Anciens Combattants et Prisonniers de Guerre

1Ce livre terminé, abordons donc les conclusions qu’on peut tirer de ces pages.

2Tout naturellement, le premier thème qui s’impose est celui d’une comparaison entre la Fédération Nationale des Prisonniers de Guerre et les Mouvements d’Anciens Combattants de 1914-1918. Les anciens P.G. avaient tous connu, dans leur jeunesse, les mouvements de combattants de la Première Guerre mondiale. Ils gardaient sans doute, dans leur mémoire, les images des marches aux flambeaux, des défilés, des cérémonies du 11 novembre ainsi que les échos perçus jadis de leurs luttes revendicatives ou des discours patriotiques. L’action des Anciens Combattants entre les deux guerres devint dans les camps un thème de réflexions et de débats. Leur expérience influença, sans doute, les anciens captifs lorsqu’ils constituèrent, à leur tour, un mouvement rassemblant des hommes ayant subi, à leur façon, une terrible épreuve, lors d’un conflit mondial.

3La F.N.P.G. n’est, cependant, en aucun cas une création synthétique. Elle émergea d’une fusion naturelle et délibérée de deux organisations créées par des prisonniers rapatriés afin de permettre à leur groupe de surmonter des difficultés et de se mesurer à des circonstances particulièrement graves. Ses fondateurs aspiraient à créer une association de masse capable d’endosser la mission de l’accueil des prisonniers rapatriés, de faciliter leur réinsertion sociale, d’entreprendre l’énorme tâche d’assistance et d’entraide, et d’assurer la représentation du groupe face aux pouvoirs. Ils désiraient aussi la transformer en outil de l’apport moral de ses membres à la Nation et en relais diffusant au pays les leçons de la captivité. Etaient-ils conscients de constituer un mouvement d’Anciens Combattants ? Ils en endossaient, en tout cas, à l’évidence, le rôle. Le modèle existait et était parfaitement connu. Les « pères fondateurs » de la Fédération ne le copièrent pas délibérément. Toutefois, croyant créer quelque chose d’unique et d’inédit, ils n’échappèrent guère à une tradition déjà bien ancrée.

4Et pourtant, la F.N.P.G. ne constitue pas seulement un autre Mouvement d’Anciens Combattants. Notre étude dégage, nous semble-t-il, de nombreux traits d’une originalité évidente. Certains ne sont que les conclusions que les prisonniers de guerre tirèrent de l’expérience de leurs prédécesseurs. D’autres constituent les conséquences des leçons qu’ils apprirent au fil d’une épreuve unique et, en maints points, dissemblable de celle des combattants.

5L’histoire de la F.N.P.G., contrairement à celle des mouvements de la génération précédente, est à l’origine celle d’un retour et d’une réintégration qu’on pressentait pénibles et difficiles. Certes, les Centres d’Entraide et la Résistance P.G. furent constitués dans des buts tout différents. Toutefois, la fusion de ces deux groupes se fit déjà sous le signe du rapatriement et c’est vers le million de leurs pairs retenus encore en Allemagne que se tournaient les yeux des cadres P.G., à l’heure de la constitution de leur Fédération. Création d’une minorité ayant retrouvé sa liberté, la grande association de ce groupe était là, prête à assumer son rôle, à l’heure où commençait le retour massif des prisonniers libérés.

6L’accueil – le maillon manquant de l’action de la majorité des organisations de combattants de 14-18 – fut à l’origine la raison d’être principale de l’Association des Prisonniers de Guerre. Ainsi, les annales du groupe et celles de sa Fédération ne sont que deux aspects complémentaires mais strictement parallèles du même phénomène historique.

7L’importance des effectifs du mouvement combattant présentait déjà, entre les deux guerres, sa principale originalité. Toutefois, même à son apogée, à la fin des années vingt, il ne réunit que 45 % de tous les hommes rentrés des champs de bataille1. Dans ce domaine, la Fédération fit nettement mieux et plus vite. Exploitant des structures établies depuis un certain temps, un encadrement de qualité remarquable et une expérience des problèmes spécifiques aux prisonniers, elle rassembla, au bout d’un an d’existence, les 2/3 de tous les anciens P.G.

8Une réussite d’une telle ampleur est sans doute unique dans l’histoire des mouvements de masse. Elle s’explique par les besoins et la détresse d’un milieu ressentant la nécessité de s’organiser et de s’unir face aux difficultés auxquelles il dut se mesurer à une époque particulièrement dure. Toutefois, ce résultat fut rendu possible, tout d’abord, par la conception même de l’Association ouverte, sans distinction aucune, à tous les anciens captifs, par son omniprésence ainsi que par l’efficacité dont elle sut faire preuve pendant l’époque critique. C’est en répondant : présente ! partout où un rapatrié en détresse avait un besoin immédiat d’aide et de réconfort qu’elle s’acquit la reconnaissance durable du groupe, prouvant qu’elle était indispensable.

9Précisons que cette réussite sans précédent est, tout d’abord, l’œuvre d’un groupe de dirigeants clairvoyants qui, capables d’anticiper les problèmes du retour, surent créer et adapter un mouvement à sa mission.

10L’Unité du mouvement des prisonniers – condition sine qua non de l’importance de ses effectifs – constitue un autre trait de son originalité. Cette unité qui contraste avec la tradition de la vie associative française, est à la fois le fruit d’une leçon apprise en captivité puis élevée au niveau de mythe après la Libération, ainsi que l’aboutissement d’une réflexion des prisonniers sur l’expérience du Mouvement d’Anciens Combattants.

11L’Unité – valeur de base – fait partie intégrante de ce bagage spirituel rapporté des camps que les rapatriés baptiseront l’« Esprit Prisonnier ». La création dans les stalags d’une société homogène et solidaire qui permit aux individus de surmonter leur terrible épreuve marqua les prisonniers pour le reste de leur vie. Contrastant avec le souvenir des divisions profondes, des déchirements et des antagonismes de la société nationale, à la veille de la guerre, qu’ils considéraient comme une des causes de leur défaite, l’unité réalisée derrière les barbelés provoqua l’émerveillement. Elle fut donc considérée comme une des leçons essentielles apprises en captivité et comme la valeur redécouverte que les rentrants apportaient à leur Patrie. Ainsi, désirant donner à d’autres un exemple, les anciens prisonniers se devaient d’abord de rester unis.

12L’expérience des anciens combattants de la guerre précédente présenta aux prisonniers de guerre, enfermés dans leurs camps, un thème de réflexions. Cette expérience fut considérée par les captifs comme un échec. Les anciens de la Grande Guerre n’avaient pas su, à leur avis, transmettre à la société entière les valeurs acquises dans les tranchées. Ils s’étaient avérés incapables de préserver l’unité nationale et le patriotisme vigilant qui auraient pu épargner à la France sa défaite. La raison de cet échec était claire : les divisions et les rivalités des organisations de combattants de 14-18 les avaient empêchés de jouer leur rôle.

13C’est donc parce que les Anciens Combattants de la Première Guerre mondiale laissèrent à la postérité l’image d’un mouvement profondément divisé que les prisonniers aspirèrent à rester, à tout prix, unis. Ce refus de division se révéla dans toute son ampleur à la fin des années quarante quand la F.N.C.P.G. réussit à préserver, malgré une âpre lutte interne, l’unité de l’organisation, à l’heure où tant d’autres associations connaissaient une scission.

14La neutralité et l’indépendance intransigeantes étaient la condition indispensable de cette unité, jalousement préservée, distinguant la Fédération Nationale des Prisonniers de Guerre des autres mouvements d’anciens combattants. Contrairement au modèle de ses prédécesseurs, qui respectèrent par leur diversité les orientations politiques et les sensibilités sociales de leur clientèle, la F.N.P.G. prétendit réunir le groupe tout entier. Bien sûr, déjà les associations de combattants de 14-18 se voulurent politiquement neutres. Toutefois, elles se permirent plus d’une fois d’adopter des positions contradictoires sur des questions cruciales de la vie nationale. La Fédération, désirant préserver tout d’abord son unité, ne put atteindre cet objectif qu’en bannissant tout sujet, qui relevait de la politique, hors de son enceinte.

15De même que la grande majorité des organisations d’anciens combattants, la F.N.P.G. refusa l’idée d’une société nationale constituée fatalement par un ensemble de groupes antagonistes aux intérêts contradictoires, inévitablement condamnés à se livrer d’âpres luttes. La politique eut donc à ses yeux, en tout temps, une connotation négative, synonyme de divisions meurtrières, néfastes et stériles. Toutefois, l’Organisation comprit fort bien que c’était là le seul moyen d’influencer directement les choix et les options du pays. Républicaine et démocratique autant qu’une organisation peut l’être, elle encouragea donc ses membres à s’engager activement dans la vie politique et de servir de leur mieux la Patrie, selon leurs convictions personnelles. Cependant, elle interdit à ses adhérents d’influencer par leurs options politiques la vie de l’association. Citoyen conscient et actif – donc « homo politicus » à l’extérieur, ancien prisonnier de guerre uniquement au sein de l’organisation – telle était sa conception de base.

16On peut prétendre qu’un refus de la politique n’est qu’une autre façon d’en faire2. Telle fut déjà l’accusation portée contre la direction fédérale par une minorité radicale, ouvertement engagée. Cependant, cette insinuation n’est guère pertinente dans notre cas. La majorité qui s’opposa aux manœuvres de la fraction communiste était hétéroclite et son action purement défensive. On peut douter de sa capacité de définir une ligne politique positive. Quoi qu’il en soit, désirant préserver, par-dessus tout, l’unité du mouvement, elle ne tenta jamais d’accomplir une telle performance.

17Ce refus d’un engagement clair et le désir de ne s’aliéner personne handicapèrent sérieusement les capacités d’action de l’Organisation, même dans le cadre de ses luttes revendicatives. Toutefois, l’alternative présentait toujours le danger d’un éclatement, considéré par l’association comme un mal bien pire que l’immobilisme relatif auquel l’acculait son apolitisme intégral.

18L’esprit prisonnier constitue une autre spécificité du groupe. La génération des combattants de 14-18 revint de la guerre auréolée de gloire. Elle venait d’effacer l’humiliation de 1871, de rendre à la France l’Alsace et la Lorraine, de remporter la plus grande et la plus terrible des guerres. La Nation tout entière lui reconnut des droits sur elle. L’Esprit Ancien Combattant reflète donc, d’abord, un sentiment de fierté et d’élitisme.

19Quant aux prisonniers, ils furent marqués à jamais du stigmate des vaincus, responsables de la plus humiliante des défaites que le pays ait subi. Toute idée d’être meilleurs que leurs compatriotes fut donc loin d’eux. Des années de luttes furent nécessaires pour faire admettre qu’ils n’étaient pas pires. Le sentiment d’avoir été souillés à jamais par le malheureux épisode de la Campagne de France ne quitta plus les anciens P.G. Maints traits de leur action, tels l’auto-épuration, leur lutte pour la Carte et certains aspects de leur action civique furent engendrés par le désir de laver cet outrage.

20Cependant, les prisonniers refusèrent d’endosser la responsabilité de la défaite qu’on voulait leur faire porter. En effet, si la France n’avait su prévoir le caractère de leur guerre, organisant et équipant une armée qui pourrait lui faire face, si les soldats furent déroutés par la forme d’un combat auquel on ne les avait guère préparés, si le déploiement du corps de bataille fut absurde, si les Q.G. perdirent très vite le contrôle de la situation, n’était-ce pas tout d’abord la faute d’un commandement sclérosé ? Les mouvements d’anciens combattants n’avaient-ils pas leur part de responsabilité dans le manque d’enthousiasme dont firent preuve les soldats de 1940 ? Leurs inlassables discours pacifistes n’avaient-ils pas inculqué à toute une génération qu’il valait mieux vivre à genoux que de mourir debout ? Si la France aborda la guerre dans des circonstances particulièrement défavorables, n’était-ce pas la faute de sa classe politique qui refusa le conflit jusqu’à ce qu’il fut trop tard ? Pouvait-on rendre les combattants responsables du fait que tout un peuple refusait le sacrifice répété qu’exigeait une terrible épreuve ?

21Les responsabilités étaient donc partagées. Les troupes devaient, sans doute, en porter leur part. Mais les P.G. expièrent au cours de longues années passées derrière les barbelés des fautes qui incombaient à bien d’autres. Rentrés au pays, ils rejetèrent avec indignation ce rôle de bouc émissaire que leur destinait un pays pressé de rejoindre le camp des vainqueurs.

22Le combat pour l’honneur – aspect essentiel de l’action du mouvement prisonniers – présente donc cette particularité, séparant pour toujours une génération ayant eu droit à toutes les marques de gratitude et d’estime qu’éveillèrent son succès et sa gloire, de cette autre qui lutta cinq ans pour faire reconnaître sa qualité de combattant. Lutte humiliante, superflue et absurde, entre toutes, pour des hommes qui n’auraient jamais connu la captivité si l’ennemi ne les avait considérés comme tels.

23Les ressentiments des vaincus, le manque d’estime et de reconnaissance des compatriotes, l’honneur souillé n’étaient toutefois pas les seuls traits distinguant l’esprit des prisonniers de celui des anciens combattants. L’expérience vécue de part et d’autre était dissemblable, engendrant des mentalités bien distinctes.

24La réalité quotidienne d’un combattant fut celle d’une guerre inhumaine, du danger, du voisinage de la mort, d’une lutte contre la peur et de l’action. Il n’échappa jamais aux structures de sa société qui l’ancra dans le cadre rigide d’une hiérarchie militaire renforcée par une discipline implacable. Pour lui, l’ennemi fut tout d’abord cet homme se terrant en face, guettant le moment proprice pour semer auprès des siens la mort. Le soldat de la Grande guerre avait lutté sur le sol même de sa patrie, au contact de sa réalité, gardant un lien avec le monde civil, libre de toute illusion.

25Le captif, par contre, mena une vie marquée surtout par la misère, la souffrance et une interminable attente d’un événement longtemps imprécis. Il contempla dans les stalags la désintégration d’une société, participant à la réalisation d’un contrat social librement accepté. Pour lui, l’ennemi prit la forme d’un gardien à visage humain, d’un contremaître, d’un paysan ou d’un compagnon de travail. Le P.G. vécut de longues années, rêvant à un pays imaginaire constitué de souvenirs enfermant une réalité disparue, embellie par ses songes. De plus, le brassage des unités et la longue captivité effacèrent progressivement tout lien d’appartenance à un autre groupe que celui des P.G.

26Il est difficile, prétentieux peut-être, d’affirmer avec assurance l’impact de ces aspects sur les soldats revenant du front ou les rapatriés. Et pourtant, il nous semble que l’expérience de l’homme vécue par le prisonnier était différente et plus profonde, octroyant aux libérés des conceptions plus unitaires, égalitaires et forcément démocratiques. Vaincu, exilé, emprisonné, le P.G apprit surtout la patience, la compréhension, la tolérance, la compassion et... l’humilité. Rentrant, persuadé lui aussi d’apporter au pays des valeurs redécouvertes dans l’épreuve, désireux de jouer un rôle cardinal dans le relèvement de la France, il était, semble-t-il, moins enclin à donner des leçons, préférant prêcher par l’exemple de l’action.

27Ayant dégagé les caractères originaux octroyant au mouvement prisonniers une identité bien distincte, il faut souligner qu’il fait partie intégrante du groupe des mouvements d’anciens combattants.

28Son origine aussi est rivée à un événement tragique et exceptionnel, vécu par une société qui en garde la marque et le souvenir le long de son existence. Elle provient de ce désir naturel de toute communauté de se perpétuer et du besoin que ressentent des hommes de faire durer une fraternité découverte et intensivement vécue lors d’une cruelle épreuve. L’absence et le souvenir des camarades disparus ne tiennent pas dans notre cas le même rôle que le culte des morts dans les mouvements d’anciens combattants de 14-18. Et pourtant, la captivité eut aussi un aspect atroce dont l’Association des prisonniers constitue un mémorial vivant, veillant à ce que le sacrifice des siens ne soit pas vain et inutile3.

29Analysant les objectifs que se fixa la F.N.P.G. et les domaines de son action, nous retrouvons les traits classiques de ses prédécesseurs : activités d’assistance et d’entraide, rôle de groupe de pression, revendications pour la communauté qu’elle représente d’une fonction morale et d’un impact sur la Nation.

30Nous retrouvons chez la Fédération Nationale des Prisonniers de Guerre la même polyvalence de fonctions et la même capacité de remplir simultanément le rôle d’une société mutuelle, d’un club, d’un cadre social, d’un syndicat et d’une ligue civique4.

31Pourtant, épluchant les archives de l’Organisation, lisant ses journaux, parcourant les innombrables comptes rendus des sessions de ses instances directrices et des congrès, nous n’avons jamais découvert une seule tentative de s’inspirer dans l’action de l’exemple, des précédents ou des méthodes des mouvements d’anciens combattants.

32L’entraide, la transformation des sections en cadres de vie sociale ou l’action revendicative se développèrent progressivement en fonction des besoins, des nécessités de l’heure et des problèmes auxquels on dut faire face. Elles ne furent en aucun cas la copie d’un modèle qu’on désirait imiter mais plutôt une redécouverte. Il en est de même en ce qui concerne les méthodes Rien ne permet, en effet, d’affirmer que les dirigeants de la F.N.P.G., qu inspirèrent la fondation de l’Amicale des Parlementaires anciens P. G calquèrent sur le précédent de l’Amicale Parlementaire des Combattants qu avait pourtant rempli le même rôle entre les deux guerres. Selon nos sources on constitua une amicale car quelques dizaines d’anciens prisonnier : occupaient les bancs de l’Assemblée, acceptant de coordonner leur action en faveur du groupe dont ils étaient issus et que la Direction Nationale de l’Association était consciente des avantages énormes d’un tel appui.

33L’exemple des mouvements d’anciens combattants existait, leur modèle d’organisation et d’action était, à l’évidence, connu. Il est toutefois impossible de déterminer l’influence de leur précédent sur le conscient et le subconscient des dirigeants de la F.N.P.G. et de ses associations. Cependant, notre comparaison dégage une conclusion évidente : évoluant dans le même cadre, faisant face à des situations parallèles, deux organisations de même caractère ont tendance à adopter les mêmes objectifs, faisant usage de méthodes identiques et de moyens d’action fort semblables.

34Ainsi, les fondateurs de la Fédération, ne désirant nullement créer ur mouvement d’anciens combattants, se virent imposer la reproduction d’ur modèle déjà classique par la force des circonstances, du cadre social et politique et d’une tradition de laquelle ils n’étaient pas forcément entièrement conscients.

35Terminant l’étude d’une association constituée dans un but bien précis, il nous a été difficile de ne pas entreprendre l’établissement d’un bilan de sor action. Est-ce là faillir à notre mission d’historien qui consiste à comprendre et à expliquer, s’abstenant de s’attribuer le rôle déjugé ? Nous possédons du moins, semble-t-il, un alibi : la Fédération Nationale des Prisonniers de Guerre s’était défini une mission déterminée avec précision et avait développé une série d’actions aux objectifs clairement établis. Elle nous fournit donc des critères érigés par elle-même afin d’apprécier la réussite de ses activités.

36La première phase des activités fédérales, couvrant l’époque étudiée, est indiscutablement un succès. Il est difficile de s’imaginer aujourd’hui ce que serait devenu l’accueil sans la participation de dizaines de milliers de volontaires, membres des associations départementales, recevant les rentrants, guidant leurs premiers pas, procurant aide, réconfort, renseignements et assistance.

37Se dépensant sans limite, improvisant sans cesse, les A.D. suppléèreni l’action des institutions officielles, prenant parfois leur place quand ces dernières plièrent sous le poids de leur tâche. La F.N.P.G. joua ainsi incontestablement, un rôle de la plus grande importance dans le cadre du processus de réintégration de ses ressortissants, obtenant les moyens matériels indispensables à leur réinsertion, veillant à l’application de la législation favorisant le groupe, défendant leur honneur, tout en procurant à ces hommes qui traversaient une crise de réadaptation un cadre social familier, chaleureux et accueillant.

38Ces deux succès initiaux assurèrent la réussite de l’action d’organisation du groupe entrepris par la F.N.P.G. Ses associations encadrèrent en peu de temps la grande majorité des anciens prisonniers, transformant la Fédération en représentant unique et en porte-parole qualifié de leur société.

39L’Association développa, en même temps, une action sociale remarquable, pratiquant l’entraide et l’auto-assistance, soulageant bien des misères, dépannant des membres en difficulté, adoucissant le sort de ses malades et de ses handicapés. Elle se substitua même, dans ce cadre, à l’Etat, créant puis entretenant des institutions médico-sociales.

40L’action revendicative de la F.N.P.G. connut aussi maints succès. Toutefois, les grandes réussites datent surtout de la période du retour, les résultats des luttes revendicatives ultérieures étant ambivalents.

41Le seul domaine de l’action fédérale s’étant soldé par un échec évident est apparemment celui qui éveilla chez les prisonniers le plus d’enthousiasme et d’espoir. Prétendant se charger d’une mission morale, aspirant à s’assurer un impact sur la société nationale, désirant jouer un rôle dans la reconstruction et la régénération de la Patrie, les prisonniers de guerre se rendirent compte rapidement de la vanité de leurs prétentions.

42La société ne se montra guère réceptive au message du groupe, rejetant son discours, lui refusant la place à laquelle il aspirait.

43Il s’agit là, sans doute, de la désillusion tragique guettant chaque génération d’anciens combattants. Elle révèle à ces groupes que l’apport conscient, rationnel et direct des combattants auquel, ils aspirent, n’est que chimère. L’unité et la camaraderie éprouvées dans les tranchées ou dans les camps ne peuvent être greffées sur un cadre différent. Un quartier, un village, un lieu de travail ne sont pas le front. La routine, la vie quotidienne, les vieilles habitudes reprennent très rapidement le dessus. Le mode de relations humaines retombe fatalement dans l’ornière des pratiques établies. L’ancien combattant est donc condamné à vivre dans la nostalgie d’une chaleur humaine à jamais perdue et de certaines attitudes et valeurs embellies par le souvenir puis converties en mythes par l’oubli.

44L’action morale de la F.N.P.G. se solda donc par un échec, non par la faute de dirigeants qui ne surent pas traduire les « leçons de la captivité » en réalités d’une action, mais par l’aspiration à un but irréalisable. On peut prétendre que le revers essuyé fut provoqué par le recul de l’organisation devant la nécessité de s’engager dans une action politique – seule capable de traduire, ne serait-ce que partiellement, ses prétentions en actions concrètes. Il nous semble toutefois qu’il faut réfuter cette charge. Le cas échéant, la F.N.P.G. aurait-elle eu une chance de devenir autre chose qu’une ligue ou un parti squelettique et éphémère ?

45Tirant le constat de l’échec de leur désir d’influence et d’apport, que certains dirigeants qualifient aujourd’hui « d’angélisme initial », la Fédération rectifia ses ambitions. Elle appela désormais ses membres à contribuer personnellement à la société, diffusant les leçons de la captivité et transmettant l’esprit P.G. à leur environnement par l’intermédiaire d’un exemple individuel et d’un apport privé.

46Le désillusionnement provoqué par l’action civique engendra, chez les hommes liés à l’histoire de l’Association, des appréciations contradictoires quant à son rôle, en particulier, et à la contribution du groupe des anciens P.G., en général. « La F.N.P.G. – l’œuvre sociale exceptée – n’est qu’un grand coquillage vide » me confia un des « pères fondateurs » de l’Organisation. Mais plusieurs autres, interrogés sur l’utilité finale de leurs mouvements et l’apport de leur société, répondirent irrités : « Demandez donc leur opinion aux habitants des villages, communes et cantons dont les maires, les conseillers et autres élus furent des anciens prisonniers, aux institutions dirigées par nos pairs, aux associations et organisations diverses dans lesquelles ont milité les nôtres, s’ils n’ont aperçu dans leur dévouement et leur action, une contribution des hommes ayant connu la captivité ?

47Nous n’avons pu, hélas ! suivre leur conseil. Il nous semble d’ailleurs peu probable qu’une telle enquête soit possible et nous avons des doutes quant à son utilité.

48Nous retombons donc, implacablement, dans ces dernières pages sur la question initiale qui nous a poussés à entamer notre recherche : quel a donc été l’impact de ce groupe fort d’un million et demi d’hommes – ayant subi durant cinq ans une expérience unique lui octroyant une identité bien distincte qu’il cultiva par la suite – sur la société nationale ?

49Nous sommes persuadés qu’un tel impact existe, qu’il a été diffusé au sein des familles, des proches, des collègues, des élèves, des électeurs, des administrés influençant progressivement le pays tout entier. Cependant, il faut reconnaître qu’il s’agit là surtout d’un credo qu’il nous a été impossible de prouver dans le cadre de notre ouvrage. Les P.G. n’ont pas eu, nous l’avons vu, d’influence directe en tant que groupe organisé. Quant à l’emprise d’une multitude d’individus sur la société, elle n’est hélas pas mesurable.

50La réconciliation franco-allemande nous fournit peut-être le meilleur exemple de cette situation. Les anciens prisonniers de guerre constituent, probablement, le pont vivant de cette compréhension et attente s’établissant progressivement entre les deux pays si longtemps adversaires. Ils ont vécu chez l’ennemi, aperçu l’aspect humain, constaté la diversité, entrevu la détresse, compris la mentalité, appris, ne serait-ce qu’un peu, la langue, fréquenté des hommes. Cette connaissance balaya les stéréotypes, freinant les rapports humains et facilita une évolution de mentalités parallèlement à l’évolution d’une politique. Toutefois, il serait très difficile, impossible peut-être, de prouver cette thèse. Des créations artistiques telles le film La traversée du Rhin resteront la partie émergée d’un immense iceberg.

51Ce constat nous impose la conclusion suivante : la société française garde probablement en elle une empreinte marquée par les anciens prisonniers de guerre. Toutefois, la tentative de préciser le caractère de cette trace s’avère frustrante et futile.

52Il nous semble qu’en dehors du sujet étudié notre recherche nous a permis d’entrevoir l’importance de certains aspects relativement peu connus ou délaissés de l’histoire contemporaine de la France.

53Notre connaissance de la période de l’occupation serait probablement enrichie par l’étude « per se » d’administrations qui, telles le Commissariat Général au Reclassement des Prisonniers de Guerre, reléguèrent les questions d’ordre idéologique et le problème de la collaboration avec l’occupant à l’arrière-plan, s’efforçant tout d’abord de résoudre de façon pragmatique certains problèmes vitaux de l’époque.

54Nous sommes persuadés de la nécessité d’une recherche d’ensemble portant sur les aspects du retour et de la réintégration de près de 2 millions d’hommes : prisonniers de guerre, déportés politiques et sociaux et déportés de travail (S.T.O.). Son absence perturbe, semble-t-il, notre connaissance de la société française au lendemain de la victoire, nous cachant bien des bouleversements et des changements rapides.

55Il est possible aussi qu’une étude systématique de sociétés, associations et organisations réunissant des citoyens en dehors de leurs préférences politiques, ferait apparaître une société plus harmonieuse et moins divisée qu’on ne le suppose.

56Quant aux prisonniers de guerre, rendons-leur cette justice : ils appartiennent à ces groupes qui surent remporter leur combat sur le destin. Surmontant leur épreuve, effaçant leurs rancunes, ils saisirent à pleins bras la vie qui leur était rendue, recommençant tout sans perdre la foi ni l’espoir.

57Apparemment, rien de glorieux à tout cela. Avaient-ils le choix ? La vie même ne les condamnait-elle pas à lutter pour reprendre leur place, à réussir leur réinsertion, à aspirer au bonheur ?

58Et pourtant, le sort des P.G. inspire l’optimisme ! Ces hommes rentrant des camps, retrouvant malgré les déceptions la joie de vivre, appréciant comme nul autre la liberté, ne personnifient-ils pas le destin de notre espèce ? L’Homme peut choir. Il se relèvera toujours, reprenant sa marche vers un futur meilleur. La vie même l’y condamne !