20. »

25Cependant, il est difficile de croire que cette confusion eut été envisagée à l’époque, à moins que nous acceptions l’explication facile que toute l’affaire n’était qu’une tricherie politique organisée avec mauvaise foi par les principaux protagonistes, ce qui semble extrêmement peu probable.

26Ce qui est certain, c’est que Napoléon III était obligé, sous la pression des événements, d’aller plus loin et plus vite qu’il ne le voulait et que des contradictions surgirent de sa volonté d’une part de continuer à « libéraliser » et d’autre part de sa crainte des conséquences d’un abandon total. Après tout, si Napoléon III s’estimait souverain constitutionnel dès mai 1870, il n’y a pas lieu de supposer qu’il ne se soit jamais vu dans une situation différente.

  • 21 F. Giraudeau, Napoléon III intime, Paris, 1895, 181 et A. Welschinger. La captivité de Napoléon III (...)

27« On a prétendu que j’étais le maître absolu en France. L’histoire rejettera ce mensonge comme tant d’autres. Jamais une constitution ni des lois n’ont plus lié les mains d’un souverain que ne me l’ont fait à moi les intrigues des partis. Ce sont elles qui ont rendu mon pouvoir presque impuissant, elles m’ont empêché d’exécuter les meilleures réformes21. »

  • 22 G. Chaudey : « L’Empire parlementaire est-il possible ? », mars 1870.

28Il y a dans ce propos à la fois de la vérité et de l’exagération, la balance penchant du côté de la vérité car les exigences du gouvernement avaient obligé le régime à se tourner vers les classes politiques et administratives qui se trouvaient en place et dont une proportion importante était de tendance nettement orléaniste. C’étaient elles que Napoléon III désignait par l’appellation « les partis » et on peut affirmer, comme l’ont fait certains historiens, que la nouvelle orientation de la politique en 1869-1870 ne résultait que de la renaissance de la puissance politique de ce groupe. La preuve la plus évidente de cet aspect des choses réside dans le mot de Thiers qui, en voyant les ministres du 2 janvier au Corps législatif, disait : « Nos opinions sont sur ces bancs. » Chaudey, adversaire républicain, ne voyait dans le ministère Ollivier que le successeur du ministère Guizot, vingt ans après22.

  • 23 Duguit et Monnier, Constitutions..., 311. Incidemment, cette clause signifiait qu’Ollivier était ob (...)

29La nouvelle constitution avait-elle créé l’empire parlementaire ou l’empire avec un parlement ? Il ne s’agit pas de se livrer à des subtilités linguistiques car si l’on examine encore une fois l’article 10 on voit que : « L’Empereur gouverne avec le concours des ministres, du Sénat, du Corps législatif et du Conseil d’état23. » S’il y a de l’ambiguïté dans la phrase : « avec le concours de » il y en a davantage dans la façon dont les différents corps de l’état peuvent être utilisés pour gouverner. Les nouveaux pouvoirs du Corps législatif et la responsabilité ministérielle sous-entendue, semblaient indiquer clairement où se trouvait le centre du pouvoir gouvernemental. Mais, qu’était devenu le Sénat ? Il était devenu une deuxième chambre capable de l’initiative législative (art. 30) mais en même temps il restait une chambre nommée et non élue. Pendant les débats au Sénat sur la nouvelle constitution, Ollivier soulignait l’égalité des deux chambres en ce qui concernait l’initiative des lois. Cette nouvelle formule alarmait les critiques, parce qu’elle semblait permettre à l’Empereur de contourner le Corps législatif et de légiférer au moyen d’un Sénat nommé par lui et qui, de ce fait, se laisserait dominer. S’il en était ainsi, quelle valeur attribuer au principe du suffrage universel et à son expression électorale, les soi-disant clefs de voûte de la démocratie bonapartiste ?

  • 24 Duguit et Monnier, Constitutions..., 313.

30Ceux qui interprétaient d’un mauvais œil le nouveau processus constitutionnel étaient confirmés dans leur attitude par l’article 13 qui maintenait la responsabilité de l’Empereur « ... devant le peuple français auquel il a toujours le droit de faire appel ». Etant donné que le Sénat avait cessé d’être le gardien de la constitution, et que désormais le peuple était chargé de ce rôle, n’importe quel changement fondamental pouvait être ratifié à la suite d’un dialogue entre l’Empereur et le peuple sans aucun intermédiaire, ni député, ni sénateur, ni conseiller d’état. Sur ce point l’article 44 était formel : « La constitution ne peut être modifiée que par le peuple sur la proposition de l’Empereur24. »

  • 25 Granier de Cassagnac à Piétri, 25 avril 1870. Papiers et correspondances de la famille impériale, P (...)

31Pour les adversaires, il paraissait alors parfaitement possible que l’Empereur puisse mettre de côté à son gré toute la structure libérale pour restaurer l’Empire autoritaire. La gauche semblait penser que c’était possible, alors que la droite espérait qu’il en serait ainsi. Dans ce cas, la décision d’organiser un plébiscite en mai 1870, sur l’initiative de l’Empereur et sans en référer aux chambres, mettait tout le système politique dans un désarroi total, amenait l’effondrement du ministère Ollivier et renforçait l’idée que la nouvelle constitution n’était qu’un simulacre. Les bonapartistes pur-sang furent ravis : « ... on se prépare à voter pour l’Empereur. De sénatus-consulte, de régime parlementaire, du cabinet libéral il n’en est pas question. La population rurale ne connaît que l’Empereur, ne veut que lui, ne votera que pour lui ; et elle votera tout ce que l’Empereur lui proposera »25.

  • 26 T. Zeldin, Emile Ollivier, 167.
  • 27 E. Ollivier, L’Empire libéral, t. XIII, 465.

32Etant donné l’amplitude des changements constitutionnels qui venaient de s’effectuer, il n’y avait rien de surprenant ni d’irrégulier dans l’idée d’organiser un plébiscite, mais il existait une divergence d’opinion entre ceux qui considéraient que la décision devait être prise par les ministres et les chambres et ceux qui ne voyaient en cela qu’une décision de l’Empereur seul. En effet, la constitution semblait favoriser la deuxième interprétation et quand on avait compté les votes, il était clair qu’une majorité écrasante des votants y était favorable, comme l’avait prévu Granier de Cassagnac. Le résultat du plébiscite fut une victoire pour le régime mais surtout une victoire pour l’Empereur lui-même. Zeldin estime que : « le plébiscite qui donnait à Ollivier une majorité dans le pays... avait pour effet de détruire sa majorité au parlement. Cela lui couta l’appui du centre gauche et encouragea la droite à travailler pour le renverser »26. Cette analyse peut paraître correcte mais ce qui est douteux, c’est l’idée qu’Ollivier eut l’appui de la majorité du pays bien qu’il perdit la majorité au Corps législatif. D’abord, cette dernière majorité restait toujours très précaire, plus encore après le remaniement ministériel à la suite des démissions de Daru et Buffet ; car c’était la majorité de l’Empereur qui venait d’être confirmée et non la sienne. Comme l’indique Zeldin, Ollivier trouvait sa position encore plus diminuée après le plébiscite. Il le reconnaît lui-même : « Dès que le Corps législatif eut repris ses séances, nous vîmes reparaître, sous la forme qui nécessite le débat parlementaire, les passions, les sentiments qui s’étaient exprimés avec tant de violence pendant le plébiscite27. »

  • 28 Baron N. Beyens, Le Second Empire vu par un diplomate belge, Paris, 1926, II, 398.

33Le plébiscite n’avait fait que souligner sa dépendance à l’égard de l’Empereur, et c’était peut-être parce qu’il se rendait compte de sa position affaiblie qu’Ollivier se montrait plus rigide et plus intempérant dans ses attitudes politiques. Ce qui est encore plus grave, c’est cet affaiblissement qui lui fit perdre le contrôle des événements en juillet. Il essaya de tout régler, comme il l’expliquait au Baron Beyens, après la nomination de Gramont au ministère des Affaires étrangères : « ... dans la situation actuelle, je suis tout, et je suis partout... il faudra, sans que mon collègue le trouve mauvais, que je puisse avoir avec les agents diplomatiques une correspondance directe officieuse »28.

  • 29 Cf. : Lettre du Pce Napoléon à E. Ollivier, 18 novembre 1969, article de A. Troisier de Diaz sur le (...)
  • 30 Beyens, Le second Empire..., II, 380. Le même commentaire semble avoir été fait à l’ambassadeur d’A (...)

34Ne pouvant être président du conseil, Emile Ollivier était de plus en plus décidé à agir en « leader ». La confusion qui émana de sa position constitutionnelle rendait la tâche d’Ollivier presqu’impossible ; si on y ajoute ses difficultés à la chambre, il eut fallu qu’il fut un parlementaire beaucoup plus rusé qu’il ne l’était. C’est peut-être pour cela qu’il n’a pas choisi le seul remède qui aurait pu l’aider à sortir de cette impasse, c’est-à-dire procéder à une élection fondée sur un programme gouvernemental et non sur le programme de l’Empereur. Il aurait été beaucoup plus sage de faire élire une nouvelle chambre qui aurait représenté la situation après mai 1870 plutôt que d’être obligé de faire face à une chambre élue en 1869. En fait, le prince Napoléon avait conseillé à Ollivier en novembre 1869 de chercher une dissolution et une nouvelle élection. Mais ni Ollivier, ni Napoléon III ne voulurent accepter cette solution29 : Il semble qu’Ollivier s’inquiétait des attaques dans les journaux d’opposition, républicains et orléanistes, qui réclamaient les élections comme moyen de renverser le ministère. Quant à l’Empereur, il craignait une période de turbulence politique à la suite de la crise qui dura de juin 1869 à janvier 1870. Le baron Beyens dit que : « Napoléon... n’aurait accordé la dissolution... que si l’impossibilité de gouverner avec la chambre actuelle lui eût été absolument démontrée30. » Et comme Ollivier ne voulait pas lui conseiller de suivre cette voie, il était obligé de mener sa politique dans des conditions de plus en plus difficiles.

  • 31 Lord A. Loftus à Lord Clarendon, 12 mars 1870.
    Il est intéressant de noter qu’Ollivier suggère que l (...)

35Malheureusement cet état d’instabilité politique et de confusion gouvernementale fut signalé et commenté dans les journaux, en France et à l’étranger. Entre autre, Bismarck en eût connaissance et en mars 1870 il disait à l’ambassadeur britannique à Berlin : « Si le gouvernement constitutionnel en France avait eu trois années d’existence au lieu de trois mois, il y aurait quelque chance pour sa continuité et pour la paix31. »

36Bismarck a simplement renversé la situation en prétendant que l’instabilité gouvernementale en France l’amènerait à faire la guerre – et quelle cause en mars 1870 aurait pu provoquer la guerre entre la France et la Prusse ? En vérité, c’est lui qui voulait profiter de la situation à Paris en faisant suffisamment de provocation pour que la France tombe dans le piège qu’il avait commencé à manigancer depuis la fin de l’année 1869.

37Tout ce qui se passait à Paris au printemps de 1870 avait dû faire grand plaisir à Bismarck, en particulier les attaques contre Ollivier qui venaient de la droite et de la gauche au Corps législatif, d’une façon encore plus violente après le mois de mai rendant sa position intolérable. Lui-même disait dans son discours à la Chambre du 4 juin 1870 :

  • 32 E. Ollivier, l’Empire libéral, t. XIII, 485-487. Discours du 4 juin 1870.

38« Il en résulte pour nous une situation contraire à la vérité du régime parlementaire, car il n’est pas acceptable qu’un ministère parle, agisse, combatte, stipule au nom des députés qui le jugent indécis, incertain, sans système et oscillant de la réaction à la liberté extrême... Nous en avons assez du pouvoir ; nous sommes prêts à le rendre ; seulement, nous ne pouvons le rendre que sur l’injonction du souverain ou de la chambre32. »

  • 33 Lyons à Granville, 19 juillet, 1870 – Newton, Lord Lyons, Londres, 1911, I, 271.

39Lord Lyons, ambassadeur britannique à Paris estimait que, « depuis la mise en vigueur de la nouvelle constitution, le gouvernement constitutionnel était si bien implanté en France qu’un ministère en minorité au Corps législatif serait obligé de démissionner comme un ministère » (en minorité devant la Chambre des Communes)33.

40Malheureusement pour Ollivier, l’opposition n’envisageait nullement un tel processus. Elle avait le désir de le harceler sans avoir la volonté de le renverser, peut-être parce qu’elle-même n’était pas très sûre de sa position constitutionnelle. Cette arrière-pensée ne l’empêchait pas d’affaiblir Ollivier et avec lui tout le système gouvernemental, ce qui par la suite affaiblissait la France.

  • 34 Napoléon III – Prince Napoléon, 21 juillet 1871. E. d’Hauterive, Napoléon III et le Prince Napoléon (...)

41Il semble que la seule personne a voir clair dans tout cela fut l’Empereur lui-même quand il disait : « Il y avait en 1870 trois pouvoirs également responsables : le souverain, le ministère, le Corps législatif. Si le souverain avait blâmé la politique du ministère, il l’aurait renvoyé. Si celui-ci était en désaccord avec le souverain, il aurait donné sa démission. Si enfin le Corps législatif avait blâmé la conduite du gouvernement, il aurait renversé le ministère. Les trois pouvoirs ont donc été d’accord et ils doivent chacun porter le poids de leur part de responsabilité34. » Mais ce jugement n’a été porté qu’après les événements de juillet 1870 et on peut douter aussi que la constitution ait été si nettement comprise par ceux qui agissaient à ce moment-là. Il est probable que tout le personnel politique croyait se comporter d’une façon honnête et constitutionnelle. Mais cette théorie ne valait plus rien au moment de la crise. Certaines des erreurs qui furent commises alors semblent être issues des tentatives faites pour appliquer la constitution par des personnes qui, à cause des ambiguïtés qu’elle contenait, ne savaient plus exactement ce qu’il fallait faire.

  • 35 Lyons à Granville, 10 juillet 1870 cité par Newton, Lord Lyons, Londres, 1913, I, 271.

42Ce qui est certain, et tout le monde le reconnaissait, c’est que ni l’Empereur ni le gouvernement ne voulaient la guerre. Lord Lyons écrivit au Foreign Office à deux reprises et presque dans les mêmes termes : « Je ne crois pas que l’Empereur et ses ministres veuillent la guerre et ils n’y comptent pas35. »

  • 36 G. Bonnin, Bismarck and the Hohenzollern Candidature for the spanish Throne, Londres, 1957, 250.

43Un témoignage encore plus significatif de cette attitude pacifique est contenu dans la lettre du 12 juillet du prince Antoine de Hohenzollern au roi de Prusse : « Du désir personnel de Napoléon III de maintenir la paix, je n’ai aucun doute. J’en ai reçu aujourd’hui une preuve frappante. C’est-à-dire qu’il a exprimé le vœu au roi Léopold de Belgique qu’il exerce une pression sur nous pour retirer la candidature36. »

  • 37 Idem, 257.

44Nous savons aussi que Napoléon III en parlant à Olozaga ambassadeur d’Espagne à Paris, le 7 juillet, lui disait clairement qu’il serait satisfait si la candidature était retirée ; mais il ajouta : « Il est évident que si la candidature Hohenzollern était retirée, la paix serait assurée, mais comment pouvez-vous vous imaginer que M. le comte de Bismarck qui a organisé tout cela de longue main pour nous provoquer, laisserait passer l’occasion37 ? »

45En fait, l’Empereur avait fait une analyse perspicace car le 12 juillet, en réponse à la note diplomatique française du 6, la candidature du prince Léopold était retirée.

46Guizot salua cette nouvelle « comme la plus belle victoire diplomatique que j’aie vue de ma vie », ce qui n’a pas empêché la guerre d’éclater.

47Alors, pourquoi après cette belle victoire diplomatique, qui reçut d’ailleurs l’approbation de toute l’Europe, le gouvernement français est-il tombé dans les filets tendus par Bismarck ? Parce que la fatale demande de garanties fut lancée.

48La question à poser est la suivante : qui est responsable de cette demande ?

49Il faut d’abord examiner l’attitude de Gramont en tant que ministre des Affaires étrangères. Il semble avoir pensé que les activités « en sourdine » de Bismarck et du roi de Prusse ne pouvaient être dévoilées que si le roi s’associait à la renonciation au trône, afin que le rôle de la Prusse apparaisse clairement. Il lui semblait que la manière dont les choses s’étaient passées, c’est-à-dire par l’intermédiaire du prince Antoine et non de son fils, reléguait la renonciation à une affaire entre l’Espagne et la famille Hohenzollern, alors que tout le monde savait que la Prusse s’en était mêlé. Il devenait évident que la Prusse devait prendre parti.

  • 38 E. Ollivier, l’Empire libéral, t. XIV, 249-50.

50Gramont ne devait pas penser seulement aux problèmes extérieurs mais aussi à la situation intérieure du ministère quand il disait qu’une déclaration du roi de Prusse serait très utile. « En fortifiant notre position ministérielle, elle nous donnerait le moyen de poursuivre notre politique pacifique38. » Est-ce que Gramont voulait justifier la demande de garanties en invoquant la faiblesse du ministère ?

51Ceci dit, il ne reste pas moins vrai que la responsabilité des décisions prises revenait à l’Empereur, aux ministres et aux chambres.

  • 39 M. Howard dans The Franco-prussian war, Londres, 1961, 51, semble croire que l’Impératrice était va (...)

52Je ne parlerai pas de la responsabilité de l’Impératrice, je n’y crois pas. L’accusation que c’est elle qui fut responsable de la guerre émane plus de ses ennemis, le prince Napoléon en tête que des faits historiques39. Quant à celle de l’Empereur, il est indéniable que c’est lui seul qui avec Gramont a rédigé les instructions envoyées à Bénedetti. Certes, la demande n’était pas déraisonnable : en vue de l’attitude équivoque de Guillaume de Prusse, le gouvernement français pouvait justifier son action. Ainsi le roi, par une déclaration officielle mettrait définitivement fin à l’incident.

  • 40 E. Ollivier, l’Empire libéral, t. XIV, 262.

53Que l’Empereur ait pris une décision si grave dans ses conséquences, sans avoir réuni le conseil des ministres, semble attribuer un sens très imprécis à l’idée de responsabilité ministérielle. L’attitude de Gramont semblait proche de celle de l’Empereur car il ne paraissait pas non plus saisir le sens de cette responsabilité ministérielle, et bien qu’il y eût un précédent très récent : en effet la note du 6 juillet avait été rédigée en plein conseil des ministres, l’Empereur présidant la séance. A propos du rôle de Gramont le 12 juillet, Ollivier dit : « Il semblait bien qu’il (l’Empereur) prit parti pour la guerre et comme il était certain que pour cette politique il n’obtiendrait ni mon concours, ni celui du cabinet, il l’imposait par un acte de pouvoir personnel au seul de ses ministres qui pût se prêter à un tel oubli des règles protectrices du régime parlementaire. Gramont n’était pas imbu des exigences de ce régime ; il restait l’ambassadeur habitué à obéir à tous les ordres de son souverain ; de très bonne foi, il n’eut pas l’idée que ce n’était pas correct, et, ministre parlementaire, il s’associa à un acte destructif du pouvoir parlementaire40. »

54Si telle était la pensée d’Ollivier, pourquoi avait-il choisi Gramont comme ministre des Affaires étrangères ? Avait-il un doute sur ses capacités ? S’il en était ainsi, on comprend mieux son propos au baron Beyens déjà cité. Gramont lui-même, à ce moment de crise voulait-il affirmer son indépendance ? Toutes ces questions ne sont que des hypothèses, il faut maintenant reprendre le cours des événements et continuer à examiner le comportement des principaux personnages au moment de la crise.

55Le soir fatal du 12 juillet, lorsqu’Ollivier arriva au Quai d’Orsay, Gramont l’informa qu’à 7 heures du soir il avait déjà envoyé à Bénedetti le télégramme contenant la demande de garanties. Il était toujours là quand, après 11 heures, Gramont reçut une lettre de l’Empereur l’instruisant de renforcer la portée du télégramme en ajoutant des précisions complémentaires.

  • 41 E. Ollivier, l’Empire libéral, t. XIV, 269.

56Pourquoi à ce moment-là Ollivier n’essaya-t-il pas de repousser cette nouvelle démarche jusqu’au conseil des ministres prévu pour le lendemain matin ? Mieux encore, pourquoi en découvrant cette entorse faite par Napoléon III à la constitution, n’alla-t-il pas directement demander une audience à Saint-Cloud ? Ollivier répondit lui-même : « Si nous eussions été en plein jour, je n’y aurai pas manqué, mais à minuit je ne pouvais y songer41. » Il ajouta seulement un post-scriptum pour atténuer la portée du texte de l’Empereur.

57Etant donnée l’opinion qu’il avait des capacités de Gramont, il semble qu’il aurait mieux fait de s’assurer que la version envoyée à Bénedetti était le texte remanié par lui, bien qu’il craignît qu’il arrivât trop tard. Au lieu de cela il rentra chez lui : « profondément blessé de cette renaissance du pouvoir personnel ».

58Pourquoi à ce moment-là Ollivier n’a-t-il pas agi en chef de ministère constitutionnel et pourquoi n’a-t-il pas simplement ordonné à Gramont de ne faire aucune démarche avant que tout soit discuté en réunion du conseil ? Etait-ce parce qu’il se rendait bien compte que le statut que lui accordait la constitution manquait de clarté ? Ou parce qu’il avait conscience que la constitution ne lui accordait aucun pouvoir effectif ?

59Il devait reconnaître que l’Empereur présidait le conseil et qu’il restait dans le rôle de gérant subordonné au souverain vis-à-vis de ses collègues. Il devait aussi reconnaître que sa position vis-à-vis du Corps législatif était précaire et que le ministère dépendait de l’Empereur. Gramont l’a reconnu quand il disait à Lord Lyons qu’il fallait fortifier la position ministérielle. Les ambiguïtés de la constitution que chacun interprétait à sa façon aboutissaient soit à l’inactivité par peur de faire des choses qui ne conviendraient pas, soit à des activités mal coordonnées en estimant que l’on agissait dans le bon sens. Le résultat de cette confusion fut un désarroi qui se manifesta nettement le matin du 13 juillet à la réunion des ministres aux Tuileries où tout le monde pensait, en dépit des dépêches envoyées à Bénedetti, que la paix pourrait encore être assurée. La même opinion fut soutenue au conseil que présida l’Empereur à Saint-Cloud dans l’après-midi. Mais plus tard, quand Ollivier se rendit au Corps législatif l’atmosphère exaltée qui régnait parmi la majorité des députés l’amena à faire des concessions involontaires. Victime de ses hésitations, incertain de son rôle constitutionnel, il sembla avoir décidé d’accepter la fonction d’un chef parlementaire et de céder à la majorité.

  • 42 Public Record Office, Londres, F.O., 27, 1806, 754. Lyons à Granville, 13 juillet 1870.

60Le soir du 13 Gramont dit à Lord Lyons en parlant de la séance au Corps législatif de l’après-midi ; « le gouvernement ne pourrait pas se maintenir s’il se présentait à la Chambre le lendemain sans avoir reçu une concession précise de la Prusse ». Lyons dans sa dépêche à Londres ajouta : « Bien qu’il n’y eut aucune manifestation violente à la chambre, il est clair que le parti de la guerre a gagné le dessus42. »

61Ainsi à un moment critique, l’affaiblissement du ministère, issu de la confusion constitutionnelle, donnait trop de pouvoir à l’un des corps de l’état le moins contrôlé et le moins renseigné, car les ministres se trouvaient embarrassés par une demande d’information précise qu’ils ne pouvaient pas fournir sans avouer leurs propres incertitudes.

  • 43 A. Welschinger, « La captivité de Napoléon III à Wilhelmshöhe », Revue des Deux Mondes, 15 avril 19 (...)

62Aux attaques que subissaient les ministres au Corps législatif il faut ajouter celles de la presse. Elles exerçaient une influence néfaste sur la population qui contribuait beaucoup à créer l’atmosphère fébrile qui régnait à Paris et qui finalement troublait Napoléon III. Le maréchal Bazaine raconte à Monts, gouverneur de Wilhelmshöhe où l’Empereur se trouvait en captivité après Sedan que le souverain : « ... lui avait parlé de son désir sincère de maintenir la paix, mais qu’il avait été circonvenu de tous côtés et forcé de céder à l’élan enthousiaste pour la guerre, ainsi qu’à l’avis de ses ministres qui, au dernier conseil, lui avait déclaré qu’on ne pouvait résister à cette opinion »43.

63En fin de compte il me semble que cette analyse explique certains aspects des événements. Un homme comme Napoléon III, qui pendant toute sa vie politique, avait gardé un respect quasi-mystique pour la volonté du peuple, ne pouvait facilement abandonner ce qui avait toujours été son credo. Après tout, la constitution plébiscitée par la nation, avait confirmé « qu’il était responsable devant le peuple français ».

  • 44 Lyons à Granville, 19 juillet 1870. Newton, Lord Lyons, Londres, 1913, t. I, 271.

64Sa décision de rédiger la note avec Gramont au cours de la soirée du 13 était survenue à la suite de son voyage de Paris à Saint-Cloud après être passé dans des rues encombrées où la foule réclamait la guerre et hurlait contre la Prusse. Il se rendit compte aussi de l’état de l’opinion publique partout dans le pays. Lyons notait : « Dans cette affaire, le gouvernement français n’était pas à la tête de la nation mais la suivait44. »

  • 45 W. Salomon, L’incident Hohenzollern, 233. Cf. : E. Ollivier, l’Empire libéral, t. XIV, 373.

65Au dernier moment, l’Empereur fit une tentative pour apaiser l’opinion publique et pour éviter la catastrophe de la guerre, en lançant l’idée d’un congrès européen, au conseil des ministres qui eut lieu le 14 juillet dans l’après-midi. Au début, la majorité des ministres présents accueillit favorablement cette proposition. Mais avec la publication de la dépêche d’Ems dans les journaux l’opinion publique s’enflamma à un tel point qu’Ollivier put dire de cette déclaration : « Si nous la portions à la chambre on jetterait de la boue sur nos voitures et on nous huerait45. » Pour sa part, Gramont affirme que lorsque l’Empereur a vu qu’il donnerait sa démission, plutôt que d’en accepter la pensée, l’Empereur a cédé.

  • 46 E. Ollivier, l’Empire libéral, t. XIV, 382. Ollivier pensait que s’il se retirait, l’Empereur chois (...)

66Si Gramont était sérieux en menaçant de démissionner, il était le seul parmi les ministres à y avoir pensé car Ollivier répondait à une proposition faite par son ami Mitchell, qui lui suggérait de démissionner pour arrêter la marche des événements : « Je suis la garantie du pacte qui lie l’Empire à la France. Si je me retire on considérerait l’avènement du ministère Rouher comme une sorte de coup d’état contre les réformes parlementaires46. »

67Jusqu’à la fin Ollivier se laissa influencer par des considérations qui, chez un parlementaire rusé et sûr de sa position, auraient été mises de côté, et il alla à la Chambre à la fois comme une victime et comme un chef de ministère.

68La vraie tragédie pour tous les participants c’est qu’ils se trouvèrent dans une situation fausse et dangereuse. Le vrai centre du pouvoir du gouvernement et les moyens de prendre des décisions disparaissaient dans la confusion qui avait pour origine la constitution en laquelle on avait placé tant d’espérances. Il est certain qu’une belle victoire aurait tout changé. Mais avec la défaite venait la chasse aux coupables, et il semblait y en avoir tellement que personne ne pensa à la structure elle-même au sein de laquelle les événements prirent place. Comme disait Bismarck, si le gouvernement constitutionnel avait eu trois années d’expérience et non six mois, le résultat de la crise de juillet 1870 aurait pu être différent. Il se peut même que Bismarck n’eut pas osé fomenter ses complots contre un système gouvernemental solide et éprouvé.

69L’histoire nous enseigne très souvent que le moment le plus dangereux pour n’importe quel régime est le moment où il se lance sur la voie des grandes réformes. Il en fut ainsi pour la libéralisation du Second Empire.

A la princesse Wittgenstein, Pollone 10 février 1873

70Qui m’aurait dit, lorsque l’Empereur m’embrassait, avant de partir pour Metz, que je ne le reverrais plus et qu’il mourrait en exil, moi étant dans l’exil ? C’est le cas de répéter : Dieu seul est grand ! Et quel martyre avant de mourir ! Dans aucun cœur humain il n’y a eu la désolation tragique qui a dévasté ce grand cœur dans ces heures de sang, de désordre, d’abandon, d’angoisse, d’attente infernale qui se sont succédé des premiers jours d’août au 4 septembre. Pauvre cher Empereur ! A Paris, malgré moi, on ne l’avait pas voulu comme souverain ; à l’armée on le repoussait comme général, et il suivait avec les bagages, s’offrant à la mort, qui elle aussi ne le voulait pas ! J’avais l’espérance passionnée, la certitude que sa vie ne se terminerait pas sur ces souvenirs et voilà que la mort qui ne l’avait pas pris à Sedan, sur la route de l’exil, le saisit à Chislehurst, sur la route de la patrie !

71Si vous l’aviez connu, approché, vous auriez compris cette douleur poignante qui a éclaté de toutes parts.

72Son premier abord était froid, mais cette froideur était comme celle de la neige étendue sur la terre, elle empêchait la chaleur de se dissiper : aussi le sentait-on dans ses moindres paroles et surtout dans ce regard que les ennemis ont pu trouver terne, qui aux amis était doux et caressant. Je ne crois pas que personne ait eu ou puisse avoir à un tel degré, malgré sa timidité et une véritable modestie, l’air royal, cette majesté paisible et cependant vénérable, cheminant entre la crainte et l’amour. Nul ne m’a fait mieux comprendre quelle véritable force se trouve dans la douceur et quelle autorité donne la bonté. Il aimait qu’on lui dît la vérité et ne la repoussait ni par la morgue ni par les partis pris, car aucun esprit ne fut plus libre de préjugé, et cependant à nul elle ne fut plus difficile à dire lorsqu’elle était pénible, tant il inspirait le désir de lui être agréable, et tant on craignait de contrister un être aussi excellent. Pendant le conseil, il jouait avec une bague qu’il laissait parfois tomber ; il écoutait patiemment, puis par quelques mots, il opinait pour la raison juste, mais sans mettre jamais dans la balance le poids de son autorité. Dans sa tentative libérale, qui eût réussi sans cette malheureuse guerre, et dont je me glorifierai toujours, il a été d’une loyauté irréprochable.

73Il m’a secondé paternellement, m’instruisant lui-même des intrigues qu’on tramait contre moi auprès de lui. Nos relations n’étaient pas officielles, elles étaient intimes, comme il me l’a écrit lui-même de Châlons, et, en le perdant, j’ai perdu un ami en même temps qu’un souverain.

74Lettres de l’exil, p. 160 et 161, Hachette, 1921.

Notes

1 T. Zeldin, Emile Ollivier, Oxford 1963, p. 139. Il est aussi intéressant de constater qu’à la bibliothèque historique de la ville de Paris, sous la section Constitutions, celle de 1870 est absente.

2 Cf. W.H.C. Smith, Napoléon III, Paris, Hachette, 1983. Edition de poche, Marabout, Paris, Bruxelles, 1984.

3 Maxime du Camp, Souvenirs d’un demi-siècle, Paris, 1949, vol. I, p. 247.

4 H. Berton, L’Evolution constitutionnelle du Second Empire, Paris, 1900, p. 386.

5 Cf. F. Bluche, Le bonapartisme, Paris, Nouvelles éditions latines, 1980, analyse la plus récente et la plus autorisée en la matière.

6 Napoléon III, Discours du trône, 18 janvier 1869, dans Œuvres V, p. 313, Paris, 1869.

7 Constitution de 1852, articles 31 et 32. Cf. : Duguit et Monnier, Les constitutions de la France, Paris, 1915, 277.

8 Cf. Duguit et Monnier, Les constitutions...

9 Un commentateur dit : « L’Empire définitivement, si l’on tient à la lettre de cette loi, [la constitution] se transformait en monarchie constitutionnelle avec le gouvernement parlementaire. » A. Esmein, Eléments de droit constitutionnel français et comparé (8e éd.) Paris, 1927, 257. Mais plus loin, Esmein est rendu perplexe par les contradictions inhérentes à la constitution et dit : « si on tient à la lettre de cette loi », ce qui est un important caveat.

10 Gambetta, plus brièvement décrit la constitution comme « une œuvre équivoque batarde ». Discours et plaidoyers politiques (18 janvier 1870), 1, 13.

11 H. Berton. Evolution constitutionnelle..., 373.

12 Duguit et Monnier. Constitutions..., 311.

13 Duguit et Monnier. Constitutions..., 310.

14 P. de la Gorce, Histoire du Second Empire, Paris, 1897-1902, vol. V, 515 donne l’analyse la meilleure et la plus équilibrée des difficultés d’Ollivier. Ce dernier donne sa propre version dans l’Empire libéral, Paris, vol. XIII.

15 H. Salomon, L’incident Hohenzollern, Paris, 1922, 146.

16 E. Ollivier, l’Empire libéral, t. XII, 225.

17 Duguit et Monnier, Constitutions, 311.

18 E. Ollivier, l’Empire libéral, T. XII, 385.

19 H. Berton. L’évolution constitutionnelle..., 375.

20 A. Siegfried, Tableau politique de la France de l’ouest. Paris, 1964, éd. 475. Le point de vue de Napoléon Ier sur la Constitution de l’an VIII est encore plus pertinent : « Il faut qu’une constitution soit courte – et obscure. » A cet égard, la nouvelle constitution était un chef-d’œuvre d’ambiguïté. J. Tulard, Napoléon, Paris, 1978, 117. Le commentaire de Tulard peut s’appliquer tout aussi bien à la constitution de 1870 – l’une des constitutions françaises les plus courtes.

21 F. Giraudeau, Napoléon III intime, Paris, 1895, 181 et A. Welschinger. La captivité de Napoléon III à Wilhelmshöhe, Revue des deux mondes, Paris, avril 1910, 148.

22 G. Chaudey : « L’Empire parlementaire est-il possible ? », mars 1870.

23 Duguit et Monnier, Constitutions..., 311. Incidemment, cette clause signifiait qu’Ollivier était obligé de présenter la politique du gouvernement devant les deux chambres, ce qui alourdissait singulièrement sa charge, physiquement parlant, en dehors du fait que cela aurait pu renforcer le sentiment d’Ollivier d’être une position clef dans le nouveau système. Cf. : Annales du Sénat et du Corps législatif, 1870, pour des exemples.

24 Duguit et Monnier, Constitutions..., 313.

25 Granier de Cassagnac à Piétri, 25 avril 1870. Papiers et correspondances de la famille impériale, Paris, 1870, 179.

26 T. Zeldin, Emile Ollivier, 167.

27 E. Ollivier, L’Empire libéral, t. XIII, 465.

28 Baron N. Beyens, Le Second Empire vu par un diplomate belge, Paris, 1926, II, 398.

29 Cf. : Lettre du Pce Napoléon à E. Ollivier, 18 novembre 1969, article de A. Troisier de Diaz sur leur correspondance, p. 266.

30 Beyens, Le second Empire..., II, 380. Le même commentaire semble avoir été fait à l’ambassadeur d’Autriche, cf. Metternich à Beust, 17 janvier 1870, cité dans V. Wellesley et R. de Sencourt, Conversations with Napoleon III, Londres, 1934, 354-5. La date de la lettre de Metternich semblerait montrer que la question avait été envisagée avant le plébiscite – et cela paraît plausible à ce moment à cause des difficultés qu’eût Ollivier pour constituer son ministère.

31 Lord A. Loftus à Lord Clarendon, 12 mars 1870.
Il est intéressant de noter qu’Ollivier suggère que le succès du plébiscite détermina finalement Bismarck à provoquer la guerre parce que : « il avait supposé que le régime libéral conduirait l’Empire à sa ruine ; il constatait que ce régime l’avait au contraire fortifié ». E. Ollivier, Histoire et philosophie d’une guerre, 1870. Paris (1910), ed. 1970, 29.

32 E. Ollivier, l’Empire libéral, t. XIII, 485-487. Discours du 4 juin 1870.

33 Lyons à Granville, 19 juillet, 1870 – Newton, Lord Lyons, Londres, 1911, I, 271.

34 Napoléon III – Prince Napoléon, 21 juillet 1871. E. d’Hauterive, Napoléon III et le Prince Napoléon : correspondance inédite, Paris, 1925, 322.

35 Lyons à Granville, 10 juillet 1870 cité par Newton, Lord Lyons, Londres, 1913, I, 271.

36 G. Bonnin, Bismarck and the Hohenzollern Candidature for the spanish Throne, Londres, 1957, 250.

37 Idem, 257.

38 E. Ollivier, l’Empire libéral, t. XIV, 249-50.

39 M. Howard dans The Franco-prussian war, Londres, 1961, 51, semble croire que l’Impératrice était vaguement pour la guerre, mais Filon dans ses Souvenirs sur l’Impératrice Eugénie, Londres, 1920, 88-91, réfute fortement cette opinion, de même que H. Kurz, le biographe le plus récent de l’impératrice : L’Empress Eugénie, Londres, 1964, 235. Les accusations les plus véhémentes viennent de la veuve d’Emile Ollivier, Marie-Thérèse, dans son livre : « J’ai vécu l’agonie du Second Empire », Fayard, 1970. Son point de vue est intéressant mais peut-être l’aversion qu’elle avoue pour l’Impératrice et son manque d’expérience de la vie politique (elle avait vingt ans en 1870) font qu’elle pense trop facilement que le manque de confiance de l’Impératrice en Ollivier la conduisit au désir de le détruire. Cela n’est pas évident et Ollivier lui-même dans l’Empire libéral ne donne aucune indication qui puisse faire croire à une cabale de la cour contre lui.
Les mots attribués à Eugénie « c’est ma guerre » sont sans fondement. Ils auraient pour origine un article de la « Volonté nationale », journal dirigé par le prince Napoléon. Leur authenticité fut violemment niée et par l’Impératrice et par la personne à qui elle les aurait prononcés. (Cf. : Ollivier, Empire libéral, t. XIV, 622-23).

40 E. Ollivier, l’Empire libéral, t. XIV, 262.

41 E. Ollivier, l’Empire libéral, t. XIV, 269.

42 Public Record Office, Londres, F.O., 27, 1806, 754. Lyons à Granville, 13 juillet 1870.

43 A. Welschinger, « La captivité de Napoléon III à Wilhelmshöhe », Revue des Deux Mondes, 15 avril 1910, 906.

44 Lyons à Granville, 19 juillet 1870. Newton, Lord Lyons, Londres, 1913, t. I, 271.

45 W. Salomon, L’incident Hohenzollern, 233. Cf. : E. Ollivier, l’Empire libéral, t. XIV, 373.

46 E. Ollivier, l’Empire libéral, t. XIV, 382. Ollivier pensait que s’il se retirait, l’Empereur choisirait à coup sûr Rouher pour former un nouveau ministère.

Auteur

Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Londres (Goldsmith’s college), spécialiste du Second Empire. A publié plusieurs ouvrages sur cette période dont un Napoléon III (Hachette, Paris, 1983).

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique de caractères.
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search