Pour une histoire de l’établissement juif à Marseille au xviii^e siècle

1Celui qui s’intéresse au passé de Marseille doit vite compter avec un cosmopolitisme qui a été de tout temps l’une des marques fondamentales du grand emporium méditerranéen. Le chercheur se trouve rapidement confronté à la présence de groupes d’étrangers dont il est en général difficile d’évaluer le nombre et le degré d’enracinement dans la ville.

2Si l’établissement déjà ancien d’Italiens et d’Espagnols catholiques, de Suisses, d’Allemands, de Hollandais, voire d’Anglais protestants est reconnu depuis longtemps, notamment en matière de négoce, la présence des Grecs et des Juifs (entendons ici une présence stable), n’est en principe admise par les historiens de notre cité qu’à l’aube du XIXème siècle. S’agissant de deux peuples intimement liés depuis toujours à la Méditerranée et à ses grands centres commerciaux d’Italie, de Barbarie et du Levant, le fait pourrait paraître surprenant. Ce serait méconnaître l’opposition farouche que la toute puissante Chambre de Commerce de Marseille menait alors contre ces deux peuples. Elle les confondait dans les mêmes mises en garde et les mêmes préventions, tant ils lui semblaient également dangereux pour le maintien de ses privilèges au Levant et en Barbarie.

3Voici quelques années, de longues recherches sous la direction de M. le Professeur Pierre Guiral1 m’ont permis de démontrer que l’implantation de la colonie grecque moderne de Marseille, surtout connue jusqu’alors à travers ses riches négociants de la Monarchie de Juillet et du Second Empire, était déjà solide à l’aube de la Restauration et puisait directement sa source dans les difficultés du commerce marseillais avec le Levant sous la Révolution française. Hormis des groupes insaisissables de marins et de marchands de passage, l’établissement des Grecs à Marseille ne semble pas remonter plus haut, preuve s’il en est du rejet commercial qu’ils eurent à subir2.

4 Dès lors, le cas des juifs ne relèverait il pas du même type de situation ? Au-delà des prémices d’un établissement marginal dans le courant du XVIIIème siècle, déjà connu par des travaux anciens3, la présence d’une colonie juive stable dans la ville ne remonterait pas avant la Révolution française. C’est alors seulement que la suppression des interdits formels de séjourner dans la cité, l’octroi de la citoyenneté française ainsi que la dispersion des carrières d’Avignon et du Comtat auraient apporté à Marseille leurs lots d’émigrés, comme à l’ensemble des villes du Midi et à la Capitale.

5Exclusion légale et préventions commerciales, arguments de prime abord décisifs, ont ainsi conduit à négliger, ou pour le moins à marginaliser, les quelques documents connus qui pouvaient ouvrir sur une hypothèse de présence plus ancienne. En 1944, Zosa Szajkowski, spécialiste de l’implantation judaïque moderne en France, se refusait à mentionner Marseille dans son relevé des établissements juifs en France avant 17894. Ayant pris connaissance d’autres documents, il signalait en 1962 dans un nouvel article5 les débuts d’un culte juif organisé dans la ville autour de 1770, sans pour autant conclure à l’établissement d’une colonie stable avant la Révolution. De même, l’Histoire des Juifs en France publiée en 1972 sous la direction de Bernhard Blumenkranz, tout en mentionnant l’existence d’un cimetière juif dans la ville dès 1783, s’appuie, une fois de plus, sur la rigueur des édits d’exclusion pour ne pas faire autrement cas de leur établissement avant la Révolution. Depuis lors, F. Hildesheimer et S. Schwarzfuchs, utilisant à leur tour des documents connus depuis longtemps mais plus ou moins négligés, ont tous deux essayé d’éclairer la présence juive pré-révolutionnaire dans la ville. Toutefois F. Hildesheimer conclut, une fois de plus, à une « forme de marginalité » pour la période6, tandis que S. Schwarzfuchs esquisse, seulement, une présentation individuelle des Juifs de Marseille dans les années 17807.

6Ainsi, pris entre l’évidence d’une présence juive au moins assurée pour les années 1770-1780 et les rigueurs de l’exclusion légale et du rejet commercial des Juifs, les historiens continuent-ils à choisir l’option minimum pour l’établissement juif. Ils refusent de voir dans la présence d’une synagogue et d’un cimetière pré-révolutionnaires les témoignages suffisants d’un établissement déjà certain, ce qui est depuis longtemps accordé à d’autres communautés comme celles de Paris, de Lyon et de quelques villes du Languedoc.

7On ne peut se satisfaire d’une telle position car elle conduit de génération en génération à re-découvrir et à re-négliger avec persistance la présence juive pré-révolutionnaire dans la ville. Par la même occasion, elle fait esquiver le problème qui doit alors être posé : pourquoi et en quoi les Juifs ont-ils réussi, malgré des contraintes encore plus pesantes sur eux que sur leurs rivaux, à s’établir dans la ville antérieurement à un choc révolutionnaire qui seul a pu permettre, par exemple, l’implantation de leurs homologues Grecs à Marseille ?

8 Par ailleurs, remonter à la source même de l’établissement d’un groupe étranger dans la ville est une chance qu’il ne faut pas laisser passer. L’étude d’une immigration dans sa première phase d’installation, c’est-à-dire lorsqu’elle se réduit à quelques dizaines ou à quelques centaines d’éléments que l’on peut connaître individu par individu (et tout doit être fait pour en arriver à un tel point), permet à notre sens d’appréhender au mieux les conditions dans lesquelles l’essaimage s’est réalisé, alors qu’une étude plus tardive, lorsque l’individu est noyé dans la masse, lorsque les motivations, les réactions, les intérêts, les attitudes mentales sont devenus trop complexes, nous semble comporter de trop grands risques de subjectivité et, finalement, d’erreurs. Encore faut-il aller jusqu’à la connaissance individualisée, travail ingrat qui, à l’expérience, est pourtant la seule voie possible dans ce type d’étude8.

9Remettant à plat les quelques documents déjà connus, mais éclairés par ce qu’une longue fréquentation des archives marseillaises de l’Etat-civil, des Notaires et de la Police a pu nous apporter, nous pensons convaincre enfin de l’existence d’un établissement juif stable et numériquement non négligeable dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle9 et prouver que ce dossier, loin d’être ficelé, mérite encore l’attention à la fois des historiens du judaïsme et de ceux de Marseille.

10Les rares traces individuelles de la présence juive dans la ville au XVIIIe siècle, telles qu’on les rencontre dans les vieux articles de J. Weyl et A. Latil, sans cesse repris depuis, proviennent pour la plupart des batailles juridiques engagées par quelques marchands et négociants juifs auprès des autorités locales, provinciales ou nationales pour obtenir des dérogations personnelles aux lois d’exclusion, malgré l’opposition du commerce marseillais10 :

• 1764 : démarches de Vidal et Beaucaire pour pouvoir s’établir en Provence et à Marseille.
• 1767 : celles de Daniel de Beaucaire de l’isle, dit Rigaud, pour obtenir un brevet de maître marchand drapier, mercier et quincaillier pour la Généralité d’Aix, à la faveur de l’édit sur les Corporations ; puis, en
   1779 pour obtenir des lettres de naturalité.
• 1771 : celles de Salomon Rouget d’Avignon pour pouvoir négocier et armer des bateaux à Marseille où il déclarait résider depuis plus de 15 ans.
• De 1771 à 1775, les longues difficultés faites par la Chambre de Commerce à la présence du négociant Sabaton Constantini, venu de La Canée pour soutenir un procès contre une maison de commerce française.

11Ces quelques cas témoignent du barrage absolu qui était alors opposé aux Juifs. La demande de Vidal fut rejetée11 ; le Parlement d’Aix refusa d’enregistrer le brevet de Daniel de Beaucaire et sa naturalisation fut aussi refusée12 ; Sabaton Constantini gagna son procès mais dut se défendre en appel et frôla à plusieurs reprises l’expulsion ; la demande de Salomon Rouget fut rapidement repoussée.

12Dans le même temps, la Provence et Marseille, parmi les derniers du Royaume, confirmaient encore en 1758-60 et 1775-76 les vieux interdits qui le plus souvent n’avaient pu empêcher de petites communautés de s’installer à travers la France. L’hostilité persistante de Marseille13 avait-elle plus de chances de maintenir les Juifs à l’écart ? Beaucoup l’ont pensé, pourtant, il suffit de considérer la fréquence des interdictions pour juger de l’intérêt qu’ils portaient à la ville comme il suffit de lire l’acte d’exclusion de 1758 pour voir que leur présence y était de plus en plus nette depuis quelque temps14. Une étude approfondie de leurs démarches montre, par ailleurs, que, loin d’être occasionnelles, elles résultaient d’un établissement de fait déjà réalisé et de la volonté de le faire reconnaître en droit ;

• la famille Vidal fréquentait depuis près de 20 ans Marseille lors de sa demande de 176415. Israël Vidal de Valabrègue, dit Vidal aîné, après une brillante carrière parisienne et lyonnaise, renouera avec Marseille à la veille de la Révolution puis s’y repliera avec sa famille16.
• Daniel de Beaucaire dit Rigaud, après s’être marié à Marseille en 1779, obtint finalement l’enregistrement de son brevet par le Parlement d’Aix et par Marseille en 1781-1782. Après avoir reçu le droit de citadinage en 1787, il devint en 1788 le premier Syndic de la Nation Juive dans la ville où il poursuivit ses activités jusqu’à sa mort en 180817.
• Salomon Rouget aîné d’Avignon, actif à Marseille dès les années 1750, représenta dans la place pendant plusieurs dizaines d’années la société Abraham et Rouget frères établie conjointement à Avignon, Lyon et Marseille, ville où il demeura jusqu’à sa mort en l’an V1118.
• Quant à Sabaton Constantini, personnage le plus en vue de la communauté, en dépit d’affaires simultanément menées à Trieste, Gênes, Livourne, Nice et la Canée (et malgré l’hostilité de la Chambre de Commerce), c’est à Marseille qu’il fit à partir de 1767 l’essentiel de sa carrière commerciale. En 1782, il reçut le droit de s’y établir officiellement. Après un épisode parisien sous l’Empire puis la Restauration, il revint à Marseille pour y mourir en 182519.

13Comme on le voit à travers ces exemples, la longue présence à Marseille de ces quelques individus est particulièrement évidente et remonte à la période de rigueur, bien avant les années 1780 où devait s’assouplir le statut de droit et de fait des Juifs de Marseille. Certes, il s’agit ici des membres les plus éminents de la nouvelle communauté et l’on pourrait penser qu’ils ne sont tout au plus que des cas isolés. Il n’en est rien, et nous avons relevé par ailleurs la présence durable et jusqu’ici ignorée de plusieurs dizaines d’individus déjà établis avant les années 1780 et toujours présents sous la Révolution. Cette marque certaine d’un premier noyau Juif stabilisé cadre beaucoup mieux avec l’ouverture d’un lieu de culte autour de 1770, l’achat d’un cimetière en 1783, et les concessions légales progressivement arrachées qui, au-delà d’un changement d’attitude venant des hautes sphères de l’Etat, furent, à Marseille comme ailleurs, d’abord la reconnaissance du fait accompli.

14L’existence du premier lieu de culte juif à Marseille vers 1770, dans des locaux loués à la rue de Rome par des membres de la colonie, est incidemment attestée par un factum imprimé en 1792 à l’occasion d’un procès interne à la communauté20. Il ne semble pas qu’il y ait eu dès cette époque de rabbin dans la ville. En 1771, Constantini va célébrer la Pâque dans la carrière d’Avignon21. En 1779, le mariage de Daniel de Beaucaire et Esther Cavaillon22 se déroule à Marseille en présence des membres des communautés avignonnaise, comtadine, lyonnaise et marseillaise, mais aussi du rabbin Moïse de Millaud et du chantre Jassuda de Digne, tous deux venus du Comtat. Figurait encore, le commis de négociant Isaac Penso23, déjà établi depuis quelques années à Marseille, que nous retrouvons en 1785, ministre officiant à la Synagogue et chargé de la surveillance de l’abattage rituel du bétail, de la garde et de l’entretien des locaux. Il sera encore chantre à la nouvelle synagogue ouverte à la rue du Pont – rue des Quatre-Tours au début de 1790. En dépit d’une scission de la communauté en 1791 et d’une fermeture temporaire sous la Révolution, ce nouveau local, installé dans un troisième étage pour échapper à la curiosité ou à la malveillance de la population, restera le lieu de culte officiel des Juifs jusqu’à leur installation à la rue Grignan dans les dernières années de l’Empire.

15Assez tôt, sans doute même dès l’origine, semble avoir prévalu dans la petite colonie juive le rit de Livourne propre aux sépharades, ainsi que l’organisation traditionnelle des offrandes, les enchères trois fois par semaine et le prélèvement du droit de 1/1000 sur les revenus. Une caisse spéciale pour les envoyés de Terre Sainte fonctionna au moins dès 178524 et, outre le cimetière, une organisation charitable pour les pauvres malades et une école de lecture pour les jeunes enfants25.

16Hormis Moïse de Jacob Madjar envoyé de Terre Sainte en 178526, le premier rabbin longuement présent dans la ville, Isaac Tama d’Hébron, n’apparaît qu’à la Révolution, encore n’est-il jamais mentionné au titre de rabbin mais seulement comme précepteur des enfants de Daniel de Beaucaire. Ensuite commis, puis propriétaire agricole, il ira finalement s’établir négociant et armateur à Toulon dans les dernières années de l’Empire27. Au début du XIXème siècle, enfin, un autre rabbin, originaire de Tétouan, Eliézer De Loya28 occupera effectivement une fonction religieuse au sein de la communauté, jusqu’à l’installation du grand rabbin Mardochée Roquemartine.

17 D’autres sources éparses et fragmentaires donnent encore quelques trop rares indications. Ainsi, apprenons-nous qu’en 1782 les Juifs de Marseille faisaient encore venir leur pain de Pâques de Livourne ou d’Avignon29. De même, à défaut de connaître avec certitude le sagataire qui avait la charge de l’abbatage rituel du bétail30, nous savons malgré tout que Mayer Michel, graveur de Prague31, reçu en 1775 dans la communauté d’Avignon après son mariage, fréquentait dans le même temps Marseille depuis les années 1760 et vint finalement s’y établir. Il y est signalé autour de 1800 comme garçon boucher. Parallèlement à son ancestral métier de graveur, ne pouvait-il pas être déjà boucher ou sagataire, dès avant la Révolution ? Nous ne connaissons pas de péritomiste dans la ville, alors que les naissances juives y deviennent plus nombreuses dans les années 1780. Tout au plus, savons-nous que Moïse Lévy (dit aussi Moïse Allemand), chirurgien de Wikhersheim (région de Wurtzbourg) y résida depuis les années 1760 jusqu’à la révolution, tout en gardant comme Michel des attaches avec Avignon où il soignait les enfants malades. Jouait-il aussi le rôle particulier de circonciseur ?

18La semi-clandestinité des Juifs dans la ville à cette époque explique aisément le caractère fragmentaire et la fragilité de telles pistes. En revanche, à partir des années 1780, d’autres documents apportent de plus amples renseignements sur la présence officieuse puis officialisée des Juifs à Marseille. Ils réclament, comme on le verra, des précautions d’emploi et, ici encore, le recours à une documentation connexe de détail permet d’en tirer le meilleur parti. Ils rythment le processus d’intégration des Juifs dans la cité mais aussi ils donnent enfin les premiers éléments pour un décompte plus précis de la colonie hébraïque pré-révolutionnaire.

19Une liasse de treize déclarations de résidence dans la ville passées sous serment devant le Lieutenant de Police par des « négociants » juifs, entre octobre et décembre 1782, a servi de base à l’article de F. Hildesheimer sur les « Négociants juifs à Marseille au XVIIIème siècle »32. Selon nous, ce document est plus important comme première trace d’une reconnaissance quasi officielle du groupe juif que pour la connaissance de ses activités de négoce dans la ville. Les treize juifs déclarants étaient-ils vraiment des négociants ? Charles Carrière a répondu par avance dans sa thèse à la question que se pose F. Hildesheimer en éliminant sept des treize déclarants comme indignes de cette appellation33.

20Bien que les lettres patentes de Louis XVI confirmant en juin 1776 les privilèges des Juifs espagnols et portugais dans le royaume ne soient pas enregistrées par le Parlement d’Aix avant 1788, c’est en les invoquant que dix d’entre eux, dès 1782, déclarent leur résidence. Les trois autres se déclarent « régnicoles » comtadins, interprétation qui peu de temps auparavant donnait encore lieu à procès34. Tous, après avoir fait référence à l’édit de port franc de mars 1669, se reportent au nouvel édit du 3 mars 1781 sur le commerce des étrangers à Marseille qui, lui non plus, ne mentionne pas expressement de réserves à l’encontre des Juifs. Contrairement à l’habitude, aucun arrêt provincial ou local ne venant rattraper l’omission et confirmer l’interdiction qui les frappe, les Juifs parviennent enfin à faire accepter leur résidence dans la ville.

21Quelques mois plus tôt, déjà, Daniel de Beaucaire était arrivé au même résultat. Au terme d’une longue procédure de près de quinze ans, il avait obtenu lui aussi son acceptation à résidence, mais par l’enregistrement (accompagné de certaines restrictions, il est vrai) du brevet de maîtrise qu’il avait acheté en 1767, mais qui lui avait toujours été contesté jusque là35.

22Ainsi, l’ouverture administrative de Marseille à une présence juive se faisait au même moment par deux voies différentes. Evolution des temps, sans doute, et l’édit de Tolérance autrichien de 1781 avait fortement marqué les esprits, tout comme les plaidoiries faites depuis quelques années par certains avocats, tel Pierre-Louis Lacretelle, l’avocat des Juifs de Thionville36, mais aussi, nous en sommes sûr, poussée plus vigoureuse des Juifs et résidence de fait qu’on ne pouvait plus ignorer. Ne pourrait-on pas envisager également le changement d’attitude d’une partie du négoce marseillais ayant enregistré en peu d’année, outre le choc des faillites de Cavaillon et de l’isle de 177837, trois faillites de Juifs à Marseille en 1774, 1778 et 178038, malgré les édits d’exclusion ? Dès lors, n’était-il pas plus sage de mieux les intégrer à la vie de la cité plutôt que de maintenir une exclusion de droit qu’on ne pouvait plus faire respecter dans les faits ? Ce fut en tout cas le résultat effectif des premières admissions à résidence : dès 1783, Daniel de Beaucaire et Sabaton Constantin ! devenaient pour la première fois acquéreurs de biens immobiliers dans la ville39.

23Cette même année 1783, l’achat d’un terrain à destination de cimetière, supposant l’accord au moins implicite des autorités, consacrait définitivement la présence juive. Le procureur J.B. Audibert se chargea d’acheter « pour compte d’ami » un terrain de 300 m2 situé au quartier du Rouet. Ce terrain ceinturé d’une muraille de 2,50 m de haut, avait servi entre 1778 et 1781 de cimetière à l’Hôpital Saint-Eutrope, avant d’être désaffecté40. Il allait être le cimetière des Juifs de Marseille jusqu’à l’achat en novembre 1804 d’un nouveau terrain plus spacieux. L’opération fut menée du côté de la communauté par deux éléments marquants de la nouvelle colonie marseillaise : Mardochée Chay Darmon et Salomon de Silva41. S’élevant à 2.400 livres tournois payables en plusieurs années, l’achat du terrain nécessita un appel de fonds exceptionnel. Il nous vaut une liste de 48 donateurs annexée au premier document conservé par le Consistoire israëlite de Marseille42.

TABLEAU I

24 Ce document, le premier à permettre un aperçu individualisé de l’établissement juif avant la Révolution, est la meilleure occasion de tenter une approche démographique du groupe en 1783, éclairée, dans la mesure du possible, par la mise en oeuvre de multiples renseignements fragmentaires43.

25Sur cette liste de 50 présents en 1783, le repérage de l’âge approximatif de 20 individus indique que 70 % ont 40 ans ou plus (l’un a même plus de 65 ans) et que sur les 30 % restants, un seul cas est inférieur à 25 ans (et peut être même à 20 ans), celui de Jacob Gozlan44, récemment arrivé dans la ville. A notre connaissance, 15 individus, au moins, sont déjà mariés et ont au minimum 27 enfants vivants45 dont quelques-uns nés dans la ville. La moyenne inférieure à 2 naissances par mariage est faible, mais il faut savoir que, pour un certain nombre de couples, elles vont se poursuivre pour atteindre parfois juqu’à 8 ou 9 enfants46.

26Si nous considérons la durée de résidence, au moins 21 individus sur 50 (soit plus de 40 % des présents) vivront encore à Marseille dix ans plus tard, et parfois beaucoup plus longuement encore, ce qui révèle une assez grande stabilité de la petite colonie, contrairement à tout ce qui a été affirmé jusqu’ici. Le fait est encore plus remarquable, si l’on veut bien considérer qu’un certain nombre de Juifs comptaient déjà plus de dix ans de présence dans la ville avant 1783.

27Enfin, sur 36 lieux de naissance recensés, nous obtenons la répartition suivante :

28Si nous tenons compte du fait que, parmi les provenances non identifiées avec certitude, plusieurs peuvent encore être attribuées à la Barbarie et à l’Italie, c’est à près de 40 % qu’il doit falloir estimer les Juifs en provenance de Barbarie et à 15 ou 20 % ceux d’Italie, devant le groupe d’Avignon et du Comtat, alors que Bordeaux est à peine représentée. A en croire ce tableau, Sépharades barbaresques, italiens et avignonnais semblent à peu près seuls présents, les Ashkénazes n’étant qu’au nombre de deux : Mosé Gombrich d’Obernai et Mayer Michel Remat dont on connaît par ailleurs le mariage avec une Avignonnaise. Auraient-ils été rejetés de la ville par les groupes dominants, comme ce fut plusieurs fois le cas au cours du siècle à Bordeaux et dans le Comtat ? La question pourrait sérieusement se poser si d’autres sources ne venaient pas corriger cette première impression.

29Nous avons pu constituer une liste supplémentaire de 17 autres Juifs déjà présents dans la ville en 1783 mais ne figurant pas au nombre des donateurs48.

TABLEAU II

30Légèrement plus jeune en moyenne que le précédent, ce groupe est encore malgré tout composé à près de 50 % de plus de 35 ans et ne descend qu’une fois au-dessous de 20 ans. Nous y trouvons par ailleurs une proportion comparable d’individus déjà mariés, mais pour la plupart ici sans enfant.

31Une différence frappante apparaît surtout au niveau de la provenance. Cette fois-ci, les Ashkénazes représentent 50 % de l’échantillonnage alors que l’Italie, la Barbarie et le Comtat n’ont plus qu’un rôle secondaire. L’explication d’une telle discordance avec nos premiers résultats est simple : nous ne touchons pas le même groupe social. La liste des donateurs, tout en faisant cohabiter des niveaux de fortune fort différents (l’importance des dons varie de 1 à 100), ne rassemble en fait, à peu d’exceptions près, que des négociants, des marchands, voire quelques commis de négociant relativement aisés, suffisamment en tout cas pour être "contribuables". Dans notre deuxième liste, en revanche, tous les Ashkénazes ne sont que des marchands colporteurs, souvent de véritables indigents, à l’exception du « chirurgien » Moïse Lévy dont l’appellation professionnelle flatteuse pourrait bien cacher une réalité sociale moins brillante. Les deux Barbaresques sont de jeunes interprètes fraîchement établis ; les deux Comtadins, des commis de commerce. Sur les trois Italiens, l’un est commerçant en tabac, le second fabricant de cire à cacheter et le troisième, colporteur. Seul Joseph Raphaël Cohen appartient à un groupe social plus élevé, mais il n’est encore à Marseille qu’en « éclaireur » de la prochaine installation de son père Salomon Abraham comme négociant.

32Nous touchons ici, non plus à un monde de négociants et de marchands plus ou moins opulents, mais à celui du petit peuple, en général beaucoup plus difficile à saisir. Sans cela, notre vision de la colonie juive de Marseille aurait été non seulement incomplète mais inexacte. Contrairement aux groupes homogènes du nord-est, du sud-ouest et du Comtat, nous sommes en présence à Marseille d’une communauté mixte, comparable en ce sens à celle de Paris, à la différence près, cependant, du dosage des ingrédients. Celle de Paris était aux trois quarts ashkénaze, celle de Marseille, avec la domination des Barbaresques est à 80 % sépharade (dont 20 % de Comtadins) et à 20 % askénaze.

33Partant des 67 individus recensés dans nos deux tableaux, est-il possible de tenter une approche quantitative de la colonie juive de Marseille en 1783 ? L’opération, comme toutes celles du même genre, est délicate pour ne pas dire périlleuse, mais ne paraît pas impossible.

34Nous l’avons vu, la liste des donateurs de 1783 n’était pas une liste exhaustive des adultes masculins de la colonie. Quelle part pouvait elle en représenter ? Selon Latil, pour la période statistiquement connue de l’Empire, à peine 40 contribuables sur 300 individus participaient aux dépenses de la communauté en 1804, et seulement encore 46 sur 458 en 181849. Si l’on devait retenir pour 1783 de telles proportions, nous obtiendrions un groupe de 450 à 500 individus, chiffre qui, de toute évidence est beaucoup trop fort. Il faut considérer en effet que la quête de 1783, revêtant un caractère exceptionnel, toucha sans doute une part de la colonie beaucoup plus forte qu’à l’ordinaire. Peut-être même certains donateurs, c’est en tout cas le sentiment que nous avons, n’étaient-ils pas attachés à la colonie de Marseille mais à d’autres communautés, et donnèrent-ils par solidarité50 ? D’un autre côté, il ne semble pas que la liste puisse raisonnablement excéder la moitié des chefs de familles, si l’on sait qu’au même moment, trois quarts des Juifs de Carpentras et plus de la moitié des Juifs avignonnais étaient dispensés de charges, dans des communautés bien autrement structurées que celle de Marseille.

35Nous aurions dans ces conditions, pour environ 50 donateurs, une centaine de foyers auxquels il resterait à attribuer un coefficient familial. Ici encore, compte tenu du caractère relativement récent de l’établissement, compte tenu aussi du nombre assez peu élevé de femmes et d’enfants recensés, nous pensons qu’il est honnête d’utiliser un « petit » coefficient 2, deux fois inférieur à celui, déjà médiocre, qui s’appliquait semble-t-il à la même époque aux Juifs d’Avignon et du Comtat51. Un tel calcul conduirait au résultat suivant :

36chiffre auquel on peut d’ailleurs parvenir d’une autre façon.

37Dans notre premier tableau, nous avons relevé 40 % de Juifs encore présents dix ans plus tard. Notre deuxième tableau étant construit sur 100 % de présents en 1793, nous devons logiquement aboutir par extrapolation des 17 « présents » à une quarantaine de supposés.

38Nous avons dès lors :

39ce qui nous fait approcher des 200 Juifs présent à cette date, chiffre que nous retiendrons comme probable, malgré toutes les réserves qu’il faut apporter à ce genre d’exercice.

40Ultime étape du processus d’intégration, dans les dernières années précédant la Révolution, le système d’admission à résidence, encore fragile en 1782, fît place à l’enregistrement si longtemps différé des lettres patentes royales de juin 1776 par le Parlement d’Aix. Marseille s’ouvrait définitivement aux Juifs « espagnols et portugais ». A compter du 12 février 178852, ceux qui voulaient bénéficier des privilèges accordés devaient obtenir un certificat de Daniel de Beaucaire désormais « Syndic et Agent de la Nation juive espagnole et portugaise », puis se faire inscrire sur un registre servant à l’immatriculation de la Nation juive déposé au greffe de la Sénéchaussée53. Ils devaient également y faire transcrire tous les actes de naissance, mariage ou décès les concernant. L’ouverture de ce registre « juif » malheureusement disparu sous la Révolution explique qu’il n’y eut pas à Marseille, après l’édit du 28 novembre 1787, d’inscriptions de Juifs sur les registres ouverts pour les non-catholiques (les protestants), contrairement à de nombreuses autres villes.

41A l’image de ce qui s’était déjà produit lors de la première ouverture administrative de 1782, les Juifs du Pape, proches des Hispano-Portugais par leurs pratiques religieuses, leurs moeurs et, peut-on dire, leur rang social, furent aussitôt confondus dans les mêmes avantages54. La position des Ashkénazes, pour la plupart étrangers allemands, resta plus incertaine et continua à ne relever que d’une simple tolérance. Ils n’en furent pas moins assujettis officiellement aux mêmes obligations que les autres lorsque le Parlement d’Aix enregistra, le 20 juin 1789, les Statuts de la Nation juive de Marseille, reconnaissant l’autorité administrative, financière et religieuse d’une vingtaine d’entre eux sur l’ensemble de la communauté55.

42 Au terme de cette étude, nous pensons avoir suffisamment démontré, par le recours à de multiples sources de détail, que dans une communauté si longue à être reconnue les exclusions légales n’ont pourtant pas eu en définitive de portée réelle. La présence pré-révolutionnaire juive dans la ville a été beaucoup plus nette en nombre, beaucoup plus stable et mieux partagée entre ses diverses composantes qu’il ne l’était communément admis jusqu’ici.

43Encore pauvre en gros négociants, critère qui à lui seul a pu faire croire à son insignifiance numérique, elle se révèle au contraire fournie en intermédiaires, marchands et commis relativement aisés, ainsi qu’en colporteurs ashkénazes ou italiens frisant l’indigence.

44Au-delà de ce constat de présence, c’est toute l’étude économique, sociale et morale qu’il faudrait entreprendre, et les pistes ne manquent pas : contentons-nous ici de les jalonner.

45Si la nature et l’importance quantifiable du commerce juif n’ont donné lieu jusqu’ici qu’à des ébauches limitées au grand négoce et méritent des recherches plus approfondies, que dire du jeu des intérêts commerciaux, plus subtil mais peut-être plus proche de la vérité. Dans certains cas, le poids des capitaux reste secondaire, tout comme celui des individus. Les réseaux de familles, d’intérêts, d’échange de services peuvent avoir aussi un rôle considérable. Les intérêts juifs furent d’abord présents à Marseille plus que les Juifs eux-mêmes, jusqu’au moment où la présence et la permanence des personnes est devenue indispensable et donc inévitable.

46Bien avant les années 1780, les Juifs du Pape venaient déjà depuis des décennies (devrait-on dire des siècles ?) dans la ville. Ils étaient là lors des foires qui leur étaient ouvertes, mais aussi, fréquemment, dans toutes les occasions de leurs tournées commerciales, à condition que leur présence n’excède pas quelques jours ou soit suffisamment discrète. Les Juifs d’Avignon, de l’Isle ou de Cavaillon (les traces de Carpentras sont moins nettes) passaient sans cesse des contrats de prêt d’argent ou de ventes de mulets chez les notaires de la ville qui, souvent, pendant leurs absences, terminaient leurs affaires en leur lieu et place et poursuivaient leurs débiteurs ; à moins qu’un coréligionnaire présent ne s’occupât pour l’occasion des intérêts de l’absent, à charge de revanche, quelques temps plus tard. Marseille en cela ne se distingua pas des autres villes de Provence et du Languedoc à la même époque.

47Les possibilités de contact avec les communautés juives depuis longtemps structurées de Nice et de Livourne étaient également multiples et quelques-uns des établissements juifs de Marseille ne furent que le prolongement d’affaires déjà engagées dans ces villes.

48Au Levant et en Barbarie, il y avait service rendu. Les auxiliaires juifs du commerce français y étaient nombreux et leur influence sur les pouvoirs locaux souvent décisive. Les exclure de tout commerce direct avec Marseille comme l’avait toujours exigé la Chambre de Commerce était délicat, et pour tout dire irréalisable malgré les édits. Les faillites de négociants français des Echelles mettaient souvent les Juifs en position de revendiquer des réparations devant les tribunaux français et jusqu’aux ministères parisiens. Dans ces cas, la Chambre de Commerce devait le plus souvent se départir de son attitude générale d’hostilité, pour ne pas envenimer ses rapports avec les autorités ottomanes ou barbaresques56. Par ailleurs, à titre individuel, un négociant marseillais redevable aux Juifs de certaines facilités pour ses affaires à l’étranger, pouvait difficilement éviter de prêter son nom à des opérations montées par les Juifs depuis Marseille. Les protestations de la Chambre de Commerce à ce sujet furent fréquentes mais rarement efficaces.

49Enfin, légalement présents, des Juifs, nouveaux convertis, favorisèrent tout au long du siècle le rôle de relais des affaires juives que pouvait jouer Marseille. Ainsi, le Portugais Michel Nunez Pereyra au début du siècle, ou pour une période plus récente le Livournais Pierre Ange Soria57.

50Prise au jeu d’intérêts commerciaux contradictoires, Marseille ne put faire autrement que remplir le rôle qu’il fallait attendre de sa position géographique, entre Juifs du Comtat, de Lyon, de Nice, de Livourne et de Barbarie. Leur exclusion semble-t-il plus efficace du commerce du Levant (Constantini n’était qu’une exception souvent dénoncée), a longtemps, ici encore, caché la réalité58. L’intérêt commercial rejoignit souvent la simple nécessité de trouver un remède à l’adversité. Sa position sur l’axe Bordeaux-Avignon-Nice prédestinait Marseille, en dépit de tous les interdits.

51Secoués à diverses reprises par l’aggravation de leur sort (conversions forcées, port du chapeau jaune, surpeuplement des carrières, faillites et persécutions), certains Juifs du Pape allant chercher refuge en direction de Nice s’arrêtèrent sur leur route à Marseille. Quant aux Ashkénazes, refoulés à diverses reprises de Bordeaux, d’Avignon et du Comtat au cours du siècle, ils trouvèrent par Marseille la possibilité de poursuivre leur commerce itinérant dans le Midi de la France. Leur présence ne dérangeait aucun des intérêts locaux dominants et, contrairement aux communautés du sud-ouest et du Comtat, la jeune colonie sépharade de Marseille n’avait pas les moyens, ni peut-être l’envie de les exclure. L’importance de la ville et de sa population leur offrit une garantie de quasi-anonymat dont il est encore difficile pour le chercheur de les faire sortir aujourd’hui.

52 Cette présence permanente (sinon toujours des Juifs, en tout cas de leurs intérêts) que nous n’avons fait ici qu’esquisser, ne vaut d’être approfondie, étudiée, expliquée qu’à partir du moment où, comme nous l’avons démontré, elle aboutit à la constitution d’une véritable communauté, dès les années 1760- 1770. Vint ensuite la « résidence », comme une reconnaissance du fait accompli pour ceux qui, plus entreprenants ou ayant des affaires plus étendues, ne pouvaient se contenter plus longtemps d’une situation ambigüe.

53Les conditions dans lesquelles l’établissement juif fut alors progressivement reconnu passé 1780, mériteraient encore bien des observations. Faire la part de la prudence, de l’hostilité rencontrées ; découvrir la tolérance ou au contraire les passions religieuses à l’encontre des Juifs ; mesurer leur propre niveau de religiosité, leurs facultés d’intégration à la cité et leur adhésion aux principes traditionnels ou aux idées nouvelles, bref sonder les mentalités, sont autant de recherches qui, au-delà d’affirmations généralement hâtives, vaudraient d’être poursuivies, en sortant si possible du cadre peu satisfaisant des seules réactions administratives ou commerciales.

54Comme on le voit, beaucoup reste à faire, et les quelques réflexions que nous avons menées pourraient bien être rapidement dépassées, pour peu qu’on fasse enfin sérieusement avancer une recherche qui laisse jusqu’à présent une lacune dans l’histoire de notre ville comme dans celle des communautés israëlites en France.