1« L’Historien du passé est néanmoins un citoyen du présent », m’a-t-on rappelé le jour où j’entamais mes études d’Histoire. Rien d’étonnant donc, si c’est en pataugeant dans la boue d’une position fortifiée du Golan que je me suis découvert, en hiver 1973-74, un intérêt grandissant envers ceux qui occupèrent, il y a plus d’un demi-siècle, les tranchées de Flandre, de l’Artois et de Champagne. C’est là que j’entrevis, pour la première fois, la problématique du retour et de la réintégration d’une génération de combattants, me questionnant sur l’impact que peut avoir un tel groupe sur la société nationale.

2La guerre me poussa à m’intéresser aux marques que laisse cette épreuve sur les hommes qui en reviennent ainsi qu’à la répercussion de leur expérience sur la nation tout entière.

3En ce qui concerne les Combattants de 14-18, c’était peine perdue. Une œuvre magistrale venait d’épuiser pour de longues années ce sujet dont la recherche historique avait pourtant négligé jusque-là les aspects1.

4Restait la « deuxième génération du feu » : les Combattants de 1939-1945. Toutefois, contrairement à leurs pères, ces hommes ne constituent en aucun cas un groupe homogène. Le caractère complexe et interrompu de la participation de la France au deuxième conflit mondial encouragea la création de nombreux groupements d’anciens combattants ayant guerroyé sur des théâtres d’opérations différents, sous des commandements divers, en allégeance à des sources différentes, sinon rivales, d’autorité civile. Les différences qui en résultent séparent les anciens de la 2^e D.B., du Corps Expéditionnaire Français en Italie, de la 1^re Armée et des Forces Françaises Libres, bien plus que ne les unissent leurs déterminateurs communs. De plus, aucun de ces groupes ne possède la force du nombre octroyant l’impact qui nous intéresse.

5La recherche du grand groupe d’Anciens Combattants de la II^e Guerre Mondiale nous porta tout naturellement à nous intéresser aux Prisonniers de Guerre. En effet, à l’époque où différentes formations continuèrent le combat sur trois continents, le gros de l’Armée Française croupissait derrière les barbelés allemands. 1 850 000 soldats français capturés en été 1940, 1 575 000 immatriculés dans des camps de prisonniers de guerre en Allemagne, 950 000 hommes subissant, dans sa totalité, une captivité longue de 5 ans – si l’on en juge uniquement selon des critères numériques, c’est là que se trouve la génération d’Anciens Combattants de 1939-1945.

6L’étude du Mouvement d’Anciens Prisonniers de Guerre comme Mouvement d’Anciens Combattants, voilà le but de ce travail ! Cette constatation souligne la problématique de notre entreprise. En effet, une différence certaine existe entre les Anciens Prisonniers de Guerre et les groupes classiques d’Anciens Combattants. L’identité propre à leur société puise ses racines dans une expérience dissemblable ; les valeurs dont s’inspire l’esprit cimentant leurs groupements ne sont pas identiques et l’aspect moral de leur action est distinct. En même temps, leur mode d’organisation, les domaines de leurs activités ainsi que la stratégie et la tactique de leur action possèdent de très nombreux traits communs et, dans le cas des anciens P.G., s’inspirent, dans une certaine mesure, de l’expérience des anciens combattants de 14-18.

7Peu d’aspects de l’Histoire de la France pendant la II^e Guerre Mondiale ont été autant négligés que la captivité et le destin des hommes qui la subirent. Les Prisonniers de Guerre – « ce pan entier de la société française » qui représente à lui seul plus de 10 % de la population mâle adulte de l’époque, « ce grand phénomène social » dut attendre trente-cinq ans pour voir paraître l’histoire de son épreuve2.

8Aucun historien ou sociologue ne s’est penché, jusqu’à ce jour, sur le retour des prisonniers et leur réinsertion dans la société française. Leur influence et leur contribution à la vie sociale de la France d’après-guerre restent inconnues. Eux-mêmes semblent ignorer cet aspect de leur passé. Les talentueuses descriptions de la captivité par leurs écrivains et leurs mémorialistes s’achèvent une fois retrouvé le pavé de leur ville ou le paysage natal3. Comme si un million et demi d’hommes, marqués à jamais par une expérience unique, forts d’une identité originale et dotés d’un esprit et d’une mentalité particuliers, formés pendant des années de séparation, de souffrances, de vie dans un pays ennemi, pouvaient se décharger de leur spécificité et réintégrer la société nationale, sans la marquer et sans laisser en elle de trace durable.

9Il semble pourtant que l’histoire de leur retour, de leur réintégration et de leur action n’est pas sans intérêt pour l’historiographie de la France contemporaine. Leur rentrée signifie, en effet, pour le pays la récupération d’un million d’hommes dans la force de l’âge, de producteurs, de procréateurs, d’électeurs, de personnes destinées à occuper des fonctions clefs dans la société. Que de changements dut-elle, en effet, provoquer !

10Ces hommes, séparés de leur famille, de leur travail, de leur société, de leur patrie, lors d’une période dramatique, particulièrement chargée d’événements graves et de changements importants, ont vécu à leur tour une expérience exceptionnelle et souvent incommunicable. Leur réintégration est donc, avant tout, l’histoire de retrouvailles difficiles entre une France profondément différente de celle qu’ils ont laissée et des hommes ne ressemblant guère à ceux qui quittèrent leur foyer en 1939.

11Les P.G. rapatriés doivent reprendre le travail dans un système qui a continué d’évoluer en leur absence dans un sens qui n’était pas le leur. Il leur faut réintégrer en même temps une société qu’ils ne reconnaissent que difficilement, qui ne les comprend pas et ne les estime guère. Ils aspirent à retrouver leurs amis et leurs proches. Mais, avant tout, ils s’efforcent à surmonter la distance qui les sépare maintenant de leur compagne et à reprendre leur fonction de père et de chef de famille.

12Pourtant, ces hommes ne veulent pas se contenter de récupérer la place restée vacante à leur départ ou d’arracher à l’Etat les moyens matériels de leur réinsertion économique et sociale. Les Prisonniers de Guerre rentrent au pays, persuadés qu’en tant que groupe ils ont une mission à remplir et convaincus du rôle primordial qu’ils auront à tenir dans le relèvement et la reconstruction matérielle et morale de la France de demain. Dans leur esprit, leur longue captivité, les épreuves et la souffrance qu’ils ont subies les assignent à devenir « le levain de la renaissance française ». Il suffirait donc « qu’ils le veuillent, qu’ils restent unis, qu’ils prennent conscience de leur nombre, de leur force, de leur valeur, pour qu’ils puissent entraîner le pays vers de nouveaux destins »4.

13La réinsertion complète se fera lentement, parsemée de déceptions, de désillusions, d’amertume et de rancœur. Les rentrants s’apercevront vite que la guerre n’a pas nui de la même façon à tous, que nombreux sont ceux qui, étant restés sur place, ont été avantagés par rapport à eux. Les retrouvailles seront toujours difficiles, parfois pénibles et même douloureuses. L’Etat essaiera de ne pas accomplir ce qu’ils estimeront être « son devoir » envers eux. La société aura tendance à les désigner comme responsables immédiats de la défaite et à se décharger sur eux d’une responsabilité qui incombe, penseront-ils, à d’autres. La Résistance, les F.F.L., les Combattants de 1943- 45 – tous ceux à qui l’Histoire aura accordé une seconde chance – occuperont l’avant-scène, comme artisans de la victoire. Eux seront relégués au rôle d’éternels vaincus.

14C’est pour combattre cette situation que les prisonniers se tourneront vers la seule arme dont ils disposent : le Mouvement P.G. – l’organisation unifiée qui soude leur milieu, octroyant à leur groupe une existence sociale et à ses luttes l’appui de leur nombre.

15Née de la fusion progressive des associations s’occupant pendant la guerre des prisonniers, des rapatriés et de leurs familles avec le mouvement de résistance des P.G. rapatriés, la Fédération Nationale des Prisonniers de Guerre se mesurera, dès le jour de sa création, avec les problèmes découlant du retour ainsi qu’à ceux de la réinsertion professionnelle et sociale des prisonniers rapatriés. Constituée au moment où commence le rapatriement massif des Français libérés par les Alliés, la F.N.P.G. mènera son travail d’organisation et de déploiement de structures parallèlement à une activité fébrile d’accueil. Heureusement, comme nous le verrons, les cadres et les associations locales ont précédé, dans bien des cas, les structures nationales.

16En très peu de temps, cette Organisation deviendra un véritable syndicat de prisonniers, représentant fidèlement les intérêts de la société des rapatriés, luttant contre l’Etat pour obtenir ses droits. En même temps, se considérant comme la responsable directe du sort de ses membres, elle entamera une vaste activité sociale, destinée à soulager la détresse des siens par l’intermédiaire d’une action d’entraide. Comme toute organisation d’Anciens Combattants, la F.N.P.G. s’engagera immédiatement dans une inlassable action revendicative. Comme tout mouvement de masses, elle connaîtra des luttes intenses entre fractions antagonistes représentant des camps politiques opposés, qu’alléchera le nombre de membres de la deuxième association de France et de son plus grand Mouvement d’Anciens Combattants.

17Emanation de la société des P.G., l’Organisation défendra avec acharnement l’honneur du groupe, intentant des procès, exigeant des excuses, engageant des controverses. Parallèlement, elle tentera d’épurer la maison, chassant de ses rangs les « brebis galeuses ».

18La Fédération Nationale des Prisonniers de Guerre constitue donc l’objet de ce travail. Nous l’entamerons en décrivant cet autre aspect presque inconnu de la captivité que constitue l’histoire des P.G. rapatriés. Nous y décrirons les associations et les administrations qui s’occupèrent, pendant cette période, des prisonniers et de leur famille, nous attardant sur l’évolution des Mouvements de Résistance fondés par les rapatriés et les évadés. La fusion de toutes ces organisations aboutit à la création de la F.N.P.G.

19Le deuxième chapitre de ce livre sera consacré au retour des hommes libérés en 1945 de leurs camps. Ignoré jusqu’ici par les historiens, cet épisode constitue cependant le « décor » dans lequel s’est déroulée l’activité de l’Association que nous étudions.

20En troisième lieu, nous analyserons la constitution de l’Association ainsi que la première étape de son existence marquée par l’action d’accueil, la structuration de son organisation et ses premiers conflits avec les pouvoirs. Dans ce cadre, il nous sera nécessaire de comprendre l’esprit particulier qui anime ses adhérents motivant leur action.

21Nous nous pencherons dans le chapitre 4 de notre travail sur les principaux domaines d’activités de la F.N.P.G., son épuration interne, son œuvre sociale, l’action civique et les luttes revendicatives.

22Cette recherche se terminera par la description de l’évolution des effectifs de l’Association ainsi que le caractère de ses cadres. Ce dernier chapitre portera aussi sur le débat interne concernant l’orientation fédérale et les luttes intestines qui opposèrent une minorité radicale et dynamique à une majorité hétéroclite de caractère centriste.

23Nous étant intéressés aux Anciens Prisonniers, nous nous retrouvons étudiant une organisation. Mais l’étude d’une association peut-elle remplacer celle d’un groupe social ? Dans notre cas, la réponse est positive. Il est vrai que la Fédération Nationale des Prisonniers de Guerre ne réunit jamais la totalité des anciens P.G. et certains hommes rentrant de leurs camps refusèrent probablement de s’y reconnaître. On ne peut contester non plus le fait que l’existence même d’une organisation lui octroie une vie propre, lui imposant une certaine logique d’action et de survie indépendantes de la volonté de ses adhérents. Cependant, à son apogée, la Fédération compta plus d’un million de membres, soit les deux tiers de tous les prisonniers. Profitant de l’expérience de la génération précédente, leur groupe préserva jalousement son unité et l’Association ne connut pas de rivale. Les autres organisations fondées par des P.G., telles l’« Union Nationale des Amicales de Camps » (U.N.A.C.) et l’« Union Nationale des Evadés de Guerre » (U.N.E.G.), lui servirent plutôt de force d’appoint. Omniprésente par l’intermédiaire de ses « Associations Départementales » et de ses « Sections Locales », la F.N.P.G. garda un contact permanent avec l’ensemble des anciens prisonniers organisés en son sein, représentant fidèlement leurs aspirations, leurs désirs et leurs besoins.

24Antoine Prost démontra d’ailleurs la problématique de l’existence même des anciens combattants en tant que catégorie sociale, prouvant qu’ils ne subsistent comme groupe dans la société qu’en raison de leur organisation en groupements et de la prise de conscience de leur particularité. Une recherche consacrée au groupe des Anciens Prisonniers de Guerre débouche donc valablement sur l’étude de leur association puisque, de même que les Anciens Combattants, « ils n’avaient pas d’existence dans la société en dehors d’elle »5.

25Il nous a semblé pertinent de limiter le cadre de cette étude aux années 1944-1952. Rien de plus évident que la première de ces dates. En effet, la F.N.P.G. émergea progressivement, en hiver 1944-45, de la fusion des « Centres d’Entraide » et du « Mouvement National des Prisonniers de Guerre et Déportés. »

26La date limite de ce travail est par contre problématique et quelque peu arbitraire. En effet, la Fédération Nationale des Prisonniers de Guerre existe toujours. Ayant ouvert ses rangs aux Anciens Combattants des guerres d’Afrique du Nord, elle s’appelle désormais la « F.N.C.P.G.-C.A.T.M. ».

27Etablie dans un hôtel particulier du XVI^e arrondissement, elle connaît à présent une existence sereine évoluant au rythme d’une routine bien rodée selon des rites établis une fois pour toutes. Toutefois, ayant centré notre étude sur le retour et la réintégration des P.G., leur impact sur la société nationale, leur action, leur mentalité et leurs luttes internes, nous n’avons trouvé d’intérêt que dans la période cruciale de son existence : celle des origines, des grands choix, des luttes intenses, des décisions cardinales et d’une influence capitale sur les conditions de vie et le moral de ses adhérents.

28Cependant, les différents processus analysés aboutirent à des périodes différentes. 1952 n’est donc qu’une date médiane. Chaque aspect étudié, telles les luttes revendicatives, la controverse politique ou la relève de la première génération de dirigeants, sera décrit dans son cadre chronologique propre, nous arrêtant, le cas échéant, avant cette limite, la transgressant si nécessaire.

29L’histoire des Prisonniers de Guerre, qu’elle soit celle de leur captivité ou de leur retour, est néanmoins une histoire de vaincus. De tout temps, les historiens lui ont préféré l’histoire des vainqueurs.

30Ayant la chance d’appartenir au camp de ces derniers, je ne sais pourtant que trop combien précaires sont les victoires et de quel prix les paient ceux qui les remportent. Ma sensibilité se révolte donc contre les sentiments de dédain ou de mépris qu’on voue si souvent aux perdants.

31Celui qui a vu le combat sait que les soldats et les officiers subalternes défendant leur pays ne sont que rarement personnellement responsables des défaites que subissent leurs armées. Ils en payent pourtant, toujours, implacablement, le prix.

32Ma sympathie va aussi tout naturellement aux Prisonniers de Guerre Français quand ils plaident « non coupables » leur procès devant l’Histoire. La justice était avec eux quand ils refusèrent d’endosser ce rôle de bouc émissaire, afin d’expier les fautes d’autrui, qui aurait sans doute satisfait tant d’autres.

33Malheur aux vaincus ! Malheur aux vainqueurs ! La seule victoire valable est celle qu’on gagne dans la paix sur la vie.

34C’est peut-être aussi le seul critère à la lumière duquel il faut juger les Anciens Prisonniers de Guerre.