1L’étude historique du rapatriement des Prisonniers de Guerre, de leur accueil et de leur réinsertion dans la société française, se heurte inévitablement à de nombreux problèmes d’ordre méthodologique dont le plus ardu, sans doute, est celui du manque de données statistiques. En effet, comment dépeindre un tableau d’ensemble des conditions du retour et de l’intégration de cette masse « d’absents » sans précisions quantitatives relatives à l’état sanitaire des rapatriés, aux problèmes de l’emploi, aux difficultés de la reprise de la vie familiale ou à leur condition matérielle ? Hélas, c’est là justement que la documentation nous fait défaut.

2Notre recherche porte en effet sur une période où les administrations et les organisations diverses n’attachaient pas aux statistiques l’importance accordée à ce domaine de nos jours. La collecte des renseignements était ardue, leur traitement long et compliqué. D’ailleurs, la période d’urgence permettait bien des négligences.

3Le Ministère des Prisonniers, Déportés et Rapatriés, (P.D.R.), chargé du rapatriement des ressortissants français, accomplit sa tâche dans des conditions particulièrement pénibles et difficiles à prévoir. Manquant de moyens, disposant d’une main-d’œuvre composée de contractuels recrutés et formés d’urgence, et d’un amalgame hétéroclite de services administratifs, il se contenta de résoudre les problèmes, improvisant sans cesse, primant la rapidité aux dépens des formes et des procédures bureaucratiques. Son action était menée souvent par tâtonnements et dans ses archives on trouve fréquemment des rapports dans lesquels se succèdent des termes aussi précis que « peu », « plutôt », « assez satisfaisant » ou « déficient »1. Nos recherches du nombre total de P.G. hospitalisés à leur retour ne purent aboutir et l’on se demande si quelqu’un l’a jamais connu.

4Les statistiques du Ministère, quand elles existent, risquent d’induire le chercheur en erreur. En effet, le Ministère des P.D.R., qui était l’administration de tutelle de toutes les catégories de citoyens français rapatriés en 1945 d’Allemagne, avait tendance à traiter ses ressortissants « en bloc », confondant souvent dans ses comptes et ses rapports les prisonniers, les déportés ainsi que les travailleurs revenant d’Outre-Rhin.

5Nous savons, par exemple, qu’un des Directeurs de Service, M. Pernin, annonça à la séance plénière du Cabinet du 27.10.1945 que « conformément aux renseignements reçus, le pourcentage des divorces parmi les rapatriés ne dépassera pas 10 % environ »2. Or, le divorce et la désintégration de foyers étaient, comme nous le verrons, un problème concernant surtout les prisonniers. Les services de M. Pernin ayant amalgamé dans leurs comptes cette catégorie aux déportés et aux travailleurs rapatriés, groupes où le phénomène de la séparation de couples était : beaucoup moins fréquent, lui fournirent donc des statistiques d’une signification toute relative.

6Les archives des Associations de Prisonniers ne nous sont, dans ce domaine, d’aucune aide. Les modalités de leur action les portaient, à l’époque, vers une activité immédiate en faveur des rapatriés. Gardant un contact direct et continu avec la base, elles repéraient rapidement les problèmes dont souffrait leur clientèle, entreprenant des démarches immédiates afin de les résoudre. Les Associations Départementales ou la Fédération s’adressaient dans ce but aux administrations, exigeant une aide matérielle ou la promulgation d’une législation favorable. Elles contrôlaient de près les moyens mis en œuvre en continuant leur pression tant que le problème semblait aigu. Mais, connaissant fort bien la situation, elles ne s’intéressaient guère aux statistiques.

7Le problème de l’habillement nous fournit dans ce domaine l’exemple caractéristique. Le manque d’habits civils et la difficulté de s’en procurer furent ressentis par les rapatriés comme l’un des problèmes les plus aigus de la première étape de leur réintégration. Les Associations et la Fédération protestèrent sans cesse, maintenant un contact suivi avec les autorités, alertèrent l’opinion, critiquèrent publiquement le Ministère, organisèrent des manifestations, essayant même de rencontrer le Chef du Gouvernement. La campagne dura presque un an et le sujet est fort bien documenté. Cependant, on ne fit jamais l’effort de préciser l’état exact de l’habillement des ex-prisonniers ou de spécifier l’importance des stocks nécessaires afin de résoudre définitivement le problème. Mais était-ce bien nécessaire ? De toute façon, les rapatriés manquaient de tout : costumes, vêtements, chaussures, bleus de travail. Cependant, le budget, les capacités de la production, les réquisitions, les possibilités d’achat à l’étranger, et l’aide américaine, ne permettaient que des solutions partielles, progressives et relativement lentes. On se contenta donc d’obtenir ce qui était immédiatement disponible, le distribuant au plus vite, au risque de créer des inégalités flagrantes entre les régions, redemandant sans relâche des effets supplémentaires3.

8La question disparut de l’ordre du jour plus d’un an après la fin du grand retour. Tous les rapatriés avaient-ils été habillés ? Avaient-ils tous eu droit à un trousseau complet et aux chaussures qu’exigeait leur Fédération ? Probablement pas ! Les priorités étant mal définies, les effets distribués hétéroclites d’origine et de qualités diverses, une comparaison aurait de toute façon peu de valeur. Il est certain que l’activité des Organisations de Prisonniers avait arraché aux pouvoirs des moyens importants en les forçant à se pencher sur le problème. Les distributions progressives atténuèrent considérablement les difficultés. Puis, la réinsertion dans une société de pénurie aidant, le sujet passa au second plan avant de disparaître. Quant aux données précises et aux statistiques... c’était le problème des apprentis historiens du futur.

9L’intégration progressive des rapatriés dans leur cadre d’origine est encore plus difficile à décrire en termes quantitatifs. En effet, malgré une législation favorable, l’aide des administrations et d’organismes divers, l’assistance des associations de prisonniers et la solidarité de ce milieu, la réinsertion fut finalement vécue comme un ensemble d’actes individuels ne portant pas tous la marque d’ex-P.G. Le rapatrié cherchait du travail en tant que maçon, menuisier, ou employé agricole, et divorçait comme « Dupont » ou « Durand ». Que dire de la reprise du contact avec le milieu social ? Comment quantifier la problématique des relations avec ses enfants ou le processus de la reprise de la vie conjugale ?

10Une lecture attentive de nos sources ainsi que l’écoute des témoins nous permettent cependant la description de la problématique du rapatriement et de l’évolution de la réintégration des prisonniers dans leur société. Que nous soyons excusés si les chiffres font si souvent défaut.

2. LE PLAN DU RAPATRIEMENT DU MINISTÈRE DES PRISONNIERS, DÉPORTÉS ET RÉFUGIÉS

11Au début de novembre 1943, Henri Frenay, résistant de la première heure et chef de « Combat » est nommé par le Général de Gaulle Commissaire aux Prisonniers, Déportés et Réfugiés4. Se penchant immédiatement sur les questions relevant de son ressort, le nouveau ministre s’aperçoit très vite qu’elles ne présentent qu’une suite d’inconnues. Ne connaissant que très approximativement le nombre de ses ressortissants, les sachant dispersés sur tout le territoire du Reich, il se trouve dans l’impossibilité de prévoir le moment de la libération des détenus ou les conditions de l’effondrement de l’Allemagne. Il ignore tout des délais de préparation dont il dispose, des disponibilités des moyens de communications dont il devra faire usage, ou de l’état des réseaux routiers et ferroviaires à la suite des combats. Comment dans ces conditions programmer le rapatriement de plus de deux millions de Français d’Allemagne ? Et pourtant, sa passion de l’organisation et son passé militaire le portent à concevoir une « énorme nécanique » dans la meilleure tradition de l’Ecole de Guerre5.

12Le premier projet, préparé par le Commissariat, prévoit le blocage des libérés dans leurs camps, où seront mises en place des commissions de contrôle interalliées. Des équipes du Commissariat y effectueront des opérations d’épouillage, des contrôles de police et des contrôles sanitaires. Des trains de rapatriés, formés dans les camps, seront dirigés directement sur quatre centres de transit. De là, on aiguillera les rentrants vers le chef-lieu de leur département.

13Le même plan préconise aussi la récupération des impatients qui s’évaderont des camps libérés, et leur envoi vers des « Centres Sommaires d’Accueil ». Une « ligne verrou », sous contrôle militaire, doit capter à la frontière ces rapatriés, échappant au contrôle français6. Une liste de priorités de rapatriement complète ce projet7.

14Désirant donner la priorité à la rapidité du retour, le Commissaire et ses services ignorent cependant tout de la condition des prisonniers ou de leur mentalité et ont, de ce fait, tendance à proposer des solutions théoriques à des problèmes humains. C’est pourquoi le plan sera critiqué dès le début comme trop compliqué, lent et ne tenant guère compte de la psychologie du P.G. Ses opposants, pour la plupart anciens prisonniers, déconseilleront la création de catégories prioritaires au rapatriement au sein des camps, suggérant de faire rentrer les libérés au plus vite. Ils proposeront de différer les contrôles et les procédures d’accueil en France, soulignant l’impatience dont feront preuve les P.G. et le danger de les voir prendre spontanément la route8.

15Frenay, prenant progressivement contact avec les représentants des organisations des prisonniers, amendera son projet selon leurs suggestions et l’évolution des circonstances. Mais le plan original, bien qu’abandonné depuis longtemps, éveillera chez les prisonniers un malaise engendrant la rancœur et l’amertume. Une propagande soigneusement entretenue leur rappellera d’ailleurs constamment qu’on avait voulu « les retenir en Allemagne », créant à leur intention un cordon militaire à cette frontière qu’ils rêvaient de franchir depuis cinq ans9.

16Le plan final, conçu en prévision de l’arrêt simultané des hostilités, suite à la reddition de l’Allemagne, prévoyait la prise en charge des libérés par les services alliés compétents, seuls autorisés à agir en Allemagne occupée. Assistés par des représentants du Ministère des P.D.R., ils devaient regrouper les ressortissants français, conformément aux projets de l’Etat-Major Allié, dans des camps de transit10. De là, on projetait de les évacuer, selon un plan de transport établi par un organisme central, en accord avec les capacités de transport français et selon un ordre de priorités.

17Arrivés en France, les rapatriés devaient se soumettre à une série de formalités dans des « Centres Frontaliers » ou « Centres d’Accueil ». La procédure incluait des contrôles de sécurité, un examen sanitaire, des opérations d’épouillage, l’obtention de papiers d’identité, la réception d’une somme d’argent et de certaines provisions. Ces opérations accomplies, le rentrant était acheminé au plus vite vers son domicile, prié d’achever les démarches administratives (démobilisation, obtention du pécule, etc.) auprès des autorités de sa région11.

18Les centres d’accueil, prévus à l’origine aux frontières, devinrent la pierre angulaire du dispositif français de rapatriement. Conçue avec le souci du détail, leur activité contenta les services spéciaux désirant empêcher l’infiltration de « Français touchés par le nazisme et d’espions nazis dans la masse de rapatriés »12. Les contrôles sanitaires et l’épouillage permettaient la prévention des épidémies redoutées, vu l’état sanitaire et les maladies contagieuses sévissant dans les camps13. Les formalités rendaient possible la prise de contact de l’administration avec ses ressortissants sans trop compliquer les procédures bureaucratiques ou retarder les rentrants. La rapidité étant considérée comme un critère primordial, toutes les opérations et formalités ne devaient nécessiter que deux heures au maximum.

19Au milieu du mois d’avril 1945, à l’apogée du rapatriement, les circonstances obligèrent le Ministère à amender une fois de plus ses plans.

20L’augmentation du volume des transports, rendue nécessaire par la libération massive de camps lors des dernières semaines de la guerre, ne pouvait s’effectuer qu’en déviant le trafic ferroviaire sur Paris qu’on avait justement tenté d’éviter. En même temps, les Alliés s’annoncèrent prêts à entreprendre le rapatriement par voie aérienne – alternative qu’ils refusèrent d’envisager jusque-là – transportant vers Le Bourget quelque 8 000 hommes par jour. La capitale devint de ce fait le principal « Centre Frontalier » et il fallut y construire en un minimum de temps des infrastructures capables d’accueillir jusqu’à 25 000 personnes par jour14.

21Improvisant sans cesse, associant largement les organisations de prisonniers à son œuvre, mettant à profit la bonne volonté manifestée par l’opinion, le Ministère réussit à s’adapter aux conditions changeantes. Les P.G. rapatriés par les avions américains furent malgré tout bien reçus et la description de leur accueil par la presse de l’époque dégage une impression d’ordre et d’efficacité15. Un centre d’accueil fut construit en 17 jours à la gare d’Orsay et un membre de l’Association des Prisonniers de la Seine, le Colonel Saurel, en prit la direction. Le Gaumont Palace et le cinéma Rex, réquisitionnés d’urgence, devinrent des centres de transit où les rapatriés attendaient d’être menés à leur tour au centre d’accueil. Une infrastructure de centres d’hébergement fut créée afin d’offrir le gîte et le couvert aux rentrants que les procédures retardaient à Paris. L’Hôtel Lutétia fut mis à la disposition de déportés et un centre d’accueil pour les rapatriés malades fut construit au Bourget16.

22Le rapatriement, au sens que donnait la Fédération Nationale des Prisonniers de Guerre à ce terme – « L’ensemble des opérations destinées à prendre un prisonnier à son lieu de captivité pour le transformer en un rapatrié à la gare la plus proche de son domicile » – fut réalisé en un temps record17. La performance mérite l’estime si l’on tient compte de l’état des moyens de transport de l’époque et de la concentration des retours en un temps relativement court : 20 000 rapatriés rentraient en France au mois de mars 1945, 313 000 au mois d’avril, près de 900 000 au mois de mai et 276 000 au mois de juin. Cette disparité est encore plus grande si l’on considère la cadence hebdomadaire des rapatriements. On ne peut qu’admirer une administration qui, rapatriant moins de 50 000 personnes par semaine jusqu’à la mi-avril, réussit à en faire rentrer 200 000 à la mi-mai18.

23Dès le début du mois de juillet, le rapatriement massif peut être considéré comme terminé. Le Ministère se consacre dès lors au ratissage des pays où furent dispersés les prisonniers français, afin de repérer les petits groupes ou les isolés, veillant au sort des « intransportables . », hospitalisés en zone d’occupation occidentale, se penchant sur la question douloureuse des P.G. français en U.R.S.S.19.

24Le rapatriement des Français d’Allemagne a donc été une réussite à part entière. Mené rapidement malgré les difficultés et les conditions changeantes, il s’achevait en un temps record. Henri Frenay avait largement tenu son pari d’Alger, rapatriant trois fois plus de captifs qu’en 1918 en un tiers de temps20.

3. LE RETOUR

25La libération des prisonniers prendra des formes aussi variées que la captivité même. Certains se réveilleront un matin dans un camp dont les gardiens ont disparu ou dans une bourgade occupée par les Alliés. D’autres rencontreront la liberté sur les routes où ils se traînent en colonnes épuisées, ou bien assisteront auparavant, en spectateurs, à de terribles combats. Ailleurs, ils seront simplement remis aux représentants alliés par leurs gardiens, bien heureux de pouvoir enfin se constituer prisonniers à leur tour21.

26La période qui suit la Libération est en général difficile. Les opérations militaires en Allemagne étant à leur apogée, les états-majors et les unités alliées ne peuvent guère se consacrer aux prisonniers et souvent ceux-ci se trouvent livrés à eux-mêmes. Vivant sur le pays, tout en s’organisant selon les modalités expérimentées dans les camps, faisant preuve d’une autodiscipline remarquable, vu leurs rancunes et l’anarchie ambiante, les P.G. français sont dans certains cas, durant ces semaines, la seule autorité établie sur place22. Les groupes ainsi constitués prennent contact avec les autorités alliées qui les dirigent vers des centres de rapatriement. Mais, certains, ne pouvant maîtriser leur impatience ou simplement coupés des structures auxquelles ils appartenaient, prennent spontanément les routes menant vers l’Ouest23.

27La rapidité du rapatriement dépend de la date et du lieu de la libération. Rapide à l’Ouest, elle est retardée pour les P.G. libérés par les Soviétiques par le besoin de coordination interalliée et d’échanges, par des contrôles de sécurité plus sévères et par une pénurie de transports. Des dizaines de milliers seront acheminés en France par le curieux itinéraire : Prusse Orientale-Odessa-Marseille.

RAPATRIEMENT Totaux hebdomadaires

DEVELOPPEMENT DES OPERATIONS DE RAPATRIEMENT TOTAUX

28Le rapatriement des libérés, toujours trop lent à leurs yeux, est pourtant remarquablement rapide. Au bout d’une attente qui ne dure à l’Ouest que quelques jours, au plus quelques semaines, les ex-prisonniers sont chargés sur des trains, prennent les camions de ravitaillement rentrant du front ou s’embarquent dans des avions24. La dernière étape de leur odyssée commence enfin.

29Puis c’est souvent l’inoubliable traversée de la Belgique, dont la population réserve aux rapatriés français un accueil dont ils garderont le souvenir émouvant toute leur vie25. Enfin, arrive le moment tant attendu où ils aperçoivent, flottant au vent, le drapeau tricolore, lisent sur les panneaux les noms des lieux bien connus et entendent parler autour d’eux leur langue natale. Instants émouvants entre tous, moments de grande joie et de larmes, fin d’une attente interminable et l’aboutissement mais aussi, hélas, la fin d’un rêve vieux de cinq ans.

30Les rapatriés ont en général droit à un accueil chaleureux organisé par les autorités, la Croix-Rouge et évidemment les associations locales de prisonniers. Les formalités accomplies dans les centres sont rapides et acceptées, le plus souvent, avec compréhension26. Puis, les prisonniers reprennent la route qui les mène vers la gare la plus proche de leur domicile. De là, ils sont pris en charge par le comité d’accueil de l’association locale qui les achemine chez eux27. Enfin à la gare, au détour d’un chemin ou devant la maison, ils connaissent la réalisation du vœu suprême retrouvant dans leurs bras femme, enfants, mère et père.

31Le rapatriement et l’accueil s’achèvent. La réintégration ne fait que commencer.

4. L’ÉTAT SANITAIRE DES RAPATRIÉS

32L’émotion du retour et des retrouvailles dissipée, le prisonnier rapatrié reprend contact avec la vie quotidienne. Il s’aperçoit vite que derrière un décor parfois encore familier se cache une réalité totalement inconnue. La France et les Français de 1945 diffèrent non seulement de l’image qu’il s’était créée dans ses rêves de captivité, mais ne correspondent même pas aux souvenirs qu’il en avait gardés. Une société et des individus, ayant évolué séparément de façon différente au cours d’une période singulièrement dense en événements marquants, tâcheront de se retrouver.

33Mais penchons-nous d’abord sur l’aspect matériel de ce retour.

34Quel est, avant tout, l’état physique de ces hommes rentrant chez eux au bout de cinq ans de privations, de famine, de rudes travaux, de camps disciplinaires, de vie quotidienne pénible et difficile, dénuée du minimum de confort, ayant de plus souvent connu au cours des derniers mois de leur captivité d’épuisantes évacuations effectuées dans des conditions lamentables ?

35Le Ministère des P.D.R., conscient de cet état de choses, s’attendait à rapatrier des hommes dont l’état physique serait déplorable28. Et pourtant, les premiers comptes-rendus concernant l’état sanitaire des rentrants, bien que fort imprécis, portent à l’optimisme. Le rapport de la Direction Départementale de la Haute-Garonne précise : « D’une manière générale, ceux dont l’état sanitaire est le meilleur sont les prisonniers de guerre. Les requis pour le travail obligatoire en Allemagne paraissent avoir supporté beaucoup plus difficilement leur séjour ». La Direction Départementale du Morbihan conclut même : « Les prisonniers de guerre sont plutôt amaigris et fatigués que malades : quelque temps de nourriture saine et assez abondante, un peu de repos suffiront à mettre cette catégorie de rapatriés sur piedo’29.

36L’optimisme exagéré de ces Directions Départementales s’explique peut-être par le fait que les médecins régionaux n’eurent pas de contact, en cette période, avec les P.G. qui, reconnus malades lors de divers contrôles, furent envoyés directement vers des hôpitaux. En tout cas, les autres données que nous possédons ne confirment guère ces appréciations un peu hâtives.

37Le résultat du contrôle médical des rapatriés est déjà préoccupant30 :

38Ces données éveillent pourtant notre scepticisme car 30 % des prisonniers ont échappé à ce premier contrôle, qui fut d’ailleurs souvent sommaire, rapide et superficiel31.

39Le nombre de prisonniers ayant dû être hospitalisés, à la suite de leur libération, ne nous a pas été communiqué et nous nous demandons s’il a jamais été recensé à l’échelon national. Et pourtant, nos sources mentionnent des milliers de P.G. séjournant dans des hôpitaux. En effet, quelques milliers de libérés étaient dans un état tel qu’ils durent être hospitalisés en Allemagne même. D’autres, trop épuisés pour pouvoir achever leur voyage, furent transférés en cours de route dans des hôpitaux anglais en Belgique32.

40Le Médecin Colonel Gafiro, ayant inspecté, en mars 1945, la région de Laon précise dans son rapport que l’état de 5 % de P.G. rentrants nécessite une hospitalisation de 15 jours et celui de 2 % d’entre eux une hospitalisation de deux mois33.

41Deux ans plus tard, lors d’une audience accordée le 29.5.1947 par le Ministre de la Santé Publique aux représentants de la F.N.P.G., ceux-ci l’informèrent du fait que : « des milliers de malades (ex P.G.) sont hospitalisés dans des hôpitaux, sanatoria et préventoria, des milliers d’autres demeurent dans leur foyer »34.

42Le caractère de nos sources nous interdit de préciser davantage l’état sanitaire des prisonniers rapatriés et il semble qu’il fut aussi varié que les conditions de la captivité même35. D’ailleurs, il faut insister sur le fait que cet état n’était guère stable. Certes, de nombreux malades guérirent et reprirent une vie normale. Par contre, un nombre inquiétant de rapatriés dont l’état paraissait tout à fait satisfaisant à leur retour connut des chutes de santé quelques mois plus tard. Plus nombreux encore sont ceux qui ne découvrirent les séquelles physiques de leur captivité que des années après leur libération36.

43Il semble toutefois que si certaines catégories de prisonniers, notamment ceux qui séjournèrent dans des camps de représailles ou dans des Oflags, ressentirent encore longtemps des troubles et une grande fatigue, l’état de santé de la majorité des libérés était acceptable. Pour la plupart jeunes, ils avaient résisté tant bien que mal aux conditions de leur détention, rentrants capables de reprendre dans l’immédiat des activités normales et soutenir des efforts physiques.

44Mais, même aptes au travail et relativement bien portants, les prisonniers qui connurent cinq ans de captivité rentraient chez eux physiquement diminués. L’avenir allait leur prouver que « la misère intense et prolongée ne pardonne pas »37. Les enquêtes minutieuses et les recherches approfondies, entreprises dès 1946 par la Fédération Nationale des Prisonniers de Guerre, prouvent que la captivité est à l’origine de nombreuses maladies et défaillances de santé dont les ex-P.G. souffrirent par la suite : troubles digestifs, rhumatismes chroniques, troubles cardiaques, affections pulmonaires et autres. En 1948, la morbidité des P.G. libérés était déjà supérieure de 60 % à celle du reste de la population du même âge, un quart d’entre eux étant atteint d’affections organiques38.

45Le D^r Lantheaume tira, au 3^e Congrès International de la Pathologie de la Captivité (16-18.11.1967), des conclusions claires de ces recherches : « le régime concentrationnaire a entraîné pour les prisonniers qui l’ont subi outre un nombre d’affections évidentes un état physique et psychique qui les a fait vieillir avant leur âge réel... Cette sénescence précoce est constatée chez un nombre important d’anciens prisonniers, près de 50 %, entraîne un vieillissement prématuré de plus de 10 ans »39.

46Aujourd’hui, quarante ans après leur rapatriement, les rangs, combien clairsemés, de ce groupe prouvent hélas qu’il n’avait pas tort.

47L’Etat, ayant pris conscience des déficiences physiques des rentrants, leur fournit une assistance minimale afin de parer à leurs besoins immédiats. Les remèdes préconisés furent la nourriture et le repos. Chaque rapatrié eut droit à un mois de congé payé et une double ration de nourriture lui fut accordée pendant six mois40. Ces moyens, dont l’efficacité fut vivement contestée par les représentants de la Fédération, prouvent du moins qu’on considérait les P.G. libérés un peu comme des convalescents.

48Une assistance médicale gratuite d’une durée de 9 mois, suivant le retour du libéré en France, fut instaurée pour aider les prisonniers à rétablir leur santé41. Afin d’en bénéficier, les rapatriés devaient subir deux contrôles médicaux consécutifs ayant pour but le dépistage des déficiences dues à la captivité.

49Malgré la bonne volonté déployée, les moyens mis en œuvre étaient dérisoires vu les besoins. Cet état de choses ne prouve pourtant pas la volonté de l’Etat de se soustraire à ses obligations, mais démontre plutôt son ignorance de la gravité des problèmes médicaux auxquels devaient faire face les rapatriés.

50La santé des P.G. libérés allait, de ce fait, devenir un des domaines de revendications et de luttes incessantes de la F.N.P.G. et de ses associations. La prolongation de l’A.M.T., le délai du second contrôle médical, la question des présomptions d’origine, l’assistance médicale aux ex-P.G. de l’Empire, les pensions et finalement la question de la retraite anticipée sont les bornes qui jalonnent ce parcours. D’autre part, l’organisation mutualiste exemplaire créée par la Fédération n’est que l’image de ce que peut réaliser une association compétente consciente du fait qu’il fait d’abord s’aider soi-même.

5. LA REPRISE DE LA VIE FAMILIALE

51Rien n’est sans doute plus difficile à analyser et à décrire que les conditions de la reprise de la vie conjugale et familiale des rapatriés.

52Nos chiffres indiquent pourtant l’importance du problème. Plus de la moitié des prisonniers étaient mariés (± 55 %). Ces hommes étaient en même temps jeunes. Près de 90 % d’entre eux avaient moins de 36 ans en 1940, et 60 % n’avaient guère atteint la trentaine42. Les Allemands contribuèrent d’ailleurs à baisser la moyenne d’âge des captifs en rapatriant pendant la guerre les pères de famille nombreuse, les Anciens Combattants de 14-18 et les grands malades.

53Nous pouvons donc supposer que la majorité des prisonniers mariés, rapatriés en 1945, n’avaient eu qu’une vie conjugale relativement courte, suivie dès 1939 d’une très longue séparation.

54Comment avaient résisté ces liens à une séparation physique où tout contact se résumait à une correspondance réduite, maintes fois censurée ? Comment allaient se retrouver ces hommes et ces femmes qui avaient évolué pendant six ans d’une façon différente dans des conditions totalement étrangères et incompréhensibles au conjoint ?

55Certains couples se désintégrèrent pendant la captivité et les drames que vécurent les prisonniers apprenant leur abandon par l’épouse reviennent souvent dans les récits comme l’exemple même des situations où devaient s’exercer la fraternité et l’entraide43.

56La pensée de la femme laissée seule, livrée à elle-même au milieu des difficultés matérielles, dans un environnement si âpre, en une période accroissant les besoins de compagnie, d’assistance et d’affection, tortura les hommes des stalags autant qu’en leur temps les combattants de 14-1844.

57Certains des retours au foyer furent suivis de drames personnels aigus : découverte de l’infidélité de l’épouse, femmes ayant refait leur vie, n’attendant du retour du mari que le divorce, maisons vides, patrimoines disparus45. Il ne restait donc qu’à en tirer les conséquences, couper les liens, repartir à zéro.

58Combien de P.G. rapatriés engagèrent dans la période qui suivit leur retour une procédure de divorce ? Nul ne le sait exactement. Mais la place accordée à ce problème par l’administration, les associations et la presse P.G. en soulignent la dimension et l’importance.

59Le Ministère des P.D.R. conscient, dès le début, des difficultés éprouvées par de nombreux couples de rapatriés, craignait, au printemps 1945, de voir les divorces atteindre 25 % de ces foyers46. Fort heureusement, ces chiffres s’avérèrent exagérés et, en automne, ses services révisaient leurs statistiques supposant que : « le pourcentage de divorces parmi les rapatriés ne dépassera pas 10 %47. Toutefois, ces données concernent l’ensemble des rentrants de l’année 1945. Cependant la désintégration des couples est un phénomène spécifique au groupe des prisonniers de guerre. Les autres catégories de rapatriés (S.T.O., Travailleurs Volontaires, Déportés Politiques et Raciaux) connurent une détention bien plus courte et le nombre de personnes mariées chez les « déportés du travail » devait être peu important.

60Il ne nous reste donc qu’à nous référer à l’enquête d’Yves Durand et à l’avis de personnes qui s’occupèrent à l’époque intensivement de ce problème. Ces deux sources portent à penser que le phénomène de la désintégration de couples touchait chez les P.G. rapatriés plus d’un foyer sur dix48.

61Le pourcentage variait d’ailleurs sensiblement selon les départements. Le phénomène était bien plus rare dans les régions agricoles où il entraînait souvent un partage de biens choquant les mentalités et provoquant des scènes pénibles49. Les séparations étaient plus fréquentes dans les grands centres urbains, se conformant sur ce plan aux statistiques nationales50.

62Ne pouvant quantifier de façon précise les divorces des P.G., nous estimons pourtant qu’il s’agit au total de quelque 50 000 couples se séparant au courant des années 1945-1948. Quoi qu’il en soit, nul ne peut contester le fait que le retour des prisonniers contribua à bouleverser la tendance de l’évolution des divorces en France dans les années de l’après-guerre51.

63Les données fournies par le « Compte Général de l’Administration de la Justice » semblent souligner cet apport :

64La courbe du nombre de divorces, relativement stable pendant les années trente (27 nouveaux divorces pour 10 000 femmes mariées), fléchit brusquement pendant la guerre pour remonter à un niveau sans précédent en 1946- 1947, et pour se restabiliser au milieu des années cinquante52.

65Les demandes en divorce formulées par le mari moins nombreuses avant la guerre que celles déposées par la femme, les excèdent largement pendant les années 1945-1947.

66Le nombre de demandes motivées par l’adultère du mari est, à la fin des années trente, pratiquement égal aux demandes déposées pour adultère de la femme. Cet équilibre se trouve bouleversé, dès 1945, et les demandes motivées par l’adultère de la femme excèdent en 1946 de 60 % celles qui eurent pour cause l’adultère du mari.

Demandes de divorces et séparations de corps – 1937-194853

67Le retour des prisonniers de guerre n’est évidemment pas l’unique cause des bouleversements des statistiques du divorce en France. L’abolition, le 12.4.1945, de la législation de Vichy tendant à freiner la séparation de couples, le retour des combattants, la fin d’une période de bouleversements et d’illégalité de certaines catégories d’hommes contribuèrent à infléchir à la hausse cette tendance.

68Cependant, la surdivorcialité masculine et le bouleversement de la parité des divorces motivés par l’adultère d’un des conjoints prouvent que le changement de législation concernant la séparation de couples ne constitue pas le facteur cardinal de ce phénomène.

69Donc, si nos suppositions s’avèrent exactes et plusieurs dizaines de milliers de couples, dont le mari avait été P.G., vinrent à se séparer pendant les années de l’immédiat après-guerre, leur influence sur l’évolution des divorces en cette période semble prépondérante54.

70Le problème concernant un nombre si important de ses membres préoccupe la Fédération et ses associations. La commission juridique, créée dès le printemps 1945, au sein de la F.N.P.G., exigea, dès le début, la modification de la législation afin de mieux assurer les intérêts de ses camarades en matière de divorce. Les membres de l’organisation siégeant à l’Assemblée Consultative soumirent, dès le mois d’août 1945, des propositions tendant à accélérer les procédures de séparation lorsque l’une des parties est prisonnier de guerre55. Les bulletins des Associations Départementales accordèrent beaucoup de place au problème du divorce dans le cadre de leurs chroniques juridiques. Les A.D. en débattirent dans leurs congrès, appuyant les demandes de leur fédération, exigeant l’assistance judiciaire aux P.G. voulant divorcer56.

71Les « désaveux de paternité » ne furent que l’acte suprême consacrant la désunion de certains couples. Ce phénomène n’étant pas recensé à l’époque dans le cadre du « Compte Général de l’Administration de la Justice », nous ne connaissons même pas sa dimension nationale qui aurait du moins permis une comparaison entre les statistiques d’avant-guerre et celles de 1945-1947.

72Cette question préoccupa beaucoup les associations qui exigèrent ici aussi une législation favorable, une prolongation du délai de désaveu de paternité et une assistance judiciaire. Toutefois, il semble que ces cas furent beaucoup moins nombreux que les divorces. La seule donnée numérique que nous possédons a été communiquée par la Maison du Prisonnier de Caen. Jusqu’au mois d’août 1946, elle était intervenue dans 125 cas de litiges matrimoniaux dont 80 désaveux de paternité57. Toutefois ces données, ne discernant guère entre les catégories de rapatriés, ne concernent que les cas où il y eut intervention de la Maison du Prisonnier et, de ce fait, n’ont que très peu de signification même pour le département du Calvados. Signalons toutefois qu’il y avait dans le département quelque 20 000 rapatriés.

EVOLUTION DU NOMBRE DES DIVORCES EN FRANCE DEPUIS 1884

73Aussi douloureux que furent les divorces et les désaveux de paternité, ils ne concernaient finalement qu’une petite minorité de rentrants. La grande majorité des prisonniers rapatriés réintégrèrent le foyer, reprenant une vie familiale. Avides de renouer avec le passé, fatigués des drames, des crises, des luttes, de leur solitude, bien des rapatriés préférèrent passer l’éponge, se désintéressant du passé, refusant d’écouter les ragots, tendant toute leur énergie vers l’avenir58. Les autres n’ayant guère à se plaindre réalisèrent simplement le plus cher des rêves : rentrer chez soi.

74La réadaptation familiale ne fut pourtant guère facile. Une absence de cinq ans avait creusé entre les conjoints un fossé profond qu’il fallait maintenant combler. Maris et femmes avaient évolué et mûri séparément de façon dissemblable, s’enrichissant d’une expérience marquante difficile à communiquer. Ces hommes et ces femmes n’étaient plus les mêmes et le changement physique provoqué par cinq ans de vie difficile n’était souvent que la moindre des altérations causées par le temps.

75L’absence du conjoint avait changé le statut de la femme au sein du foyer. Se trouvant brusquement chef de famille, éducatrice d’enfants, maîtresse d’une exploitation agricole, tenancière d’un commerce, gérante d’une petite affaire, elle avait appris à porter une responsabilité, prendre des décisions, résoudre des problèmes matériels et administratifs. S’adaptant au fur et à mesure à l’évolution de la situation, elle fit souvent les choses aussi bien, parfois mieux, que son époux. Sa connaissance de la réalité et son expérience lui octroyaient au retour du mari un avantage incontestable sur un être désorienté, perdu dans un monde étrange et mal connu.

76Quant à l’homme, il rentrait des camps sensiblement diminué. Fatigué, parfois malade, sujet à une crise d’adaptation, il avait du mal à reprendre sa place au sein de la famille. S’intégrant progressivement à une société traumatisée par les années d’occupation, à une économie de pénurie, apprenant à retrouver son chemin dans un univers bizarre, il devait accepter encore un certain temps la tutelle de son épouse. Régence ou prise de pouvoir, la nouvelle place de la femme exaspérait le rapatrié, surpris par cette situation choquant sa mentalité59.

77La compréhension, la patience et le temps étaient les seuls remèdes capables de rétablir l’union des ménages. Ce n’était pas, hélas, des remèdes infaillibles. Dans certains cas, le fossé ne fut jamais comblé, les retrouvailles n’eurent pas lieu et le couple perdit définitivement son équilibre. Les divorces eurent lieu parfois des années après la guerre. Et pourtant, la captivité y jouait le rôle de la paille dans l’acier60.

78La reprise du contact entre le père et ses enfants se heurte à son tour à une suite de problèmes. La distance créée par la séparation est ici bien plus grande. L’homme qui revoit la « chair de sa chair » ne retrouve pas ses « petits ». L’enfant découvrant son père trouve en face de lui un inconnu. Comment s’en étonner ? L’être engendré avant le départ a maintenant cinq ans, le bébé qui marchait à peine va à l’école, le petit écolier est un adolescent. Face à son fils, méconnaissable, le prisonnier mesure d’un seul regard le temps perdu et la lacune que représente son absence. Son enfant vivait dans ses souvenirs tel qu’il l’avait quitté. Les lettres, les photos envoyées pouvaient-elles permettre de suivre une telle évolution ? Maintenant il faut renouer les liens avec un être qu’on ne connaît guère, mais qu’on désire reprendre en main, éduquer, préparer à la vie.

79L’enfant se heurte à l’intrusion d’un étranger. Le temps a estompé ses souvenirs et l’absence du père n’a pu être meublée par les propos de ses proches, les photographies anciennes ou les lettres. Ce monsieur inconnu pénètre brusquement dans son univers, bouscule ses habitudes, lui imposant son autorité. Combien de prisonniers rentrant s’entendront dire, dès le premier soir, par l’enfant rebelle aux changements trop brutalement imposés : « Retourne où tu étais, nous étions plus tranquilles avec maman avant que tu ne sois là »61.

80Dans ce domaine aussi la réalité déplaît souvent au rentrant. Ses conceptions de l’éducation ne sont pas nécessairement similaires à celles pratiquées pendant son absence par la mère. N’ayant pas suivi l’évolution de l’enfant, il ne saisit pas toujours le comment et le pourquoi, jugeant parfois sans comprendre. D’ailleurs, est-il encore à l’heure, réintégrant une société dont les valeurs et les concepts ont entre-temps changé ? Peut-il comprendre à son retour la mentalité de ses fils ? Est-il seulement conscient du fait que « ces enfants terribles ne sont que les enfants d’une époque terrible »62.

81La captivité des pères et leur absence prolongée des foyers est d’ailleurs la cause des séquelles dont souffre leur progéniture. Les éducateurs, membres des associations de Prisonniers, remarquent que les enfants des captifs font des études déficientes ; les meilleurs d’entre eux arrivant à peine a dépasser la moyenne63. Toutefois, ce problème peut se résoudre par la prise de mesures préconisées au Congrès Constitutif. Autrement grave est la question de la délinquance juvénile d’enfants de prisonniers de guerre. Ceux-ci constituent le gros du contingent des enfants délinquants, procurant 40 % de la clientèle des tribunaux d’enfants64.

82Même si le retour des prisonniers remédie partiellement à cet état, toute une génération a été incontestablement marquée par l’absence prolongée des pères.

83Heureusement, les drames, les soucis et les peines ne représentent pas, de loin s’en faut, les seuls aspects du retour. La joie d’être chez soi dédommagera des peines, l’amour paternel et la reconstitution de la cellule familiale arrangeront avec le temps les choses. Le mari et père reprendra progressivement sa place au foyer, l’appréciant peut-être mieux à sa juste valeur. La patience est l’arme du rapatrié. Mais n’a-t-il pas eu cinq ans pour la forger ?

84La reprise de la vie conjugale commence souvent par une crise de réadaptation. Elle se termine dans beaucoup de cas par l’agrandissement de la famille et les bulletins des Associations Départementales se remplissent dès le printemps 1946 de vœux et de faire-part.

85Les célibataires, représentant quelque 45 % du total des P.G. rapatriés, essayeront de rattraper au mieux les années perdues. L’itinéraire classique : retour, mariage, famille, sera parfois parcouru en un temps record. Certains prisonniers célibataires, rapatriés au printemps 1945, fêteront l’anniversaire de leur libération mariés et pères65.

86Ainsi le retour des prisonniers contribuant à infléchir à la hausse la courbe des divorces bouleverse en même temps l’évolution démographique française66.

6. LA RÉINSERTION PROFESSIONNELLE

87La reprise de la vie professionnelle est peut-être l’étape fondamentale de la réintégration sociale des prisonniers de guerre. Elle permet au rapatrié de retrouver sa place dans la société, de redevenir maître de son destin, de subvenir à ses besoins, de se sentir utile, de retrouver sa dignité et la confiance en soi, et de contribuer au grand effort national de reconstruction.

88Ici, comme dans les autres domaines, la réintégration se heurte aux difficultés et aux problèmes de l’époque, pénibles et longs à résoudre. Certes, ces hommes avaient lors de leur mobilisation un emploi ; mais, l’économie française qu’ils retrouvent en 1945 est encore marquée par la guerre. Des secteurs entiers fonctionnent à peine. Des usines ont été détruites, des entreprises ont disparu, des établissements ont fermé. Les conditions de la production ont changé, les besoins et les modes sont différents67.

89Les problèmes divergent considérablement selon les secteurs et les conditions de la réinsertion professionnelle dépendront finalement de l’état de la branche. Considérons donc, d’abord, l’appartenance professionnelle des prisonniers, connue de façon assez précise grâce aux recensements réalisés pendant la guerre par le Ministère des Finances et les services chargés des prisonniers68.

90La répartition professionnelle des P.G. au 1" juillet 1944 est la suivante69 :

91Les agriculteurs – 1/3 des P.G. rapatriés – reprennent en main leur exploitation. Pour eux, pas de problème d’emploi. Mais l’état des terres, du cheptel et des lieux est parfois désastreux. Ici, plus qu’ailleurs, il a été difficile de remplacer l’absent et « nombre d’exploitations agricoles avaient dû être mises comme en veilleuse durant l’occupation »70. La captivité handicapera encore pendant plusieurs années l’agriculteur ancien prisonnier et l’abandon des terres pendant cette période a une influence sur leur rendement. Ainsi dans la commune de Néffies (Hérault) la culture de la vigne donne des résultats sensiblement différents selon l’appartenance des vignobles à des agriculteurs ayant ou n’ayant pas connu la captivité :

92Il y a dans l’Hérault 6 500 exploitants agricoles anciens prisonniers71.

93Les agriculteurs rapatriés auront autant de difficultés à se réadapter aux conditions nouvelles que n’importe quelle autre catégorie de P.G., les moyens de production manquant et étant rationnés. Autour d’eux, tout le monde se plaint mais sait se débrouiller. Eux manquent de tout et ne connaissent pas les ficelles du jeu72.

94Plusieurs textes de lois tendent à faciliter la reprise en main de l’exploitation agricole par les P.G. L’Ordonnance du 8 septembre 1945 apporte le concours financier de l’Etat à la reconstruction des exploitations agricoles et la reconstitution des éléments d’exploitation anéantis ou endommagés par les actes de guerre. L’Ordonnance du 17 octobre 1945 porte sur le Statut Juridique du Fermage octroyant certaines garanties aux bailleurs. L’Ordonnance du 20 octobre 1945 relative à l’attribution de prêts aux agriculteurs permet aux prisonniers dont la captivité a duré au moins deux ans d’obtenir des emprunts fort avantageux, favorisant la réinstallation des exploitants agricoles, l’accession à l’exploitation agricole et l’installation du foyer rural.

95Toutefois, l’argent est loin d’être le seul facteur dont dépend la réinstallation. Les machines, les chevaux, le bétail, les engrais, les semences étant rationnés et difficiles à obtenir, il faut que les agriculteurs rapatriés arrivent à peser sur les décisions de divers commissions et offices effectuant les distributions des moyens de production. C’est dans ce domaine que la Fédération et les A.D. sauront exploiter leur capacité d’organisation, leur expérience du dialogue avec les pouvoirs et leur influence.

96Dans certains départements agricoles, les Associations créeront des Commissions Agricoles des P.G. aux réunions desquelles assisteront des fonctionnaires aussi influents que le Directeur des Services Agricoles et l’Ingénieur en Chef du Génie Rural73.

97Les Congrès de la F.N.C.P.G. s’occuperont de questions telles que la présence de représentants de prisonniers dans les Offices Agricoles Départementaux, attributions de chevaux, répartitions de divers moyens de production agricole, attributions de surplus américains aux agriculteurs. Toutes les revendications ne pourront être satisfaites mais la grande partie des démarches aboutira74.

98Les fonctionnaires et les militaires – 8,5 % des rapatriés – sont comme toujours des priviliégés, avantagés par rapport à leurs pairs75. Ils réintègrent leur emploi, la période de la captivité entre en compte pour la constitution du droit à leur pension. Des règlements et conventions collectives sont prévus pour ne pas compromettre leur avancement, leur rendre les avantages octroyés par l’ancienneté, faciliter leur accès aux concours76. Ils sont classés désormais parmi les catégories maintenues par priorité dans les cadres en cas de licenciement des agents de l’Etat77.

99La reprise du travail par les autres catégories de rapatriés s’effectue dans des conditions sensiblement variables. Les employés de la S.N.C.F. réintègrent leur emploi dans des conditions semblables à celles des fonctionnaires. Les hommes appartenant au secteur de la construction ne manquent pas de travail. Les salariés des grandes entreprises, dont certaines seront nationalisées en 1945-46, retrouvent des emplois similaires à ceux qu’ils ont quitté à la veille de la guerre. Ainsi, un cadre de chez Renault pourra y retrouver après six ans d’absence le même poste et la même fonction78.

100Afin de faciliter la réintégration professionnelle des salariés, le gouvernement public le 1^er mai 1945 une « Ordonnance relative à la réintégration, au réemploi et à la réadaptation des démobilisés, des prisonniers déportés et assimilés ». Le texte engage l’ancien employeur à rendre au rapatrié son emploi ou un emploi équivalent « même dans le cas où la reprise de l’intéressé entraîne le licenciement d’autres salariés ». Il ne pourra licencier le rapatrié pendant six mois, lui devant un salaire correspondant à l’emploi occupé avant le départ. Les années de captivité seront considérées comme période de service afin de ne pas handicaper l’avancement, l’augmentation des traitements ou l’allocation de primes du rentrant. Les P.G. sont déclarés prioritaires à l’embauche et ont le droit à l’admission dans des établissements de formation ou de rééducation professionnelle. Une commission professionnelle de réemploi, chargée de statuer sur les différends est instituée dans chaque section territoriale de « l’inspection du Travail » et un ancien P.G. y prend place.

101Hélas ! La bonne volonté et les textes législatifs ne suffisent pas à résoudre les problèmes créés par une si longue absence, par les destructions et la situation économique. Le prisonnier rentrant a pourtant un grand atout. Son pays manque cruellement de main-d’œuvre, au point d’emprunter aux Alliés des prisonniers allemands et de faire appel, un peu plus tard, aux étrangers79. Il trouve donc assez facilement du travail chez l’ancien employeur, ou ailleurs. Les grands travaux : construction, déblayage, réfection des voies ferrées, offrent à certains rapatriés la possibilité d’un emploi immédiat en attendant de trouver mieux. Quelques semaines après leur retour, la grande majorité des ouvriers ou employés, anciens P.G., physiquement aptes, reprennent le travail80.

102Le chômage ne sera donc pas une des grandes préoccupations des salariés anciens prisonniers. Par contre, ils devront parfois accepter, ne serait-ce que provisoirement, un emploi ne correspondant guère à leurs capacités, à leur formation, à leur ancienne profession ou à leurs souhaits. Il semble que dans ce domaine le problème majeur n’est pas le manque d’emploi mais bien la reconversion professionnelle et l’adaptation aux conditions nouvelles81. Ici aussi un seul remède : le temps. La conjoncture d’une expansion économique rapide et du manque de main-d’œuvre étant, à la longue, favorable à la réinsertion professionnelle des prisonniers rapatriés.

103La situation des commerçants, des propriétaires de petites entreprises, et des P.G. ayant exercé une profession libérale est, à leur retour, bien plus difficile. Beaucoup de ces hommes avaient déjà une carrière professionnelle bien entamée avant la guerre. Ils s’étaient fait une réputation, des relations, avaient conquis une clientèle et accumulé une certaine expérience. Bien peu de chose en subsiste à leur retour. Il leur faut donc tout recommencer, handicapés par une crise de réadaptation et menacés de régression sociale. Comment donc s’étonner des cris de détresse d’hommes tels qu’André Ringebach : « J’avais alors 35 ans, j’en ai maintenant 41. J’avais laissé une fillette de 10 ans, je retrouve une jeune fille de 16 ans. Mon fils avait 4 ans, il en a 10. Ma maison a été totalement détruite en 1940. J’avais un cabinet prospère, ma clientèle est dispersée. Je ne possède plus rien. J’ai 41 ans et je repars à zéro82.

104L’Etat essaya de faciliter la réintégration professionnelle de ces catégories. Mais il ne pouvait souvent leur proposer que de l’argent. Ce qu’il fit le 15 septembre 1945, publiant « l’Ordonnance relative à l’attribution de prêts aux anciens prisonniers de guerre déportés ou réfugiés, en vue de la remise en activité ou de l’installation d’une petite entreprise industrielle ou commerciale ou d’une entreprise artisanale ». Le 5 octobre, il en publia une autre accordant à la même catégorie des attributions prioritaires de stocks de démarrage.

105Une ordonnance tentait encore de préserver les intérêts des médecins, chirurgiens-dentistes et... sages-femmes (sic !) prisonniers83. Une autre abrégeait la période de stage aux avocats inscrits au stage lors de leur mobilisation84. Pouvait-on faire plus ?

106Le groupe d’étudiants mobilisés au cours de leurs études présente un cas douloureux. Les connaissances accumulées avant la mobilisation sont souvent oubliées et les années propices aux études loin derrière eux. Au moins 25 % d’entre eux ne reprennent pas à leur retour les études, se casant tant bien que mal, gardant au fond d’eux le sentiment qu’on leur avait fait rater leur vie85. Les autres tâchent de continuer en profitant des bourses et des facilités auxquelles ils ont droit.

107L’Etat octroie encore une fois son aide, assistant par sa législation les rapatriés désirant reprendre leurs cours, faire homologuer des titres acquis dans les Universités de Camps ou confirmer les résultats des examens qu’ils y ont passé86. Il favorise les rapatriés aux concours d’entrée de différentes écoles qui seront tenues d’organiser pour eux des concours spéciaux, de les accepter en surnombre, leur préservant dans certains cas un pourcentage de places disponibles. Aucun d’entre eux ne pourra être refusé sans avoir fait l’objet d’une délibération spéciale du jury87.

108Les universités sont priées de réduire les délais de scolarité en faveur des étudiants ex-P.G. Ceux-ci auront d’autre part droit à des sessions spéciales d’examens auxquels ils seront préparés par des « centres de préparation spéciale » que les universités devront créer à leur intention88.

109Finalement, les rapatriés reprenant leurs études sont exonérés des droits scolaires et universitaires, et peuvent recevoir des allocations leur permettant de subvenir aux frais occasionnés par leurs études, à leur entretien personnel ainsi qu’à l’entretien de leur famille89.

110Dans la région de la capitale où se concentre la majorité des étudiants P.G. se développe, à partir du Comité d’Entraide aux étudiants mobilisés, un organisme semi-officiel : le « Centre Universitaire du Retour » (C.U.R.). Présidé par le Professeur Renouvin. Son comité directeur comprend un professeur représentant chaque faculté de la région de la capitale. Le but qu’il se fixe consiste à renseigner les rapatriés sur les conditions de réintégration de la vie universitaire, sur les avantages et les facilités auxquels ils ont droit et les démarches nécessaires afin de les concrétiser.

111Les textes concernant les étudiants constituent probablement l’éventail le plus complet de mesures dont bénéficia une catégorie de P.G. libérés. Ensemble ils forment un levier considérable, capable d’aider ceux qui le peuvent encore à achever leurs études.

112Combien, hélas, durent y renoncer, payant de leurs rêves et de leurs espoirs le prix de la défaite et de la captivité90.

113La reprise d’une activité professionnelle semble donc avoir été relativement rapide pour la majorité des prisonniers rapatriés. Ils ne retrouvèrent pas tous, de loin s’en faut, leur entreprise, leur emploi, leur poste ou leur fonction d’avant la guerre. Mais ils eurent du travail et redevinrent membres actifs d’une société accélérant de ce fait leur réintégration sociale. Exerçant une fonction utile, produisant, subvenant à leurs besoins essentiels, ils endossèrent leurs responsabilités, reprenant après tant d’années la charge de leur destin. Puis, la conjoncture économique aidant, ils se firent une place, trouvèrent un emploi qui correspondait mieux à leurs aptitudes, abordant la vie quotidienne comme tous leurs compatriotes.

114Ayant accordé notre attention au sort des individus, nous ne pouvons ignorer l’aspect national de la réintégration professionnelle de 900 000 P.G. rapatriés. Les soldats français capturés en 1940 représentaient quelque 12 % de la population active91. Les libérations progressives ne changèrent guère la proportion des absents, les P.G. étant remplacés par le S.T.O.

115En 1945, à l’heure où commence le grand effort de reconstruction, la France récupère près d’un million de ses fils, dans la force de l’âge, pour la plupart aptes au travail, possédant un métier et désirant fournir leur apport au redressement du pays. Leur retour permet au volume total de la population active de retrouver en 1946 son niveau de 1937, et desserre pour un certain temps le goulot d’étranglement de l’économie que constitue le manque chronique de main-d’œuvre92. Ainsi le retour des P.G. fournit avant tout au pays une de ces forces qui reconstruisirent et modernisèrent la France.

7. L’AIDE MATÉRIELLE AUX PRISONNIERS RAPATRIÉS

116Les prisonniers libérés en 1945 des Stalags et Oflags reviennent en France les mains pratiquement vides, démunis de tout. Il faut donc leur octroyer au plus vite une aide leur permettant de satisfaire les besoins élémentaires et de subsister jusqu’à la reprise d’une activité professionnelle.

117La nécessité d’octroyer aux rapatriés un pécule est acceptée par tous. Mais dès que l’on se met à débattre des sommes la discussion se fait âpre. La question intéresse, en effet, près de 2 millions de personnes – car il faut penser aussi aux déportés et aux rapatriés du S.T.O. – ce qui pose à l’Etat un problème financier difficile93.

118Les discussions de l’Assemblée Consultative relatives aux sommes à attribuer aux P.G. seront ardues. Les députés du M.N.P.G.D. critiqueront vivement les montants alloués, accusant le gouvernement de ne pas accorder aux rentrants les sommes nécessaires afin de reprendre dans des conditions décentes leur vie civile, interrompue depuis 1939.

119Le Ministre des Finances, comprenant fort bien leurs arguments, s’y opposera de toutes ses forces demandant aux membres de l’Assemblée de « choisir entre leur cœur et leur raison »94.

120L’Ordonnance du 11 mai « réglant la situation des prisonniers de guerre » définit finalement les modalités de leur indemnisation.

121Le P.G. rapatrié, ayant séjourné cinq ans dans les camps, a droit à une prime d’accueil de 1 000 Frs et à une prime de démobilisation de la même importance. L’Etat lui accorde un mois de congé payé sur base du salaire moyen de son département. Il reçoit un rappel de solde d’un montant variant entre 4 000 et 20 000 Frs, selon son grade, et, s’il est marié et père de famille, une maigre allocation militaire. A ces sommes s’ajoute la contre-valeur des Marks déposés dans les centres d’accueil. Mais seulement 100 marks lui sont échangés. En contre-partie du reste qu’il doit déposer, il ne reçoit que des bons du Trésor. Un simple soldat libéré reçoit donc, au bout de cinq ans de captivité, au plus 10 250 Frs s’il est célibataire, 12 864 Frs s’il est marié et père de deux enfants95.

122Ces sommes paraissent bien modiques. Dans le meilleur des cas, le rentrant perçoit l’équivalent de 4-5 salaires moyens théoriques de son département ; bien moins si l’on accepte les critiques de la Fédération et de ses représentants96.

123Les allocations, destinées à permettre au rapatrié d’assumer les dépenses immédiates provoquées par son retour, de reprendre des forces en mangeant enfin à sa faim et de subsister jusqu’à la fin des démarches de démobilisation, semblent insuffisantes. Pourtant, le total des sommes versées à ce titre aux rapatriés de 1945 excède 18 milliards de Francs et représente 7 % des dépenses totales de l’Etat. Vu les conditions économiques dans lesquelles se débattait la France en 1945, le gouvernement pouvait-il, devait-il, faire plus ? Telle est toute la question du débat entre la Fédération et le Ministère des P.D.R.97.

124Les sommes allouées aux prisonniers français sont nettement inférieures au pécule auquel eurent droit les P.G. des autres pays alliés. De plus, le gouvernement se refuse d’honorer certaines de ses obligations envers les prisonniers libérés. Il s’abstient de payer aux rentrants leur solde non perçue, garde sans les échanger leurs Marks, réduit au minimum leur pécule – politique que la Fédération considérera comme une spoliation de ses adhérents.

125Pourtant, il ne s’agit guère de charité mais bien d’argent que l’Etat doit aux rapatriés. Le terme « pécule » se référant aux sommes auxquelles ont droit les P.G. n’ayant perçu lors de leur captivité ni une solde mensuelle d’un montant supérieur à celui des allocations militaires, ni les trois-quarts du traitement ou du salaire qu’ils percevaient avant leur appel sous les drapeaux.

126La F.N.C.P.G. luttera, sans relâche, pendant six ans afin d’arracher aux Finances les sommes revenant de droit à scs membres. Ce n’est qu’en 1951 – 1952, suite à des accords avec la R.F.A., que l’Etat commencera à rembourser, à des taux très bas, la contre-valeur des Marks remis au Trésor par les P.G. en 1945. En 1952, sept ans après le retour, « les Finances » incluront pour la première fois dans le budget des crédits permettant de payer aux anciens prisonniers, en cinq ans, leur pécule. Le règlement de l’arriéré des soldes des cadres de l’armée ne s’effectuera jamais malgré les pressions incessantes98.

127Certes, la situation économique et financière de la France explique les tentatives des gouvernements de se soustraire à leurs obligations envers les P.G. ; mais, est-ce bien la seule explication valable ? Le Trésor aurait-il pu se permettre d’adopter la même attitude face à une autre catégorie de citoyens ?

128Heureusement, l’Etat ne limite pas son aide aux sommes modiques directement perçues par les individus. L’Aide Médicale Temporaire, les distributions de vêtements, les prêts octroyés aux diverses catégories de rentrants, entraînent à leur tour des dépenses considérables. De plus, malgré les différends, les heurts et les luttes qu’eut le Ministère des P.D.R. avec les associations, Henri Frenay reconnut la Fédération comme « l’émanation directe et véritablement représentative des intéressés »99. Ce constat lui permit de considérer les dirigeants comme représentants dûment qualifiés de tous les prisonniers de guerre, interprètes fidèles de « légitimes revendications » de rapatriés et partenaires de dialogue de son administration100.

129Désirant s’appuyer sur les trois fédérations des rapatriés (F.N.P.G., Fédération des Travailleurs Déportés, Fédération des Internés et Déportés Politiques) et mettre à profit leur expérience, le Ministère mit à leur disposition des locaux, des moyens de transport et leur permit d’avoir un bureau dans chaque « Maison du Prisonnir et du Déporté ». Conscient du fait qu’aucune administration ne pourrait se substituer aux Associations de ses ressortissants, en ce qui concerne l’aide morale et matérielle apportée sur place aux rapatriés, le Ministère leur fournit des ressources destinées à faciliter leur action.

130Pendant la période de l’intégration de ses ressortissants, la Fédération reçut des mains du Ministère des P.D.R., du Ministère des A.C. et de l’Office du Combattant les sommes suivantes comme subventions administratives et subventions sociales101.

131L’Etat octroya aussi aux P.G. des avantages qui, sans entraîner de sa part des dépenses, représentaient une aide non négligeable. Le prisonnier rapatrié eut le droit à un moratoire sur les loyers non payés, à un rabattement de son loyer actuel, à une certaine exonération d’arriérés d’impôts, à un abattement du tiers de l’impôt sur les bénéfices agricoles et à la réduction de frais de notaire pour l’établissement de certains actes102.

132Cette volonté d’octroyer aux prisonniers libérés avantages et facilités eut parfois un aspect grotesque. Ainsi, à titre exceptionnel, les Autorités du Département de la Seine les autorisèrent à pratiquer « la pêche à la ligne flottante, tenue à la main, seulement les dimanches et les jours fériés, pendant la période d’interdiction générale »103.

133Riche de l’expérience du Commissariat Général au Reclassement des Prisonniers, le Ministère des P.D.R. savait parfaitement que la promulgation d’une législation favorable à ses ressortissants n’était que le premier acte d’un processus. Pour permettre aux rentrants de profiter des avantages qui leur étaient accordés, il devait avoir dans chaque département un office capable d’informer, diriger et assister le rapatrié dans ses démarches et le mettre en contact avec les administrations concernées. Heureusement, un tel outil était déjà à sa disposition. En effet, intégrant à ses services l’administration du Commissariat Général, il avait annexé les Maisons du Prisonnier, créées par M. Pinot, ainsi que leur personnel. H. Frenay comprit immédiatement l’importance de cet organisme comme outil de choix de son administration dans l’œuvre de réintégration des rapatriés. Désirant profiter de l’expérience qu’avaient acquis les responsables des Maisons, il confirma dans leur fonction la grande majorité de leurs cadres, se remettant dans ce domaine à l’avis des dirigeants de la Fédération issus du Commissariat et membres du M.N.P.G.D.104. L’œuvre de Pinot faisait de nouveau ses preuves, les mêmes hommes continuant à s’occuper de la réintégration de P.G. rapatriés. La Fédération acquit en même temps des solides appuis auprès des services départementaux de son Ministère de tutelle.

134Les Maisons rebaptisées « Maisons du Prisonnier et du Déporté », au conseil desquelles siégeait de droit le Président de l’A.D. de la F.N.P.G., disposaient des services suivants105 :

135Le Secrétariat Social : (Ministère des P.D.R.) avait pour mission de renseigner les rapatriés ou leur famille au sujet des droits qui les intéressaient et des facilités qui leur étaient accordées, de leur faciliter les démarches indispensables et d’intervenir éventuellement en leur faveur ;

136Le Secrétariat au Reclassement Professionnel : (Ministère des P.D.R. et Ministère du Travail) dont le rôle s’étendait à tous les problèmes de réintégration et de réadaptation professionnelles.

137La Maison du Prisonnier et du Déporté abritait aussi le siège départemental d’organisations et d’administrations ne dépendant en aucune sorte du Ministère, mais dont les services concernaient les rapatriés : Service Médico-Social créé par la Croix-Rouge, Bureau Militaire dépendant du Ministère de la Guerre, Secrétariat Universitaire. De plus, les trois fédérations de rapatriés (de Prisonniers, de Travailleurs Déportés, d’internés et Déportés Politiques) eurent la possibilité de s’établir dans ses bureaux.

138Le travail accompli par cette institution fut considérable. Pour s’en persuader il suffit de regarder les statistiques publiées par une des « Maisons » à l’heure de sa conversion en « Office Départemental des Anciens Combattants et Victimes de Guerre ». La Maison du Prisonnier et du Déporté de Caen dont dépendaient quelque 20 000 rapatriés effectua entre le 1.2.1945 et le 1.8.1946 les démarches suivantes :

• fournit 2 665 emplois aux rentrants,

• plaça 15 rapatriés dans des centres de réadaptation,

• obtint la garantie de salaires pour 54 rapatriés,

• prépara et appuya 370 dossiers de création d’entreprises,

• constitua 949 dossiers de prêts commerciaux et 288 dossiers de prêts agricoles,

• distribua 21 570 000 Francs de prêts commerciaux et 45 719 000 Francs de prêts agricoles,

• appuya 392 demandes de chevaux,

• entreprit 7 019 interventions auprès d’entreprises,

• assista 220 étudiants,

• organisa les contrôles médicaux de 15 000 rapatriés,

• envoya 192 rapatriés dans des maisons de repos, 41 dans des sanatoria,

• ouvrit 83 dossiers de réforme et 55 dossiers de demandes de pension106,

• intervint dans 125 cas de litiges matrimoniaux dont 80 désaveux de paternité.

139L’expérience des dirigeants des organisations de prisonniers leur permit de prévoir que l’aide que l’Etat accorderait aux P.G. rapatriés serait insuffisante. Se considérant responsables du sort de leurs camarades restés dans les camps, les membres des Centres d’Entraide commencèrent très tôt à accumuler des fonds destinés à constituer un pécule aux futurs rapatriés107. L’entreprise menée à long terme avec méthode et acharnement se répandit à de nombreux départements. Le dévouement des militants permit de collecter des sommes importantes portées sur des « livrets du prisonnier » ou distribuées, le jour venu, d’un fonds commun. Ainsi chaque prisonnier rapatrié en 1945 reçut du C.E.A. d’Enghienla somme de 3 000 Francs majorée d’une prime pour chaque enfant108. Les militants P.G. du Mans déposèrent à la Caisse d’Epargne de leur ville un fonds de 5 101 000 Francs, ce qui leur permit d’octroyer 1 000 Francs à chaque prisonnier ayant touché en captivité son salaire intégral, 2 000 Francs aux autres, majorés d’une prime de 500 Francs par enfant109. L’A.D. du Rhône réussit à gérer les fonds du Livret du P.G. à l’échelle départementale. Elle utilisa ses fonds afin d’assurer à tous les prisonniers du département, rapatriés en 1945, la somme de 4 000 Francs. Toutefois, certaines Sections Locales particulièrement actives firent mieux et distribuèrent aux P.G. de leur région un pécule de 6 000 Francs110.

140Nos sources démontrent que la pratique du livret du prisonnier et de la distribution d’un pécule aux rapatriés se généralisa. Nous ne savons pourtant guère quelle fut la proportion de P.G. qui bénéficièrent de ces avantages dont le montant variait sensiblement, comme nous l’avons vu, d’un endroit à l’autre.

141La Fédération et ses A.D. firent largement appel à la solidarité de leurs compatriotes, sollicitant des dons, organisant quêtes, kermesses, loteries, et bals. Ces initiatives prouvèrent leur efficacité, permirent de renflouer les fonds sociaux des A.D. et des sections et donnèrent à la Fédération la capacité d’entreprendre une œuvre sociale de toute première importance. Présentes là où il y avait des prisonniers rapatriés, proches de leurs pairs et conscientes de leurs difficultés, disposant de moyens matériels considérables, se vouant tout entières à l’entraide, les sections de la F.N.P.G. facilitèrent le processus de réintégration de leurs membres à la société, leur épargnant au maximum les frustrations de personnes assistées.

142Il nous semble que la question de l’aide apportée par l’Etat et les compatriotes aux P.G. rentrants est avant tout une question de définition. Le verre était-il à moitié plein ou à moitié vide ? Question de point de vue !

143Consacrant 20 % de ses dépenses au Ministère des P.D.R., le gouvernement n’avait certainement pas négligé les rapatriés et parmi eux les prisonniers. Certes, leurs camarades américains, anglais, canadiens et même belges, obtinrent plus de leur patrie. Mais aucun de ces pays ne devait réintégrer une telle masse de rapatriés, aucun n’avait tant souffert de la guerre et aucun d’eux ne se trouvait dans une situation financière si difficile. Toute comparaison sur ce plan doit donc être exclue.

144L’Etat pouvait certes faire plus, mais à quel prix ? Les crédits accordés pouvaient être mieux gérés (quand ne le peuvent-ils pas ?) ; mais Frenay avait-il le temps et les moyens de créer une administration mieux rodée, expérimentée et plus efficace ? L’aide et l’assistance exigées ne devaient ni ne pouvaient dédommager le P.G. de ses années de souffrance. Leur but était de faciliter le retour du rapatrié à la vie quotidienne et ce but fut atteint. Les prisonniers ne reçurent de l’Etat que le strict minimum nécessaire à leurs réinsertions matérielle et professionnelle. L’avenir prouva toutefois rapidement que les efforts du gouvernement, des associations et des particuliers ne furent pas vains.

145Malgré l’échec temporaire sur le plan vestimentaire et la volonté manifeste de l’Etat de se soustraire à certaines de ses obligations envers les P.G., la France sut accueillir ses fils d’une façon convenable, vu le contexte de sa situation, de ses possibilités et de ses priorités matérielles.

146Mais les prisonniers rapatriés, choqués par l’image du pays qu’ils découvraient, luttant sans relâche pour obtenir certains avantages, agacés par la lenteur des démarches administratives, faisant face à des situations inattendues, se débattant au milieu des difficultés matérielles, ne partageaient souvent pas cet avis !

8. LA RÉINSERTION SOCIALE ET PSYCHOLOGIQUE

147L’émotion du retour dissipée, le prisonnier rapatrié commence à percevoir la réalité de la vie quotidienne dans la France de 1945. Sa réaction première est un mélange d’étonnement et de stupéfaction. Certes, jusqu’à la fin de 1944, une partie des P.G. avait pu suivre, avec un certain décalage, l’évolution de la situation de leur pays. Mais même quand on avait longtemps imaginé un Paris sans voitures, le vide découvert tout à coup à la sortie de la Gare du Nord troublait111.

148La pénurie, le vide des vitrines, le rationnement et les prix bouleversent le rentrant. Les lettres de ses proches lui avaient pourtant appris que la vie au pays était bien difficile. Les rencontres avec les requis du S.T.O., l’écoute clandestine de la radio et la presse qui parvenait dans les camps ont permis à certaines catégories de prisonniers de se faire une idée de la situation matérielle de la France. Mais la masse des rentrants ignore le caractère et les conditions de la vie quotidienne de leurs compatriotes et ne mesure ni l’ampleur du pillage de l’occupant, ni l’importance des destructions112.

149L’abondance des moyens, la richesse des stocks et la pléthore de l’approvisionnement des armées alliées avaient peut-être créé chez les rapatriés des illusions. Leur première sortie dans les rues d’une ville française, la première tournée, tant attendue, dans un bistrot, placent implacablement les prisonniers libérés devant la réalité qui les attend113. Dévaluation de la monnaie, prix astronomiques, tickets de rationnement pour les denrées les plus courantes, ruines et désolation – la pauvreté du pays bouleverse les rentrants. « En captivité, on pensait quand même retrouver quelque chose de mieux » nous dira l’un d’eux 35 ans plus tard114.

150L’accueil chaleureux réservé aux rapatriés par la population émeut les P.G. libérés, se gravant dans leur mémoire115. Hélas, le spectacle de la joie unanime ne peut masquer bien longtemps au rapatrié l’image d’une société profondément divisée, traumatisée par des années d’occupation et de luttes intestines, souffrant des séquelles morales causées par une période de pénurie, de haine, de souffrances. N’ayant pas vécu ces temps avec leurs compatriotes, les rentrants constatent avec horreur les résultats, ignorant le processus qui en est la cause. La captivité a forcément poussé les prisonniers à analyser les motifs de leur défaite et à accomplir un examen de conscience. Revenus, « ils constatent avec une immense déception que la France d’aujourd’hui ressemble trop, par certains côtés, à la France d’avant 1940, que les Français sont prêts à retomber dans les mêmes erreurs qu’avant la guerre, qu’ils se divisent de nouveau, alors que la reconstruction du pays exige l’union de tous... »116.

151Les rapatriés, comprenant mal la haine que se vouent divers groupes de leurs compatriotes, l’intensité des combats politiques, l’indifférence des gens habitués au malheur, et leur épuisement, réagissent violemment à la vue de ce qu’ils croient être « une crise morale sans précédent » dans la vie de leur patrie117. Les articles publiés dès la fin de 1945 dans la presse P.G. reflètent la hantise de la décadence de leur pays et une peur obsédante de sa déchéance. Pauvre France risquant de perdre, par la faute des siens, sa place, son rang, son identité même : « Pourquoi la France serait-elle indéfiniment la proie des haines et des divisions que certains entretiennent avec artifice ? Pauvre France, éperon d’un continent immense, pointe avancée de l’Occident et que ses quarante millions d’hommes et de femmes, ses usines pillées, ses villes détruites, ses campagnes abandonnées condamnent à n’être plus qu’une parcelle du monde en marche où les mesures traditionnelles sont périmées et dépassées118. »

152La révolte des P.G. rapatriés à la vue des « ruines morales » dont est couvert le pays puise ses origines dans cette partie du bagage spirituel du prisonnier qu’ils appelleront « les leçons de la captivité »119. Mais provenant d’une vue idéalisée de la société, basée sur une comparaison non appropriée entre leur expérience communautaire et l’évolution du pays, handicapée par la mauvaise connaissance des processus, leur analyse de la situation de la France faussera pour un certain temps leurs perspectives.

153Nul ne peut décrire la désillusion des rentrants et l’écart existant entre eux et leurs compatriotes mieux que ne le fit François Mauriac dans l’éditorial du Figaro du 12.6.1945 : « La France les déçoit, rien n’y va à leur gré : dans les camps où ils souffraient ils s’en faisaient une idée trop belle... C’est l’histoire de tout amour en ce monde : de loin notre désir transforme une créature mais elle ne ressemble jamais à l’image que nous avons inventée. Pourtant, qu’il s’agisse d’un être ou d’une patrie, nul ne peut prétendre à l’aimer qui ne dépasse pas cette illusion...

154« C’est la parole totale de l’amour. A l’égard de la France, ceux-là seuls l’éprouvent sans effort qui ont vécu, avec elle, en elle, depuis les premières heures du désastre dans son plus grand abaissement et qui ont rompu, jour après jour, le pain de sa honte. Non rien ne peut plus nous décevoir, rien ne nous décevra plus, nous qui avons marché à travers le Paris glacé de ces années-là...

155« Tout ce qui vous déconcerte ou vous irrite dans cette France exsangue, mal désaccoutumée de désespoir, c’est la rançon de ces années durant lesquelles vous subissiez vous-mêmes une épreuve atroce bien sûr ! mais différente, et qui ne vous aide pas à comprendre ce qui s’est passé ici. »

156Les lettres des proches, les journaux, la propagande officielle surtout rappelèrent aux captifs sans cesse que la France n’attendait qu’eux ; qu’elle avait besoin de leurs bras, de leur énergie, de leur apport moral et spirituel et de leur expérience vécue dans les camps pour renaître. Ce discours officiel, mille fois répété, éveilla chez les P.G. bien des illusions quant à la place qui leur serait réservée dans la France de l’après-guerre120. La déception ne tarda pas. L’accueil ne correspondait guère aux espérances et l’avant-scène était déjà occupée par d’autres.

157La rencontre avec les compatriotes ainsi que la réception officielle ne manquaient certes pas de chaleur121 : joies, fêtes, gardes d’honneur, discours. Mais la vie quotidienne reprenait vite le dessus. Il fallait achever les démarches administratives, se faire démobiliser, réapprendre à se plier aux règlements, s’user à lutter contre la bureaucratie et l’indifférence des services. La concentration des retours n’arrangea guère les choses et l’afflux massif des rapatriés au courant du mois de mai perturba le fonctionnement des administrations débordées, provoquant queues, attentes, confusion et démarches inutiles122. Puis il fallut lutter pour arracher à l’Etat ce qui semblait être légitimement dû : trousseau vestimentaire, pécule, arriéré de soldes, reconnaissance de la qualité de combattant. Les difficultés de l’heure, la pénurie et ce qui semblait être la mauvaise volonté de l’Etat aigrissent les prisonniers et tendent leurs relations avec leurs concitoyens. L’ambiance sentimentale du retour disparaît vite et dès l’hiver 45-46 on trouve dans la presse P.G. des articles dont les auteurs se demandent s’ils sont toujours les bienvenus dans leur pays123 !

158Les « autres », comprenant mal l’esprit et la mentalité des rapatriés, ignorant les aspects de la captivité, auront des difficultés à saisir leur amertume, leurs manifestations et seront agacés par leurs revendications et leurs exigences124.

159L’omniprésence de la résistance, les places occupées par ses hommes, la gloire dont elle est auréolée ainsi que l’intérêt porté aux déportés frustrent les prisonniers rapatriés en 1945. Cette place ne leur était-elle pas réservée ? Ne leur revenait-elle pas de droit ? Relégués à l’arrière-plan, les combattants se faisaient-ils de nouveau « rouler » ? :

160« Pour ton retour, K.G., tout avait été prévu, ministère par-ci, ministère par-là, pour t’honorer, pour te soutenir ! Et par qui étaient dirigés tous ces organismes ? N’aie aucune crainte K.G., par des hommes qui avaient appartenu à la résistance, qui en avaient tous décousu. Tu n’avais qu’à regarder leur boutonnière, il y était représenté la marque de leurs éclats. C’est ainsi, K.G., que cela se passa. Quand les guerres se terminent, tout est prêt pour le retour de victimes de guerre, comme l’on dit, et l’on est abreuvé de nouvelles figures... Et c’est ainsi que chaque fois la gente combattante est roulée, archi-roulée125. »

161La question devient plus grave avec la relance du débat sur les causes et les responsabilités de la défaite. Ayant été accueilli, fêté, le P.G. doit commencer à répondre à des questions : Finalement, s’il a été prisonnier, n’est-ce pas sa faute, puisqu’il s’est mal battu, puisqu’il s’est laissé prendre ? La participation de la France à la guerre de 1939-1945 étant trop souvent perçue comme une épopée composée de deux épisodes distincts – cette conception tend à partager les combattants en honteux vaincus et glorieux vainqueurs126.

162Les rentrants ont l’impression qu’une campagne ayant pour but d’atteindre à leur honneur est menée contre eux. Défaits à la suite d’un combat inégal, ayant expié pendant cinq ans les fautes et les péchés de ceux qui ont mené la France au désastre, ils doivent souffrir à leur retour le mépris et se voir taxer d’être les « chevaliers de la crosse en l’air », des lâches, des collaborateurs, des pétainistes127. Et pourtant, s’ils ont marché en mai 1940 au combat, c’est que la France leur avait commandé de se battre avec les moyens dérisoires de l’époque. Maintenant, la Patrie renie même leurs camarades morts : « La France officielle vous oublie. La politique lui ordonne de jeter un voile pudique sur les morts de 1940. Cette France a honte de vous. Vous n’avez droit ni aux honneurs, ni aux fleurs, ni aux discours. Bientôt cette France ira cracher sur vos tombes128. »

163Humiliés à jamais, les prisonniers crieront, leur vie durant, leur innocence129. Ils refusent d’admettre de ne pas s’être battus. N’ont-ils pas eu près de 150 000 camarades tués au combat, au cours d’une campagne qui ne dura que six semaines ? Ils exigent qu’on ne minimise pas la bataille de France qui avant de se terminer par leur capture a connu des épisodes glorieux. « Aucune armée au monde n’aurait pu faire mieux que la (leur) en présence d’une supériorité aussi écrasante130 ». Les responsables de la défaite sont la trahison, la vétusté de l’armement et l’insuffisance du matériel131.

164Le refus d’être considérés comme combattants représente aux yeux des P.G. l’insulte suprême et ils portent en eux à jamais le sentiment d’avoir servi de boucs émissaires sur le dos desquels la communauté nationale se déchargea de ses péchés et fautes, d’être le témoin gênant d’une page honteuse qu’on préférerait voir tournée : F. Franc, présent lors de l’exhumation des corps de ses camarades tués en mai 1940, écrira à ce sujet : « Vous avez été vaincus et nul ne peut l’admettre. On a oublié votre effort, on n’analyse pas les causes de notre défaite. Tout le monde a des raisons de la mettre sur notre dos. Comment vous luttiez ? Contre qui ? Avec quoi ? On ne veut pas le savoir. Nous avons tort. Nous sommes stupides puisque ceux qui crient très fort et même ont des places de choix, ont trouvé le moyen d’échapper au désastre. Nous sommes les témoins d’une page d’infâmie, de ridicule, de trahison et de boue, et nous sommes gênants comme le remords132. »

165Les relations des P.G. seront particulièrement difficiles avec les Anciens Combattants de 1914-1918. Le mépris de leurs aînés pour la génération des combattants de 1940, indignes à leurs yeux de ce titre, envenimera pendant des années les relations entre les organisations empêchant la réalisation de l’unité de ce groupe au sein de l’U.F.A.C.133. Le dédain des anciens est d’autant plus difficile à supporter que les prisonniers, et parmi eux des soldats et officiers vétérans des deux guerres, ont l’impression qu’à leur place ceux de 14-18 n’auraient pas fait mieux. De quoi doivent-ils rougir ? Ils ont « risqué leur peau », ils « se sont accrochés au sol de la patrie », se battant de façon honorable à Dunkerque, à Tours, sur l’Isère ou dans les fortins de la « Maginot ». La majorité a été prise les armes à la main134. Et puis la captivité n’a-t-elle pas été la suite intégrante de leur combat ?

166Le réflexe immédiat des P.G. et de leurs associations sera d’entreprendre, dès le retour, la lutte pour restaurer leur image. La résistance ? Bien sûr ! Mais eux aussi en étaient : les premiers, dès le début ; avant même que le mot n’existe. Les discours des cadres des associations, le journal de la Fédération et les bulletins des A.D. insisteront, des années durant, sur ce thème. On clamera les hauts faits de la résistance P.G. en France. La captivité même sera décrite comme « l’aventure de cinq ans que les prisonniers n’ont jamais acceptée comme une défaite » – période de résistance active et passive à l’ennemi135. Les prisonniers français ne furent-ils pas une « véritable cinquième colonne au sein du Reich »136 ? Et si leurs exploits ne sont guère connus de leurs compatriotes, la responsabilité incombe à l’humilité des captifs qui, retrouvant un pays en pleine inflation d’héroïsme, préférèrent ne rien dire de leurs actions137. La conclusion est claire : « Je suis le premier à admirer le courage dont ont fait preuve ces héroïques patriotes qui, au risque non pas seulement de leur vie mais aussi de plus cruelles tortures, ont résisté aux boches... Mais nous, les prisonniers, que devenons-nous dans cette affaire ? On semble oublier que les premiers résistants sont des prisonniers... Alors, Résistance, oui très bien, mais nous aussi, s’il vous plaît, nous en étions138. »

167Parallèlement au discours sur l’omniprésence de la résistance P.G., le lecteur attentif discerne dans les mêmes sources un langage tout différent, moins pompeux, plus sobre et bien plus réaliste – reflétant malgré tout un certain sentiment d’infériorité : les P.G., nous dit-on, n’ont jamais considéré que la captivité fut une condition glorieuse et n’ont aucun désir de donner des leçons à quiconque. « Ah ! (ils) savent bien et on le (leur) fait cruellement sentir, (ils) ne sont pas des héros ! »« Certes, leurs mérites sont moindres mais nul n’ignore que les circonstances ne furent pas les mêmes. » « La page d’histoire qu’ils ont écrite n’est peut-être pas une épopée mais elle est signée du mot devoir. » Ils ne sont pas des traîtres, ils se sont battus et ont fait leur devoir comme d’autres, ils ne doivent pas porter la responsabilité de la défaite. Bref, avoir été prisonnier n’est peut-être pas une source de gloire, mais s’ils ne sont pas meilleurs ils ne sont certainement pas pires et ont droit à la même considération139.

168Le premier contact avec l’entourage direct est presque toujours heureux. Les retrouvailles se font dans la joie. Ne les a-t-on pas attendues si longtemps des deux côtés ? Les difficultés psychologiques dans les relations avec le cercle social apparaissent quelques jours après. La cause en est, comme toujours, l’incompréhension. Le P.G., sachant que ses proches ont poursuivi pendant ces années une vie presque normale, a de la peine à saisir combien elle fut difficile. La famille, les amis, les collègues connaissent peu de choses de la captivité et n’ont aucune chance de comprendre quelle épreuve vient de subir le rentrant. Cinq ans de vie dans des conditions totalement différentes et une expérience marquante séparent maintenant des êtres qui furent proches, mettant à l’écart pour un certain temps le rapatrié en mal de retrouver sa place antérieure dans cette membrane délicate que constitue sa société. Le fossé qui sépare le prisonnier de son environnement naturel est d’autant plus difficile à combler que l’expérience vécue des deux côtés est difficilement communicable. La littérature, le cinéma, les contacts avec son entourage permettront au fil des années au P.G. de se faire une idée de ce que furent dans son pays les années de son absence. Quant à lui, il semble qu’il ait trop souvent baissé les bras, renonçant à faire comprendre aux autres la réalité de sa captivité140.

169L’incompréhension de l’entourage avive la sensibilité du rapatrié. Des remarques innocentes le blessent et lui font mal. Il souffre de s’entendre dire qu’il a bonne mine, qu’il ne paraît pas avoir trop souffert, que finalement il a peut-être eu de la chance. Les plaintes sur les difficultés ressenties par ses compatriotes à l’époque où il séjournait derrière les barbelés l’exaspèrent et lui paraissent ridicules : « Vous les prisonniers, disaient certains, vous avez été peinards, vous étiez nourris alors que nous avions des soucis avec le ravitaillement. On peut dire que les Fridolins nous en ont fait voir. Si on revenait après le couvre-feu d’un bridge chez des amis, il fallait passer toute la nuit au Commissariat. C’est terriblement long, on croit mourir141. »

170Il se sent impuissant devant ceux qui insinuent que s’il a passé cinq ans derrière les barbelés, c’est qu’il n’était qu’un idiot ou un malhabile. Il n’avait qu’à pas se faire prendre ou alors s’évader. Que peut-il répondre ? A-t-il seulement une chance de s’expliquer ?

171La gêne de communiquer avec l’entourage ainsi qu’un certain besoin de solitude, suite logique d’une longue période de promiscuité de tous les instants, provoquent souvent un repli temporaire du rentrant sur lui-même, un retrait en son univers et le maintien d’une distance envers son cercle social142. Les mêmes raisons poussent inéluctablement le prisonnier libéré vers ses pairs. Qui peut mieux le comprendre, lui prodiguer cette chaleur humaine dont il a tant besoin, que les hommes qui ont connu son sort ? L’incompréhension de l’environnement social est plus facile à supporter ensemble. Une communauté où il est égal entre égaux le compense des difficultés ressenties avec l’entourage.

172Le grand obstacle que doit surmonter le rapatrié, avant de pouvoir s’intégrer dans la société, est donc avant tout d’accepter la réalité. Il lui faut se débarrasser de ses illusions, reconnaître la part du rêve et se résigner à voir les choses telles qu’elles sont. Il doit accepter d’abord le fait que la vie a continué sans lui avec ses joies, ses peines, qu’on s’est passé de lui et que dans la vie de son pays, de ses proches, est écrit à jamais un chapitre dont il est définitivement exclu143. Il lui faut se faire aux ruines, à la pénurie, aux difficultés matérielles, comprendre qu’on ne reviendra jamais aux temps heureux d’avant-guerre et que la seule route ouverte va vers l’avant. Le rapatrie doit se résigner au fait que cinq années de sa vie ont été perdues, qu’il est plus âgé, qu’il ne peut pas reprendre de ce fait toutes ses habitudes d’antan. Il doit accepter la réalité décevante découverte au pays : le spectacle qu’offre la scène politique, les égoïsmes corporatifs, le trafic, l’omniprésence du marché noir. Il doit se faire à l’incompréhension, prendre la place qu’on lui octroie sans fracas, presque discrètement. Dans ce sens, subir, accepter, se résigner, sont les premiers pas que font les rapatriés vers leur réintégration. Comment donc s’étonner de la déception et de l’amertume ressenties par le rentrant ? Il surmontera pourtant cette épreuve sans y perdre son âme et sa substance. L’expérience des camps et la leçon de la captivité lui prodiguent une identité bien distincte qui ne s’effacera plus. Meme réintégré, inséparable de la société, il restera pour toujours un ancien prisonnier de guerre.

173L’intégration des P.G. variera considérablement selon les cas et les personnalités. Pourtant, il semble qu’en général elle sera plutôt rapide. Souvent, un an après leur retour, les rentrants estiment avoir repris leur place, considérant la captivité comme « un mauvais rêve »144.

174Dès la fin de 1945, on perçoit ce thème dans la presse P.G. : « Ces temps sont maintenant révolus. Non que tous les problèmes soient résolus, mais la grande majorité d’entre nous se sent assez forte et assez adaptée pour reprendre place au sein de la Nation145. » Au mois de janvier 1946, le Sanglier Libre annonce même à ses lecteurs : « Vous voilà rentrés depuis au moins six mois. Physiquement, moralement, intellectuellement, vous êtes réadaptés à la vie civile autant que faire se peut. » Et à partir de septembre de la même année, le même bulletin commencera à publier régulièrement une rubrique consacrée aux « souvenirs de la captivité ». Cet éloignement de la période de captivité commence même à être perçu avec un certain regret. N’emportc-t-clle pas les illusions, les espoirs, les rêves ? « En revêtant nos vêtements civils, nous avons retrouvé avec notre égoïsme une grande part de nos partis pris d’antan. Cette étroite communion d’idées des camps est morte avec notre retour, c’est une constatation pénible146. » Déjà, chacun des actes des rapatriés paraît à certains d’entre eux comme un reniement de ce qu’il y a de plus remarquable dans leur expérience. Un an et les voilà redevenant des étrangers147.

175Parallèlement au regroupement de P.G. rapatriés, à l’activité de leurs associations, à leurs revendications, les rentrants ont envers leur passé la réaction classique des groupes ayant connu de près le malheur. La réinsertion sociale et la réadaptation, c’est aussi lentement mais implacablement l’oubli.

176La situation matérielle et morale des prisonniers, à leur retour, explique le besoin qu’ils ressentirent de se regrouper au sein d’une grande organisation représentative qui, si elle n’avait déjà existé, aurait certainement été créée de toutes pièces.

177La situation matérielle, le besoin d’aide et d’assistance, la déception, la volonté de retrouver un milieu familier poussaient les prisonniers rapatriés les uns vers les autres. Les difficultés de l’heure, les besoins, la nécessité d’un dialogue avec le pouvoir et l’action revendicatrice imposaient au groupe la création d’un organe représentatif s’exprimant en leur nom sur toutes les questions qui touchaient à leurs intérêts. L’existence d’un tel regroupement était rendue indispensable par le manque d’intérêt du public et des médias envers leur retour et leur réintégration. En effet, lisant les grands quotidiens de l’époque, on ne peut se libérer de l’impression qu’un événement de toute première importance dans la vie de la Nation (le retour des rapatriés) passait presque inaperçu148.

178Les sections locales de la Fédération procurèrent avant tout au rentrant un lieu de sociabilité où il retrouvait des hommes partageant sa mentalité, ayant les mêmes aptitudes, les mêmes dispositions, les mêmes soucis. Il se sentait égal entre égaux, compris, entouré de sympathie, libre de toutes questions. Ces réunions le réconfortaient, lui rendaient une ambiance appréciée et lui permettaient de vivre avec l’impression que ces grandes découvertes de la captivité – la solidarité, la camaraderie, l’interdépendance – avaient une continuité.

179L’Organisation permettait aux rentrants de lutter pour la sauvegarde de leur honneur, par la propagande, par son influence, par les moyens matériels et sa capacité de se faire entendre.

180Heureusement pour les rapatriés, la Fédération Nationale des Prisonniers de Guerre existait déjà à l’heure où commençait leur rapatriement massif. Le besoin d’une telle organisation était à l’époque si grand et les tâches si nombreuses qu’elle développa dès le début une activité fébrile. Son premier succès fut de sauvegarder, malgré les pressions politiques, l’unité du groupe et de réunir en son sein l’énorme majorité des prisonniers rapatriés. Dès la première année de son existence, elle fut rejointe par plus des 2/3 du million et demi de Français qui avaient connu la captivité149. Cette réussite lui octroya dès le début la force du nombre et une représentativité dont personne ne put jamais douter. Déjà, en 1945, la F.N.P.G. était par le nombre de ses adhérents la seconde association de France, devancée uniquement par la C.G.T. unifiée.