Quelques notes... de musique
p. 365-375
Texte intégral
1« Je n’ai jamais vanté les salons de Marseille que je fuirais comme la peste ». Par ce jugement péremptoire, Prévost-Paradol, en 1863, exprime une opinion fort répandue : à quelques kilomètres d’Aix, l’ancienne capitale, aristocratique et intellectuelle, la cité portuaire, « ville de marchands et d’épiciers »– ainsi la qualifie George Sand – est étrangère aux choses de l’esprit. Des Parisiens, des hommes de lettres de passage lui ont fait cette réputation : Stendhal affirme que « la chose la plus ridicule aux yeux d’un Marseillais est celle d’ouvrir un livre » ; Taine qu’« il n’y a pas de ville plus matérielle et plus grossière » ; et Edmont About, si laudatif par ailleurs, fait chorus :
« Gens d’esprit tant qu’on voudra ; je suis prêt à renchérir sur tous les superlatifs de la louange ; mais en matière d’art ce n’est pas à eux que je demanderai des avis ; le discernement du beau est un fruit de l’éducation plutôt qu’un don de la nature et les Marseillais n’ont pas encore tourné leur esprit de ce côté là ».
2Sur place même, quelques voix s’unissent à ce concert de dénigrements. Victor Gelu accuse négociants et courtiers de « n’aller au théâtre que pour lorgner les danseuses et faire assaut de mondanités ». Il n’a il est vrai aucune bienveillance pour ce milieu ; mais Jules Charles-Roux qu’on ne peut soupçonner de pareilles préventions admet aussi dans ses Souvenirs du Passé « une sorte d’antipathie obligatoire entre le culte des arts et la profession de commerçant, d’industriel et de financier ». Quant au Sémaphore, journal du négoce et organe des libéraux, il confirme ce qui semble bien être une vérité établie : « Marseille, ville où la bourgeoisie ne s’intéresse qu’aux affaires et au jeu ».
3 La cause semble donc entendue et la condamnation sans appel. Pourtant lorsqu’au hasard de ses recherches il arrive à l’historien de fréquenter cette société du siècle dernier, de faire la connaissance de ses notables et de pousser la porte de leurs salons, il y est souvent accueilli... en musique.
* * *
« A Marseille le goût de la musique est répandu parmi toutes les classes et toutes la pratiquent avec la même ardeur »1.
4Cet amour, les Marseillais l’ont en commun avec tous les peuples du Midi ; c’est un fait que beaucoup d’auteurs ne peuvent s’empêcher de reconnaître mais la constatation s’accompagne souvent d’une certaine réserve. « Sont-ils grands connaisseurs ? s’interroge Edmond About ; je n’en jurerai pas. »2 Certes leurs choix sont parfois discutables mais ce sont ceux de l’époque et sur ce point Paris ne fait pas mieux ; dans le Midi, il arrive même que l’on soit en avance sur la capitale !
5Sur les rives du Vieux Port on goûte surtout l’opéra. Le genre est populaire mais le Grand Théâtre est moins fréquenté par l’ouvrier, relégué au poulailler, que par la bonne société qui occupe orchestre, loges et balcons. A l’affiche, tout le répertoire du siècle : Mehul, Boïeldieu, Aubert, Rossini – en 1821 la création du Barbier de Séville fait salle comble – puis Halévy et surtout Meyerbeer : en 1833 la représentation de Robert le Diable connaît un grand succès et en 1838 les Huguenots enregistrent un record d’affluence. Plus tard, tandis que l’opérette d’Offenbach triomphe au Gymnase, la grande scène marseillaise accueille Donizetti – en 1852 c’est le grand gala de la Favorite à l’occasion de la venue du Prince-Président – Ambroise Thomas, Verdi, Gounod et même Wagner3.
6Bien des oeuvres il est vrai sont montées avec un certain retard par rapport à Paris : deux ans par exemple pour Robert le Diable et les Huguenots. Ainsi ceux qui ont l’occasion de fréquenter les salles de la capitale ne s’en privent pas. En 1836, l’armateur Marc-Constantin Fraissinet et sa femme sont à Paris lors des toutes premières représentations des Huguenots. Ils s’y précipitent et leur engouement est tel qu’ils récidivent quelques jours après. Madame Fraissinet déborde d’enthousiasme.
« Il est impossible de se faire une idée de ce que c’est, on parlait de cet opéra depuis longtemps mais on ne l’avait pas encore joué. Le bonheur a fait que nous nous soyons trouvés à Paris pendant ce temps. La musique est foudroyante, le sujet tout ce qu’on peut de plus intéressant, la décoration d’un genre nouveau, surtout au dernier acte. On voit le ciel étoilé, il semble que c’est vraiment le ciel que l’on aperçoit au point que j’ai cru que l’on avait mis bas le fond de la scène pour faire ce point de vue »4.
7Beaucoup plus tard, en 1868, leur fils Adolphe, armateur lui aussi, entreprend un voyage d’affaires en Ecosse : il est accompagné d’Eugénie Bazin, son épouse, et de ses deux filles aînées. L’une d’elle tient un journal où elle note avec minutie les moindres détails de cette tournée, l’emploi du temps de ses journées et l’usage de ses soirées. La musique y a sa place : à Glasgow la famille assiste à un opéra anglais chanté par une troupe de Londres ; à Paris, sur le chemin du retour, elle va deux fois aux Italiens écouter le Barbier de Séville et Adelina Patti dans Lucie de Lamermoor5.
8La fréquentation du Grand Théâtre n’est donc pas seulement, comme on l’a trop souvent dit, simple mondanité et nécessité de se montrer, elle traduit aussi, semble-t-il, un réel attrait pour ce type de spectacle car l’opéra reste au programme même pendant les voyages où s’offrent pourtant bien d’autres occasions de divertissement.
9Au nombre de celles-ci, le concert est aussi très prisé par les Marseillais.
« Dans la haute société, outre les concerts publics d’artistes et d’amateurs, d’amateurs seulement et le Cercle des Beaux Arts que d’écoles de musique, [...] que de réunions musicales multipliées sur tous les points, dans tous les instants »6.
10Les sociétés de musique, musique de chambre, musique symphonique, chant choral sont en effet fort nombreuses. L’une des premières en date sous l’Empire, le Quatuor du Roi d’Espagne doit son nom et son existence à Charles IV exilé à Marseille en 1808. Quelques années auparavant les Concerts Thubaneau s’étaient installés dans l’ancien local du club des Jacobins. Ils jouent un rôle essentiel sous la Restauration et la Monarchie de Juillet à une époque où Marseille connaît un extraordinaire essor musical : Mozart, Mehul, Cherubini, Gluck, Weber, Mendelssohn, sont régulièrement à l’affiche. Là sont exécutées de 1821 à 1827 toutes les symphonies de Beethoven à un moment où Paris hésite encore à les applaudir. Là se produisent les plus éminents artistes de passage en 1825 Liszt alors âgé de quatorze ans y donne trois récitals qui font courir toute la ville ; en 1836 Paganini s’y fait entendre à plusieurs reprises.
11Puis d’autres sociétés viennent concurrencer « les Messieurs du Grand Concert » : le Cercle des Beaux Arts, la Société philharmonique, la Société des quatuors, la Chorale Trotebas, l’une des premières de France, l’Association des Artistes musiciens présidée par Xavier Boisselot, le réputé facteur de piano, plus tard le Quatuor Millont, et surtout les Concerts et les Choeurs du Conservatoire le 15 août 1860, à l’occasion de la fête de Napoléon, ces derniers donnent la Messe du Sucre de Chérubini et en 1868 ils interprètent le choeur des Pileuses du Vaisseau Fantóme7.
12La même année voit la naissance du Cercle artistique. Ils s’installe d’abord rue Saint-Ferréol, la rue la plus centrale et la plus élégante de Marseille, puis, non loin de là, dans l’hôtel Roux de Corse, rue Montgrand, au coeur même du quartier bourgeois. Sous la ferme direction de son fondateur, Jules Charles-Roux, on lui doit à la fin du siècle une bonne part de l’animation musicale de la ville : il reprend notamment l’idée avortée des concerts populaires, les développe en y faisant entendre non seulement Haydn, Mozart, Weber, Berlioz mais aussi des créations de Bizet, de Saint-Saens, de Reyer, et des fragments de Wagner, de Brahms, de Tchaïkovski, de Grieg ; il ouvre ainsi la voix à ce qui devait devenir plus tard une institution durable, les Concerts classiques8.
13Tous ces organismes n’auraient pu éclore, se développer et se maintenir, parfois de longues années s’ils n’avaient joui des faveurs de la société locale. Dans la bourgeoisie marseillaise les concerts comptent de fidèles habitués. Madame Jean Pastré est de ceux-là comme nous l’apprend une correspondance du 26 avril 1826 échangée entre deux de ses enfants, Jean-Baptiste, alors négociant à Alexandrie et sa soeur Amélie, épouse d’Alexis Estrangin9. En 1838, Madame Fraissinet écrit aussi à son fils.
« Ce soir ton oncle Gustave a été au concert avec Tante Constance et Louise. On dit que c’est fort joli. La musique y est très bonne. Monsieur Lecourt est un des meneurs de l’orchestre ce qui fait que ton oncle s’y est abonné »10.
14Bien plus tard, en 1890, dans son Discours de réception à l’Académie de Marseille, Jules Charles-Roux évoque son enfance.
« Je me souviens d’avoir été conduit bien souvent par mon père aux séances de Millont qui avaient lieu au Conservatoire, rue Chateauredon ; il m’en est resté une impression vivace. A deux heures moins le quart on voyait chaque dimanche, pendant la saison d’hiver les mêmes personnes gravir lentement la rude montée de la Première Calade. Elles marchaient à pas comptés, avec une certaine majesté, saluant en passant le buste d’Homère, et, en pénétrant dans la salle des séances, parlant à voix basse, échangeaient des saluts discrets et chacun retrouvait sa place habituelle : Auguste Morel, le directeur du Conservatoire, Joseph Rostand, Xavier Boisselot le compositeur et l’industriel, de Rémusat »11.
15Il faudrait aussi évoquer tous les autres lieux publics et privés où se produisent les musiciens de passage. C’est sur l’orgue de la Major que Liszt compose le thème de ses Préludes. Au retour de Mayorque, Chopin séjourne trois mois à Marseille. La presse locale est en effervescence. La Gazette du Midi déplore le silence du musicien :
« Tous nos amateurs regretteront que ce grand pianiste soit dans un état de santé tel qu’il ne puisse se faire entendre dans une ville où depuis longtemps ses oeuvres sont dignement appréciées ».
16A défaut de l’écouter, du moins faut-il le voir, ce qui exaspère George Sand : « toute la racaille littéraire me persécute et toute la racaille musicale est aux trousses de Chopin ». En avril enfin, ce dernier tient l’orgue de Notre-Dame du Mont pour la messe funèbre en l’honneur du grand chanteur Nourit. Une foule énorme envahit l’église. George Sand rend compte de la cérémonie ; elle est féroce. Elle ridiculise les Choeurs Trotebas qui ont exécuté deux motets : « je ne sais si les chanteurs l’ont fait exprès, mais je n’ai jamais entendu chanter plus faux ». Elle vitupère contre l’orgue, « instrument criard, n’ayant de souffle que pour détonner ». Quant au public, elle l’accuse de n’avoir rien compris à l’interprétation de Chopin.
« Nous étions là deux ou trois tout au plus qui avons senti cela [...] le reste de l’auditoire qui s’était porté là en masse et avait poussé la curiosité jusqu’à payer cinquante centimes la chaise a été fort désapointé car on s’attendait à ce que Chopin fit un vacarme à tout renverser »12.
17N’en déplaise à la romancière, les Marseillais semblent avoir apprécié : « Monsieur Chopin qui jouait de l’orgue avait parfaitement adapté son jeu à la simplicité et à la gravité de la cérémonie » note la Gazette du Midi13. Car il existe bien un public à Marseille, un pulbic qui non seulement sait goûter la musique mais est aussi capable de la pratiquer, parfois même de la composer.
* * *
18Dans les intérieurs bourgois le piano, ici comme ailleurs, est un élément essentiel et quasi obligatoire : il signe l’appartenance à une catégorie sociale. On a ironisé non sans excès sur cet aspect symbolique et décoratif. Doit-on en dire autant des autres instruments, violons, violoncelles, flûtes, hautbois... dont les inventaires après décès nous révèlent la présence dans bien des hôtels particuliers ? Journaux intimes, correspondances privées, mémoires, témoignages oraux attestent aussi que le chant et la musique sont d’une pratique courante dans les milieux aisés. Rappelons qu’ils tiennent une place importante dans l’éducation des enfants. C’est vrai et bien connu pour les demoiselles. Fille et petite fille d’armateur, Isabelle Fraissinet a un professeur de piano particulier et partage avec sa cousine Marguerite Baux, les leçons d’un professeur de chant14. Dans tous les pensionnats laïques ou religieux plusieurs heures sont consacrées à ces enseignements. On n’a voulu y voir, parfois à tort, qu’une simple initiation à la vie mondaine de la future maîtresse de maison. Mais les garçons participent aussi à ces frivolités. Lorsque Madame Fraissinet écrit à son fils Adolphe, pensionnaire à Sorèze dans le Tarn, elle insiste sur ce point.
« Si tu pouvais apprendre le piano et surtout les valses allemandes, ce serait un plaisir pour moi de les entendre et un passe-partout pour toutes les sociétés où l’on aime beaucoup avoir des jeunes gens musiciens ; c’est ensuite une preuve de bonne éducation »15.
19Chez les Fraissinet on le voit, la culture musicale ne va guère au-delà de ce que réclame une honnête bienséance. Chez d’autres, elle est beaucoup plus sérieuse. En témoigne d’abord le développement du Conservatoire où il est de bon ton dans les familles les mieux placées d’envoyer les enfants. Dès sa fondation en 1821 il accueille cinquante élèves et quatre vingt seize l’année suivante. Le succès est tel que pour y entrer il faut se livrer au jeu des recommandations16. Aussi beaucoup restent fidèles à l’enseignement à domicile. Les fils de Louis Régis, négociant-armateur et industriel, reçoivent une très solide instruction musicale. François joue du violoncelle, Jules du piano, quant à Victor il fait jusqu’à huit heures de violon par jour17.
20Le courtier Jean-Baptiste-Henry Caune fait donner à ses deux enfants, Auguste et Camille, une éducation artistique soignée, l’un est violoncelliste, l’autre pianiste et compositeur. Leur père fait aménager à leur intention, une scène de théâtre dans le grand salon de sa propriété de Saint-Just où se réunissent des amateurs pour des concerts vocaux ou de musique de chambre18. Car la pratique de la musique ne se limite pas à l’enfance et à l’adolescence ; nombreux sont ceux qui, devenus adultes, en font leur divertissement préféré. Lorsque Jean-Baptiste Charles Roux, l’un des grands savonniers de la rue Sainte, demande à son ami, Gustave Ricard, de peindre son portrait, il se fait représenter jouant du violon19.
21En séjour d’affaires à Constantinople, le négociant Bruno Rostand se lie avec la société européenne de Péra ; il est reçu dans les maisons les plus distinguées où l’on sait vite mettre à contribution ses talents de violoniste. Son fils Jules est aussi un musicien remarquable. A Marseille, la musique de chambre est à l’honneur dans bien des réunions privées où on la cultive autour de petits orchestres d’amateurs.
« Dans le nombre, écrit Alexis Rostand, on me permettra de citer celles qui se tenaient chez mon aïeul vénéré, Alexis Rostand, parce qu’il s’y rattache un souvenir intéressant. Ce fut là, en effet, que s’exécutèrent pour la première fois à Marseille les quatuors de Beethoven qui venaient de paraître, et que par une circonstance assez bizarre, mon grand-oncle, Monsieur Bruno Rostand, avait rapportés d’un de ses voyages dans le Levant »20.
22 Ajoutons que ce quatuor à cordes était composé des membres de la famille : Alexis lui-même, violoncelle, son frère aîné Joseph, alto, son frère cadet Bruno, premier violon et son fils Joseph, deuxième violon.
23Chez les Régis, autre famille très musicienne, on est wagnérien. Jules Régis qui exerce la profession d’avoué, a trois pianos dans son château de la Millière :
« L’un est un magnifique instrument, ce qui se faisait alors de mieux pour la reproduction des oeuvres de maîtres interprétées par les meilleurs artistes. Nous avons entendu là, précise le biographe de la famille, de nombreux extraits de Wagner qu’on écoutait avec dévotion à une époque où ce génie était encore fort critiqué en France »21.
24Certains de ces amateurs sont assez musiciens pour oser se produire en public ; lors des concerts du Cercle artistique par exemple, Madame Fritsch-Estrangin interprète au piano des oeuvres de Beethoven et de Liszt22. Pour qu’une dame de la bourgeoisie, au XIXème siècle, ose ainsi se donner en spectacle, il faut que ce soit pour une noble cause. La diffusion des arts en milieu populaire est considérée alors comme un acte de bienfaisance ; on peut donc voir dans cette manifestation un simple prolongement des activités traditionnelles de la dame patronnesse. Elle prouve cependant les réelles qualités d’interprète de son auteur et infirme bien les jugements hâtifs sur la légèreté de la culture musicale féminine.
25Jérôme Borelli, négociant d’origine génoise, ami, allié, et longtemps associé des frères Régis, est aussi passionné de musique : c’est son délassement préféré et il y consacre presque tout le temps qu’il n’accorde pas à ses affaires. Très pieux, il tient chaque dimanche l’orgue d’une chapelle de pénitents. Il ne va pas au théâtre mais chez lui, joue brillamment du piano.
« Il recevait tout ce qui paraissait de sacré ou de profane et n’avait point de repos avant de l’avoir déchiffré sur le piano ou l’orgue. Il en avait un très grand avec d’immenses tuyaux dans la maison ».
26En 1830, il s’était fait construire par Boisselot un piano que Bérenger de Miramon Fitz-James décrit ainsi :
« C’est un modèle spécial, un piano droit avec des cordes très longues ce qui lui donne une hauteur inusitée... En acajou massif il se présente sous la forme d’un secrétaire à abattant surmonté d’un corps de bibliothèque clos par deux vantaux ; il est orné de quatre pilastres encadrant des panneaux bordés de guillochages en palissandre ».
27 Sur cet instrument un peu étrange, Jérôme Borelli accompagne à plusieurs reprises le célèbre violoniste Paganini. Celui-ci, lors de ses passages à Marseille descend souvent chez son compatriote car, « Paganini choisissait de préférence ses amis parmi les gens qui par leur goût des arts, leurs connaissances musicales lui étaient d’un commerce agréable et au surplus d’un commerce utile par leur profession et leur expérience des affaires ». De fait, Jérôme Borelli correspond fréquemment avec Paganini. Il lui envoie de Marseille à Londres le secrétaire qu’il réclamait pour l’accompagner dans sa tournée d’Angleterre ; et sur ordre de la banque Borelli de Gênes, Paganini émarge souvent à sa caisse. Enfin Jérôme est à maintes reprises consignataire de partitions et d’instruments pour le Maestro. Les relations sont donc très étroites entre les deux hommes ; aussi quand Paganini meurt à Nice en 1840, c’est en partie à l’intiative de Jérôme Borelli que l’on doit la plaque de marbre apposée sur la maison du 13, rue de la Préfecture23. En lui se marient donc l’amateur, l’interprète et le mécène ; et son cas est loin d’être unique à Marseille.
28Beaucoup de mélomanes se plaisent en effet à protéger et à faire connaître artistes et compositeurs. On sait le rôle joué par « le bon Docteur Cauvière » lors du séjour de Chopin à Marseille. Il est son médecin mais surtout son ami et s’ingénie à créer autour du pianiste une ambiance des plus favorables. L’avocat Lecourt est un musicen de talent, animateur des Concerts Thubaneau et du Conservatoire. Il s’intéresse à Berlioz et le fait venir salle Boisselot pour y donner l’ouverture du Carnaval Romain... sans grand succès, il est vrai. Jean-Louis Boisselot est très lié avec Liszt dont il a fait le parrain de son petit-fils, Franz. En 1862, Liszt écrit au successeur de Jean-Louis :
« Vous savez que je conserve toujours depuis treize ans dans ma chambre de travail à Weimar, le piano à queue que votre excellent frère Louis m’avait envoyé à Odessa en 1846 »24.
29Auguste Bazin, l’un des pionniers de la navigation à vapeur à Marseille est un amateur éclairé qui consacre ses loisirs à la protection des Beaux Arts et un mécène dans le monde musical. Quant au négociant Alfred Rabaud qui a épousé une cantatrice, il ouvre largement les portes de son salon à de jeunes auteurs pour qu’ils puissent y faire connaître leurs oeuvres.
30Car le milieu marseillais est suffisamment vivace pour sécréter ses propres compositeurs. Auguste Morel, François Bazin, Jules Cohen et surtout Ernest Reyer sont connus parce qu’ils ont consacré toute leur vie à la composition, à la critique ou à l’enseignement musical. Mais d’autres ont fait carrière parallèlement ou successivement dans la musique et dans les affaires. Xavier Boisselot, grand prix de l’Institut en 1836, est l’auteur d’un cantate et de deux opéras comiques qui ont connu des succès divers. Il devient industriel en 1851 lorsqu’au décès de son frère il prend la direction de la fabrique de piano familiale, alors l’une des premières d’Europe.
31Auguste Caune suit la trajectoire inverse. D’abord armateur, il finit par se consacrer entièrement à la musique. Alors qu’il est encore en activité, il est déjà connu comme organiste et compositeur et fait partie du jury du Conservatoire en 1862. Par la suite au cours de voyages professionnels à l’étranger, il a l’occasion de rencontrer Liszt et peut-être même Wagner dont il s’efforce de diffuser les oeuvres en France. Il correspond aussi avec Massenet. Il compose des pièces profanes pour piano, pour instruments à cordes, et pour orchestre, notamment un trio qui est joué au Cercle artistique et reste longtemps au répertoire des sociétés de musique de chambre. Il est aussi l’auteur d’oeuvres religieuses, motets, messes, oratorio qui sont parmi les plus importantes de ses compositions. Vers 1879, il succède à Théodore Thurner pour tenir les grandes orgues de Saint-Joseph et les amateurs se pressent pour l’entendre25.
32Egalement issu d’une famille de mélomanes, Alexis Rostand devient directeur du Comptoir d’Escompte, à Marseille d’abord, à Paris ensuite. La composition est son violon d’Ingres. Il crée des mélodies et des préludes. En 1871, son Gloria Victis est donné au Cercle artistique au profit de la libération du territoire. L’année suivante, dans les mêmes lieux, on peut entendre Ruth, oratorio en trois parties d’après la Bible sur un poème d’Eugène Rostand et une musique d’Alexis Rostand.
33Par cet effort de promotion des artistes et amateurs locaux, comme par ses tentatives pour diffuser les grandes oeuvres auprès d’un large public, le Cercle artistique joue donc un rôle essentiel. Son président et animateur, Jules Charles-Roux, mérite d’être placé aux tous premiers rangs des mécènes marseillais pour son double souci de vulgarisation et de décentralisation de la culture. Certes ses positions ne sont pas exemptes d’arrière-pensées sociales et politiques. Il est d’un certain point de vue l’héritier de ce grand mouvement de la Bienfaisance qui inspirait déjà la Société du même nom lorsqu’elle ouvrait en 1810 une école de chant gratuite pour les enfants du peuple les mieux doués. Mais il y a aussi chez lui des aspects plus novateurs. Il insiste sur le rôle social que doit jouer la bourgeoisie :
« On a cru pendant trop longtemps (et c’est une erreur que je n’ai jamais partagée) que le rôle de l’industriel, du patron devait se borner à payer régulièrement aux ouvriers leurs salaires et que tout était dit, qu’il n’y avait pas à se préoccuper de leur vie intellectuelle et morale. Regrettable méprise »26.
34 La relance des concerts populaires est un réponse dans ce domaine. Quant à la décentralisation elle doit être aussi artistique. Ce serait un moyen d’éviter cette fuite des cerveaux vers Paris dont Marseille souffre tant et de redonner à la ville le rôle de place culturelle qu’elle a tenu un temps dans l’Antiquité.
« Nous sommes restés les héritiers non point trop indignes de ces Phocéens, de ces Grecs qui avec le culte de Mercure apportèrent sur nos côtes celui de Pallas Athénée »27.
* * *
35Faire de Marseille « une nouvelle Athènes », l’objectif est ambitieux, comparé surtout à la réputation de désert culturel qui s’attache à son nom. Mais cette opinion est excessive ; dans le domaine musical du moins elle mérite d’être reléguée au dictionnaire des idées reçues. Car il existe dans la ville une véritable élite de mélomanes. Si aujourd’hui leurs engouements ou leurs réticences nous apparaissent parfois contestables, c’est que chez Euterpe comme ailleurs, « il est des modes jusque dans la façon d’aimer ». Souvent d’ailleurs, au dire de Jules Charles-Roux, « ces auditeurs sont de profonds connaisseurs ». Ils savent apprécier Liszt et Chopin et reconnaître avant Paris le génie d’un Beethoven ou d’un Wagner.
36Surtout leur attitude n’est pas seulement passive : pour eux, aimer la musique c’est faire de la musique ; en faire en dilettante ou s’y consacrer tout entier, en faire en famille ou devant un plus large public ; tout cela donne à l’environnement musical marseillais des allures de grandes réunions amicales, sans prétention. C’est peut-être là, ce qui choque les Parisiens. Du concert privé organisé par les amateurs dans le cadre restreint de leurs salons à la manifestation publique, rue Thubaneau, salle Boisselat, rue d’Aubagne, salle Prat où chanteurs, interprètes, compositeurs se produisent devant la société locale, il n’y a que quelques intervalles de distance. Ils sont vite franchis, même par les femmes, ce qui est à l’époque assez exceptionnel. Il est vrai que la ville s’y prête par ses dimensions encore restreintes, le nombre limité de ses élites et le cercle encore plus étroit de ses mélomanes : une cinquantaine estime Jules Charles-Roux. Pour une agglomération qui dépasse 300.000 habitants à la fin du Second Empire, c’est évidemment bien peu et cela réduit d’un ou deux tons la portée de notre tentative de réhabilitation.
37Ces quelques pages ne sauraient donc prétendre faire oublier les refrains maintes fois ressassés sur l’inculture marseillaise. Mais ces antiennes méritaient bien pourtant qu’on y introduise quelques bémols.
Notes de bas de page
1 M. PORTE, « Etat de la Musique à Marseille », Répertoire des travaux de la Société de statistique de Marseille, 1840, t. IV, pp. 153-188.
2 E. ABOUT, Rome contemporaine, 1861, collection Hetzel, p. 24.
3 Les Bouches-du-Rhône, Encyclopédie départementale, t. VI, pp.515-548.
4 Correspondance de Suzette Fraissinet, 14 avril 1836, Archives privées Guy Fraissinet.
5 Récit de voyage d’Isabelle Fraissinet, Archives privées Guy Fraissinet.
6 M. PORTE, article cité.
7 M. RACOL, « Histoire du Conservatoire de musique de Marseille », Marseille, Revue Municipale, octobre-décembre 1972.
8 J. G. MARIE, « Histoire des Concerts classiques », Marseille, Revue Municipale, octobre-décembre 1967.
9 Archives privées.
10 Correspondance de Suzette Fraissinet, 17février 1838.
11 J.C.-ROUX, Vingt ans de vie publique, Paris, Guillaumin, 1892.
12 F. ZIEJKA, « Frédéric Chopin à Marseille », Marseille, Revue Municipale, août-septembre 1973.
H. BOURDET-GUILLERAULT, « Quand George Sand était marseillaise », Marseille, Revue Municipale, avril-septembre 1976.
13 La Gazette du Midi, 25 avril 1839.
14 Journal d’Isabelle Fraissinet, archives privées Guy Fraissinet.
15 Correspondance de Suzette Fraissinet, 21 octobre 1839.
16 M. RACOL, article cité.
17 Témoignage oral de Monsieur Jacques REGIS.
18 P. GUEYRAUD, Une famille de courtiers, les Caune, aspects de la vie marseillaise au XIXème siècle, Marseille, A. Robert, 1972, p. 121.
19 Béatrix CHEVALLIER, Un grand bourgeois de Marseille : Jules Charles-Roux, mémoire de maîtrise, Aix-en-Provence, 1969.
20 Alexis ROSTAND, La musique à Marseille, Paris, 1874, p. 13.
21 J.-F.. REGIS, Notre famille, 1961, Documentation privée imprimée.
22 Béatrix CHEVALLIER, ouvrage cité, p. 17.
23 Jacques BORELLI, « Les Borelli », 1972, Documentation privée dactylographiée, pp.60-62.
24 L. P. BRESSET, « Les Boisselot et Franz Liszt », Marseille, Revue Municipale, avril-septembre 1976.
25 P. GUEYRAUD, ouvrage cité.
26 Conférence donnée par J. CHARLES-ROUX à l’Académie de Vaucluse le 7 décembre 1917.
27 Discours d’ouverture du Congrès Colonial, Marseille, 1906.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Métro, dépôts, réseaux
Territoires et personnels des transports parisiens au XXe siècle
Noëlle Gérôme et Michel Margairaz (dir.)
2002
Policiers dans la ville
La construction d’un ordre public à Paris (1854-1914)
Quentin Deluermoz
2012
Maurice Agulhon
Aux carrefours de l’histoire vagabonde
Christophe Charle et Jacqueline Lalouette (dir.)
2017
Autonomie, autonomies
René Rémond et la politique universitaire en France aux lendemains de Mai 68
Charles Mercier
2015