Emile Ollivier et la politique extérieure
p. 191-206
Texte intégral
1A première vue il est aisé de connaître la politique extérieure que souhaitait et que n’a pu réaliser Emile Ollivier. Il l’a abondamment exposée dans ses discours devant le Corps législatif, qu’il a repris dans Démocratie et Liberté, dans une moindre mesure dans l’Empire libéral, enfin il a noté ses sentiments dans son Journal. Il aime expliquer, il aime s’expliquer. Ses discours sont abondants et il le faut bien, car son principal adversaire, Thiers, prononce des discours fleuves. Comme l’écrit Emile Ollivier, « Thiers avait toujours eu tendance aux digressions rétrospectives. Dans une certaine limite cela donne de la variété et de l’agrément, mais à ce moment de sa carrière (1868) il poussait cette habileté à un tel point que le sujet principal était noyé, et qu’on entendait une conférence “de omni re scibili” plutôt qu’une harangue d’actualité politique ». Et nous n’avons garde d’oublier Philosophie d’une guerre, récemment réédité sous le titre Histoire et philosophie d’une guerre. Mais l’abondance des textes ne rend pas l’analyse plus facile, car la pensée d’Emile Ollivier le sépare en politique étrangère à la fois de ceux que nous appellerons, pour la commodité du développement, des conservateurs, et de l’Empereur et de ses inconditionnels. Même quand a sonné l’heure du ralliement, d’un ralliement déterminé pour une large part par la politique extérieure du souverain, Ollivier conserve liberté de critique et autonomie de jugement. Ses biographes dont on ne saurait mettre en doute le mérite, n’ont pas assez insisté sur ce point essentiel.
2La politique des conservateurs est bien connue. S’ils acceptent, à l’exception des légitimistes de l’Assemblée nationale, la guerre de Crimée, ils sont sensibles à l’équilibre européen, au concert européen ; ils ne voient pas la nécessité d’abaisser la puissance autrichienne, ils sont délibérément hostiles, à de rares exceptions près, (le comte d’Haussonville), aux mouvements nationaux ; ils estiment que ces mouvements ne sont jamais satisfaits et qu’ils sont pleins de périls pour la France. Quel intérêt a la France à avoir à ses frontières une Italie unie, à plus forte raison une Allemagne unie ? En gros ils craignent le bouleversement européen qui, sous prétexte d’organisation de l’Europe, « l’haussmanise », selon l’idée de Prévost-Paradol. A ces raisons politiques s’ajoutent des raisons religieuses : l’unité italienne, dangereuse pour la France, l’est aussi pour le catholicisme dont la France est avec l’Autriche, et plus encore que l’Autriche, depuis l’expédition de Rome, le principal défenseur. Sur ce point les catholiques libéraux et les intransigeants sont d’accord, à de rarissimes personnalités près. Cette politique cohérente groupe le monde conservateur, les Rothschild, les légitimistes, les orléanistes, certains socialistes, tel que Proudhon. Elle est celle de l’Impératrice, des ministres des Affaires étrangères, Drouyn de Lhuis, Walewski ; elle répond aux vœux du Corps législatif ; elle trouve en Thiers et Prévost-Paradol ses plus brillants défenseurs. Politique de paix ? Non, répondra Ollivier ; pour Thiers, une faute irréparable a été commise en 1866 ; il faut attendre que l’Autriche ait refait ses forces, pour en finir avec la Prusse dans les meilleures conditions militaires et morales.
3Telle est la realpolitik des conservateurs. Celle de Napoléon III est plus vaste, plus généreuse et aussi plus intéressée. Plus vaste : si l’on en croit la circulaire Lavalette de 1866, et nous sommes portés à la croire, le monde est dominé et menacé par la montée des deux puissances : les Etats-Unis et la Russie. On sait comment Napoléon III contient la Russie par la guerre de Crimée et comment il cherche à faire contrepoids aux Etats-Unis en appuyant Maximilien au Mexique. C’était, dirait-on en manière de raillerie, une des grandes pensées du règne. Il faut d’autre part organiser l’Europe en satisfaisant les nationalités asservies ou oubliées depuis 1815 au profit des Etats : non pas faire des états unitaires, mais des fédérations : fédération italienne, fédération allemande, délivrées de la domination ou de la tutelle autrichienne. Cette politique non seulement est conforme aux aspirations des peuples, mais elle n’est pas antinomique avec les intérêts français. La France peut diriger une union des races latines : France-Italie-Espagne qui fera de la Méditerranée, où la France est établie au Nord et au Sud, respectée à l’Est (Egypte-Liban), un lac français. D’où l’importance des relations avec l’Espagne, les efforts pour assurer en tous les théâtres et dans tous les domaines possibles une coopération avec l’Espagne ; d’où la gravité de la révolution espagnole en 1868 qui condamne cette politique. Enfin le renforcement des autres puissances doit s’accompagner pour la France de compensations : Nice, Savoie, on a parlé de la Sardaigne au moins dans la presse, rive gauche du Rhin, Belgique ou, à tout le moins Luxembourg.
4C’est cette politique qu’accepte Emile Ollivier autour de 1859 parce qu’il l’estime généreuse, adaptée aux nécessités du temps, populaire dans tous les sens du terme.
« Je m’en convainquis, au départ de l’Empereur pour l’armée, écrit-il dans son ouvrage Le 19 Janvier. Qui donc parmi ceux qui assistèrent à cette ovation inouïe, oserait soutenir que nous avions été nommés dans le but uni de poursuivre une œuvre de renversement ? A certains moments les peuples comme les individus surexcités par la passion s’affranchissent de toute dissimulation et mettent leur cœur à nu. Dans cette poussée je lus jusqu’au fond du cœur du peuple1. »
5Nature lyrique, impressionnable, Emile
6Ollivier pense qu’il n’a pas été élu pour détruire ce que le peuple a voulu, mais pour édifier.
7Au surplus il est fidèle à ses origines et à ses prédilections. Son père, Démosthène, a soutenu de toutes ses forces les mouvements révolutionnaires en Italie, il a accueilli Mazzini à Marseille, il a inspiré un mouvement de sympathie et de défense en sa faveur2. Lui-même aime l’Italie comme une seconde patrie. Il en parle parfaitement la langue, il en admire les paysages, en connaît la culture. C’est en Italie qu’il se réfugiera à l’heure du malheur avant de trouver à la Moutte le refuge que l’on sait. Lui-même a dit parfaitement ce que l’Italie représentait pour lui.
« J’aimais d’un amour d’enfance cette Italie sur laquelle ma mère avait ouvert les yeux pendant l’émigration ; j’admirais son génie, sa langue, sa littérature ; mon imagination vivait dans l’art de la Renaissance ; je connaissais presque tous les Italiens éminents ; Mazzini avait été l’hôte de mon père à Marseille ; mon oncle établi à Livourne avait fait les frais de l’Assedio di Firenze de Guerrazzi ; Guiseppe Ferrari m’avait donné quelques leçons de philosophie, l’exilé modenais Giannone m’avait enseigné la langue ; j’avais vu les canons autrichiens braqués sur les places de Venise, de Milan et de Florence ; j’avais été obligé de fuir de Livourne après l’entrée des Autrichiens pour fuir une arrestation ; j’avais partagé les douleurs et les angoisses des patriotes italiens : à la pensée qu’elles allaient cesser, mon cœur battait de joie3. »
8Faut-il d’autres témoignages ? Le 13 mars 1858, jour de l’exécution d’Orsini, il écrit :
« Je ne puis me dégager de la pensée d’Orsini ; elle me suit partout. Dieu m’accorde de faire quelque chose pour l’Italie. »
9 Le 31 janvier 1859, il écrit encore :
« Toute guerre qui aura pour but d’abaisser l’Autriche et de soulager l’Italie doit être approuvée. L’Autriche est l’incarnation la plus odieuse du despotisme temporel. Son triomphe, comme l’a dit un homme qui n’est pas suspect4, serait le germe de deux siècles de massacre et d’abrutissement irrévocable de l’espèce humaine. La cause de l’Italie est celle de tous ceux qui aiment la justice et l’humanité ; pour les amis du genre humain, elle est une passion, pour moi dont la mère a ouvert les yeux sur ses rives infortunées, c’est un acte filial. En la défendant, il me semble que je défends un peu ma patrie. »
10Cependant, comme l’a montré Salvo Mastellone dans un excellent article de la Revue d’Histoire diplomatique5, les choses sont moins simples que dans la présentation tardive et vue de haut du 19 Janvier ou de l’Empire libéral. Le Journal et sa correspondance nous autorisent à nuancer les choses. Lorsque la crise a commencé à se dessiner, Emile Ollivier a été réticent et il a pensé que l’Empereur obéissait à de sordides soucis de politique intérieure. Le 15 janvier 1859, Emile Ollivier écrit à Eugène Guiter :
« Ici tout est en émoi. La guerre, la guerre, on ne s’occupe que de cela. L’opinion publique en général, s’est prononcée vivement contre, et je partage le sentiment de l’opinion publique. Selon moi, l’indépendance de l’Italie n’est qu’un prétexte et qu’un mot. Au fond, l’Empereur ne songe qu’à affermir sa dynastie et à faire taire l’opposition intérieure qui naît tout doucement6. »
11Dès le départ, Ollivier a compris que la politique impériale isolait dangereusement la France. La France ne pouvait compter sur l’Angleterre et les principes de la politique extérieure russe étaient trop différents de ceux de la France pour qu’un accord fût durable7. Ajoutons qu’il n’avait pas beaucoup de sympathie pour Cavour. « M. de Cavour, écrira-t-il en 1871, a introduit dans la diplomatie cette ruse qui consiste à rendre responsable de la guerre l’adversaire qu’on y a contraint. M. de Bismarck a joué cette comédie contre nous en 1866, il l’a recommencée en 1870 contre nous. Le temps fera justice à chacun8. » Enfin Ollivier a été sensible à l’inertie napolitaine qui fait du napolitain un peuple de mendiants, d’assistés, et limite la régénération morale de l’unité.
12En d’autres termes, il n’y a pas eu de miracle ; la lumière n’a pas dessillé ses yeux. Ollivier n’est pas un inconditionnel de la politique impériale. Il estime qu’elle n’est ni assez juste, ni assez pacifique. Justice et paix sont en effet les principes de la politique extérieure qu’il souhaite. Comme il l’affirme avec force devant le Corps législatif le 15 mars 1867, une politique extérieure ne peut être conduite en fonction de l’événement au petit bonheur la chance, en détruisant le lendemain ce qui a été fait la veille. « Pour les nations, comme pour les individus, je ne connais qu’une chose facile à saisir, fixe, immuable, certaine, et à quoi, par cette raison, on se doit obstinément tenir, c’est la justice9. » Dès lors la politique de la France ne saurait être déterminée par le respect religieux des traités (de 1815), même s’il y avait dans ces traités une part d’équité, comme le prétend Thiers. Aussi dans tous les temps, y a-t-il eu en France un sentiment constant, unanime, que rien n’a pu apaiser, pour les maudire, les détester et souhaiter qu’ils fussent déchirés10. Pas davantage la politique extérieure de la France ne saurait être fondée « sur une extension de territoire, la revendication de prétendues frontières naturelles ». Et ici Ollivier se sépare radicalement de l’Empereur. La France ne doit pas être « une menace perpétuelle contre ses voisins, et avoir toujours une main tendue d’un côté pour atteindre le Rhin (ce qu’admettait par instant Paradol11), et d’une main tendue de l’autre pour saisir Bruxelles. Il y a pour ne pas le faire bien des raisons que je ne saurais donner ; je m’en tiens à une qui dispense de toute autre : c’est que pas plus que les provinces rhénanes, la Belgique ne veut en ce moment devenir française. Notre pays a éprouvé des victoires et des revers ; il a commis des fautes, éprouvé des défaillances ; il a eu du moins bonne fortune de ne traîner après lui ni une Vénétie, ni une Irlande, ni aucun de ces pays qui sont, selon l’expression du ministre autrichien Thugut, comme une meule autour du cou. Tous ceux qui vivent sous son soleil y sont d’un cœur joyeux et libre. Ne perdons jamais cette force : rien au monde ne pourrait la remplacer »12.
13Dans un discours du 13 mars 1865 où il répond à Thiers sur la question romaine, il avait déjà dit tout cela d’une manière personnelle et assez inspirée. A propos de la diversité certaine de l’Italie, il dit : « L’honorable M. Thiers sait très bien que dans la ville qui s’honore de lui avoir donné le jour, il n’y a pas bien longtemps, on disait en parlant de ceux qui sont de Paris : Ce sont des Français ! par opposition aux habitants du pays qui restaient des Provençaux. Qu’y avait-il de commun, je le lui demande, il y a cinquante années, entre le Breton, qui aujourd’hui entend à peine notre langue, et l’habitant du Languedoc, qui alors ne la comprenait guère plus ?... Les races les plus diverses ne se sont-elles pas rencontrées et mêlées sur notre sol ? L’élément germain n’est-il pas venu rajeunir, corriger, perfectionner l’élément gaulois, puis l’élément romain qui constituent notre fond ? S’il en était autrement serions-nous devenus la nation la plus sympathique, la nation dont le génie rayonne de tous côtés, la nation qui attire à elle et exerce son prestige sur le monde entier ? »
14 Dans le fond, Ollivier accorde à la justice en politique extérieure la place que Proudhon, qui finit par la déifier, lui accorde dans la politique intérieure. Et sur ce point Ollivier est logique avec lui-même. 1°) il accepte le principe des nationalités pourvu que ce ne soit pas celui des races. Il pressent la distinction que Renan rendra célèbre en des circonstances douloureuses dans sa lettre à Strauss. La nationalité, c’est vouloir vivre ensemble. La race est une idée « barbare, rétrograde, antiprogressive ». Cette fois-ci, il pressent ce que sera la catastrophe du xxe siècle13. 2°) Il déplore que le principe n’ait pas été respecté par la France au Mexique et que de là soient venues des déconvenues graves. 3°) Il pense que la question romaine est mal posée. Il ne s’agit pas de laisser les puissances décider de Rome, même dans les meilleures intentions. Le sort de Rome doit dépendre des Romains. C’était peut-être prêter aux Romains une puissance de desseins qu’ils n’avaient pas plus que les Napolitains, mais sur ce point Ollivier est très net.
« L’indépendance italienne n’est-elle pas à Rome aussi bien qu’à Milan ? Aussi si vous recherchez l’indépendance italienne, vous mentez lorsque vous dites que vous respecterez les Etats du Pape ; ou si vous voulez respecter les Etats du Pape, vous mentez lorsque vous vous posez en champion de l’Italie. »
15Position d’autant plus remarquable qu’Ollivier n’est pas hostile au catholicisme dont il est persuadé qu’il ne sortira pas amoindri d’une perte de territoire et qu’il espère, contre toute apparence de raison, que liberté et religion finiront par s’unir. Il l’affirme encore dans le discours du 13 mars 1865 :
« Il n’y a aucune incompatibilité radicale qui empêche la religion de se concilier avec la liberté. Cette conciliation aura lieu. La religion et la liberté sont comme deux flammes qu’on ne peut éteindre ; l’une éclaire les espérances de la cité future, l’autre éclaire les travaux de la cité présente. Elles s’uniront un jour ; et alors, messieurs, il en résultera une clarté nouvelle et éclatante dont le monde sera réjoui14. »
16Ainsi avec un optimisme à la Hugo, Ollivier affirme que la justice triomphera, mais pour cela il faut que la paix soit maintenue, la paix, qu’au moins autant que la justice, il entend défendre. Or la politique de Thiers et de Rouher qui dans leurs conclusions s’accordent, conduit à la guerre. Pour eux l’Italie ne doit pas entrer à Rome, la Prusse ne doit pas franchir le Mein. Laissons parler Emile Ollivier devant le Corps législatif, les mots « laissons parler » prenant tout leur sens, car sa présentation des faits détermina alors des dénégations farouches et des affirmations enfièvrées.
« Au début du débat sur la loi militaire, je dis : « Vous acclamez en toute occasion la paix ; en toute occasion vous l’affirmez ; en toute occasion vous formez des vœux pour son maintien ; et en réalité, vous votez tous les jours la guerre. (Réclamations sur un certain nombre de bancs – C’est vrai ! c’est vrai ! sur quelques autres). J’insiste, vous votez tous les jours la guerre ; chaque fois qu’un orateur se lève dans cette assemblée pour vous démontrer qu’après tout les événements accomplis en Allemagne ne sont ni menaçants ni humiliants pour vous, vous couvrez sa voix de murmures ; au contraire dès qu’un orateur affirme que la victoire de Sadowa est pour la France une défaite, un affaiblissement, une diminution de prestige, vous applaudissez. (Réclamations sur divers bancs.) Vous le niez : relisez donc le Moniteur. Oui, vous applaudissez. Eh bien, dans un pays tel que celui-ci, fier, susceptible, sensible au point d’honneur, il est impossible qu’à la tribune, dans la presse, on pense, on soutienne, on répète tous les jours, que nous sommes amoindris, compromis, abaissés... (Mais non ! mais non !) sans qu’une véritable émotion ne se manifeste ; il est impossible que lorsque celui qui préside au gouvernement s’appelle Napoléon, quels que soient ses sentiments d’humanité, quelle que soit sa compréhension, son désir de maintenir la paix, il est impossible qu’il résiste longtemps, qu’il résiste toujours à une pression aussi constante, aussi répétée, aussi impérieuse. Il faut donc, ou que cette Chambre, que cette nation non seulement se résigne à ce qui est accompli, mais qu’elle l’accepte sans arrière-pensée ; ou bien qu’elle envisage d’une manière virile la nécessité tôt ou tard inévitable d’une guerre sérieuse, d’une guerre terrible avec l’Allemagne. (Mouvements en sens divers. Vous me contredirez, vous me démentirez, vous affirmerez que vous voulez la paix ; cela ne changera pas ma conviction. Vous avez beau vouloir la paix : si vous persistez dans votre politique, la guerre vous saisira malgré vous. (Nouvelle interruption.) Il n’y a d’autre issue à ce qui se passe que le champ de bataille. »
17Etonnant discours du 23 décembre 1867 où, comme Prévost-Paradol dans la France nouvelle, Ollivier annonce les malheurs de la France et pressent tragiquement sa propre impuissance15.
18En vérité, si l’on veut sauver la paix, un certain nombre de règles sont nécessaires : 1°) il faut admettre que l’unité allemande en train de se faire est irréversible. « Si vous saviez à quel point l’unité est devenue une passion profonde au cœur de l’Allemagne ! Depuis le jeune homme qui se passionne pour les abstractions orgueilleuses de la philosophie jusqu’à la jeune fille qui d’une voix basse répète un lied ému, tous désirent, appellent, attendent l’unité de la patrie. Dans le peuple, ce sont les légendes qui expriment le sentiment commun. Le vieux Barberousse n’est pas mort il vit retiré avec sa cour dans une montagne de Thuringe. Il est assis devant une table de pierre ; sa barbe blanche descend jusqu’à terre. Lorsque les corbeaux auront cessé de voler autour de la montagne il ressuscitera ; il suspendra son bouclier à un arbre desséché, et un meilleur temps recommencera pour l’Allemagne16. » Evocation romantique et qui ne serait plus possible dans une assemblée politique aujourd’hui. L’efficacité a remplacé la poésie, les petites phrases ont chassé la grande musique. Peut-être retrouverait-on chez Herriot quelques fresques humanistes de ce style, mais, encore une fois, nous n’avons pas à juger le style, mais à présenter la pensée d’Ollivier.
19Sans le dire trop nettement Emile Ollivier refuse la théorie de Rouher de l’Allemagne divisée en trois tronçons qu’il juge utopique et dangereuse. 2°) Il ne faut pas chercher de vains agrandissements de territoires, ne pas faire payer une politique généreuse. Pas de pourboires, pas de dépouilles opimes, comme il dit.
20Pour Ollivier, si ces règles sont suivies, aucune puissance ne menace la France. Pour l’Italie, c’est évident et croire le contraire, c’est être imbu de vieilles idées, dépassées. Ollivier le dit à Thiers avec une parfaite netteté :
« Il reste le dernier argument de l’honorable M. Thiers : l’unité italienne est une menace pour la France, pour laquelle la sage politique doit empêcher les petits de devenir forts et les grands de devenir dominants. Je réponds en employant une expression dont je n’aurais pas l’impolitesse de me servir s’il ne m’en avait donné l’exemple, je réponds que c’est de la vieille politique. (Assentiment sur plusieurs bancs.) Je ne puis, quant à moi, placer la grandeur de la France dans l’abaissement et la faiblesse des autres nations (très bien ! très bien !). Je ne puis croire que pour être forte elle ait besoin d’être entourée d’une ceinture d’états faibles ; j’ai cet orgueil pour elle de croire qu’elle peut être grande entre les grands. (Très bien ! très bien !)17
Il en va de même pour l’Allemagne. La France n’a-t-elle pas – œuvre de la Révolution française et de l’Empire hâté son unité ? « N’est-ce pas nous qui, en Crimée, avons délivré l’Allemagne de la Russie ? Et sans notre consentement se serait-elle affranchie de l’Autriche à Sadowa ?18 »
21Arguments, il faut bien le reconnaître, quelque peu spécieux, car Bismarck avait voulu ne pas irriter la Russie lors de la guerre de Crimée et, en 1863, lors de l’insurrection polonaise, il avait été solidaire de la politique du tsar.
22Mais les raisons importent moins que la conclusion qui est d’une absolue netteté :
« Je ne vois qu’une conduite qui soit digne, qui soit sage, qui soit habile... c’est d’accepter sans arrière-pensée, c’est d’accepter sans pusillanimité, c’est d’accepter sans inquiétude, c’est d’accepter avec confiance une œuvre qui, j’en suis convaincu, n’est pas dirigée contre nous19. »
23En résumé, s’il y a, avant 1870, un homme de la paix dans le personnel politique du Second Empire, c’est Emile Ollivier. Dans une lettre brève à Henri Douniol du 20 janvier 1868, il résume parfaitement les raisons humaines et politiques qui l’inspirent :
« Mon cher ami, je suis fâché de n’être pas d’accord avec vous sur la guerre. J’y répugne de tout mon être. Et je ne puis souhaiter pour mon pays une grandeur matérielle. Athènes n’avait que quelques lieues de territoire, n’est-elle pas plus grande que la Macédoine même après Alexandre ? L’exemple de ce qui se passe en Irlande n’est pas pour encourager à prendre des pays malgré eux et je ne me soucie pas d’avoir nos Vénitiens et nos Fenians. Girardin se trompe lorsqu’il suppose qu’une guerre heureuse contre l’Allemagne amènerait le désarmement. Tout au contraire. Elle ne songerait qu’à prendre sa revanche. Et que deviendraient la civilisation et la liberté au milieu de tout cela...?20. »
24Nous voici parvenu au point essentiel : comment, alors que la politique extérieure d’Emile Ollivier est tout entière tournée vers la justice et vers la paix, la France a-t-elle été conduite à la guerre ?
25Pourtant, ministre, Emile Ollivier ne change pas. Pour reprendre un éloge qu’il se décerne, il fut au pouvoir, ce qu’il avait été dans l’opposition. Il est avant tout attentif à liquider les dernières séquelles du régime autoritaire et à habituer les Français à un libéralisme avancé, ou à tout le moins conséquent. Il réduit le contingent de 10 000 hommes. Il affirme que le maintien de la paix n’a jamais été mieux assuré, que désormais toutes les négociations sont faciles au gouvernement français. Il réplique à Jules Ferry qui a parlé d’inquiétude.
« Si le Gouvernement avait la moindre inquiétude, il ne vous eût pas proposé cette année-ci une réduction de 10 000 hommes pour le contingent ; il vous aurait très nettement demandé de vous associer à sa sollicitude et d’augmenter les forces de son armée.
Ce que nous avons fait ? Puisque vous nous parlez du Sadowa prussien, je vous dirai que nous avons fait le Sadowa français, le plébiscite ! (Réclamations à gauche, très bien ! très bien ! au centre et à droite)21. »
26Optimisme qui va être cruellement mis à l’épreuve. C’est que pèse sur le ministère du 2 janvier un certain nombre d’ambiguïtés et de faiblesses dont Emile Ollivier n’est pas responsable.
27D’abord, et nous avons longuement étudié la chose, il ne peut réaliser la politique romaine qui lui est chère. Son ministère s’appuie surtout sur les catholiques libéraux (ils n’aimaient pas qu’on les appelât ainsi, mais catholiques et libéraux), de la nuance du journal Le Français, au reste journal très bien fait. Or ces catholiques libéraux sont aussi intransigeants sur la question romaine que les amis de Louis Veuillot et de Mgr de Ségur.
28 Emile Ollivier est donc condamné à décevoir ses amis italiens ; il ne peut profiter et faire profiter la France de leur sympathie certaine.
29Daru écrit à M. de Malaret le 27 janvier 1870 une lettre confidentielle dans laquelle il dit :
« M. le Garde des Sceaux n’a point caché que son but personnel, comme celui de tous les ministres de l’Empereur, était de fonder la liberté en réduisant la révolution à l’impuissance et que, pour conduire cette tâche à bonne fin, le Cabinet avait besoin du concours de tous les membres du parti conservateur, notamment de cette fraction si importante dans le pays qui ne sépare pas les idées libérales des idées religieuses. »
30Le même mois Ollivier confirme la chose au comte de Boigne, député de la Savoie, Apaisements qui sont cette fois-ci largement publiés dans la presse ; assurances qui sont résumées par M. de Malaret en quatre points.
- le point de départ de la politique du nouveau cabinet pour la question romaine reste la Convention de Septembre ;
- les troupes françaises resteront dans l’Etat pontifical aussi longtemps que l’Italie n’aura pas prouvé qu’elle peut et veut respecter cette convention ;
- le rappel des troupes n’aura lieu que du consentement de la Chambre ;
- aucune négociation sur ce point ne sera engagée avec l’Italie avant la fin du Concile.
31Quatre dispositions dilatoires dont la plus grave a trait à l’accord plus qu’improbable du Corps législatif. C’est renvoyer l’évacuation des troupes dans le plus lointain avenir, on serait presque tenté de dire à jamais. C’est reprendre d’une manière plus polie la politique de Rouher22.
32Or l’Italie, malgré sa faiblesse financière et militaire, est, en cas de conflit, maître de la situation. En effet l’Autriche ne s’engagera résolument aux côtés de la France que si l’Italie fait partie de cette nouvelle alliance et l’Italie ne peut s’engager que si les troupes françaises abandonnent Rome. Mais, dira-t-on, aucun danger immédiat puisqu’Emile Ollivier veut la paix, nous avons dit, avec ardeur.
33Mais en fait Emile Ollivier n’est pas un premier ministre comme seront sous la Troisième République Ferry, Combes, Rouvier, Clemenceau. Il n’est pas président du conseil, il n’est que ministre de la justice, ce qui lui donne une prééminence dans la hiérarchie ministérielle, prééminence de titre qui s’ajoute à la prééminence que lui assure son indiscutable éloquence. En vérité Napoléon III, tout en lui faisant largement confiance, s’est réservé la direction de la diplomatie. La direction de la politique extérieure a toujours été son domaine réservé, soigneusement réservé. Or si le premier titulaire du portefeuille, Daru, est un homme de caractère, Gramont qui a longtemps occupé l’ambassade de Vienne arrive au ministère avec des rancunes, une hostilité certaine contre la Prusse. Encore une fois Emile Ollivier est trop absorbé par la mise en train de l’Empire vraiment libéral pour diriger la politique étrangère en ces premiers temps relativement heureux de son ministère. Une des rares décisions qu’on peut lui attribuer, c’est la nomination de Prévost-Paradol à Washington, choix heureux puisque Paradol avait défendu avec talent la cause du Nord et savait parfaitement l’anglais, mais choix essentiellement dicté par la politique intérieure, parce qu’il prouvait que l’Empereur n’avait pas de rancune et avait su gagner un opposant parmi les plus remarquables.
34Troisième faiblesse, Emile Ollivier connaissait mal les choses militaires. Sa culture était d’une extraordinaire étendue, mais, à la différence de Thiers, il ne se passionnait pas pour ce genre de problème. A sa décharge, il s’était opposé avec modération à la loi de Niel, mais il n’en avait pas vraiment senti l’urgence puisqu’il entendait assurer la paix. Il s’en remettait à Napoléon III pour qui l’armée était un autre domaine particulier ; il avait confiance dans le commandement français. Si nous savons depuis la belle thèse de Serman que le corps des officiers français valait mieux que ce que l’on en a dit, il n’en demeure pas moins qu’il y avait dans l’armée un malaise que le plébiscite allait révéler23, que les opérations de mobilisation modifiées au dernier moment allait montrer, que la machine militaire avait des ratés.
35La plus grave faiblesse n’est pas là. Le ministère du 2 janvier a été bien accueilli dans l’opinion libérale. Les ralliements ont été nombreux et en laissent prévoir d’autres. L’impérialiste Dugué de la Fauconnerie avoue que le ministère du 2 janvier éveilla dans l’opinion un grand espoir : « La vérité m’oblige à reconnaître que, loin de partager les appréhensions et les angoisses que j’éprouvais à voir l’Empereur se lancer dans la voie où le poussait Emile Ollivier, l’opinion publique, au contraire, en témoignait beaucoup de satisfaction et accueillit avec grande faveur le nouveau ministère dont le monde des affaires salua l’avènement par deux francs de hausse sur la rente. »24 Mais l’opinion est une chose et le Corps législatif en est une autre. La véritable solution parlementaire eût été d’appeler non Emile Ollivier, mais Thiers. Surtout les ultras de l’Empire, dont les plus dangereux sont les Cassagnac, ne peuvent admettre Emile Ollivier dont la présence et le succès condamnent leur politique. Or ils sont puissants, d’abord parce que l’opinion est depuis 1866 inquiète, convaincue, à tort ou à raison, que Sadowa a été une défaite française autant qu’une défaite autrichienne, que le temps travaille contre la France, qu’il faut en finir avec cette angoisse. Nous avons souvent cité ce qu’écrivait le procureur impérial à Marseille, le 4 avril 1867 : « Le représentant d’une de nos grandes maisons disait, il y a peu de jours : Mieux vaut cent fois la guerre que cet état d’incertitudes, d’anxiétés, qui arrête tout et paralyse tout. » Et le même magistrat disait en 1868 : « La vérité est qu’on ne croit pas à la paix et que, soit du côté de l’Allemagne, soit du côté de l’Italie, on veut apercevoir des complications qui nous entraîneront plus tôt que plus tard dans une lutte dont on n’entrevoit point sans épouvante les périls et les risques. » Ces ultras vont agir dans la presse, au Corps législatif et surtout à la Cour, trouvant en l’Impératrice une interprète inespérée. Je passe vite sur la presse. Si certains journaux gardent leur sang froid, le Constitutionnel, les Débats, le Temps, le Rappel, le Français, et même le Public de Dréolle, quoiqu’en dise Ollivier, en revanche le Pays, organe des Cassagnac, pousse à la guerre autant que la Liberté de Girardin. On objectera que Girardin avait longtemps soutenu les efforts d’Ollivier, mais outre que l’homme était changeant, ce qui compte, c’est l’attitude du Pays qui ose écrire : « Il n’y a qu’un cri dans les rangs de la majorité : il faut en finir. La France n’a jamais été aussi bien préparée à la guerre qu’en ce moment25. » Pour ces hommes aveuglés par la haine, tous les moyens sont bons.
36Action auprès de certains ministres et du Corps législatif. Emile Ollivier a montré Le Bœuf surexcité parce que le Cabinet n’est pas tout à la guerre. « Le rappel des réserves est repoussé par huit voix contre quatre. C’est une honte, il ne me reste plus qu’à donner ma démission. Je serai l’homme le plus populaire de France. On trahit l’Empereur » et, me montrant : « Voilà l’homme qui le trahit. » Du même ton d’irresponsabilité furieuse, les dispositions du Corps législatif et du Sénat, telles que les dépeint encore Emile Ollivier. Alors que la renonciation du prince de Holhenzollern a été obtenue, les sénateurs, et notamment les anciens défenseurs de l’Empire, sont particulièrement surexcités, notamment le président Bonjean qui va être une des victimes de la Commune. L’ambassadeur d’Angleterre qui a suivi la séance houleuse du Corps législatif peut écrire : « Il est évident que le parti de la guerre a le dessus26. »
37Le plus dangereux, ce sont les dispositions de l’Impératrice. Emile Ollivier en fait état mais sans insister27. Marie-Thérèse Ollivier dans son très bel ouvrage a été plus explicite. L’Impératrice a-t-elle voulu la guerre ? On a affirmé qu’elle avait dit : C’est ma guerre. Sans aller jusque-là, elle redoutait la faiblesse de l’Empereur ; elle n’aimait pas plus que les ultras le ministère Emile Ollivier et la personnalité d’Emile Ollivier ; elle avait été fortifiée par la princesse de Metternich dans ses sentiments autrichiens ; elle était passionnée ; elle ne se maîtrisait pas ; pour sauver les chances de son fils, elle est allée, le diadème sur les yeux, aux pires catastrophes28.
38 Dès lors on sait les faits : alors que la renonciation a été obtenue sur la pression de la diplomatie européenne, c’est la funeste demande de garanties, la dépêche provocante d’Ems, la déclaration de guerre. Rappelons-le : la responsabilité d’Emile Ollivier n’est pratiquement pas engagée. Lorsque l’Empereur et Gramont décident la demande de garanties, Ollivier n’est pas dans le coup, il sera prévenu après que l’inévitable aura été accompli.
« Qui prit part à ces délibérations ? Gramont ne le dit pas. Je sais seulement ceux qui n’y furent pas appelés. N’y furent pas appelés : le ministre de la Guerre, qui, rassuré, avait arrêté ses préparatifs, et dont cependant la responsabilité pouvait devenir si lourde ; le garde des Sceaux (c’est-à-dire Emile Ollivier) qui supportait presque seul le fardeau de la discussion publique dans les Chambres ; le ministre de l’Intérieur, plus particulièrement informé des mouvements de l’esprit public ; le ministre des Finances, attentif aux perturbations du crédit de l’Etat ; en un mot, en dehors du ministre des Affaires étrangères, aucun membre du Cabinet29. »
39Lord Lyons n’avait pas tort qui confiait à Gramont :
« Si la guerre survenait maintenant, toute l’Europe dirait que c’est le fait de la France, qu’elle s’est jetée dans une querelle sans cause sérieuse, par orgueil et par ressentiment. Peut-être, au premier moment, la Chambre et le pays exprimeraient quelque désappointement d’une résolution pacifique ; mais le ministère est dans une meilleure situation s’il se contente de son triomphe diplomatique que s’il plonge le pays dans une guerre pour laquelle il n’existe aucun motif avouable30. »
40Dès lors une question se pose : pourquoi Emile Ollivier prévenu par hasard d’une initiative si grave n’a-t-il pas démissionné ? Pourquoi ne s’est-il pas tiré de ce mauvais pas ? L’histoire vraisemblablement lui aurait rendu hommage alors qu’elle l’a condamné. Lui-même écrit : « Je me sentais trahi, mal servi de tous les côtés ; et il fallait faire une épuration de l’ancien personnel, mais je n’avais pas la dureté de cœur de l’opérer. Je me sentais profondément blessé de cette renaissance du pouvoir personnel. » Il eut donc, et nous le citons encore, « la violente tentation » de se tirer de ce guêpier. Mais c’était reconnaître la faute de l’Empereur, c’était le découvrir, c’était une manœuvre de lâcheté et l’homme en était incapable ; c’était désavouer le pays en un moment décisif. Le patriotisme d’Emile Ollivier était trop vif pour qu’il cédât à la tentation qu’il a éprouvée. Et puis optimiste, il espérait encore : « C’eût été, écrit-il, comme les Saxons, au milieu de la bataille, passer à l’ennemi, me poser en témoin contre la cause de mon pays, donner raison à Bismarck, augmenter l’arrogance de ses refus, convier l’Europe à se prononcer contre nous, enfin détruire l’unique espérance de paix qui nous restait encore31. »
41 D’où vient donc qu’Emile Ollivier a été rendu responsable d’une guerre qu’il n’avait pas voulue, qu’il avait essayé d’empêcher de toutes ses forces ? Première raison : ses adversaires, même après la chute de l’Empire, n’ont pas désarmé ; ils ont nourri, noirci la légende. Le 18 octobre 1871, Emile Ollivier écrit à Jean Wallon :
« Les ennemis de l’Empire attaquent tout sans discernement ; ses amis cherchent le point où ils pourraient m’atteindre sans toucher en même temps à l’Empereur. Ils ont cru d’abord que c’était en attaquant la demande de garanties qu’ils supposaient mon œuvre. »
42Et plus loin :
« Impérialistes et républicains se rencontrent dans leurs procédés, les uns pour écraser le ministère du 2 janvier, les autres l’Empire, et ils défendent les assertions de M. de Bismarck. Quelle dégradation !32 »
43Seconde raison : la fameuse phrase du « cœur léger ». Emile Ollivier a eu beau se reprendre et dire qu’il s’agissait d’un cœur sans remords ; la phrase, alors qu’il était un esprit sérieux, qu’il avait toujours pensé et dit que la guerre était chose sérieuse, a fait un effet déplorable et laissé une désastreuse impression.
« J’assistais, racontera Ranc, à la séance de la tribune des journalistes. Je le vois encore lançant son mot de défi, j’ai encore comme au moment même l’impression de stupeur qui saisit non seulement les députés mais tous les assistants. Il passa dans la salle un frisson. Les députés de la majorité, ceux qu’on appelait les Mamelucks, eux-mêmes, gardèrent un silence de mort. Mes yeux se portèrent sur la tribune diplomatique : les ministres étrangers se regardaient sans prononcer une parole. Evidemment ils ne pouvaient croire ce qu’ils avaient entendu. Emile Ollivier ne fut pas démonté pour si peu : il ne perdit rien de son bel aplomb. Que lui importait l’opinion des goujats ?33 »
44Le pire est que les journalistes en rajoutent. Dans le Petit Marseillais du 8 septembre 1913, et il s’agit d’un journal modéré, d’une époque où la vérité peut être connue, Pierre Giffard assure qu’au vestiaire du Sénat Emile Ollivier a parlé de « promenades militaires ».
* * *
45« Dès lors, puisque nous nions la responsabilité d’Emile Ollivier dans la déclaration de guerre, qui, en dehors de Bismarck qui a ménagé la trappe où le gouvernement français est tombé, qui porte une responsabilité dans cette tragédie ? Il arrive assez souvent à Emile Ollivier de dénoncer Thiers dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne l’aimait pas.
« Ces discours au Corps législatif étaient une excitation permanente à la guerre. On ne répète pas à tous propos à un peuple qu’il vient d’être abaissé et en même temps qu’il possède une armée d’une vaillance irrésistible sans lui donner et surtout sans donner à cette armée qu’on exalte le désir passionné de relever le drapeau humilié et la patrie amoindrie. Et toutefois, malgré la contradiction évidente, il concluait ses harangues belliqueuses par des conseils de paix34. »
46Nous croyons ici qu’Emile Ollivier va trop loin. Les unités étaient un danger pour la France qui avait une faible natalité et qui n’était plus à l’époque où le nombre et la vertu guerrière de ses habitants pouvaient lui permettre de dominer l’Europe. Dénoncer un péril n’est pas le faire naître.
47Alors, qui incriminer en France ? Le 25 mai 1871 Emile Ollivier écrit à Mme Singer : « La guerre a été voulue par l’Impératrice et par Le Bœuf ; elle a été imposée par Bismarck35. » Nous serrons de plus près la vérité, mais nous n’en découvrons qu’une partie. Dans une autre lettre du 9 mai 1873, Emile Ollivier écrit au journaliste corse Della Rocca :
« A mon retour de Florence, je trouve le numéro du Patriote, dans lequel vous m’avez défendu avec tant de courage et d’éloquence. Je plains ceux qui après tant de désastres, ne songent qu’à raviver de misérables querelles personnelles. Je pourrai leur infliger une sévère correction et leur prouver que l’Empire que j’avais sauvé par le plébiscite d’une situation désespérée, a été perdu par une guerre qu’ils appelaient et qu’ils n’ont pas su conduire36. »
48Ainsi la cause est entendue. Emile Ollivier, homme de la paix, n’est pour rien dans la guerre de 1870 dont il a été une éclatante victime. Victime de ses adversaires autant que des événements. C’était au reste la conviction de l’Empereur, si l’on en croit le journal intime d’Emile Ollivier qui note le 21 janvier 1882 :
« Peu de temps avant sa mort, l’Empereur ayant autour de lui quelques personnes, l’une d’elles, La Valette37, commença de m’attaquer. L’Empereur qui, en général, parlait peu longtemps et en peu de mots, prit la parole avec vivacité et la garda pendant vingt minutes. “Je ne permettrai pas, dit-il, qu’on attaque Ollivier devant moi : je l’aime, ses intentions étaient bonnes, les événements seuls ont empêché de les réaliser ; tout ce qu’on dit contre lui retombe sur moi. D’ailleurs, on ne sait pas la vérité sur tout cela. »
49 La vraie question est de savoir si dans le monde contemporain les intentions généreuses peuvent l’emporter, alors que l’emportent les jeux de la force et de la ruse. Emile Ollivier écrit encore dans son journal intime le 2 février 1883 : « Bismarck pendant son séjour à Paris disait tout haut son plan, qu’il voulait chasser l’Autriche de la Confédération, que désormais l’Allemagne devait être la Prusse. Et lorsqu’on lui disait : Mais croyez vous que la France vous laissera faire ? – Eh bien, nous l’abattrons. On s’amusait beaucoup de ses idées et on le considérait comme un peu fou38. » C’est là le drame de l’histoire, d’une histoire qui se répète : on n’a pas pris au sérieux les propos mondains de Bismarck et pas davantage Mein Kampf d’Hitler.
Notes de bas de page
1 Le 19 Janvier, p. 183.
2 Salvo Mastellone, Mazzini e la Giovine Italia.
3 L’Empire libéral, t. IV, p. 98-99.
4 Joseph de Maistre.
5 Salvo Mastellone, Emile Ollivier et la guerre de 1859, Revue d’Histoire diplomatique. juillet-septembre 1959.
6 Ibid., p. 6.
7 Ibid., p. 7.
8 Ibid., p. 13.
9 Démocratie et liberté, p. 415.
10 Ibid., p. 416.
11 P. Guiral, Prévost-Paradol, pensée et action d’un libéral sous le Second Empire
12 Démocratie et liberté, p. 416-417.
13 Ibid., p. 420.
14 Ibid., p. 326.
15 L’Empire libéral, t. X, p. 264-267.
16 Démocratie et liberté, p. 438.
17 Ibid., p. 318.
18 Ibid., p. 442.
19 (Ibid., p. 437-438.)
20 L’Empire libéral, t. X, p. 610.
21 Mes discours, 1875, p. 349-350.
22 P. Guiral, L’influence des catholiques libéraux sur le cabinet du 2 janvier et sur sa politique italienne. Rassegna Storica Toscana, Gennaio-giugno 1972.
23 Le nombre des opposants dans l’armée métropolitaine était de 40 181, auxquels il faut ajouter 5 874 votes hostiles de la marine et 6 029 de l’armée d’Algérie.
24 P. Guiral. Quelques aspects de la crise de l’économie marseillaise à la fin du Second Empire dans Actes du 83e Congrès national des Sociétés savantes, p. 450.
25 Histoire générale de la Presse française, p. 362-363.
26 Histoire et philosophie d’une guerre, p. 143-145.
27 Ibid., p. 143.
28 Marie-Thérèse, Emile Ollivier, J’ai vécu l’agonie du Second Empire.
29 Histoire et philosophie d’une guerre, p. 124.
30 Ibid., 128.
31 Ibid., p. 133.
32 Lettres de l’exil (1870-1874), p. 85-86.
33 On objectera qu’Arthur Ranc (1893-1908) est un esprit passionné. Le témoignage ne peut être négligé néanmoins.
34 Thiers à l’Académie et dans l’Histoire, p. 88.
35 Lettres de l’exil (p. 43).
36 Ibid., p. 175.
37 La Valette avait toujours été très lié à Rouh
38 Inédit : arch. Tr. de Diaz.
Auteur
-
Pierre Guiral
Né en 1909 à Marseille, agrégé de l’Université, docteur es-lettres professeur honoraire à l’Université de Provence. A écrit de nombreux ouvrages sur la presse au xixe siècle, l’Algérie, la société française.
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