Raymond Aron, lecteur de Maurras et de Prévost-Paradol

1Dès les premières lignes de sa thèse, Pierre Guiral, à qui nous ne saurions trop dire notre reconnaissance respectueuse et amicale, confie avoir relu La France nouvelle de Prévost-Paradol, après le choc de la défaite de 1940 :

« malgré la différence des temps, écrit-il, ses préoccupations demeuraient les nôtres : le déclin français, les chances de la liberté dans le monde moderne... il est remarquable que le péril mortel que connaît la France en 1940 ait amené, à nouveau, certains esprits à l’interroger »1.

2Parmi ces derniers, ne peut-on ranger Raymond Aron dont les écrits de guerre révèlent une familiarité avec La France nouvelle de Prévost-Paradol qui s’ajoute, on le sait, à la connaissance approfondie d’autres auteurs : Renan, Taine et Tocqueville, pour ne citer que les plus importants ? Au fil de ses articles de guerre, R. Aron analyse et critique également les articles écrits par Maurras dans L’Action Française. Quel usage R. Aron a-t-il fait de deux auteurs aussi dissemblables, non par leurs préoccupations, mais par leur orientation d’esprit et leur âge ? Maurras, rappelons-le, avait atteint l’âge de deux ans, lors du suicide de Prévost-Paradol en 1870.

3Quelle est l’attitude de R. Aron pendant la guerre ? Comment réagit il devant la défaite ? Rien de plus clair. Il a été un résistant de la première heure : dès le 26 juin 1940, le voici à Londres, bien déterminé à

« aider ceux qui continuent la guerre »2.

4Engagé dans une compagnie de chars d’assaut gaulliste, il est très vite sollicité de donner des articles à la revue mensuelle gaulliste, La France Libre, par le directeur de celle-ci, André Labarthe. La tâche était peut-être moins glorieuse, parce que moins risquée, mais plus absorbante3. La revue La France Libre est soucieuse de maintenir sa liberté de jugement par rapport au mouvement gaulliste, vis-à-vis duquel elle garde ses distances. Cette position convient tout à fait à R. Aron, qui entend préserver les chances d’une éventuelle réconciliation avec ceux des membres du gouvernement de Vichy qu’il estime encore susceptibles d’un sursaut patriotique.

5Le ton des articles de R. Aron demeure serein, argumenté, rigoureux et, quoique sans concessions, dépourvu de polémiques. A cet égard, on ne peut qu’être frappé par la sérénité et la loyauté de ses remarques sur le comportement des autorités religieuses, et particulièrement de l’épiscopat français4. Elles sont moins sévères que celles que formulent parfois, aujourd’hui, quelques-uns de nos contemporains.

6Les articles de guerre de R. Aron ont été réunis dans trois volumes parus après la guerre : De l’armistice à l’insurrection nationale5, où se trouvent la plupart des analyses des articles de Maurras, L’âge des empires et l’avenir de la France6, le plus dense et le plus intéressant, nous semble-t-il, peut être lu plus « aronien » des trois, et enfin L’homme contre les tyrans7, de portée plus générale, plus philosophique. On ajoutera à ces ouvrages un volume, écrit dix uns plus tard, Espoir et peur du siècle8, paru au début de l’année 1957, avec pour sous titre Essais non partisans. Deux de ces essais ont trait à notre sujet : le premier – De la droite – Le conservatisme dans les sociétés industrielles fait quelques allusions à Maurras. Le second – De la Décadence – L’autocritique française, il y a un siècle et demi – essaie de dégager ce qui demeure actuel dans les réflexions respectives de Prévost-Paradol et de Renan, avant et après la défaite de 1870, dans La France nouvelle9 et La Réforme intellectuelle et morale de la France10.

7Dans la hiérarchie des préoccupations de R. Aron, la pensée de Prévost Paradol l’emporte nettement sur celle de Maurras. Rien de surprenant à cela : il n’a cessé de manifester un constant intérêt à la pensée libérale. Sans lui être étrangère, la pensée contre-révolutionnaire lui est moins familière. L’examen de celle-ci nous occupera d’abord.

8En Maurras, comme en Alain11, du reste, il reconnaît un maître de la génération de l’entre-deux guerres, un maître qui a suscité autant de passions que de fidélités12. Conscient de l’influence intellectuelle de Maurras, il n’a pas voulu l’ignorer et a certainement lu quelques-unes de ses oeuvres : L’Enquête sur la Monarchie, Kiel et Tanger, peut-être d’autres, on ne sait. Mais il n’y a jamais pris goût :

« J’ai tenté plusieurs fois de m’intéresser au doctrinaire de la monarchie, écrit-il dans ses Mémoires, je n’y suis jamais parvenu »13.

9 Le Spectateur engagé esquisse l’explication :

« je trouvais qu’il était hexagonal à un degré exagéré. Même à l’époque où je ne connaissais pas encore le grand monde, je trouvais sa philosophie politique, strictement française, provençale... Je l’ai lu un peu mais avec une indifférence totale »14.

10A Londres, en tout cas, c’est avec passion et acharnement qu’il décortique, analyse, presse en tous sens les articles de Maurras. De toutes les époques de su vie, c’est sans doute celle où il lui a consacré le plus de temps.

11Exégète honnête et impartial, il est un redoutable adversaire qui dénonce les équivoques, les sophismes et les impasses où les analyses de Maurras mènent ceux qui continuent d’accorder leur confiance à l’adversaire de toujours de l’Allemagne éternelle. S’il s’en trouve même dans les rangs de La France Libre, l’argumentation de R. Aron est capable de les en détourner. Le témoignage, récemment paru, de l’un d’entre eux, arrivé à Londres dès juillet 1940, nous le confirme ; persuadé d’y trouver Maurras et son équipe, il s’étonne, est blessé même, dans ses sentiments intimes, de découvrir son absence. Il confie à R. Aron son désarroi : Maurras serait-il donc un traître ? :

« Il me regarda d’un air à la fois indulgent et ironique, me demandant comment j’avais pu croire que la politique pacifiste de l’Action Française lors de Munich et en septembre 1939 pouvait la conduire à un autre choix qu’au soutien de la capitulation. Sans doute avais-je oublié que si l’ennemi irréconciliable était l’Allemagne éternelle, Maurras mettait sur le même plan la démocratie, fille de la Révolution, qu’il rayait de l’Histoire. La catastrophe nationale causée par la défaite devait être largement compensée dans son esprit par l’arrivée au pouvoir du maréchal Pétain »15.

12R. Aron aborde ici un point essentiel de la doctrine maurrassienne qu’une brève digression permettra d’éclairer. L’Allemagne, selon Maurras, demeure la mère du protestantisme et du romantisme : par là, c’est elle qui est à l’origine du germe démocratique, point de départ de la Révolution et de la ruine do lu France classique d’Ancien Régime. En politique intérieure, lu restauration d’un pouvoir fort, héritier de « l’oeuvre des rois qui en mille ans firent la France » est la condition préalable à tout redressement. En politique extérieure, il faut faire front contre le germanisme et s’appuyer sur le bloc des puissances latines, Italie et Espagne, dépositaires, avec la France, de l’héritage classique gréco lutin. La crise des années trente ébranle cette épure. L’avènement de régimes forts en Italie puis en Allemagne, bientôt alliés, se conjugue avec le succès des forces de gauche en Espagne et en France en 1936 pour infléchir la politique extérieure traditionnelle : le danger bolchevique devient, plus que l’Allemagne, l’incarnation de la Révolution et le péril le plus menaçant. Pour lutter contre lui, il faut s’appuyer sur le bloc latin dont Mussolini est le guide et, sans cesser de se méfier du germanisme, écarter – au moins provisoirement – toute guerre contre l’Allemagne. Aussi la politique des sanctions contre l’Italie en 1935, au moment de la guerre d’Ethiopie, et l’hostilité du Front populaire à l’égard des nationalistes espagnols de Franco en 1936, sont-elles dénoncées par l’Action Française comme faisant le jeu des ennemis de la France. La dénonciation du péril germanique est reléguée au second plan, tant l’urgence des problèmes intérieurs et la crainte du bolchévisme l’emportent : il faut un régime fort capable de rassembler les énergies françaises dispersées par la débilité républicaine. Tout doit être sacrifié à cette priorité. En ce sens, on peut dire qu’un climat pré-vichyssois s’établit avant Vichy. La défaite, aboutissement logique de 75 ans de régime républicain, offre à la France au moins une chance dans le drame : l’avènement de l’Etat français – « divine surprise »–. En regard, les péripéties du second conflit mondial paraissent secondaires.

13Aussi Raymond Aron est-il frappé de constater combien les considérations de politique intérieure, souvent bornées à des querelles partisanes, l’emportent, dans les jugements de Maurras, sur l’analyse des facteurs de la stratégie internationale, dont dépend, en fait, le déroulement des événements. Le caractère vieillot de ces querelles accentue encore l’irréalisme des propos :

« à lire ce qu’ont écrit les Maurras et les Massis en 1940, on serait tenté de croire que les problèmes de notre temps sont toujours ceux de 1815 et de 1870 »16.

14L’illustration la plus frappante de ces préoccupations anachroniques réside, selon R. Aron, dans la théorie de la neutralité et de l’attentisme que forge Maurras au début de la guerre pour concilier son ralliement à Vichy avec son antigermanisme d’autrefois. Il la résume dans la formule « La France, La seule France »... R. Aron veut montrer à quelles absurdités pratiques mène cette logique toute abstraite, dont il démonte l’enchaînement.

15Trois arguments – qui sont autant d’erreurs, – au dire de R. Aron, sont avancés par Maurras pour justifier cette théorie. Le premier consiste à soutenir que ce conflit ne concerne pas la France, qu’elle y a été entraînée, malgré elle, et que son sort dépend uniquement de facteurs extérieurs, dont elle n’est pas maître. Le second prêche l’attentisme et une sorte d’égoïsme sacré : que les Français s’unissent dans l’obéissance, sans discussion ni résurgence des querelles partisanes, autour de leur chef naturel, le maréchal Pétain, et qu’ils attendent la victoire de l’un ou l’autre camp pour « tirer le maximum do parti des circonstances » et trouver une solution moyenne :

« Argument évidemment valable, commente R. Aron, si l’on considère le relèvement intérieur du pays, mais absurde au sens diplomatique, car la conception maurrassienne d’une sorte de jeu entre les blocs de puissances est tout aussi anachronique que la stratégie de l’état-major français dans la campagne de France »17.

16Le troisième argument, le plus grave et qui découle logiquement des deux autres, s’emploie à mettre exactement sur le même plan, « en dépit de toute honnêteté intellectuelle », les deux « partis de l’étranger », c’est-à-dire

« ceux qui continuent la lutte aux côtés des Alliés et ceux qui se font les agents de l’ennemi : assimilation absurde, ajoute-t-il, qui permet de se réserver à soi-même le monopole du patriotisme. Le parti de la « seule France » se donne pour le seul qui songe seulement à la France, sans attendre de personne le salut de la patrie »18.

17L’auteur d’une telle argumentation porte, selon lui, une lourde responsabilité dans le désarroi des esprits :

« nul, plus que Maurras, n’a contribué, et là est son crime, à brouiller la simple et décisive distinction entre l’ennemi et l’allié »19.

18Plus s’accentue l’emprise allemande, plus la dialectique subtile et désespérée du « doctrinaire officiel de Vichy »20 masque, sous des distinguos de plus en plus raffinés, son impuissance à concilier l’inconciliable. Non qu’il n’ait maintenu, au moins en paroles, son antigermanisme. R. Aron s’interdit d’assimiler Maurras aux « hitlériens » ; Paul Marion ou Benoist-Méchin, et apporte de multiples preuves de son refus de cautionner la politique du vainqueur : ferme désaveu du projet de défense commune « franco-allemande » contre l’Angleterre exigé par les Déat et les Luchaire, protestation véhémente contre le recrutement en zone libre de volontaires français par la Légion française anti-bolchévique, refus de voir s’instruire le procès de la France à l’occasion du procès de Riom21. Mais la profession d’une fidélité sans faille à Vichy, dont la collaboration avec l’Allemagne nazie s’accentue de jour en jour, réduit le plus souvent l’antigermanisme maurrassien à des invectives contre les collaborationnistes parisiens. La théorie de la neutralité aboutit à ratifier les desseins de l’occupant. Après le retour de Laval, en avril 1942, l’accentuation de l’emprise nazie fait disparaître «l’écran d’un fascime de généraux se réclamant. du traditionalisme français »22. Il devient de plus en plus difficile à Maurras de maintenir la gageure « d’une apparente continuité entre le nationalisme intégral, la germanophobie d’hier et le pétainisme actuel »23. Le discours de Laval du 22 juin 1942, annonçant la Relève et souhaitant publiquement la victoire de l’Allemagne, embarrasse Maurras qui s’interdit tout commentaire pendant quelques jours. Lorsqu’il sort de son silence, c’est pour prêcher lu nécessité stoïque de reconnaître sa défaite et de s’incliner, en conséquence, devant les dures exigences du vainqueur : pour conserver néanmoins la fiction d’une marge de liberté, il distingue l’obéissance aveugle due au maréchal Pétain, de la libre critique qu’il est loisible de maintenir à l’égard du chef du gouvernement. En souhaitant une victoire allemande, celui-ci a le tort de renforcer indirectement le gaullisme et reste le prisonnier des querelles partisanes, qui ont conduit la France à la guerre24.

19L’entrée de l’Afrique du Nord dans la guerre en novembre 1942 – inévitable à long terme, au dire de R. Aron – marque une nouvelle étape, qui ruine la théorie de la neutralité et de l’attentisme, destinée, selon Maurras, à justifier Vichy et l’armistice. L’attentisme est désormais impossible. Notons que R. Aron se garde bien de le condamner en bloc, pas plus qu’il ne jette l’opprobre en bloc sur le gouvernement de Vichy25. Il y a une forme d’attentisme qui peut être défendue : c’est celle qui a freiné la politique de collaboration, a tout fait pour soustraire l’Afrique du Nord à l’emprise allemande, a su éviter le conflit entre Français et alliés, lors du débarquement américain en Afrique du Nord, et est enfin parvenu à faire rentrer celle-ci dans le combat, aux côtés des alliés. A cet égard, R. Aron rend un hommage à l’action de Waygand et de ses partisans pro-alliés, qui s’est révélée fructueuse.

20En revanche, l’action de Maurras est de plus en plus négative, au regard de l’intérêt français : sa fidélité maintenue, envers et contre tout, à la doctrine de l’abstention de Vichy (sustine et abstine)26 est illustrée par un nouveau slogan prêté au Maréchal : Suivez-moi, mais ne me dépassez pas. Les Français sont invités à se tenir à égale distance des collaborationnistes et des gaullistes et à s’abstenir de donner quelque gage que ce soit à l’un ou l’autre des deux camps. C’est, en somme, l’impuissance et la passivité érigées en systèmes, alors que la bataille fait rage dans l’Empire pour la reconquête de la liberté.

21R. Aron récuse fermement ce masochisme qui mène insensiblement au renversement des alliances :

« tout en continuant de suggérer qu’on était anti-allemand, on finissait par faire la guerre aux côtés de l’Allemagne »27,

22note-t-il en février 1943. Maurras ne va-t-il pas jusqu’à justifier la réquisition des travailleurs mobilisés, à partir de cette date, par le Service du Travail Obligatoire28 ? C’est « le sens spontané de l’honneur français » qui est bafoué :

« pour maintenir la Révolution Nationale et sa législation, conclut R. Aron, il faudrait aller jusqu’à se battre pour Hitler »29.

23Force est bien de reconnaître que « jamais la dialectique n’a abouti à une aussi palpable absurdité »30.

24 La non-belligérance n’était plus défendable à partir du moment où l’équilibre des forces en Méditerranée était rompu en faveur des alliés. C’est lu faute grave de Maurras – et plus encore de Pétain – de n’avoir point modifié leur stratégie après novembre 1942. Ils ont alors été amenés à couvrir également le Vichy de Darnand, Déat et Henriot. C’est pourquoi leurs responsabilités historiques sont grandes :

« deux hommes assurent la continuité, deux hommes font rejaillir sur les débuts la honte de la fin. Pétain continue de couvrir de son nom, Maurras de sa dialectique, l’entreprise infâme des traîtres obstinés au service du tyran aux abois »31.

25Comparée à l’importance accordée aux problèmes de politique extérieure, la place réservée par R. Aron à l’examen de la politique intérieure de Vichy est beaucoup plus restreinte. C’est à peine s’il mentionne l’antisémitisme, sinon pour constater que la quasi-totalité de l’opinion le désavoue : le refus de l’Action Française de rendre hommage à Bergson contraste avec l’hommage quasi-unanime de la presse de zone libre32. Et il observe que si le ministre de la justice, Barthélémy, qu’il qualifie de « libéral », a jugé « cruel » le statut des juifs de juin 1941, Maurras, en revanche, l’a accueilli « avec enthousiasme »33.

26Quant au projet de constitution future de Vichy, présenté par le maréchal Pétain en juin 1941, il ne le voit maurrassien qu’en théorie, mais calqué, en réalité, sur « le modèle totalitaire »34. Du reste, remarque-t-il avec justesse, une singulière distance sépare de plus en plus la bureaucratie et l’étatisme croissants de Vichy de l’idéal traditionaliste en honneur à l’Action Française35.

27La Charte du Travail est sans doute plus conforme à l’idéal maurrassien, mais elle n’a pas de parenté avec la tradition syndicale française ni avec la doctrine sociale de l’Eglise36.

28De toutes ces observations éparses dans les articles de guerre comme dans Espoir et peur du siècle, il est possible de dégager l’idée générale que se fait R. Aron de la doctrine maurrassienne.

29Une première observation a trait à une idée chère à R. Aron : lu contradiction implicite qui habite toute pensée traditionaliste ou contre révolutionnaire. C’est le propre d’une authentique tradition d’aller do soi, d’être vécue et recueillie par une collectivité comme une évidence. Défendre une tradition, c’est déjà la diminuer, presque la remettre en cause ; c’est impliquer qu’elle soit contestée, jugée par rapport à d’autres traditions, c’est lu relativiser, la défendre comme une valeur opposée à d’autres valeurs. Dès lors, un choix s’opère au sein même de la tradition : il n’est plus dicté par le seul attachement au passé, il vise à arrêter le cours de l’histoire « à une certaine date ou avant un certain événément »37. Le critère de la tradition est ruiné : le traditionalisme surgit. C’est une autre attitude d’esprit : au fur et à mesure que le passé s’éloigne, il s’agit moins de conserver que de restaurer. Les traditionalistes se battent pour des « mythes » tout aussi stériles que ceux des utopistes de gauche »38 et reprennent à leur compte « les mots révolutionnaires au profit de la restauration d’un ordre inspiré de l’ancien régime »39. Qu’ils le veuillent ou non, ils sont déchirés, du même coup, entre la violence révolutionnaire indispensable à la restauration, et le respect de la tradition, de la loi de continuité et de fidélité qu’ils « reprochent aux révolutionnaires d’avoir violée »40.

30La doctrine maurrassienne a d’autant moins échappé à cette contradiction qu’elle prône le « coup de force », l’appui d’un Monck pour renverser la République. Le culte du roi est moins celui de l’héritier d’une dynastie, que rassemblent autour d’elle les souvenirs du coeur et de l’histoire, que le culte d’un chef, d’un « monarque », dont on attend la restauration d’un régime fort. L’analyse de R. Aron rejoint ici celle des classiques de la science politique : André Siegfried qui avait décelé le césarisme latent du maurrassisme41 et René Rémond qui, dès 1954, discernait dans la « fascination du pouvoir » et la « séduction de la force » sur l’école d’Action Française « la faille qui explique, dans les années 1930-1940, le glissement vers le fascisme de plusieurs de ses adeptes »42.

31Critique du parlementarisme, haine du libéralisme, injures à l’égard des hommes, odieuses invectives contre les juifs et les francs-maçons, autant de traits qui apparentent l’Action Française au fascisme43. Pour beaucoup de militants, moins conservateurs que « conspirateurs à l’affût d’une chance » de détruire la République, la prise du pouvoir par Mussolini et Hitler représente le « modèle tentateur »44.

32Le culte et la vénération du prince, si importants, pour tant d’adeptes royalistes du début du siècle, ainsi que l’attachement sincère à (’Eglise catholique devenaient à leurs yeux secondaires, par rapport aux luttes immédiates contre la République et la démocratie45.

33Traits communs avec le fascisme, sans doute, mais est-il nécessaire de solliciter les textes de R. Aron pour y lire la parenté qu’il décèle entre attitude maurrassienne et attitude marxiste ? Ne rapproche-t-il pus les « articles fleuves » de Maurras de ceux de L’Humanité : on y retrouve, suggère t il, « l’emploi combiné d’injures courtes et d’arguments interminables : passions et raisons se confirment réciproquement, selon la loi de la publicité et lu théorie des réflexes conditionnels »46. Dès juillet 1944, il assimilait le maurrassisme à ces « religions séculières » qui, à l’instar du marxisme, « offrent un substitut de système unificateur » :

« Maurras a dû largement son prestige au fait que, chaque matin, il rattachait un incident quelconque à l’ensemble de sa doctrine »47.

34La conclusion d’ensemble, qu’au terme de sa vie, R. Aron nous laisse sur la doctrine de Maurras est sévère :

« son succès tient plus à la pauvreté de la pensée rivale qu’à la richesse de la sienne. Ses analyses des conjonctures furent plus d’une fois pénétrantes. A mes yeux, il ne servit ni l’idée monarchique ni la patrie »48.

35L’historien retiendra l’affirmation et en ratifiera probablement la pertinence. Elle est vraie sur le plan essentiel, celui de l’idéologie et de la vie intellectuelle où se meut l’Action Française. Reste à en apprécier le bien fondé à un niveau plus difficilement accessible, celui de la vie quotidienne de tous ceux, si nombreux et si divers, ligueurs, associés, alliés, lecteurs de l’Action Française, qui ont donné tant de leur temps, de leurs énergies, de leurs passions et de leur foi aussi, à ce mouvement pendant près d’un demi-siècle de notre histoire. Avant de trancher, l’historien demandera que l’instruction demeure ouverte pour supplément d’information. Il se conformera ainsi à un avis sage et exigeant que R. Aron formulait à la fin de sa vie :

« L’histoire des idées, à l’état pur, en dehors de l’histoire des sociétés, est légitime, mais elle laisse bien des questions sans réponse »49.

36Avec l’oeuvre de Prévost-Paradol, c’est un chapitre bien différent qui s’ouvre : ici, R. Aron est chez lui. La discussion critique ne perd pas ses droits, certes, mais elle est moins nécessaire. La France nouvelle est, pour lui, un classique, presque « un manuel ». Lorsqu’il le met, avec Renan, au programme d’un séminaire en Sorbonne dans les années 50, il attend de cette nouvelle lecture une réponse qui éclaire les problèmes de notre temps : des pages entières lui semblent « aussi actuelles aujourd’hui qu’il y a quatre-vingt dix ans » et d’autres « presque stupides ou scandaleuses »50, ce dont il ne s’offusque nullement.

37Comme Pierre Guiral, dont il connaît la thèse51, c’est le dernier chapitre de la France nouvelle, De l’avenir, qu’il scrute avec la plus vigilante attention ; on sait que Prévost-Paradol y pose la question du rang futur de la France en Europe et dans le monde, après la victoire prussienne de 1866 à Sadowa, et anonce une défaite de la France, en cas de guerre prévisible avec la Prusse52. R. Aron a médité ces pages après la défaite de 1940. Au seuil de son livre, L’âge des empires et l’avenir de la France53, il évoque, dans la Préface, « ces anticipations admirables de clairvoyance... et de bon sens », dans lesquelles Prévost-Paradol annonçait qu’une domination allemande en Europe, consécutive à une victoire sur la France, ne saurait, de toute façon, empêcher l’avenir anglo-saxon du monde. Cet admirateur quasi-inconditionnel de l’Angleterre y assurait que lu domination des continents américain et australien était, pour celle-ci, une garantie d’hégémonie. On comprend le réconfort que ces propos apportaient aux vaincus de 1940. Pour les Français d’après-guerre, enfin délivrés du l’oppression nazie, R. Aron retient encore cette « formule admirable et accablante » par laquelle Prévost-Paradol suppliait ses compatriotes do prendre enfin conscience de l’urgence du redressement démographique, faute duquel, affirmait-il, la France risquerait de peser « toutes proportions gardées, dans le monde anglo-saxon, autant qu’Athènes pesait jadis dans le monde romain »54.

38Les vues de Prévost-Paradol lui paraissent confirmées par le retard industriel accumulé par la France depuis un siècle : alors qu’elle était encore au premier rang au milieu du siècle dernier, la France est passée à une position intermédiaire entre l’Europe du Sud et l’Europe du Nord-Est. Néanmoins, l’heureux redressement démographique d’après-guerre, qui permet d’escompter l’afflux des jeunes vers les branches industrielles les plus dynamiques, interdit le pessimisme : l’économie française semble être entrée dans une phase de croissance de longue durée :

« nous découvrons les conséquences du déclin, alors que les causes en ont disparu. On ratiocine sur « l’homme malade de l’Europe » alors que la guérison, en profondeur, est déjà avancée »55.

39L’auteur de Paix et guerre entre les nations médite également une autre leçon – singulièrement actuelle dans l’Europe de 1945 – tirée par Prévost-Paradol de l’examen de la situation européenne et française après Sadowa. A ceux qui, cherchant à se rassurer à bon compte, préféraient voir dans la réalisation de l’unité allemande, un événement historique inéluctable, prélude d’une ère de « paix perpétuelle et de fraternité universelle »56, Prévost Paradol opposait les dures leçons de la Realpolitik que devait confirmer, en tout point, le développement ultérieur du pangermanisme :

« Pourquoi verrait-on, pour la première fois dans le monde, une grande puissance en voie d’accroissement s’arrêter d’elle-même par le seul sentiment de la justice, respecter le faible à demi détruit par sa propre main, s’interdire de son propre mouvement une acquisition avantageuse, abjurer sans y être contrainte, tout désir de commandement, et, après avoir montré une ambition qui semblait au-dessus de ses forces, rester tout à coup en deçà de ses forces, de peur de trop céder à l’ambition ? Qui ne souhaiterait qu’il en fût ainsi et que le genre humain assistât pour la première fois à ce beau spectacle ? ».

40Frappé par la pertinence et la beauté de la formule, R. Aron l’insère deux fois, à douze ans d’intervalle, en 1944 et en 195657, dans deux de ses écrits.

« L’avertissement est trop solennel, trop sage, trop fondé sur l’expérience pour ne pas être entendu »58.

41Au cours de la guerre, il constatait que les prédictions annoncées par Bainville, en 1919, dans ses Conséquences politiques de la paix59, étaient en train de se réaliser et donnaient, provisoirement, espérait-il, raison aux plus pessimistes60. A la fin de l’année 1942, méditant sur la triste prophétie de Spengler :

« L’Occident peut produire encore un César, non un Goethe »,

42R. Aron avertissait que « la menace des Césars ne disparaîtrait pas avec l’effrondrement du national-socialisme », mais que les nations libres décidées à « assurer courageusement les responsabilités de la paix » sauraient, par des collaborations élargies, restaurer l’équilibre dans le rapport des forces et éviter de tomber sous le joug d’un peuple-maître61.

43A propos des transformations rapides survenues dans la carte de l’Europe depuis 1815, et surtout depuis 1848, Prévost-Paradol se livre à une longue réflexion sur les conséquences à long terme de l’application d’un principe essentiel mis en oeuvre par la Révolution française, le principe des nationalités. Après avoir constaté qu’il fallait, pour qu’il pût être appliqué deux conditions essentielles : une identité de race ou de langue et le consentement des populations, il observait que la Prusse n’avait pas observé ces conditions, notamment en annexant les duchés danois, et que, même convenablement appliqué, ce principe conduirait à « l’abaissement de la France »62.

44Commentant ce passage, R. Aron introduit des nuances que l’expérience acquise en un siècle, les bouleversements issus des deux guerres, le rôle croissant des opinions publiques en tous domaines, y compris en politique étrangère, l’enrichissement survenu dans l’étude historique des relations internationales, notamment par les travaux de Pierre Renouvin, suffisent à expliquer. Le principe des nationalités, objecte-t-il, est enraciné dans l’opinion, au point que les gouvernements sont contraints d’en tenir compte dans leurs décisions. Après Sadowa, comme lors de la réoccupation pur les troupes allemandes de la zone rhénane démilitarisée, en 1936, le principe des nationalités n’a pas été seulement « un frein », « il a été une des causes de la paralysie : le sentiment que l’unité allemande ou la réoccupation de la Rhénanie était légitime pesait sur les esprits »63. Certes, il appartient à l’homme d’Etat de choisir entre l’idéologie et le réalisme. Mais l’opinion est un facteur qui s’impose à lui :

« Les hommes, moins cyniques qu’on ne le croit, n’agissent pas facilement contre leurs idées »64.

45 L’immense question de la décolonisation, si douloureuse, si déchirante même pour tant de familles, dans la France des années cinquante, en donne un exemple concret. Comme Renan et beaucoup de ses contemporains, Prévost Paradol estime la colonisation légitime et utile65. Le peuplement de l’Algérie par des colons européens au détriment des arabes, suivi de la conquête do toute l’Afrique du Nord, lui parait le seul moyen de créer cet empire méditerranéen de 80 à 100 millions d’hommes, capable d’équilibrer la puissance nouvelle de lu Prusse et de retrouver le chemin de la grandeur66.

46A ceux qui invoquent l’autorité de Prévost-Paradol pour refuser la décolonisation, R. Aron insiste sur la logique même du principe des nationalités à laquelle on échappe difficilement :

« un empire édifié par un pays qui se réclame de la démocratie, est, à notre époque, déchiré par une contradiction à laquelle il ne résiste pas longtemps »67.

47Simultanément, il dégage le sens de la mission colonisatrice de la France et refuse de se ranger aux côtés de ceux qui, dans certains cercles intellectuels, jugent de bon ton de l’accabler : il juge « excessif » le renversement par lequel on retire aujourd’hui à l’Occident toute « autre supériorité que celle de la quantité d’énergie par travailleur »68. La France n’a nullement à rougir de ce passé :

« ce qui a été fait, au Maroc, en une quarantaine d’années, ne l’aurait jamais été si les Français n’avaient pas pris en main l’administration du pays »69.

48Ce langage, exempt de passions partisanes, était suffisamment équilibré, serein et réaliste pour être accessible à ceux que la décolonisation frappait directement dans leur chair et leurs biens : « J’entendais enfin parler raisonnablement de politique » déclare un étudiant originaire d’Afrique du Nord venu, en 1954, confier à R. Aron ses inquiétudes70.

49En dehors de ces questions relatives à la place de la France dans le monde, il faut ajouter la réflexion sur les questions de politique intérieure française. Sur ce point, une commune préoccupation nourrit la réflexion politique de Prévost-Paradol et de R. Aron : celle de l’instabilité politique de la France, constitutionnelle au XIXe siècle, gouvernementale au XXe siècle. Tous deux s’accordent pour reconnaître, selon la formule de Prévost Paradol, que la « Révolution Française a fondé sa société mais cherche encore son gouvernement »71, et que l’adoption d’institutions résolument démocratiques est la seule voie possible. La France n’aurait-elle pu éviter la catastrophe de 1870, si elle en avait été pourvue, se demande R. Aron à la fin de la guerre72, tandis qu’un passage de La France nouvelle lui revient simultanément à la mémoire :

« J’appelle même expressément bon citoyen le Français qui borne à un seul point ses exigences : que la nation se gouverne elle-même, sous le nom de république ou de monarchie, par le moyen d’assemblées librement élues et de ministères responsables »73.

50C’est donc moins le régime que le fait de bénéficier d’institutions libres qui compte. Reste à apprécier ce degré de liberté : si R. Aron nie que l’Empire ait été pourvu d’institutions démocratiques en 1870, Prévost-Paradol, lui, en était si persuadé qu’il s’était rallié au ministère E. Ollivier et à l’Empire libéral74 après de longues années d’hostilité.

51Pour expliquer l’instabilité politique de la France, R. Aron recourt à des arguments d’ordre psychologique : le caractère des Français, leur besoin irréductible de divisions idéologiques. Celles-ci persistent au XXe siècle : « le rythme de la vie politique française est resté le même »75. Le cas français est donc tout à fait particulier. Ainsi, il ne fut jamais possible de créer à droite un grand parti conservateur, les conditions requises n’ayant jamais été réunies. Celui-ci :

« exigerait non pas seulement la discipline des troupes mais un état-major où se mêleraient laïcs et catholiques, bourgeois voltairiens et doctrinaires de l’ordre, les descendants des chouans et les républicains intransigeants ».

52Il serait donc déraisonnable d’envisager une telle création qui supposerait une transformation considérable de la psychologie politique des Français. Les conclusions de R. Aron sont donc pessimistes pour ce qui est du problème de l’instabilité politique de la France76.

53Derrière tous ces propos, tout au long de ces pages, se profile une question d’une toute autre dimension, que l’angoisse de la décadence, dont R. Aron affirme « être obsédé depuis quinze ans »77, oblige à poser : pour redevenir une grande puissance, et « maintenir le nom de la France à la hauteur où les siècles précédents l’ont porté »78, faut-il faire le sacrifice du régime démocratique et de la liberté ? La réponse de R. Aron est nette : c’est non. Une option contraire s’opposerait à la vocation de la France79. Il est néanmoins des cas où lu sagesse politique commande de savoir remettre en cause le régime, celui-ci fût-il démocratique :

« Il se peut que la liberté soit au premier rang des valeurs politiques mais, pour qui pense historiquement, elle ne saurait être un absolu. Dans Athènes décadente, elle sauvegardait la douceur de vivre, elle n’arrêtait pas, bien plus, à certains égards, elle favorisait la corruption de la cité. Si nous pensions qu’un régime autoritaire fût capable, et seul capable, de renverser l’évolution démographique, d’équiper l’industrie, de moderniser l’agriculture, en dépit de nos préférences intimes, nous serions tentés de consentir, pour un temps, au purgatoire du despotisme »80.

54La communauté d’inspiration entre R. Aron et Prévost Paradol est ici frappante : celui-ci, après avoir « dressé le plan d’un gouvernement démocratique et libre » et examiné les exigences auxquelles il doit répondre, refusait d’adopter sur le choix du régime qui couronnerait l’édifice monarchie ou république – une position tranchée : il s’en explique dans un langage que n’aurait pas désavoué, nous semble-t-il, l’auteur d’Espoir et peur du siècle :

« Dans cette question, comme dans toutes les affaires humaines, il ne faut point prétendre au bien absolu ; ici, comme partout, c’est dans un choix entre des imperfections, plus ou moins graves, que consistent la liberté et la sagesse de l’homme ; mettre en balance la république et la monarchie, c’est donc se demander simplement laquelle de ces deux formes de gouvernement peut offrir dans la pratique les difficultés les moins considérables et les inconvénients les moins sensibles »81.

55Il faut conclure : encore que Prévost-Paradol nous semble davantage imprégné de l’idéologie de son temps que R. Aron, leur proximité de pensée, et peut-être surtout de sensibilité, ne fait aucun doute. Une philosophie, pour ne pas dire une métaphysique commune, l’explique : même approche historique de leur temps, même sens de la relativité historique, une appréciation semblable du politique qui tente d’intégrer la valeur morale et spirituelle de l’être humain, même sagesse qui refuse la prétention de s’exprimer au nom de l’absolu. L’appartenance à deux générations différentes, la confrontation des expériences qui en découle, la rare qualité des esprits, expliquent la fécondité et l’intérêt du dialogue. Il faut reconnaître qu’avec Maurras, les conditions du dialogue sont tout autres : c’est d’abord un contemporain, journaliste avant tout, constamment engagé dans les combats du jour. Tous deux s’adressent à un public qu’il s’agit d’enseigner et de convaincre. Leur philosophie, surtout, les oppose complètement. Le penseur positiviste, disciple d’Auguste Comte, bardé de connaissances historiques, ignore tout des exigences véritables de la discipline historique : comment aurait-il pu rencontrer un esprit exactement à l’opposé du sien en ce domaine ? R. Aron avait consacré son premier travail important à une thèse sur la philosophie de l’histoire82. Le sous-titre de l’ouvrage « Essai sur les limites de l’objectivité historique » laissait assez prévoir que l’auteur avait pris le parti de refuser pour toujours de laisser l’écran d’une quelconque idéologie s’interposer entre la réalité historique et lui, pour autant qu’il soit possible à l’observateur limité d’un temps donné.