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Regards sur Émile Ollivier

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Anne Troisier de Diaz

Emile Ollivier et la Seconde République

Georges Coulet

Texte intégral

  • 1 Sur Marseille au temps de la Seconde République, on se reportera à : Les Bouches-du-Rhône, encyclop (...)

1Si la révolution de 1848 fut en elle-même une surprise, c’en fut une autre pour la ville de Marseille que de se voir donner par le Gouvernement provisoire, avec le titre de commissaire de la République, ayant pouvoir sur les deux départements des Bouches-du-Rhône et du Var, un administrateur dont l’âge ne dépassait guère vingt-deux ans1.

2Quand, le 29 février, Emile Ollivier descendit de la chaise de poste pavoisée de tricolore, qui l’avait amené de Paris avec son père Démosthène, il apparut à la foule tel un adolescent, sous un aspect si frêle et si candide que les spectateurs qui se pressaient à son arrivée se demandèrent de quelle autorité pourrait bien jouir, en ces temps incertains, le tout jeune homme que, pour affermir le régime naissant, leur envoyaient les instances nationales.

3Il suffit cependant qu’il parlât pour que le miracle s’accomplît. De sa voix vibrante se dégageait, en effet, une puissante conviction. La parole se déroulait en amples périodes où dominaient les mots de justice et de fraternité. Par ce verbe inspiré, plein de foi, allié à la distinction naturelle de sa personne, Emile Ollivier charma la foule. C’est ainsi qu’il s’imposa, dès l’abord, au peuple marseillais.

4Emile Ollivier devait, au sein du Gouvernement provisoire, à Lamartine qui l’estimait et auquel il témoignera toujours l’attachement d’un véritable fils spirituel, d’avoir été nommé par le ministre de l’Intérieur, Ledru-Rollin, aux hautes fonctions qui venaient de lui être attribuées. Il est certain, toutefois, que l’appui du poète seul n’aurait point été déterminant, dans ce choix exceptionnel, auprès de ses collègues, si le père d’Emile, vétéran des luttes de la liberté sous les précédents régimes qui l’avaient vu carbonaro et conspirateur, n’avait donné lui-même depuis longtemps la preuve de sa fidélité à la cause démocratique. Démosthène Ollivier était aux yeux de certains la caution de son fils, mais la sagesse et la matûrité réfléchie de celui-ci étaient, en la circonstance, plus indiquées que l’ardeur militante et le rappel des antécédents du père.

5Le jeune Emile était alors inscrit depuis peu au Barreau de Paris. Il connaissait les débuts difficiles de la profession d’avocat quand il écrivit dans son Journal sous la date du 27 février :

  • 2 Journal d’Emile Ollivier, éd. par A. Troisier de Diaz et Th. Zeldin, Paris, Julliard, 1961, tome I, (...)

« Gloire et bénédiction à Dieu !... La République est proclamée. J’osais à peine espérer qu’elle se réaliserait après de longues années, et elle existe, saluée par tous. Combien j’oublie de douleurs en ce jour. De plus, je pars accompagné de mon père pour Marseille. Je suis nommé commissaire du Gouvernement dans les Bouches-du-Rhône et le Var. Je suis effrayé de cette mission2. »

6L’élan mystique et les scrupules qu’expriment ces lignes ne vont cesser de guider leur rédacteur dans sa conduite. Le 1er mars, dans sa première proclamation aux marseillais, il rend hommage à leur patriotisme, en rappelant qu’il est né lui-même dans leur cité. Il tient surtout à affirmer bien haut sa volonté de conciliation et d’union :

« ... Soyons frères ! Elevons vers Dieu des mains reconnaissantes. Remercions la Providence d’avoir permis que l’étoile de la France ne se cachât pas dans la tempête, qu’elle restât toujours la lumière des Nations. Serrons-nous autour des grands citoyens qui sauvent la Patrie et disons du cœur et de la voix : Vive la République ! »

7Le lendemain, il s’adresse spécialement aux ouvriers pour solliciter leur confiance. La presse unanime réagit favorablement à ces appels.

8Emile Ollivier s’est naturellement installé, rue Mazade, en l’hôtel de la Préfecture. C’est de là qu’il va administrer les deux départements dont il a la charge, tout au moins au début de sa mission. En dehors d’un semblant d’émeute qui, au lendemain de son arrivée, s’y apaise, dans la cour de l’immeuble, sous son autorité, le mois de mars est calme dans son ensemble.

9 Sans doute, la générosité de sentiments dont témoigne le commissaire de la République heurte-t-elle, dès le début, les vieux démocrates locaux d’esprit jacobin qui attendaient de lui, vis-à-vis de leurs adversaires d’hier, des représailles vengeresses. Emile Ollivier se refuse à l’épuration sollicitée. Il répudie toute mesure révolutionnaire. Il veut assurer aux républicains la direction et non l’oppression.

10Au journaliste Agenon, ami de son père, qui est venu à la tête d’une délégation populaire, lui demander publiquement, avec sa nomination de maire de Marseille assisté d’un véritable comité de salut public, l’emprisonnement de l’évêque Mgr de Mazenod et la destitution de l’ingénieur en chef des Ponts et Chaussées de Montricher, le commissaire de la République va, en termes courtois, mais d’une grande fermeté, répondre par un refus absolu. Il ne veut pas que s’instaure un climat de violence ou de sectarisme.

11Il compose à Marseille, comme il le fera pour les localités des deux départements qui lui sont dévolus, une commission municipale représentant tous les partis. Il désignera comme maire Joseph Barthélémy, courtier de commerce, républicain estimé mais de tendance modérée, à l’opposé du fougueux Agénon.

  • 3 Z. Marcas (pseudo de G. Biard d’Annet), Emile Ollivier, ex commissaire général de la République à M (...)

12A part l’irritation de la fraction avancée, la conception que se fait Ollivier de son rôle lui vaut d’emblée, malgré les inévitables obstacles qu’il rencontre dans l’accomplissement de son mandat, les éloges de ses administrés. Entre les exigences contradictoires des uns et des autres, il suit son chemin, « habile à force de droiture et d’honnêteté »3. Sa rare éloquence enthousiasme des auditoires attendris par sa jeunesse et touchés par les accents de sa sincérité.

13Il est non seulement, après maints discours, porté en triomphe à Marseille, mais encore accueilli par les grandes villes des Bouches-du-Rhône et du Var, qu’il va visiter, avec les transports d’allégresse les plus éclatants.

  • 4 Le Mémorial d’Aix, 12 mars 1848. L’Hôtel des Princes était situé au n° 3 du Cours Mirabeau, la plus (...)
  • 5 Mémorial d’Aix, même numéro.

14Il passe à Aix les journées des 9 et 10 mars. Sur le Cours, après la revue, il prononce du balcon de l’hôtel des Princes une allocution « respirant les sentiments les plus fraternels et les plus élevés »4. Tous ceux qui l’ont approché se félicitent de l’à-propos de ses réponses et de la simplicité de ses manières. Le soir, après le banquet qui lui est offert par les étudiants en droit, la représentation au théâtre de la Muette de Portici est suivie par une assistance débordante. On chante la Marseillaise et l’Hymne des Girondins. Le lendemain, en quittant la ville après avoir réorganisé la municipalité et nommé maire le bâtonnier Bédarride, le commissaire du gouvernement dit dans son affiche de remerciement aux citoyens d’Aix : « N’ayons plus dans nos cœurs que deux sentiments : l’amour de la Patrie et l’admiration de cette noble république qui est sortie un jour de la foule, calme comme la force, radieuse comme la liberté5. »

  • 6 Id., 30 mars 1848.
  • 7 Retraite aux flambeaux, probablement d’après le nom des torches de résine (provençal « pégo », la p (...)
  • 8 Le Mémorial d’Aix, 30 mars 1848.

15Le 26 mars est pour Arles « jour d’enivrement et de bonheur »6. Emile Ollivier y harangue, du haut du perron de la Rotonde, la population. « Quelle âme, quel cœur, quelle sublime nature ! », écrit la presse. Après quelques heures à Tarascon, il revient à Arles le soir, pour visiter les clubs. De là, au milieu d’une immense « pégoulade »7, il prend la parole en plein air devant plus de 8 000 personnes. « Il est impossible de rendre l’effet de son discours et les élans brûlants qui se dirigeaient vers cet apôtre saint de la république nouvelle. Il y a dans cet homme du Christ et du Rousseau...8 »

  • 9 Sur Toulon au temps de la Seconde République, consulter M. Agulhon, Une ville ouvrière au temps du (...)

16Entre temps, le jeune commissaire s’est rendu dans le Var à Toulon, la grande ville ouvrière de ce département où les milieux du port et de l’arsenal suscitent depuis une vingtaine d’années d’importants problèmes sur les plans politique et social9. Le foyer intellectuel des saint-simoniens, amis de la classe laborieuse, y est en faveur. Comment ne serait-il pas sympathique à Emile Ollivier alors qu’il se réclame de Lamartine ?

17La foule toulonnaise se porte le 12 mars jusqu’au village d’Ollioules au devant de la voiture du commissaire pour l’accueillir et l’escorter jusqu’au centre de la ville à l’hôtel de la Croix de Malte. Avec Emile Ollivier, accompagné par son père Démosthène, ont pris place dans sa voiture deux jeunes amis toulonnais, le lieutenant de vaisseau Giraud, adepte du saint-simonisme, et Charles Poncy, le poète maçon dont George Sand est le protecteur.

18Au cours de son séjour à Toulon, qui durera jusqu’au 15 mars, marqué par diverses fêtes et réceptions, où brille comme toujours son éloquence, Emile Ollivier met sur pied une nouvelle équipe municipale, d’esprit socialiste, avec pour maire Fulcran Suchet, chef de file des saint-simoniens locaux.

19Il est à penser que cette désignation, comme le choix du confiseur Arnaud, républicain avancé, pour la préfecture de Draguignan – que Ledru-Rollin remplaça par Lucien Guigues – conduisit le ministre à soustraire le Var à l’autorité d’Emile Ollivier, ce qui correspondait du reste au vœu de ce dernier, trop absorbé par la gestion de deux départements.

20De cette visite, au point de vue sentimental, le souvenir qui devait frapper le plus les imaginations reste le banquet solennel du Champ de Mars qui se tint sur les lieux mêmes des massacres de décembre 1793. Emile Ollivier lui-même a évoqué cet événement qui rassembla autour de lui plus de dix mille personnes auxquelles il put dire : « Célébrons la république de la clémence au lieu même où sont restés le plus vivaces les souvenirs de la république de la terreur. »

  • 10 E. Ollivier, Le 19 janvier, Paris, Librairie internationale, 1869, p. 16.

21Il écrira plus tard : « Lorsque je cherche dans ma mémoire celui de mes jours politiques que je voudrais revivre, je n’hésite pas à dire que c’est celui-là. Je vois encore cette immense multitude agitée par ma parole, j’entends les acclamations, je vois l’amiral Baudin en larmes dans mes bras...10 »

22Au fort Lamalgue, il ira saluer généreusement, dans sa captivité, l’émir Abd-el-Kader qui y reste détenu au mépris de la promesse de libération faite lors de sa reddition.

23En dehors de ces déplacements, Emile Ollivier n’a pas cessé de faire face, à Marseille, à une tâche difficile qui s’aggravera au fil du temps.

24Il a choisi des collaborateurs qui sont des amis ou d’anciens condisciples : Masnou dont il a fait un secrétaire général, Eugène Picard qu’il a connu à l’Ecole de Droit de Paris et qui sera son chef de cabinet, tandis que Dolques, son ancien professeur marseillais, avec lequel il est resté très lié, sera son secrétaire particulier. Il a réuni ainsi autour de lui une équipe sérieuse, qu’il connaît et qui lui apporte le concours précieux d’hommes que ne meuvent point les passions politiques. Ce choix n’est naturellement pas au goût des révolutionnaires locaux qui aspiraient à conseiller l’administrateur du département.

25Avec ces hommes, aussi peu démagogiques que les membres de la commission municipale, et avec celle-ci, il poursuit un programme tendant à lutter contre le chômage dont la ville est menacée.

26Il faut assurer des secours, créer et organiser le travail. Veiller à la reprise du trafic portuaire, activer les travaux en cours dont ceux d’adduction des eaux de la Durance, de nivellement et d’assainissement en divers points de l’agglomération depuis la plaine St-Michel jusqu’au Prado, sont autant de sujets d’action qui requièrent la vigilance attentive d’Ollivier. Cette vigilance ne saurait se relâcher à l’égard des ateliers communaux qui sont un foyer permanent de propagande démocratique.

27La classe ouvrière marseillaise, ordinairement portée à la tranquillité, est alors traversée de profonds remous causés par des groupes de travailleurs étrangers à la ville et qui maintiennent dans la masse un climat d’effervescence.

28Dans ce climat, s’ouvre la préparation des élections à l’Assemblée constituante dont la date initialement prévue pour le 9 avril fut reportée au 23 du même mois. Ces élections avaient lieu pour la première fois au suffrage universel.

29Le ministre de l’Intérieur, Ledru-Rollin, estimant que, en présence de ce scrutin nouveau, le gouvernement devait éclairer la France, n’hésita pas à conseiller à ses représentants départementaux de prendre en mains la conduite des élections, instituant ainsi une sorte de candidature officielle. Le but avoué était de déjouer les intrigues de la contre-révolution. Le commissaire général Repellin avait été envoyé par le ministre pour œuvrer en ce sens. Il avait été chargé en même temps d’enquêter sur Emile Ollivier, dénoncé par les patriotes locaux pour sa complaisance envers les partisans du régime déchu. Son rapport fut défavorable à Emile, mais, sur l’intervention de Lamartine, Ledru-Rollin le mit au panier. Toutefois, le commissaire de la République perdait ses pouvoirs extraordinaires, ramenés à ceux de préfet des Bouches-du-Rhône.

30On reprochait en haut lieu à ce dernier son éclectisme et sa modération dans une période en vérité particulièrement délicate. On l’approuvait de n’apporter aucun obstacle à la réélection du légitimiste Berryer parce qu’il était un patriote sincère et « une des gloires du pays », tandis qu’on l’invitait, au contraire, à combattre, par tous les moyens possibles, la candidature de Thiers, insuffisamment rallié.

31Il y avait bien une liste de dix noms représentant les candidats dits du Comité Central, liste exclusivement composée de républicains selon le vœu du gouvernement. Il n’avait pas été facile de la mettre sur pied. L’opinion reprochera à Emile d’avoir facilité, parmi les candidatures du Comité Central, celle de son père Démosthène.

32La composition de cette liste fut discutée. Ses membres furent affrontés par des concurrents locaux, issus de la bourgeoisie ou du peuple, tels Sauvaire Barthélémy, ancien pair de France, ou Joseph Astoin, syndic de la corporation des portefaix. Des noms de célébrités nationales furent également mis en avant.

33La proclamation des résultats eut lieu le 28 avril. Elle consacra l’insuccès de la liste du Comité Central où figurait en particulier le journaliste Agenon. Seuls étaient élus deux républicains avancés : Démosthène Ollivier et l’avocat Pascal d’Aix qui figuraient sur cette liste, avec Joseph Barthélémy, maire de Marseille. Les autres sièges se répartissaient entre Lamartine, Astoin, le Père Lacordaire, Cormenin, républicains, et Berryer, Sauvaire Barthélémy, de la Boulie, légitimistes.

34Lamartine et Cormenin ayant opté pour le département de la Seine où ils avaient été également élus, tandis que Lacordaire donnait sa démission, en une lettre d’une grande noblesse de sentiments, une élection complémentaire fut nécessaire. Elle eut lieu au début du mois de juin.

35Les trois candidats du Comité Central furent battus au profit d’un légitimiste, d’un conservateur et d’un républicain modéré. Cet échec électoral répété exaspéra contre Emile Ollivier le parti démocratique et la classe ouvrière.

36On reprocha au préfet des Bouches-du-Rhône d’avoir favorisé le succès réactionnaire. Sa popularité, déjà fortement entamée, n’allait pas tarder à décliner dans l’opinion.

  • 11 Sur cette antithèse entre Socialisme et Jacobinisme, Emile Ollivier s’est exprimé avec une particul (...)

37Cependant, Emile Ollivier, s’il était ennemi du jacobinisme et faisait figure, à l’instar de Lamartine, de républicain conciliateur et légaliste, était loin de tourner le dos au progrès social qu’il appelait, au contraire, de ses vœux11.

38La conception élevée qu’il se faisait de son devoir et l’optimisme candide qui l’animait à la poursuite de l’idéal humanitaire qui était le sien éclatent dans le rapprochement de deux textes émanés de lui avant et après sa nomination à Marseille.

  • 12 Journal, t. I, p. 14 (daté du 3 novembre 1847).

39Le premier, écrit juste avant la proclamation de la république, dit : « Je suis de plus en plus convaincu de la nécessité d’une révolution dans le mécanisme social, mais je pense avec une conviction non moins croissante que cette révolution doit s’accomplir et se tenter pacifiquement. Nos ennemis ne doivent point être contraints à courber leur front sous l’oppression de la crainte ou de l’échaufaud, il faut les contraindre à changer leur cœur et à ouvrir leur intelligence...12 »

  • 13 Le 19 janvier, p. 30.

40Le second se rapporte à son passage à la préfecture des Bouches-du-Rhône. Emile Ollivier y rappelle son action en ces mots : « Après avoir pourvu aux besoins matériels des ouvriers, je m’occupai de leur perfectionnement moral. Le 5 mai 1848, je rendis le décret suivant : Art. 1er. Un cours de morale et d’histoire politique sera professé aux ouvriers par le commissaire du gouvernement... La première leçon aura lieu le samedi 10, à 8 heures du soir, dans un local qui sera désigné par un avis spécial13. »

41Quelle marque de sollicitude plus grande concevoir de la part du plus haut fonctionnaire régional de la république que d’aller lui-même enseigner aux plus humbles de ses administrés, avec leurs droits et leurs devoirs, les notions de civisme et de liberté ? Cet exemple de conscience, ce témoignage de générosité était bien dans la nature d’Emile Ollivier, aussi soucieux de l’éducation du peuple que de l’amélioration de sa condition matérielle. Ce mot de frères qu’il aimait à répéter, il le prononçait non du bout des lèvres mais du fond de son cœur.

42Si attaché qu’il fut à la paix publique et au sort de la masse laborieuse, sa chute fut néanmoins la conséquence des conflits sociaux dont il avait pu, depuis son arrivée à Marseille, en dehors de quelques incidents finalement maîtrisés, préserver la cité.

43En juin 1848, plus violents que ces incidents antérieurs de portée limitée, surviennent, en même temps qu’à Paris, des troubles autrement graves. Ils prennent leur origine dans le fonctionnement des ateliers nationaux pour une question d’horaire et de salaire. Comme dans la capitale, et malgré un décret qui fixait pour la province sa durée à 11 heures, la journée de travail resta à Marseille, sur la véhémente réclamation des ouvriers, fixée à 10 heures. Le salaire de 2,50 F avait été ramené à 2 F. Il avait fallu toute la persuasion et l’éloquence d’Emile Ollivier, acceptant de maintenir la durée primitive de la journée de travail, pour faire accepter les autres conditions relatives à la rémunération et à la discipline. C’était compter sans la mauvaise volonté de certains entrepreneurs qui cherchèrent à tourner les dispositions ainsi arrêtées, irritant les ouvriers par ces brimades.

  • 14 Il a raconté l’épisode dans un texte écrit à la fin de sa vie et repris par les éditeurs du Journal(...)

44Là-dessus, le 12 juin, l’arrivée de volontaires parisiens destinés à former une légion pour aller participer à la guerre engagée par les patriotes italiens contre l’Autriche, vint accroître la tension. Ces hommes, dont le consul de Sardaigne a refusé de viser les passeports, sont sans ressources et sollicitent l’aide de la municipalité. Les clubs organisent les quêtes en faveur des patriotes parisiens. La surexcitation des esprits se traduit, le 18 juin, par une première manifestation qui conduit à la préfecture plusieurs centaines de personnes venant exiger des secours. Cette bande hurlante, après avoir désarmé le seul factionnaire de garde et envahi la cour, se heurte à la grand’porte de l’hôtel. Il est 10 heures du soir. Emile Ollivier ouvre courageusement celle-ci et fait face, seul, à la foule furieuse qui l’entoure et dont l’immense clameur couvre chacune de ses paroles. En présence des gaillards déchaînés qui l’assaillent, il est perdu, quand un homme armé d’une hache sort des rangs, lui fait un rempart de son corps et le prend sous sa protection. Cet homme était un pauvre jardinier qui témoignait ainsi sa reconnaissance à celui qui, peu de temps auparavant, avait accepté d’être le parrain de son enfant. Emile est sauvé14. Il invite, tandis qu’arrivent du dehors les secours, la foule à se disperser ce qu’elle fait, mais, si les journaux modérés rendent hommage à la fermeté et à la dignité du préfet, les meneurs n’ont pas désarmé pour autant.

  • 15 M. Dubois, P. Gaffarel et J.B. Samat, Histoire de Marseille, Marseille, Ruat, 1913, p. 172.

45Cette terrible scène va être suivie d’un calme apparent dans les jours qui viennent. Emile Ollivier emploie ceux-ci en vain à agir auprès des patrons pour qu’ils observent les mesures que, tant sur la durée du travail que sur le prix de celui-ci, il a cru devoir prendre dans l’intérêt des ouvriers des ateliers. On a dit avec raison que l’espoir de l’ère nouvelle qui constituait son idéal fut déçu, « car les républicains bourgeois, qui ne voulaient que des réformes politiques ne pouvaient s’entendre avec les républicains socialistes qui exigeaient des réformes sociales »15.

46En la circonstance, si l’agitation reprit à Marseille, ce fut de la part des meneurs locaux en connivence avec les troubles de Paris. L’orage éclate le 22 juin. Une manifestation est décidée pour présenter les griefs des ouvriers des ateliers et doit avoir lieu le matin devant la préfecture, bien qu’Emile Ollivier ait appelé au calme et donné l’assurance qu’il ferait respecter les dix heures de travail.

47 Une bousculade devant la préfecture oppose manifestants et force publique. Les quelques coups échangés là sont amplifiés par la rumeur publique. Bien qu’Emile Ollivier ait simplement augmenté le nombre des gardes nationaux de service, et se soit abstenu de faire intervenir jusque-là, autrement que par un faible détachement autour de la préfecture, les troupes de la garnison, retenues au Pharo par une revue de leur chef, le général Parchappe, c’est à la provocation et aux armes que vont crier quelques 3 000 émeutiers qui dressent des barricades. On se bat d’abord au centre de la ville dans les rues Estelle et de la Palud où sont tirés les premiers coups de feu et où tombent les premières victimes. Quelques gardes nationaux prennent le parti des insurgés. Le général Mesnard Saint-Martin, qui commande la garde nationale, est blessé par balle aux abords de la Canebière.

48Emile Ollivier qui, alors seulement, après avoir cru à une manifestation pacifique, aura recours en dernier lieu à la force armée dont il dispose, quand il aura vu cette manifestation dégénérer en une insurrection sanglante, lance une proclamation qui témoigne de son humanité et de son énergie. Il faut la citer pour comprendre les sentiments qui étreignent son auteur :

49« Ouvriers, des meneurs imprudents vous égarent. L’autorité locale comme le gouvernement central ne veut la consolidation de l’ordre que pour arriver plus facilement au soulagement de vos misères. Cessez donc, je vous en supplie, une résistance qui est coupable. La République est votre bien, et vous la compromettez par le désordre.

50Frères ! Pas de violences ! Je donnerais ma vie entière pour éviter l’effusion d’une goutte de sang ; mais je dois protéger la tranquillité publique, et si vous ne voulez pas écouter les conseils que je vous donne, quelque pénible que soit mon devoir, je l’accomplirai, le désespoir au cœur, mais d’une main ferme.

51Vive la République ! »

  • 16 Cité dans P. Saint-Marc, Emile Ollivier, Paris, Plon, 1950, pp. 42 et 43.

52Il ne se contente pas de cet émouvant appel. Le jeune préfet de 23 ans montre un étonnant sang-froid en descendant lui-même dans la rue et en se portant aux points les plus chauds pour tenter d’y faire entendre des paroles de conciliation. Tandis que les insurgés tiennent en particulier deux importantes barricades, en deux points opposés de la ville, l’une à la place Castellane, l’autre à la place aux Œufs dans les vieux quartiers, il essaiera jusqu’au bout de convaincre les émeutiers de leur erreur et de les ramener à la raison. Deux amis, Masnou, son chef de cabinet, et Alphonse Gent, préfet du Vaucluse et représentant du peuple, l’ont aidé, chacun de son côté, au péril de leur vie dans cet effort suprême de pacification. A la place Castellane, Ollivier lui-même s’avance, au matin du 23 juin, en tête de la colonne d’attaque. Ses ultimes représentations repoussées, la troupe donnera l’assaut. Les barricades seront emportées et force restera à la loi. Marseille aura vécu les 22 et 23 juin 1848 deux journées de violences ; l’insurrection aura fait pendant ces deux journées, de part et d’autre, des morts et des blessés. Emile Ollivier a fait son devoir, mais devant le sang versé il a la mort dans l’âme. Aussi, lorsqu’il écrit, le 24 au matin : « L’ordre est enfin rétabli dans notre ville. La Justice poursuit avec activité ses recherches. Elle découvrira, je l’espère, les meneurs qui ont égaré de malheureux ouvriers », il ajoutera à l’adresse de ces derniers : « Vos plus dangereux ennemis, ce sont les hommes de violence et de désordre. Presque toujours, derrière les belles phrases de dévouement qu’ils vous adressent, se cache une ambition déçue ou un orgueil insatiable... Soyez pacifiques... Ouvriers, je vous aime de toutes les forces de mon âme... Mais jamais nous ne souffrirons que vous cherchiez, sous prétexte de défendre vos droits, à ensanglanter une ville, et à la livrer à tous les malheurs de l’anarchie...16 »

53Ennemi des mesures d’exception, Ollivier refusa de prononcer la mise de la ville en état de siège, afin d’éviter les actes de justice sommaire et de s’opposer à des vengeances auxquelles il ne voulut point se prêter. Après avoir fait mettre en liberté ceux qui n’avaient pas été régulièrement arrêtés, il mit son point d’honneur à assurer les garanties d’une justice régulière aux 153 insurgés dont l’arrestation fut maintenue afin de les soustraire au Tribunal militaire.

  • 17 Dépêche du 3 juillet 48, citée dans Le 19 janvier, pp. 40-41.

« Je suis prêt à sacrifier mon avenir plutôt que de manquer à ma foi et d’avoir à rougir devant ma conscience... Le peuple a eu tort d’écouter les pernicieux conseils de ceux qui lui ont présenté les bourgeois comme des monstres rapaces dont il fallait débarrasser l’humanité. Si nous laissions faire les bourgeois, nous considérerions les hommes du peuple comme des bêtes de somme qui sont malfaisantes dès qu’elles ne sont plus serviles. Ni l’une ni l’autre de ces erreurs ne sauraient guider ma conduite17. »

  • 18 P. Saint-Marc, op. cit., pp. 46 sqq.

54L’insurrection vaincue, la sécurité revenue, Ollivier allait être l’objet de toutes les critiques et de tous les reproches. Pour la réaction, sa haine fut aussi furieuse qu’avait été grande la peur qu’elle avait éprouvée. Ses chefs dénoncèrent la faiblesse et les paroles évangéliques d’Emile Ollivier. Les « leaders » locaux de l’extrême-gauche en firent un bourreau qui n’avait pas reculé devant l’horreur de la répression. Jugé trop mou par les uns et trop dur par les autres, tous s’accordant pour incriminer l’inexpérience de sa jeunesse, il semble qu’en réalité l’attitude d’Emile Ollivier durant l’émeute marseillaise soit exempte d’un reproche sérieux. Le 11 juillet, Cavaignac, chef du pouvoir exécutif, envoyait en disgrâce à Chaumont le préfet des Bouches-du-Rhône. Le gouvernement, par cette décision, montrait davantage un souci d’opportunité que de justice, tant il est vrai que, pour les marseillais, l’idole de la veille était, après l’événement sanglant dont leur cité avait été le théâtre, devenu aux yeux de tous le bouc émissaire. Sacrifier Ollivier était pour le ministère une sanction commode alors que bourgeois et ouvriers s’unissaient pour le dénoncer comme le responsable de l’insurrection ou de la répression18.

55 Porté à refuser la mutation humiliante qui lui était ainsi infligée, il ne partit pour la Haute-Marne que sur le conseil que lui donna affectueusement Lamennais qu’il crut devoir consulter, dans sa fierté blessée, en lui exposant toute son amertume et l’indignation qu’il éprouvait en présence d’une mesure tenue par lui comme injuste.

56Sa calme gestion du nouveau département (6 mois) soumis à son autorité, où il fit les preuves de sa capacité et obtint l’adhésion sans réserve de ses administrés fut brutalement interrompue le 11 janvier 1849, date à laquelle le président de la République, Louis Bonaparte, révoqua le jeune préfet de Chaumont. Les collectivités locales eurent beau protester et pétitionner contre cette destitution, elle demeura.

57Pour apprécier objectivement le rôle et l’éventuelle responsabilité d’Emile Ollivier dans les journées des 22 et 23 juin 1848, on peut se reporter dès maintenant au jugement dont elles firent l’objet, un an plus tard, en juillet 1849 devant la cour d’assises de la Drôme, siégeant à Valence. C’est, en effet, devant cette juridiction, que comparurent les insurgés marseillais poursuivis. Elle avait été désignée pour statuer, aux lieu et place de la cour d’assises des Bouches-du-Rhône, dessaisie pour cause de suspicion légitime et de sûreté publique.

  • 19 Journal, tome I, année 1849, p. 27 et passim.
  • 20 Le Mémorial d’Aix, 3 septembre 1849. Pour plus de détails, on peut consulter le dossier de l’instru (...)

58En parcourant son Journal 19 et après qu’Emile Ollivier ait écrit sous la date du 12 janvier : « Je suis destitué. Seigneur, que ta loi s’accomplisse », le lecteur sent l’impatience qu’il éprouve à pouvoir se justifier publiquement du grief qu’on lui fait d’être « le complice de l’insurrection ». Il tient à faire éclater la correction de son comportement au cours des journées tragiques. Il veut prouver qu’on ne pouvait faire mieux que ce qu’il a fait et que les termes du rapport du conseiller Marquez y sont sans fondement lorsque ce magistrat lui impute, comme cause de la lenteur apportée à tous les mouvements de la force armée, son défaut de prévoyance « dû à une inconcevable négligence ou à un aveuglement extraordinaire ». A vouloir user de « son moyen favori : les paroles et rien que les paroles », le préfet a, selon le rapport précité, retardé et compromis le recours aux moyens énergiques qui pouvaient arrêter, dès son origine, l’émeute naissante20.

  • 21 Journal, tome I, pp. 28 sqq. En parlant du « Dogme impie de la force », Emile fait allusion à la ma (...)

59Dans l’attente de l’audience où il viendra porter témoignage, il a tenu à se recueillir. Il écrit d’abord, dédaignant les individus et surmontant son épreuve personnelle : « De quel côté qu’on jette le regard, nous n’avons de salut que dans la république... je veux surtout nettement (la) dégager de ce qui n’est pas elle, et la montrer ce qu’elle est, l’idéal à la fois le plus noble et le plus pratique, la réunion unique des perfections théoriques et des réalités matérielles... L’avenir appartient aux hommes de paix et d’amour. La violence ne fonde rien, elle détruit les causes qui l’appellent à son aide... La république sainte, pacifique et maternelle que j’ai pratiquée à Marseille, triomphera, n’en doutons pas, et des fautes de ses maladroits amis, et des persécutions de ses aveugles ennemis... » Il se retire ensuite à la Trappe d’Aiguebelle où il poursuit ses méditations sur l’humilité, l’amour fraternel, l’obéissance à Dieu et la paix de l’âme. De là, il écrit à son frère Ernest blâmant Ledru-Rollin d’avoir cédé au « dogme impie » de la force : « Pas d’insurrection, mais la propagande, l’apostolat, la prière...21 »

  • 22 Journal, t. I, p. 36.

60Le 16 juillet 1849, il quitte la Trappe, « sainte maison, pieux asile » en traçant ces lignes : « Je peux maintenant aborder sans crainte les débats où se décidera mon honneur... Je suis assuré de ne pas faillir à ma conscience !...22 »

  • 23 D’après le compte-rendu des débats de la Gazette du Midi, 29 juillet 1849.
  • 24 I. p. 36.

61Vient enfin le 25 juillet, jour au cours duquel, dans le cadre du long procès criminel qui se déroule à Valence, Emile Ollivier est appelé à faire sa déposition. Celle-ci, de l’aveu de son auteur, ne devait pas durer moins de 4 heures. Les défenseurs des accusés, dont 80 seront acquittés par le jury, s’associent, au terme de la longue déclaration du témoin, à l’intervention de Me Payan-Dumoulin, leur confrère. Ce dernier a solennellement rejeté l’incrimination de la conduite de l’ancien préfet des Bouches-du-Rhône et reconnu son entière honorabilité. Emile Ollivier remercie les avocats dont il accepte « avec bonheur » les explications : « Je suis heureux de voir que ma conduite et ma loyauté ne sont pas mises en suspicion par eux...23 » Le même jour, il note dans son Journal : « J’ai enfin déposé, mon succès a été complet. J’ai exposé ma conduite et détruit pièce à pièce les calomnies dont j’ai été l’objet. J’ai terminé au milieu de l’émotion et de l’approbation générales...24 »

  • 25 I. p. 38.

62Alors, Emile Ollivier, ayant retrouvé la paix de sa conscience et souhaitant rétablir sa santé ébranlée, gagne mélancoliquement, par Nice, l’Italie qui est pour lui une terre sacrée. Mélancoliquement, car sa carrière administrative est brisée et aussi parce qu’il a conçu à Marseille un amour qu’il pressent déjà sans espoir. De Livourne où il a été invité par l’un des frères de son père, Aristide, négociant en cette ville, Emile parcourt et visite la Toscane. « Il est difficile de trouver un pays où les beautés de l’art s’allient mieux aux beautés de la nature25. » Florence, où il s’extasie devant la pureté des madones et l’harmonie des monuments, le retiendra jusqu’en décembre. Revenu à Livourne, il s’embarque au début de la nouvelle année pour Gênes et, de là, rentre en France, par Cannes, dans le Var.

  • 26 Le 19 janvier, p. 56.
  • 27 Propos d’Emile, semble-t-il, rapporté par sa fille dans la préface du Journal, t. I, p. XII.
  • 28 Cf. note 21 ci-dessus.

63 La raison qui l’amène dans ce département est l’organisation d’une campagne électorale. Non qu’il ait l’intention de s’y présenter comme candidat, bien qu’il ait écrit : « Mon unique ambition était de siéger dans un parlement26. » Il était en effet, pour lors, inéligible, n’ayant pas vingt-cinq ans, mais son père Démosthène, dont il a dit qu’il fut le tourment et l’adoration de sa vie (« ce grand enfant qu’il avait eu lorsqu’il était tout petit »27), faisait appel à son soutien, désireux qu’il était de se voir désigner par le parti démocrate comme l’un de ses représentants. Démosthène Ollivier, ancien représentant des Bouches-du-Rhône à l’Assemblée Constituante, battu en 1849 à la Législative, ambitionnait en effet d’y retrouver un siège, à l’occasion de l’élection complémentaire du 10 mars 1850 rendue nécessaire par le remplacement de Ledru-Rollin et de Fulcran Suchet, députés du Var, déchus de leurs mandats pour avoir été, comme participants à la journée parisienne du 13 juin 1849, condamnés par la Haute Cour de Justice de Versailles28. Emile apporte à son père l’appui de son incomparable éloquence, mais il a compris, dès son arrivée à Cannes, que la partie serait difficile, tant est discuté le nom de Démosthène. Avant qu’ait à se prononcer, sur le choix des candidats, le congrès préparatoire du Luc prévu pour le mois suivant, c’est au chef-lieu du département, à Draguignan, qu’il estime qu’il faut d’abord agir.

  • 29 Pour l’histoire politique du Var intérieur (Toulon mis à part) sous la Seconde République, on se re (...)

64L’avocat Honoré Pastoret y est le chef du parti démocratique29. Après être allé loger chez son ami Seguier, juge au tribunal, Emile rencontre son confrère dont il apprécie les qualités mais qu’il trouve résolu à ne pas accepter la candidature de son père car elle lui paraît de nature à nuire à l’unité des démocrates varois. Clavier, notaire à Brignoles, et Suchet cadet, ont les faveurs de ceux-ci. Le dernier peut bien être qualifié de « crétin » par Emile, il n’en bénéficie pas moins de la grande popularité acquise par son frère, Fulcran, l’ancien maire de Toulon si proche des milieux ouvriers, alors détenu dans la prison de Belle-Isle.

65Comme nous le verrons, la candidature de Démosthène sera écartée. Emile restera, néanmoins, pour participer à la campagne électorale des démocrates, donnant ainsi une belle preuve, non surprenante de sa part, de conviction et de désintéressement. Dans cette lutte, il rencontrera l’hostilité et les tracasseries d’un pouvoir qui se rend compte de l’influence grandissante que vont prendre la personnalité d’Emile et les idées que, son verbe et sa persuasion aidant, il diffuse avec succès dans le département en faveur d’une république plus juste et plus humanitaire.

66Ce pouvoir a un nom dans le Var, un nom qui deviendra célèbre comme celui de l’orateur républicain qu’il voudrait réduire au silence. Il s’appelle Georges-Eugène Haussmann, futur baron, sénateur de l’Empire et préfet de la Seine. Pour l’instant, le gouvernement du président Louis Napoléon Bonaparte lui a confié depuis le 5 février 1849 les fonctions de préfet du Var qu’il occupera jusqu’au 11 mai 1850.

  • 30 Le baron Haussmann (G.E.), Mémoires, Paris, Havard, 1890, pp. 257 à 265. Voir aussi l’article de M. (...)
  • 31 M. Agulhon, République au Village, p. 245 et passim.

67Louis Bonaparte lui aurait dit en le nommant : « Le Var est un de nos plus mauvais départements. Les démagogues s’y trouvent en force. Ils tiennent en échec le pouvoir à Toulon, notre grand port de guerre, comme à Draguignan, et j’ai besoin d’un préfet absolument sûr30. » Haussmann allait s’efforcer de justifier ce choix. En s’attaquant aux « chambrées », véritables cercles républicains et foyers d’esprit démocratique, où se lisaient les journaux rouges la Voix du Peuple et le Démocrate du Var, et où le petit peuple venait « s’ouvrir à la nouveauté, au mouvement, à l’indépendance »31, le représentant du gouvernement essaya de faire échec à l’opposition montagnarde, comme il tenta par les poursuites qu’il exerça contre les chefs de cette opposition, fussent-ils, comme Emile Ollivier, ennemis de la violence mais apôtres de la révolution pacifique, de les éliminer de la scène politique.

68La séduction de cette doctrine, l’éloquence avec laquelle elle était annoncée – on dirait presque prêchée – le peu de prise qu’elle offrait à la répression judiciaire, faisaient d’Emile Ollivier l’adversaire le plus redoutable du pouvoir. On ne pouvait sérieusement l’accuser de prêcher l’immoralité, le crime ou la révolte (on le fit cependant quelquefois). Mais il était un peu plus vulnérable en ceci que, selon l’usage du temps, il rencontrait les électeurs dans les Chambrées, alors que « la loi des Clubs » ne tolérait ce genre d’associations qu’à condition qu’elles s’abstiennent entièrement de politique.

  • 32 Le dossier de cette affaire a été étudié par M. Agulhon dans un article consacré aux « Chambrées en (...)
  • 33 Aix-en-Provence, Musée Arbaud, dossier 2 960 A 1. Le destinataire de la lettre, non expressément dé (...)

69Cela lui valut une inculpation dès son arrivée, lors de ses premiers contacts à Draguignan ; après divers visites et banquets, il passa en effet une soirée à la société des Droits de l’homme. C’était, reconverti en Chambrée depuis l’interdiction des Clubs, l’ancien Club démocratique de 1848 ; Emile y retrouva la salle décorée du drapeau que deux ans plus tôt il avait offert comme commissaire32. Ce club devenu Chambrée, animé par Pastoret, était à Draguignan la bête noire de la Préfecture, qui le faisait naturellement surveiller. Emile Ollivier ne voulut pas cependant se fixer au chef lieu. C’est là en effet qu’il eut la déception de constater la froideur dont il vit entourée la candidature de son père, qu’il pensait soutenue par les ouvriers, mais rejetée par les hommes influents du parti. Une lettre du 16 janvier 1850 exprime son amertume devant cette situation à laquelle il voudrait avoir une explication. La vie entière de son père n’a-t-elle pas été (dit-il) « un dévouement sublime au peuple et à la république » ?33.

  • 34 Journal, I, pp. 47-48.

70Emile, personnellement, était populaire et se sentait à l’aise dans ce pays. Il n’est pas surprenant qu’il ait été particulièrement attiré par les villages des Maures ou de la lisière extérieure du massif, qu’il s’agisse de La Garde-Freinet, où les conflits économiques nés de l’industrie du liège et la lutte sociale qu’ils ont engendrée ont porté les habitants à la pointe du combat pour une vraie république, qu’il s’agisse du Luc où plusieurs familles de bourgeois rouges et pas seulement les artisans et paysans, ont depuis longtemps proclamé leurs sentiments démocratiques. Le talentueux orateur est partout immédiatement adopté par ces populations ardentes, conquises par sa jeunesse et par sa généreuse éloquence. A la Garde-Freinet, dont il a connu jadis le maire Mathieu, actuellement exilé à Nice pour fuir les poursuites d’Haussmann mais auquel Lamartine a fourni, il y a deux ans, par son intermédiaire, un brevet de courage pour son attitude sur les barricades parisiennes, il est applaudi par les bouchonniers, comme il sera applaudi au Luc aux côtés du chef des démocrates locaux, Sigismond Méric. Emile Ollivier a raconté dans son Journal 34 avec émotion l’accueil qui lui fut fait par ces villageois dont il écrit qu’ils l’ont « merveilleusement » reçu. « Je mène vraiment la vie des premiers apôtres. Dans la journée, où que je sois, je lis et je travaille un peu, je vois mes amis. Le soir je vais dîner avec des hommes du peuple, ouvriers, ou paysans, qui se cotisent pour m’avoir avec eux à table. Après le dîner, les portes s’ouvrent mystérieusement, on s’entasse les uns sur les autres, et je parle pendant plusieurs heures. Je puis, du reste, me rendre ce témoignage que ma parole est avant tout morale et religieuse. J’apprends à ces hommes leurs droits, mais aussi leurs devoirs... »

  • 35 Le 19 janvier, p. 58. Sur les liens d’Emile Ollivier avec Vidauban, et l’intéressante histoire de l (...)

71C’est à Vidauban, « délicieux pays » (selon sa propre expression), où les habitants lui étaient dévoués et aimaient à l’entendre qu’il vint habiter le plus souvent, au cœur de cette contrée, pendant l’agitation de ses courses35.

  • 36 Journal, I, p. 49.

72Le jour décisif du congrès du Luc arriva enfin le 24 février. Emile y vint comme délégué de Vidauban. Cette délégation ayant été contestée par certains, il se livra à une intervention si pathétique qu’elle provoqua des pleurs en même temps que des acclamations. Reçu comme délégué à l’unanimité, ou presque, il ne put cependant obtenir la désignation de son père comme candidat36. Démosthène, s’il était battu, l’était toutefois de façon fort honorable, puisqu’il arrivait en troisième position avec un nombre de voix important.

73Bien que le congrès eut préféré à son père les citoyens Clavier et Suchet, Emile Ollivier estima qu’il fallait faire taire sa rancœur. Comme on l’a déjà dit, il eut la générosité de rester et de mettre son influence à la disposition des deux candidats choisis par son parti.

74A Draguignan où le juge Séguier a, pour l’hospitalité qu’il lui a donnée, été éloigné et réprimandé par ses chefs, c’est chez Pastoret lui-même qu’il descendra à l’occasion. Mais il n’y reste guère. Il va, en effet, de village en village, infatigablement, ne se contentant pas de porter la parole dans des centres urbains comme Draguignan, Hyères ou Brignoles, ou de gros bourgs tels St-Maximin, Barjols ou Aups, il visite des hameaux les plus humbles. Partout, la foule se presse pour applaudir le jeune homme, dont l’allure est aussi simple que prenante est la voix, une voix qui exclut la violence et la menace, pour ne parler qu’amour et fraternité, en montrant une seule route : celle de la justice. Ouvriers et paysans, qui ne se lassent pas de l’écouter, l’appellent familièrement « Monsieur Emile » (Moussu Emilo).

75Le résultat de l’élection du 10 mars 1850 couronne ses efforts. Des deux candidats conservateurs, puissamment soutenus par le gouvernement, MM. Siméon et de Clapiers, le premier seul est élu, le démocrate Clavier l’emportant sur le second.

76En vain, Haussmann, effrayé par le succès de la propagande républicaine, dont le principal animateur est Emile Ollivier, a-t-il essayé depuis la fin du mois de février, de mettre fin à son activité militante, en engageant des poursuites contre lui. Le préfet du Var a pu obtenir du parquet de Draguignan que l’ancien commissaire de la République soit inculpé d’avoir illégalement ouvert des clubs. Malheureusement pour l’accusation, Emile Ollivier n’avait parlé qu’une fois dans chaque endroit et, sans périodicité, il ne pouvait y avoir de club.

  • 37 A.D. Bouches-du-Rhône, XII U 3.
  • 38 Ce village natal du Président Poulle était précisément situé dans le Var, entre Draguignan et Grass (...)

77Sans anticiper sur la solution de ce procès, dont il sera parlé plus loin, notons le complet désarroi dans lequel le rôle d’Emile Ollivier avait jeté, tant sur le plan administratif que judiciaire, les diverses autorités du département ou de la région. Dans un long rapport par lui adressé au Garde des Sceaux le 10 mars 185037, le procureur général près la cour d’Aix signale que la situation dans le Var n’est pas bonne et place en tête de ceux qui y « agitent les esprits » Emile Ollivier. Il n’est pas jusqu’au premier président de la cour, Emmanuel Poulle qui, se faisant précéder, dans son retour de Montauroux38 à Aix, par une missive destinée à son collègue le procureur général dont il vient d’être parlé, qui ne soit bouleversé par le résultat des manifestations que provoque partout sur son passage l’apôtre de la république. Quelques extraits de cette lettre traduisent bien son état d’esprit :

  • 39 A.D. Bouches-du-Rhône, XII U 4.

« ... La présence de M. Emile Ollivier est une véritable calamité pour le département du Var où il fait chaque jour des prosélytes par ses paroles mystiques et mielleuses (sic)... C’est de lui que l’on pourrait dire : “le Ciel est dans sa bouche et l’Enfer dans son cœur... Le socialisme se répand dans nos champs... Caveant consules !”... 39 »

  • 40 Ibidem.

78Il est vrai que le premier président écrivait encore sous l’émoi que lui avait causé, dans une lettre reçue à Antibes du commissaire de police de Draguignan, la relation du mouvement populaire né dans cette ville à l’occasion de la venue de l’affaire intentée devant le tribunal correctionnel « contre le messager de discorde, le professeur d’anarchie et de démagogie, au nom des principes menteurs de paix et de fraternité » (sic)40. C’était le 6 avril 1850 que cette affaire fut ainsi appelée mais pour être renvoyée à huitaine.

  • 41 T. I, p. 50.

79Emile Ollivier écrit dans son Journal 41 : « Une multitude considérable composée d’hommes, de femmes et d’enfants était accourue de toutes parts... Nous sommes repartis tous ensemble pour Vidauban, les femmes dans les charrettes, moi à pied, en chantant les chants de Pierre Dupont. C’était un magnifique spectacle. Samedi prochain, ces braves gens m’ont promis de revenir plus nombreux. » L’attente d’Emile devait être dépassée, car, en effet, le 13 avril, les routes menant à Draguignan furent couvertes de voitures, de charrettes et de piétons. Il y avait autour du palais de justice plus d’un millier de personnes venues de tous les points du département pour réconforter de leur présence celui qui avait à répondre devant le tribunal des paroles qu’il leur avait adressées et qu’ils avaient applaudies. Le débat se limitait, il est vrai, à une question de droit. Les défenseurs d’Emile Ollivier, Pascal (d’Aix) et Pastoret, dont les plaidoiries furent suivies par ses propres déclarations, démontrèrent l’absence de fondement de la prévention.

  • 42 Cf. note 30 ci-dessus.

80C’est un jugement d’acquittement qui fut rendu. Haussmann, qui devait quitter la préfecture du Var le mois suivant, passe étrangement sous silence cette décision de relaxe, n’hésitant pas à écrire que, pour échapper aux poursuites dirigées contre lui, Emile Ollivier gagna l’étranger, en franchissant le Var. Haussmann n’en est pas, dans ses Mémoires, à une erreur près42, mais celle-ci semble vraiment de taille tant l’événement qu’il oublie marqua les Dracénois dont il était et la vie politique du département qu’il administrait alors.

  • 43 F. Mireur, Les Rues de Draguignan et leurs maisons historiques, Draguignan, Negro, 1926, 8 vol., t. (...)

81L’érudit archiviste départemental du Var, Frédéric Mireur, évoquant l’histoire du palais de Justice de Draguignan et citant les grands noms qui l’ont illustré, écrit : « A cette liste, il faut ajouter l’orateur entre tous, le charmeur incomparable et incontesté, Emile Ollivier, enlevé ici, le samedi 13 avril 1850, à la sortie de l’audience, par une foule électrisée, délirante, et porté littéralement en triomphe43. » De ce triomphe, Emile garda un impérissable souvenir. Sous sa plume, nous en possédons le récit, comme celui de son retour à Vidauban, où le village était illuminé en son honneur :

  • 44 Journal, I, p. 51.

« J’ai eu de bien grandes ovations, aucune ne m’a produit une joie si douce, si pure, si complète. En 1848, c’était le fonctionnaire, le jeune homme dont on croyait avoir besoin qu’on portait en triomphe ; aujourd’hui, c’est le proscrit, celui qui la veille, également attaqué par les réactionnaires et les républicains, se trouvait seul au milieu de tous. Je n’oublierai jamais cette belle journée, et si (un jour) je puis en témoigner ma gratitude aux habitants du Var, je ne négligerai rien pour cela44. »

82Il n’était pas dans les intentions d’Emile Ollivier de demeurer dans le Var après le printemps de 1850. Il y fut entraîné par les circonstances.

83D’une part, l’appel interjeté par le ministère public contre le jugement dont il avait bénéficié à Draguignan, d’autre part la sollicitation par ses amis de son concours comme avocat ne lui permirent pas cependant de s’éloigner de la région.

  • 45 Agulhon, République au village, pp. 414-419.

84Il y eut d’abord l’affaire de Vidauban qui lui tint particulièrement à cœur. Elle concernait en effet les époux Maillan dont la maison lui avait été toujours très largement ouverte. L’attachement qu’Emile portait de surcroît à ce village qu’il qualifie de délicieux répondait aux sentiments que les habitants du parti avancé lui avaient voués. On a pu écrire à ce sujet : « La vénération des petites gens pour le bourgeois qui a pris leur parti n’atteindra nulle part peut-être le degré de celles des vidaubanais pour Emile Ollivier entre février et juin 185045. »

  • 46 Sur les réactions des autorités, voir le dossier déjà cité. A.D. Bouches-du-Rhône, XII U 3, sqq. et (...)

85Ici, dans cette partie du département avoisinant les Maures, près de la Garde-Freinet et du Luc, les ouvriers et les paysans sont en pleine euphorie. C’est l’époque où le gouvernement s’émeut devant la multiplicité des joyeuses farandoles qu’ils mènent dans les rues tandis que retentissent des chants politiques jugés par lui détestables. La limite du scandale est atteinte à ses yeux lorsque femmes et filles participent à la danse. Les autorités voient dans une telle manifestation un appel à la débauche et une offense à la morale publique. Emile Ollivier, dont le féminisme ne se démentira jamais, est de ceux qui considèrent plus objectivement cela comme l’expression normale d’une vie civique collective à laquelle les deux sexes sont également intéressés46.

  • 47 Le détail de l’affaire est discuté dans République au Village, pp. 409-417.

86 C’est un thème folklorique voisin qui, politisé contre son gré, fut la cause des ennuis de la jeune Madame Maillan47. Elle avait, aidée par l’une de ses amies, Mme Roustan, le mercredi des Cendres, confectionné pour son enfant, âgé de 7 ans, un mannequin vêtu de blanc, appelé Carnaval ou carmentrant. Le maire conservateur qui se nommait précisément Blanc avait interdit ce jour-là toute manifestation publique, au grand désappointement des jeunes gens de l’endroit. Quatre d’entre eux, conduits par le boulanger Rémy Arnaud, vinrent à s’emparer du mannequin, mirent dans son col une bouteille de vin et simulèrent une exécution capitale. Leur résistance aux gendarmes leur valut d’être accusés non seulement d’excitation des citoyens à la haine et au mépris les uns contre les autres mais encore de rébellion. Mesdames Maillan et Roustan furent englobées dans les poursuites du premier chef. Elles comparurent donc, comme les jeunes gens, devant la cour d’assises du Var. Tenues pour instigatrices ou complices, le parquet aurait voulu, par leur condamnation, frapper le parti à sa tête : Maillan n’était-il pas le leader rouge de Vidauban et l’ami d’Emile Ollivier ? Celui-ci présenta lui-même la défense des deux femmes devant le jury varois. Tandis qu’Arnaud et ses camarades étaient condamnés à des peines diverses d’emprisonnement, Mmes Maillan et Roustan étaient acquittées. C’était le 13 mai 1850.

87Pastoret, l’ardent démocrate dracénois, qui avait accordé également à son jeune confrère et ami du barreau de Paris une cordiale hospitalité, était menacé, à son tour, de poursuite criminelle à l’occasion de paroles jugées séditieuses, par lui prononcées au cours de la récente campagne électorale.

  • 48 D’après le Mémorial d’Aix, 23 juin 1850.

88La cour d’assises du Var ayant été écartée pour cause de suspicion légitime, l’affaire vint devant celle des Bouches-du-Rhône. Emile, malgré l’insistance de la douce Mme Pastoret, persuada ses amis que sa présence à la barre était trop compromettante. Ce n’est donc pas lui qui, le 16 juin 1850, plaidera à Aix pour Pastoret devant la cour d’assises, mais Me Tassy, un avocat aixois dévoué à la cause républicaine. Conformément à sa promesse, Emile est venu assister à l’audience où, au prononcé de l’acquittement de son mari, Mme Pastoret fut emportée évanouie48.

89Emile est maintenant à Marseille. Il a été informé qu’aucune suite ne serait donnée à l’appel qui avait été interjeté du jugement rendu à son profit le 13 avril 1850 à Draguignan. Il est donc tranquille à ce sujet. Il est pourtant désemparé par la solitude qui se fait autour de lui dans la ville où il était arrivé et avait été acclamé jadis comme commissaire de la République et où il ne comptait que de rares amis.

  • 49 A.D. Bouches-du-Rhône, XII, U 4.

90Il a raison de constater, sur le plan politique, que « la réaction débordante ne garde aucune mesure » contre lui. Il n’est pour s’en convaincre que de lire les rapports de police qui le concernent. Certains le présentent comme un propagandiste révolutionnaire. Ses moindres déplacements sont épiés. Il se trouve à Toulon un procureur de la République pour écrire à Aix : « Si quelqu’une de ses paroles pouvait tomber sous le coup de la loi pénale, je ne le ménagerais pas...49 »

91Accablé par ces haines ou ces mesquineries politiques, meurtri, de plus, par un profond chagrin d’amour, Emile fuit cette solitude et ce climat en acceptant l’invitation de l’un de ses frères, officier de marine, qu’il accompagnera sur le Lavoisier dans une croisière sur les côtes d’Afrique.

  • 50 Journal, t. I, p. 81 « Jour heureux !... Merci, ô mon Dieu ! »

92De cette croisière, Emile reviendra en septembre 1850. Après deux mois passés dans le Jura, le voilà à Paris pour la rentrée des tribunaux. Il entend se consacrer exclusivement aux affaires. C’est d’abord qu’il faut vivre. A la différence de la plupart des avocats de son temps, Emile n’est pas un bourgeois de vieille famille, il n’a pas de rentes ; il lui faut tirer son revenu de sa seule profession, et les affaires sont rares pour les débutants. Le 30 avril 1851, il notera dans son Journal comme une date importante la perception de ses premiers honoraires, de 150 fr.50.

  • 51 Cf. ci-dessus note 11.

93Il y a aussi le fait que, tout en conservant le même idéal politique, Emile ne peut plus militer activement : n’étant ni représentant du peuple, ni journaliste, il ne pourrait être qu’un activiste des sociétés secrètes républicaines ; or, si légitime que puissent paraître les préparatifs que font celles-ci, au regard des abus répressifs du pouvoir et des menaces de coup d’Etat, Emile y répugne. Toujours évangéliquement pacifique, il fréquente ceux qui, comme lui, se considèrent déjà comme les vaincus, les émigrés de l’intérieur, les Michelet, les Lamennais. Il admire un Pierre Leroux, parce qu’il a proclamé que république et socialisme étaient synonymes. Or – ne l’oublions pas – pour Emile Ollivier, le socialisme est exactement le contraire du jacobinisme, comme la paix l’est de la violence51.

  • 52 Ce fait, peu ou pas connu, a été révélé à M. Agulhon par un universitaire aixois, qui est dépositai (...)

94Est-ce pour cela qu’il écarte la proposition que lui firent à cette époque les démocrates aixois, qui étaient franc-maçons, de l’affilier à leur ordre52 ? C’est une hypothèse probable.

95Seule, la solidarité défensive peut ramener Emile à la politique. Deux occasions s’en présentent, précisément, et qui le touchent de bien près, l’une dans sa famille, l’autre dans ses amitiés varoises.

  • 53 Journal, t. I, pp. 86 à 88.

96Le réseau des sociétés secrètes du Sud-Est, la Nouvelle Montagne, ayant été découvert par la police dans l’été de 1850 (affaire dite « du Complot de Lyon »), de nombreux militants sont arrêtés dont Alphonse Gent, dont on a vu le rôle aux côtés d’Emile à Marseille, en juin 48, et Méric, du Luc, l’un de ses hôtes et amis du printemps 1850. Devant le conseil de Guerre de Lyon, en août 1851, une défense nombreuse les assiste, dans laquelle Emile Ollivier figure avec Michel (de Bourges), Madier de Monjau, et bien d’autres « ténors ». Après trois semaines de débat, sur un incident de séance, devant la partialité des juges militaires, la défense décide, avec l’accord des prévenus, de protester en quittant l’audience. Tel avait été l’avis de Michel (de Bourges), tandis qu’Emile paraît avoir fait des réserves ; on ne s’étonne pas de trouver Ollivier enclin à une attitude de relative modération, face à la tactique théâtrale dont Michel (de Bourges) était coutumier. Emile avait jugé cette dernière attitude dangereuse pour le sort des accusés et il faut reconnaître que la sévérité du verdict tendit à lui donner raison53.

  • 54 Ibid., pp. 95-96.

97L’autre affaire était plus proche et plus dramatique. L’un des frères d’Emile, Aristide Ollivier, avait pris la direction d’un journal républicain de Montpellier, le Suffrage Universel ; à la suite d’une polémique contre un journal légitimiste, un duel avait opposé les journalistes en même temps que le Suffrage Universel était poursuivi. Aristide avait trouvé la mort dans le combat (20 juin 1850). Emile en novembre, devra se rendre à Montpellier pour défendre devant les tribunaux la mémoire de son frère en même temps que les articles incriminés54.

98Enfin, à peine ce deuxième drame politique s’achevait-il que survenait le troisième, le Coup d’Etat du 2 décembre 1851. Emile, comme on l’a rappelé tout à l’heure, ne donnait prise personnellement à aucune attaque de la part de la police de l’Elysée ; comme son chef de file Lamartine, ce n’était pas un homme de la Montagne, c’était un ancien du printemps de 48... Mais le vieux Démosthène restait marqué indélébilement par son image d’homme d’action, d’irréductible depuis le carbonarisme ; il figura donc sur les listes de proscription, et Emile passa les dramatiques journées de décembre à essayer de l’en faire radier grâce à l’intervention des modérés du camp bonapartiste, le prince Jérôme-Napoléon en premier lieu. Il est juste de dire qu’il y réussit.

99Ainsi se fixait peu à peu la position infiniment délicate, en tous cas marginale, d’Emile Ollivier au sein du parti républicain. L’idéaliste, le non-violent, le modéré. La suite de son histoire est moins surprenante à qui connaît le détail de ce chapitre-ci.

Proclamation aux ouvriers du 11 mars 1848

100Ouvriers ! Pendant qu’un devoir urgent m’éloignait de vous, quelques manifestations hostiles ont troublé la tranquillité publique. Ces désordres ont eu peu de gravité, vous avez compris vous-mêmes, en les arrêtant, combien ils étaient coupables ! Cependant, en apprenant cette tentative qui, je l’espère, ne se reproduira pas, je dois vous rappeler vos devoirs.

101Vous êtes tous honnêtes, laborieux et pleins de confiance dans le Gouvernement provisoire. Vous n’abandonneriez le bon sentier que par ignorance ou par entraînement. C’est donc en vous éclairant que nous rendrons impossible le retour de scènes affligeantes. La république a inauguré son existence par la proclamation de vos droits ; à Marseille, comme dans la capitale, vous avez des représentants dans les conseils de l’administration ; des ateliers de travail sont déjà organisés ; partout des souscriptions s’ouvrent en faveur de ceux d’entre vous qui sont sans ressources ; vos intérêts sont étudiés avec la plus vive sollicitude. Est-ce par la sédition que vous voulez récompenser vos infatigables efforts ? Songez-y ! L’épreuve que vous traversez est décisive. Voulez-vous, oui ou non, vous montrer dignes de la Liberté ? Voulez-vous prouver que vous êtes capables de vous asseoir dans la cité ou donner, je ne dis pas à vos ennemis, vous n’en avez plus, mais à ceux qui doutent de vous, le droit de dire que vous n’êtes pas encore mûrs pour l’affranchissement ?

102Vous ne demandez, dites-vous, que l’expulsion des ouvriers étrangers. Nous vous avons accordé déjà ce qui pouvait paraître fondé dans cette réclamation, en préparant l’embarquement de tous les étrangers nomades qui encombraient notre ville. Nous refusons formellement de prendre aucune mesure contre ceux qui y sont sérieusement établis. Vous ne pouvez pas, sans la plus odieuse inhumanité, condamner à la mort les malheureux qui ont adopté votre pays. Vous ne pouvez pas chasser ceux qui, hier encore, vous aidaient à doter la ville d’un canal et d’un chemin de fer. Vous les avez appelés dans les jours prospères, parce qu’ils étaient indispensables, gardez-les dans les jours difficiles, parce qu’ils ont besoin de vous. Il ne suffit pas que le mot FRATERNITÉ flotte sur nos bannières, il faut qu’il descende en nous et qu’il vive dans nos actes. Vos souffrances sont assez cruelles ; pourquoi les augmenter par des haines mutuelles ? Vous voulez qu’on vous aime, aimez les autres. Vous voulez alléger le lourd fardeau qui courbe vos épaules, ne soyez pas sans pitié pour ceux qui marchent à côté de vous, arrosant comme vous la terre de leurs sueurs quotidiennes... Si quelques-uns d’entre vous repoussaient mes conseils et n’écoutaient pas mes prières, je n’oublierais pas que je suis responsable du repos d’une grande ville ; uni à votre digne municipalité, je serais aussi énergique pour réprimer de mauvaises actions qu’empressé à soulager vos souffrances et à détruire vos erreurs.

Notes

1 Sur Marseille au temps de la Seconde République, on se reportera à : Les Bouches-du-Rhône, encyclopédie départementale, t. V, Paris-Marseille, 1929, p. 159, sqq. et à E. Baratier et collaborateurs, Histoire de Marseille, Toulouse, Privat, 1973.

2 Journal d’Emile Ollivier, éd. par A. Troisier de Diaz et Th. Zeldin, Paris, Julliard, 1961, tome I, p. 17.

3 Z. Marcas (pseudo de G. Biard d’Annet), Emile Ollivier, ex commissaire général de la République à Marseille, député de Paris, Paris, E. Dentu, 1885, p. 25.

4 Le Mémorial d’Aix, 12 mars 1848. L’Hôtel des Princes était situé au n° 3 du Cours Mirabeau, la plus belle et large artère de la ville, alors et aujourd’hui. Sur l’Histoire d’Aix, on peut consulter : Histoire d’Aix-en-Provence (ouvrage collectif), Aix, Edisud, 1977.

5 Mémorial d’Aix, même numéro.

6 Id., 30 mars 1848.

7 Retraite aux flambeaux, probablement d’après le nom des torches de résine (provençal « pégo », la poix).

8 Le Mémorial d’Aix, 30 mars 1848.

9 Sur Toulon au temps de la Seconde République, consulter M. Agulhon, Une ville ouvrière au temps du socialisme utopique, Toulon de 1815 à 1851, Paris et La Haye, Mouton, 1970.

10 E. Ollivier, Le 19 janvier, Paris, Librairie internationale, 1869, p. 16.

11 Sur cette antithèse entre Socialisme et Jacobinisme, Emile Ollivier s’est exprimé avec une particulière clarté dans l’Empire libéral, t. 2, Paris, 1897, pp. 387 sqq.

12 Journal, t. I, p. 14 (daté du 3 novembre 1847).

13 Le 19 janvier, p. 30.

14 Il a raconté l’épisode dans un texte écrit à la fin de sa vie et repris par les éditeurs du Journal, t. I, pp. 19 à 22.

15 M. Dubois, P. Gaffarel et J.B. Samat, Histoire de Marseille, Marseille, Ruat, 1913, p. 172.

16 Cité dans P. Saint-Marc, Emile Ollivier, Paris, Plon, 1950, pp. 42 et 43.

17 Dépêche du 3 juillet 48, citée dans Le 19 janvier, pp. 40-41.

18 P. Saint-Marc, op. cit., pp. 46 sqq.

19 Journal, tome I, année 1849, p. 27 et passim.

20 Le Mémorial d’Aix, 3 septembre 1849. Pour plus de détails, on peut consulter le dossier de l’instruction aux Arch. Dép. des Bouches-du-Rhône, XIV, U 9 et XIV U 10.

21 Journal, tome I, pp. 28 sqq. En parlant du « Dogme impie de la force », Emile fait allusion à la manifestation de rue organisée par Ledru-Rollin et les autres représentants de la Gauche pour protester contre l’envoi des troupes françaises contre la République Romaine ; la manifestation fut dispersée avant d’avoir pu devenir un soulèvement, si tant est que celui-ci eût été prévu par les organisateurs.

22 Journal, t. I, p. 36.

23 D’après le compte-rendu des débats de la Gazette du Midi, 29 juillet 1849.

24 I. p. 36.

25 I. p. 38.

26 Le 19 janvier, p. 56.

27 Propos d’Emile, semble-t-il, rapporté par sa fille dans la préface du Journal, t. I, p. XII.

28 Cf. note 21 ci-dessus.

29 Pour l’histoire politique du Var intérieur (Toulon mis à part) sous la Seconde République, on se reportera à M. Agulhon, La République au Village, Paris, Plon, 1970.

30 Le baron Haussmann (G.E.), Mémoires, Paris, Havard, 1890, pp. 257 à 265. Voir aussi l’article de M. Agulhon « Le baron Haussmann préfet du Var, d’après ses Mémoires », dans Provence historique, 1956, pp. 142-162.

31 M. Agulhon, République au Village, p. 245 et passim.

32 Le dossier de cette affaire a été étudié par M. Agulhon dans un article consacré aux « Chambrées en Basse-Provence – Histoire et ethnologie », dans Revue historique, fasc. 498, avril-juin 1971.

33 Aix-en-Provence, Musée Arbaud, dossier 2 960 A 1. Le destinataire de la lettre, non expressément désigné, pourrait être le journaliste Louis Jourdan (cf. M. Agulhon, Une ville ouvrière..., p. 282).

34 Journal, I, pp. 47-48.

35 Le 19 janvier, p. 58. Sur les liens d’Emile Ollivier avec Vidauban, et l’intéressante histoire de la construction de la « maison du peuple », voir aussi M. Agulhon « Chambrées en Basse-Provence », article cité ci-dessus.

36 Journal, I, p. 49.

37 A.D. Bouches-du-Rhône, XII U 3.

38 Ce village natal du Président Poulle était précisément situé dans le Var, entre Draguignan et Grasse.

39 A.D. Bouches-du-Rhône, XII U 4.

40 Ibidem.

41 T. I, p. 50.

42 Cf. note 30 ci-dessus.

43 F. Mireur, Les Rues de Draguignan et leurs maisons historiques, Draguignan, Negro, 1926, 8 vol., t. III, p. 97. F. Mireur, homme du pays, peut avoir été soit témoin direct, soit informé par des témoins directs.

44 Journal, I, p. 51.

45 Agulhon, République au village, pp. 414-419.

46 Sur les réactions des autorités, voir le dossier déjà cité. A.D. Bouches-du-Rhône, XII U 3, sqq. et sur le climat général du pays, M. Agulhon, République au Village, p. 407 et sqq. et passim.

47 Le détail de l’affaire est discuté dans République au Village, pp. 409-417.

48 D’après le Mémorial d’Aix, 23 juin 1850.

49 A.D. Bouches-du-Rhône, XII, U 4.

50 Journal, t. I, p. 81 « Jour heureux !... Merci, ô mon Dieu ! »

51 Cf. ci-dessus note 11.

52 Ce fait, peu ou pas connu, a été révélé à M. Agulhon par un universitaire aixois, qui est dépositaire des Archives de la loge aixoise, les Arts et l’Amitié. Les travaux de l’atelier enregistrent successivement et la proposition, faite d’enthousiasme et unanimement, et le refus, non commenté. Ce petit épisode n’a donné lieu à notre connaissance à aucune publication.

53 Journal, t. I, pp. 86 à 88.

54 Ibid., pp. 95-96.

Auteur

Avocat honoraire à la cour d’Aix-en-Provence, ancien bâtonnier, membre de l’Académie du Var, amateur d’histoire du Var dont il est originaire. Laissé inachevé par son auteur qui y travaillait encore durant la maladie qui devait l’emporter, ce texte a été revu et complété par M. Maurice Agulhon, professeur à l’Université de Paris I. Qu’il soit ici remercié de cette amicale intervention.

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