1Y a-t-il des générations en histoire ? On peut le penser, surtout, quand l’événement générateur a suffisamment de force pour bouleverser l’ensemble des individus d’une nation. La Grande Guerre fut indiscutablement un do ces événements. Cet événement a déterminé le destin de tous ceux qui en ont été les acteurs directs. Il est à l’origine de comportements analogues qui fondent ainsi une appartenance générationnelle, comme une sorte d’identité supplémentaire qui transcende les différences individuelles.

2Pour vérifier la pertinence et l’importance de ce facteur générationnel, il apparaît intéressant de comparer les itinéraires de deux anciens combattants qui au sortir de l’épreuve du feu affrontèrent l’épreuve de la politique : Gaston Bergery et Henri de Kerillis.

3Ces deux personnalités conviennent à la vérification étant de deux bords politiques très éloignés, Bergery se situant à la gauche extrême du parti radical, tandis que Kerillis lui se situait dans le courant de la droite conservatrice et nationaliste, la droite de Maurice Barrès, du général de Castelnau et de L’ECHO DE PARIS.

4Venus d’horizons très différents, les deux hommes ne cessèrent par la suite de s’éloigner l’un de l’autre, incarnant des causes diamétralement opposées.

5 En effet Kerillis se fit le chantre et le précurseur de la résistance à la menace allemande, tandis que dans le même temps Bergery posait les bases théoriques de ce que l’on appelerait plus tard la collaboration1, dont il fut le premier à utiliser le terme pour qualifier la nature que devaient revêtir les rapports franco-allemands. L’un était auprès du Maréchal Pétain, l’autre en exil à Londres aux côtés du général de Gaulle !

6En présence de deux personnalités aussi différentes politiquement, il était tentant de montrer que malgré tout, le concept de génération restait opératoire, et pouvait fournir une grille d’explication à des itinéraires politiques aussi divergents.

L’événement générateur

7Bergery est né en 1892, Kerillis en 1889, tous les deux font une guerre brillante, on les retrouve d’ailleurs à la fin de la guerre, occupant des postes importants, Bergery est secrétaire de la commission des réparations et Kerillis occupe la fonction de directeur chargé de la surveillance de l’aviation de bombardement au sous-secrétariat d’Etat à l’Aéronautique.

8Au feu, Kerillis a découvert la fraternité des combattants et le « peuple », il dit être revenu de la guerre « démocrate »2

« Cette confiance dans le peuple, elle est née en moi, comme tant de mes camarades dans le long contact et dans la grande épreuve de la guerre... Je suis revenu démocrate des tranchées ».

9Démocrate et nationaliste, un nationaliste pour qui il convient que lu France ne se laisse pas voler sa victoire et reste à l’égard de l’Allemagne d’une grande vigilance. Dès avril 1920, il alerte l’opinion dans un article de L’ECHO DE PARIS sur les dangers que représentent l’aviation civile allemande dont le traité de Versailles n’a pas fait mention, alors qu’il est si facile de transformer un paisible avion de transport en bombardier. Il ne cesse ensuite de dénoncer les initiatives allemandes pour détourner les obligations du Traité en matière d’aéronautique.

10Kerillis était un militaire de tradition familiale (son père était Amiral) et de carrière (il était sorti sous-lieutenant de Saumur), sa vision est celle d’un officier qui croit surtout aux rapports de forces et pour qui l’Allemagne reste un danger, le plus grand danger, car le plus proche.

11Bergery lui est un avocat entré très tôt en politique.

12La guerre, dont il garde le souvenir des horreurs, comme d’ailleurs tous les combattants, les postes qu’il occupe à la Conférence de la Paix, à la commission des réparations, auprès du ministre des Affaires Etrangères Edouard Herriot, tout cela le convainc de la nécessité de travailler à la paix par l’arbitrage et le désarmement, Bergery est radical, c’est un homme de gauche et c’est un combattant pour qui la guerre de 14-18 doit rester la dernière, car jamais plus l’Europe et la France ne pourront se permettre un nouveau carnage.

13Bergery est sorti de la guerre en pacifiste, Kerillis comme il y était entré, en « défenseur de la Cité »3.

14La guerre est ainsi la matrice de leur engagement respectif, le pacifisme pour l’un, le nationalisme défensif pour l’autre. Ils sont tous deux très représentatifs de ces combattants qui vont se diviser sur la question des rapports avec l’Allemagne. De Barbusse à Giono, de Céline à Drieu, l’horreur de la guerre fonde le pacifisme de la génération du feu, mais d’une partie seulement de cette génération, car il en existe une autre qui tire de la guerre des enseignements différents, et qui, tout en en refusant l’horreur, porte en elle la conviction que la force seule est en mesure de protéger la France et do sauvegarder la paix.

15Le nationalisme qui s’oppose au pacifisme est un nationalisme de survie, c’est celui des clémencistes de la Chambre Bleu-Horizon, c’est celui du jeune capitaine de Gaulle, celui aussi du colonel de la Rocque, celui du jeune député des Basses-Alpes Paul Reynaud, celui du chroniqueur de L’ECHO DE PARIS, Henri de Kerillis. Dans tous les cas, c’est la guerre qui est à l’origine des engagements, des idées et des comportements de la génération du feu.

Volonté de transformations et opposition aux aînés

16Revenus du Front, ces hommes ont rapporté la conviction qu’il leur fallait continuer le combat sur le plan civil pour transformer la Cité, le pays, et ils se sont lancés dans la lutte politique. Les uns pour construire un monde nouveau où l’arbitrage remplacerait les rapports de force, les autres pour renforcer une France affaiblie par quatre ans de guerre et divisée par des antagonismes politiques et sociaux. Pour cela il fallait animer la vie politique d’un nouvel esprit, l’esprit des combattants, esprit fait de courage et de générosité, il fallait surtout imposer aux aînés « les nouvelles équipes ».

17En 1926, Kerillis se présente à l’élection partielle du deuxième secteur de Paris sur la liste conduite par Paul Reynaud. Ils sont battus après une campagne très animée par la liste communiste conduite par Jacques Duclos. Cet échec est pour Kerillis plein d’enseignements. Il constate l’absence d’organisation des nationaux, leur manque de moyens, leur impuissance à mobiliser les masses électorales. Afin de remédier à tout cela Kerillis utilisant le support de L’ECHO DE PARIS, fonde le Centre de Propagande des Républicains Nationaux (CPRN) dont l’objectif est non seulement d’être une machine électorale au service de la droite, mais d’être aussi une sorte d’office de propagande et d’école de cadres.

18L’initiative du bouillant journaliste inquiète beaucoup de monde dans les milieux de droite. D’abord Louis Marin et la vieille Fédération Républicaine à laquelle Kerillis appartient. Louis Marin voit dans Kerillis un rival qui tente par le biais de CPRN de s’emparer de la direction de la Fédération qu’il souhaiterait rénover pour en faire un vrai parti conservateur, un parti rajeuni et un parti de masses. L’affrontement entre Marin et Kerillis est aussi un affrontement de génération et de tempérament, c’est la lutte du notable de Lorraine contre le manager parisien, c’est la lutte du vieux parlementaire et du jeune combattant activiste.

19L’Action Française, d’autre part ne voit pas d’un très bon oeil la création du CPRN qui ne se réclame pas de la restauration monarchique et constitue une sorte d’entreprise de débauchage des énergies militantes canalisées dans le combat électoral.

20Kerillis s’attire aussi l’opposition des milieux d’affaires et surtout de De Wendel et de l’Union des Intérêts Economiques de Billiet, qui voient dans le CPRN un organisme concurrent qui risque de capter une partie du financement électoral.

21Or, Kerillis, veut précisément réussir à libérer les nationaux des liens qu’ils entretiennent, faut d’autres moyens, avec les milieux de la grande industrie4.

22Si Kerillis veut rénover les cadres, les pratiques et les mentalités à droite, Bergery fait la même démarche à gauche. Il appartient à ce petit groupe de jeunes et talentueux députés radicaux que l’on a pris l’habitude d’appeler les « Jeunes Turcs » et qui avec Pierre Mendès-France, Pierre Cot et Jacques Kayser, veulent faire du parti radical un véritable parti de gauche qui refuse les compromissions politiciennes et les combinaisons d’Union Nationale avec la droite.

23Kerillis devait affronter Louis Marin, et finalement quitter en 1931, la Fédération Républicaine, c’est à Herriot auquel Bergery devait se mesurer, et comme Kerillis, il perdra la partie et devra quitter le parti radical5.

24En rupture de parti, Bergery tente alors de rassembler les hommes de gauche en dehors des appareils des partis, car ce rassemblement prend un caractère d’urgence face au fascisme qui s’étend. Bergery tient son mythe mobilisateur, l’anti-fascisme. C’est lui, le premier qui prend l’initiative de créer un Front Commun, le 26 mai 1933, au cours d’une réunion à la Mutualité à laquelle participent des hommes de gauche comme Georges Monnet, Bernard Lecache, Charles Vildrac, Langevin, Doriot et Frachon en tant qu’observateurs du PCF.

25Cette réunion est la première démarche concrète qui préfigure le Front Populaire. Mais à gauche aussi la résistance des appareils et des anciennes générations est forte.

26Le parti communiste s’oppose à une initiative à la base qui lui échappe et Doriot est éliminé, tandis que Blum menace d’exclusion ceux qui adhèrent au Front Commun6.

27Deux bords opposés, mais deux démarches analogues qui suscitent le même genre de réaction, le parallélisme est frappant. La volonté de rassemblement et de rénovation de la jeune génération se heurte à la méfiance et à l’opposition des appareils qui sont tenus en mains par les aînés, et s’y brise. Kerillis et Bergery sont dès lors condamnés à jouer les francs-tireurs et les anticonformistes.

28Le non-conformisme est un des traits caractéristiques de la génération des années trente, ainsi que l’a montré Jacques Loubet del Bayle7. Kerillis et Bergery sont donc bien représentatifs de leur génération, leur non-conformisme va les entraîner dans des voies marginales où ils se trouveront bien isolés.

Le refus et la solitude

29Les deux hommes ont connu l’échec dans leurs tentatives de rénovation politique, ils vont connaître un échec plus grand encore dans leur volonté de promouvoir pour la France une politique étrangère conforme à leurs idéaux. Pour Kerillis la France doit avant tout résister à outrance à l’Allemagne nazie, quelque soit le prix à payer. Pour Bergery, la France doit rechercher avant tout la paix et la collaboration en Europe, même avec l’Allemagne.

30Les positions des deux hommes sont donc diamétralement opposées pourtant leur comportement est assez proche, en ce sens qu’ils n’hésitent pas à aller à contre-courant, à se dresser seuls contre tous, à braver l’incompréhension et l’impopularité.

31Au moment de Munich, Kerillis refuse de voter pour ce qu’il considère comme une infâmie, il répond à ses amis qui le pressent de ne pas rompre l’unanimité qui s’est faite sur les Accords de Munich :

« Vous me menacierez de douze balles dans la peau que je voterais quand même contre ce crime ! »8.

32Seul député de droite à manifester son opposition à l’abandon de la Tchécoslovaquie, il vote avec le groupe communiste et un député socialiste contre les Accords.

33Gaston Bergery lui aussi se dresse seul contre tous au moment du vote des crédits militaires, le 2 septembre 1939, vote qui signifie l’acceptation de la guerre avec l’Allemagne.

34Il ne peut prononcer son discours, il a tout juste le temps de dire avant qu’Herriot ne lui coupe la parole :

« Ce que vous voulez c’est la guerre ! Je ne peux pas consentir... »9.

35Un concert de vociférations lui répond et lui interdit d’aller plus loin.

36Etrange similitude entre les deux hommes qui affrontent, dans la solitude, l’échec à faire prévaloir la conception du monde qu’ils s’étaient forgée pendant la première guerre.

37Echec pour Kerillis le nationaliste qui voit la France se résoudre à un abandon déshonorant. Echec pour Bergery qui voit son rêve de paix et de collaboration franco-allemande rendu impossible.

38Ce double échec apparaît bien comme celui d’une génération, cette génération du feu qui s’est révélée impuissante à transformer la France et à modifier les rapports entre la France et l’Allemagne. Echec des nationalistes, échec des pacifistes aussi.

Le proscrit et l’ambassadeur : de l’échec à l’oubli

39La débâcle de Juin 1940 oblige Kerillis à quitter la France, son attitude foncièrement anti-allemande l’expose tout particulièrement. Se sentant menacé il quitte Bordeaux le 17 juin et se retrouve à Londres aux côtés du général de Gaulle. La défaite de la France est aussi sa propre défaite. Bergery, bien au contraire se reprend à espérer, le fait d’avoir été le seul à s’opposer jusqu’au bout à la guerre lui vaut d’être très écouté. Le Maréchal Pétain en fait l’un de ses collaborateurs, il rédige ses discours, et tente à nouveau de mettre en avant ses idées de collaboration franco-allemande. Toutefois à Vichy on se méfie de lui, Abetz ne l’aime pas et lui préfère Laval, il est bientôt écarté et envoyé comme ambassadeur en URSS. Il y reste jusqu’en 1941, le conflit entre l’Allemagne et l’URSS rendant sa mission impossible. Il est nommé ensuite ambassadeur à Ankara, poste qu’il occupe jusqu’à la fin de la guerre.

40Compromis avec le régime déchu, il ne peut revenir en France en 1944, et reste en exil jusqu’en 1949. Jugé par la haute Cour, il est acquitté en raison des services qu’il a rendus à des amis qui avaient été emprisonnés par les Allemands10. Kerillis connaît paradoxalement un sort analogue. C’est son opposition véhémente au général de Gaulle et à ses ambitions politiques, qui rend impossible son retour en France, à la Libération, . En fait, il n’éprouve plus le désir de revenir des Etats-Unis où il s’est refait une nouvelle vie, il est par ailleurs profondément découragé par le spectacle d’un pays qui est à présent dominé par deux forces politiques qui lui sont profondément hostiles, le gaullisme et le communisme. Il renonce donc à la France et à la politique, tout comme Bergery qui se contentera après son procès de reprendre son activité d’avocat.

41Le parallélisme entre les deux trajectoires est assez frappant et tend à conforter l’idée selon laquelle le facteur générationnel pourrait transcender les clivages politiques et idéologiques. L’idée de génération est opératoire, dans ce cas de figure tout au moins. Ne pourrait-on pas cependant étendre la comparaison à d’autres personnalités, je pense à Jacques Doriot et à Marcel Déat ? Qui de cette génération victorieuse en 1918, ne se reconnaîtrait dans l’espoir et la volonté de transformer le monde au lendemain de la guerre, dans l’affrontement avec une France vieillie, dirigée par le personnel politique de l’avant-guerre, dans le sentiment de solitude enfin, pour cette génération qui a laissé les meilleurs d’elle-même sur les champs de batailles sentiment de solitude et d’échec définitif dans la débâcle de Juin 1940.

42Drieu se suicide, Déat et Doriot sombrent dans la collaboration. Bergery qui n’est pas un personnage tragique se rallie piteusement au général de Gaulle in extremis, quant à Kerillis, il choisit librement l’exil définitif et préfère mourir aux Etats-Unis, plutôt que de rentrer dans une France « humiliée et asservie par ses nouveaux maîtres ».

43Cette génération, est une génération de perdants, tous échouent, tous voient leurs carrières qui s’annonçaient brillantes, brisées. Le meilleur exemple de cette génération ne serait-il pas, après tout, celui de Paul Reynaud, exemple qui serait le plus propre à venir confirmer l’hypothèse de départ.

44Il y a certes l’exception que constitue le général de Gaulle qui fait figure de gagnant. On doit cependant observer que pour de Gaulle aussi, le facteur générationnel fonctionne.

45Comme les autres, il doit affronter ses aînés, ses démêlés avec l’Etat Major et avec le maréchal Pétain sont célèbres.

46Comme les autres, il est solitaire dans son combat pour doter l’armée de divisions cuirassées autonomes, comme les autres, il est frappé par la débâcle et doit s’exiler. Observons enfin qu’à la différence des autres personnages importants de sa génération, de Gaulle n’a pas subi l’épreuve de la politique dans l’entre-deux-guerres, qu’il n’a donc aucune responsabilité politique durant cette période, en ce sens, il est politiquement vierge. Ce fut là d’ailleurs sa force et sa chance.