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Hommes, idées, journaux

 | 
Jean-Antoine Gili
, 
Pierre Guiral
, 
Ralph Schor

Histoire des idées

Maurras, la Revue encyclopedique Larousse et l’Affaire Dreyfus

Victor Nguyen

Texte intégral

  • 1 Ou plus exactement, Maurras déclara que la moitié de lui-même s’en allait ce jour-la (Témoignage pe (...)

1Dans les papiers laissés par Maurras, figurent huit feuillets, format 13/21, sept seulement étant écrits, qui constituent le brouillon d’une lettre où l’apologiste du commandant Henry présente sa démission de collaborateur de lu Revue encyclopédique. La lettre fut effectivement envoyée et dans les mêmes termes, si l’on en juge par le catalogue de vente de la bibliothèque de Georges Moreau, en 1934, le directeur de ladite Revue, qui précisément le 19 juillet 1900, avait exigé de Maurras cette démission. Côté piquant de l’incident, Georges Moreau se rapprochera plus tard de l’ Action française, pour lors petite revue, née l’année précédente, quasiment mois pour mois, et dont son propre neveu, Lucien Moreau compte d’ores et déjà parmi les réducteurs associes, avant d’en devenir l’un des principaux dirigeants, celui qu’à sa mort, en 1932 Maurras qualifiera d’autre lui-même1. Cette réponse en forme de brouillon no comporte aucune date, qu’il faut néanmoins situer entre le 20 juillet et lu fin du mois. Une lettre à Barrès, dont le cachet indique le 31 juillet, entérine lu chose :

« Me voici déclassé. Le directeur de la Revue encyclopédique m’a fait savoir que mon nom était un drapeau.. »,

2sans formuler, au contraire, de lancinants regrets au terme d’une présence qui remontait à 1892 :

  • 2 [31 juillet 1900], M. BARRÉS et C. MAURRAS, La République ou le Roi, Correspondance inédite (1888-1 (...)

« Bien que j’aie toujours fait ma critique en critique, par simple dégoût de mêler les questions, bien que nos adversaires m’aient souvent écrit pour me remercier de l’impartialité de mes analyses, la politique a retenti dans mon cadre professionnel. C’est... un assez bon signe. Et je le trouve, de plus, assez honorable »2.

3 On voit le différend dont la lettre de Georges Moreaux précise les termes, insistant sur la tolérance de la Revue et la diversité des points de vue qui s’y expriment. Cependant, exposer est une chose et conclure en est une autre :

« ... il est nécessaire également que les collaborateurs attitrés d’un périodique de tradition républicaine et libérale, aient sur les questions essentielles des vues sinon exactement semblables, du moins très voisines »,

4et en particulier il convient d’éviter

  • 3 G. Moreau à C. Maurras, 19 juillet 1900. Si l’original do cette lettre figure dans les papiers lais (...)

« qu’une signature souvent en évidence ait pris ailleurs une signification telle qu’elle apparaisse comme un drapeau dont les couleurs tranchent violemment sur le fond général, et jettent le trouble dans l’esprit du lecteur »3.

5Reproche était alors adressé à Maurras de ses campagnes antidreyfusardes, « au Soleil ou ailleurs », entendons à la Gazette de France ainsi qu’à l’Action française débutante, avec cette conséquence :

« votre nom est devenu un drapeau, et votre seule signature, même au bas d’articles littéraires, a le privilège d’exaspérer beaucoup de nos lecteurs »,

  • 4 G. Moreau à C. Maurras, op.cit. Sur l’atmosphère politique de la Revue, cf. Maurrus, Au signe de Fl (...)

6sans négliger cette péripétie, « L’avouerais-je ? Elle m’exaspère moi-même »4.

7Le ton adopté par Maurras entre plus encore en cause que les idées qu’il exprime, visant les personnes, à l’aide de qualificatifs infâmants, que Georges Moreau ne saurait partager d’aucune manière :

  • 5 Idem. Fondée en 1891, la Revue encyclopédique devait paraître jusqu’à la fin de 1900 comme un « Rec (...)

« Vous qui ne cessez de reprocher aux hommes de ce temps de ne s’attacher à aucune doctrine, et de n’avoir dans la vie aucun principe directeur, vous trouverez rationnel que je m’applique désormais à maintenir haute et ferme la tradition de Pierre Larousse laquelle est bien française ; pour y arriver, il est indispensable de réunir en un seul faisceau les forces qui favorisent nos idées, et d’éliminer celles qui do sens contraire, tendent à affaiblir l’action que je tiens à exercer »5.

  • 6 G. Moreau à C. Maurras, idem. L’année précédente, Maurras avait refusé de collaborer à une éventuel (...)
  • 7 Revenant sur ce passé dans son Prologue d’un essai sur la critique, La Porte étroite, 1932, Maurras (...)
  • 8 Voir André E. ELBAZ, Correspondance d’Edmond Fleg pendant l’Affatre Dreyfus, Nizet, 1976, passim. I (...)

8Malgré tout, souhaitait-il un départ sans éclat, proposant de publier la copie déjà écrite sous pseudonyme ou anonymement, chacun conservant en même temps que son « idéal social », le respect de l’autre, sans arrière pensée, rupture officielle sanctionnant comme un état de fait, Maurras ayant depuis longtemps cessé de rendre visite au directeur de la Revue encyclopédique6. Remarquons toutefois, que si le nom de Larousse représentait un symbole de foi démocratique et d’esprit républicain, Maurras, dès avant le réveil do l’Affaire Dreyfus, « le fatidique automne de 1897 », selon son expression, avait inscrit dans plusieurs campagnes de presse son hostilité à la démocratie. Il est vrai que ces critiques virulentes intéressaient aussi souvent, sinon plus, le domaine culturel que le terrain politique, du moins avant la reprise de l’Affaire qui marqua son engagement définitif7. Après coup, on ne pourrait même que s’étonner de la longanimité d’une direction qui devait des ménagements à son public. Sans doute, ce dernier, volontier radical et radicalisant, se montrait-il divisé devant la crise dreyfusienne. Sans doute joua longtemps l’appui de Lucien Moreau, de plus en plus proche de Maurras, malgré son amitié pour Edmond Fleg8.

« Georges Moreau a refusé (ou tout comme, en ajournant sine die) à son neveu (fort en colère de ce contre-temps) l’insertion de son article sur l’Appel au Soldat »,

  • 9 [31 juillet 1900], La République ou le Roi, op.cit., p. 295. Le roman de Barrès était paru chez Fas (...)
  • 10 Annuaire de la Presse, op.cit., p. 100.

9signalait Maurras à Barrès après lui avoir appris son propre départ de la Revue9. Ne serait-ce pas justement l’incessant recours au coup de force militaire préconisé par Maurras qui aurait rendu dorénavant intenable la position de ce dernier dans un organe se présentant comme la « suite indéfinie du Grand Dictionnaire Larousse »10. Provocation véritable, en la circonstance, que ces propos de la Gazette de France, le 15 juillet :

« Entre la justice démocratique et le salut public, le Temps n’a jamais hésité. Il a fait d’immondes campagnes en faveur du traître Dreyfus. Il a contribué à tirer d’affaire M. Picquart [...]. Il est même arrivé au Temps de laisser voir le fond de sa pensée, en déclarant que, après tout, entre tant de missions possibles, la France avait certainement la mission de poursuivre, au profit des autres nations, l’expérience démocratique ».

10Et Maurras concluait avec une phrase de Renan qu’il avait jetée à la figure des républicains dès 1897 :

  • 11 La citation de RENAN à la fin de cet article sur la démocratie et l’armée était extraite de la Réfo (...)

« La démocratie est le plus fort dissolvant de l’organisation militaire »11.

11Le 20 juillet, dans le Soleil, la mort du général de Pellieux lui fournissait l’occasion de répéter :

  • 12 Un testament. Le général de Pellieux (1842-1900), commandant le département de lu Seine à partir de (...)

« ... je n’ai pas encore perdu ma confiance dans les réflexions de la haute armée »12,

  • 13 La prochaine révolution.
  • 14 Le second procès de Dreyfus s’était déroulé devant le Conseil de Guerre de Rennes du 7 août au 9 se (...)

12récidivant le 27 en annonçant un choc en retour militaire contre lu montée du désordre13. A cette date de l’été 1900, il n’était guère plus possible que subsistent des équivoques de personnes ou de frontières entre des camps plus que jamais irréconciliables. La ligne de partage de l’opinion n’intéresse plus tant Dreyfus, dont le procès de Rennes, a depuis un an, même par une cote mal taillée, réglé le sort, mais désormais la nécessité de la défense républicaine, dont les catholiques vont faire les frais14. La signature de Maurras dans les colonnes de la Revue encyclopédique devenait ainsi une contradiction à lever sans plus attendre. Mais, en tranchant dans le vif, la maison Larousse, institution familiale autant que maison commerciale et entreprise idéologique, tranchait en partie contre elle-même. Maurras, habilement, dans sa réponse va jouer de cette tonalité :

  • 15 Sans doute s’agit-il du livre de Gustave Le Bon (1841-1931), Psychologie du socialisme, Alcan, 1898 (...)
  • 16 Gustave Janicot (1830-1910), était le directeur de la très royaliste Gazette de France, où Maurras (...)
  • 17 L’article en question est probablement celui du vendredi 27 juillet, La prochaine révolution, où Ma (...)

Mon cher Directeur,
Permettez-moi de vous donner encore une fois ce titre, car il a eu, neuf ans entier, un sens amical, et je ne veux pas que nous quittions ou plutôt, je ne veux pas quitter la revue (car pourquoi nous quitter nous-mêmes ?) sans vous assurer de ce sentiment. Il durera. Malgré le mot qui termine votre lettre, je sens bien que vous ne vous êtes pas mépris sur ce qui avait rendu mes visites un peu rares. Autrefois, avant le fatidique automne de 1897, nos discussions étaient des promenades du côté de quelque lumière, souvent ignorée de nous deux lorsque nous nous mettions en route. Nous découvrions, chemin faisant, des vérités, sur lesquelles l’accord s’obtenait mécaniquement. Peu de plaisirs sont comparables à celui que, pour mon compte, je goûtais là. Une question véritablement religieuse s’est posée depuis, et elle a rendu toute discussion de ce genre à peu près impossible. Dès lors, ce que l’on s’opposait, c’était des sentiments, c’est-à-dire le fond obscur, trouble, orageux des natures diverses. J’ai senti la nécessité de sauver de pareils orages certaines amitiés qui m’étaient très chères. Et je me suis résolu à voir moins fréquemment quelques amis dont je ne voulais absolument pus faire mes ennemis non plus que devenir l’ennemi moi-même. Cette précaution prise contre ma propre vivacité aura tout au moins réussi entre nous : lu lettre que vous m’écrivez, celle-ci que je vous réponds en sont un double témoignage.
Je viens de vous parler de ma vivacité, que l’on peut appeler aussi de la violence. Elle vous est bien connue, et depuis longtemps, puisqu’elle s’est montrée en tout premier lieu dans l’ordre littéraire. Si les vivants pouvaient l’oublier, les mânes de Rodenbach et de Mallarmé, on dit que les mânes sont justes l’attestaient toujours. J’ai porté cette vivacité, ou cette violence, dans l’ordre politique, où il est naturel qu’elle ressorte plus clairement. Car des personnes et des intérêts concrets y sont en jeu. De plus, qu’est le péril couru maintenant selon moi par tous les éléments, intellectuels, moraux et matériels de notre nationalité ? L’objet étant plus grave, la menace plus vive, ma réaction a dû être plus énergique. Cependant, je ne pense pas avoir été « discourtois ». Autant qu’il me souvient, les mots que vous me signalez étaient placés entre guillemets : « bandits », « traîtres » ce n’est pas mon vocabulaire habituel ; lorsque je parlais en mon nom, je n’ai guère appelé traitres que ceux qui ont été jugés, condamnés et même graciés comme tels. Assurément je ne fais pas de la courtoisie un fétiche, il ne faut faire aucun fétiche et la prescription de se saluer avant le combat est une convenance qui, selon moi, varie avec le temps, avec les lieux et avec les personnes. Mais enfin, sans avoir ce fétiche-là, je m’applique assez ordinairement à ne point m’écarter de ses règles communes.
J’ai été flétri comme sourd, comme dispensé du service militaire, comme affligé d’un nez disgracieux et comme répandant par cet orifice de nauséabondes odeurs. Je tiens à dire, bien qu’il soit un peu mélancolique d’y réfléchir, que je n’ai jamais commencé ni répliqué sur un ton pareil. Observez que je discute – toujours les idées et que l’on répond en discutant ma personne.
C’est du reste un petit malheur. Et je crois qu’il serait injuste que le plaisir que nous procurent nos idées ne fut point compensé par quelques inconvénients, légers ou grands. On vérifie ses opinions, on en éprouve la solidité et la force, lorsqu’on souffre un peu pour elles. Et vous avez tout à fait raison, mon cher directeur, de penser que je trouverai votre décision rationnelle. L’an dernier, M. Félix Alcan, l’éditeur, me refusait un livre que je lui demandais, parce que disait sa réponse, j’avais trop attrapé M. Gabriel Monod : bien que ce livre, le livre d’un nationaliste, le Dr. Le Bon, n’eût de commun avec M. Gabriel Monond que son éditeur, j’écrivis à M. Félix Alcan une lettre de félicitations15. Je le complimentais d’exprimer de la sorte ses passions intellectuelles. Les tribunaux catholiques romains proscrivaient certains livres "in odio auctoris» : en haine de leurs auteurs. On l’a souvent reproché à ces tribunaux : j’ai trouvé le reproche inintelligent et je l’ai dit et je l’ai écrit. Je comprends donc que mes articles soient éliminés de la Revue par aversion systématique et doctrinale à l’égard de leur signataire. J’en éprouverais même un grand plaisir impersonnel, si les idées au nom desquelles a lieu cette élimination ne me paraissaient de toute évidence enfermer d’effroyables menaces pour deux objets qui vous sont chers autant qu’à moi-même, la nationalité française et la civilisation occidentale.
Il est certain que, pour mon compte, je me berçais aussi de cette pensée que les lettres sont un refuge où peuvent fraterniser encore les intelligences les plus contraires. Ma fonction de critique, exercée avec vivacité et violence, mais dans un sentiment de justice qu’on ne me conteste nulle part, représentait pour moi une fraction de mon indépendance non seulement matérielle, mais intellectuelle. Sans doute je ne me parais pas sans coquetterie, et c’est ce dont vous voulez éviter l’effet, de mon titre de collaborateur à la Revue encyclopédique Larousse. Cela exprimait une bonne moitié de moi-même. Divisés sur la politique, nous nous rencontrions sur le terrain religieux ou irreligieux . Si vous pouviez dire : « Ce royaliste de Maurras », on disait couramment à la Gazette de France du même Maurras . « Ce païen, ce positiviste ». Entré dans ces deux maisons à peu près au même moment, n’ayant jamais caché ni dans l’une ni dans l’autre mes accords et mes désaccords avec les systèmes différents que j’y rencontrais, j’ai eu ici et là l’occasion de goûter les plaisirs de la liberté en même temps que je vous fournissais ainsi qu’à N. Janicot l’occasion de montrer en exemple votre tolérance16. Une de ces occasions disparaît ; mais je me félicite de conserver votre amitié et par conséquent votre estime. Encore une fois, je m’y attache passionnément. Je devais remettre ma revue d’août samedi matin à Lucien Moreau. Mais, comme je ne l’écris jamais que dans la nuit qui précède la livraison, elle n’a encore aucune réalité. Je n’ai donc même pus à lu supprimer, j’y renonce purement et simplement. Vous sentez bien, mon cher Directeur, que je l’écrirai néanmoins si vous y voyez le moindre avantage pour la Revue : le bon fonctionnement du service doit passer avant tout et je l’assurerai ; mais il ne me semble point digne de prendre un pseudonyme pour ces derniers travaux ni d’écrire anonymement.
Très cordialement à vous, mon cher Directeur,
Charles Maurras
Tout de même, permettez-moi de vous envoyer mon article du Soleil de demain. Bien entendu, il a été écrit avant que j’eusse votre lettre. L’idée que j’y exprime peut vous « fortifier ». Mais enfin les motifs dont je la soutiens sont, vrais ou faux, de l’ordre de la raison humaine, et l’on y peut penser. Je vous avoue que je crains fort d’être lu par procuration ou par extraits17.

  • 18 « J’insiste sur le caractère éventuel de l’innocence de Dreyfus et je dis que cette éventualité n’a (...)
  • 19 Cf. notre communication : Charles Mourras (1868-1952) et l’Affaire : une crise de l’identité frança (...)
  • 20 Dans le Catalogue de vente de la bibliothèque de G. Moreau, op.cit., p. 220, figure le facsimilé d’ (...)

13D’emblée Maurras se justifie sans pour autant formuler de récriminations intempestives. L’Affaire n’est point un débat politique ordinaire où l’on puisse faire assaut de raisons. Tout le monde y gagne les extrêmes parce qu’au fond la querelle revêt un caractère religieux. L’argument est familier à sa plume, qui inculpe une religion dreyfusienne, modalité particulière de la religion des droits de l’homme, incitant à sacrifier en toute occasion les réalités politiques et sociales les plus tangibles, à la cause d’un seul individu. Pour Maurras, le cas Dreyfus dépasse incomparablement le problème de l’innnocence ou de la culpabilité de l’officier accusé. Douta-t-il jamais de cette dernière comme ses amis Lucien Moreau et Jacques Bainville ? Nous l’ignorons18. Le problème était ailleurs : fallait-il en matière de justice, ou d’injustice, Maurras, au demeurant n’élimine pas l’alternative, bouleverser l’existence de la nation, discréditer son armée, sa police, sa magistrature, bref l’affaiblir devant l’étranger ? En fait, il ne se trouve pas loin de partager alors le jugement de Rémy de Gourmont, selon lequel l’Affaire doit être décryptée comme une de ces crises mystiques remontées de la Bible, qui jettent d’étranges lueurs sur la naissance du Christianisme19. De là ces amitiés mises en sommeil, quand elles ne seront pas rompues, on songe à son éloignement d’avec Anatole France, qui avait pourtant patronné ses débuts littéraires20. A travers ces sympathies contrariées, c’est un être divisé contre lui-même qui s’exprime ici. Reste su marque personnelle, « vivacité », voire « violence », qu’il reconnaît volontiers. A celà, nul besoin qu’intervienne la politique, les campagnes littéraires ont depuis des saisons assis une réputation polémique. Et, à maintes reprises, su critique n’a-t-elle pas suscité de vives protestations auprès de la Revue encyclopédique ? La réévaluation du classicisme, l’apologie de l’Ecole romaine soutenait une vive offensive contre la littérature symboliste ou ce qu’il en restait. L’Essai sur la critique publié par la Revue le 26 décembre 1896 fut pratiquement imposé à Maurras par sa direction pour donner satisfaction à nombre de ces victimes littéraires, « Le dépit, la rancune des auteurs contestés, l’inquiétude et l’indignation naïves de leur entourage sont des fureurs bien naturelles », qui exigeaient de savoir au nom de quelle justice supérieur elles étaient condamnées sans appel :

  • 21 P. 969. Ce texte dûment revu et corrigé sera publié plus tard sous le titre de Prologue d’un essai (...)

« ... exposer en détail sa propre doctrine, de telle sorte que le lecteur puisse voir les fondements, justes ou non, mais clairs et simples, des opinions manifestées »21.

14Cette fois, Maurras procède à une élucidation similaire, touchant les règles de la polémique politique. Ce faisant, regardait-il si loin de la littérature ?

« Toutes mes habitudes de critique littéraire contribuent, autant que je puisse m’en rendre compte, à des examens de mécanisme constitutionnel »,

  • 22 [octobre 1900], La République ou le Roi, p. 305.
  • 23 A la mi-décembre 1898, Maurras avait quitté le monarchiste Soleil suspect de céder devant le camp d (...)

15expliquera-t-il à Barrès au mois d’octobre suivant22. Mais l’insistance affichée de discuter les idées plutôt que les personnes résistait-elle à sa propre théorie des Quatre Etats confédérés, où interfèrent les notions de minorité agissante et d’élaboration idéologique ? Qu’en était-il de ses attaques contre l’Etat Monod, expression sociologique de la domination intellectuelle attribuée à Gabriel Monod ? Maurras ne passe-t-il pas rapidement ces discriminations aux profits et pertes des luttes civiles, quand bien même il lui arrive d’en souffrir ? D’où sa sérénité devant la démission qui lui est imposée, en dépit des retranchements qu’en subira son budget d’homme de lettres23. Ailleurs vont ses regrets, à la disgrâce reçue par la cause qu’il défend et surtout, à travers ce qu’il appelle son « indépendance... intellectuelle », au statut de sa propre pensée conditionnée par les déchirements de l’intelligence moderne. Littérature ou politique, l’imaginaire maurrassien se nourrit d’une intuition philosophique droit venue de Lucrèce sur un fonds de pessimisme actif :

  • 24 [Août 1900], lettre remerciant Barrès de sa réponse en date du 22 de ce mois à l’Enquête sur la Mon (...)

« Je ne sais si je vous ai dit que, épicurien et atomiste résolu, je suis, tout en restant bon déterministe, profondément opposé à tout fatalisme. En un sens, et je le voix bien, rien ne sert à rien, car tout dépend du l’état du milieu ; mais en un autre sens, aussi riche, le même rien sert à tout et décide de tout... Je ne me lasse pas de citer l’admirable modico quodam decursus. C’est ce petit détour, cette légère déviation atomique qui fait les hommes et les dieux : non qu’il soit créateur, mais il est directeur et utilisateur »24.

  • 25 La République ou le Roi, ibidem.

16Ces propos à Barrès datent du mois suivant la lettre à G. Moreau et ils en expliquent l’apparente ambiguïté. Pareille volonté de décentrement par rapport aux différents publics auxquels il s’adresse ne traduit-elle pas, chez Maurras, la cohabitation de principes opposés qui cristalisent un champ intellectuel, passage de l’esthétique à la politique, où dans les deux cas, la critique exerce une fonction médiatrice par excellence : « Tout dépend du sens plutôt que de la force de la chiquenaude », avec ce défi permanent : « Nous ne pouvons rien faire et nous pouvons tout transformer »25 ? En apparence, Maurras ne semble traiter dans sa réponse que d’une singularité personnelle, la sienne, en proie aux difficultés de se faire entendre parmi les bruits et les fureurs de (’Affaire Dreyfus. Si dans la critique, le goût s’éprouve, dégageant les morceaux contradictoires du réel, dont l’art produit les effets d’ensemble, comment cette esthétique des contraires, qui triomphe dans le Chemin du Paradis (1895) et nourrit l’humeur philosophique dont Anthinea (1901) conservera bientôt la substance, ne cristalliserait-elle pas une politique qui ne soustrait ni ne surmonte les principes opposés mais entend les réconcilier dans une synthèse subjective sans réticences. Lucien Moreau, en écrivait à Edmond Fleg :

« Pour dire toute ma pensée, peut-être un homme d’Etat doit il préférer une injustice à certains maux »,

  • 26 Correspondance d’Edmond Fleg..., op.cit., p. 131, [début février 1900].
  • 27 Le 19 février 1949, Maurras confiait a Xavier Vallat son compagnon do prison a Clairvaux au sujet d (...)
  • 28 Après la mort d’E. Moreau, qui était actionnaire du journal, MAURRAS écrivit dans l’A.F., le 9 déce (...)

17lui confiait par ailleurs : « ... je ne suis pas chrétien du tout »26. S’il ne partageait pas la première déclaration de son neveu, Georges Moreau se reconnaissait certainement dans la seconde, ainsi que Maurras en passant le lui rappelle27. Mais le nationalisme maurrassien, surplombé par le culte de la déesse France, réutilisait la sémantique d’un paganisme attentif à rendre compte d’une réalité exclusive de prédicats sans réciprocité, aboutissement positiviste d’une quête de sens où le jeune Provençal avait jeté ses premières années parisiennes. Ne retournait-il pas la religion de l’Humanité en religion de la nation, à l’instar de beaucoup de disciples d’Auguste Comte, républicains en puissance d’Etat ? Dans le même temps n’opérait-il pas un mouvement analogue entre christianisme et catholicisme, où le vieux projet d’accorder caressé par Comte devenait une assurance historique sur le destin de la civilisation ? On sait l’équivoque qui en résultera quant aux relations de Maurras avec l’Eglise. Ne sont-elles pas, cependant, à la mesure d’une société française où l’hégémonie bourgeoise ne pouvait pas plus s’accommoder de la vérité du culte catholique qu’ignorer la culture de cette vérité ? Après tout, en France, dès l’origine, l’Eglise a partie liée avec l’Etat, pour le meilleur et pour le pire. C’est dire qu’ici catholicisme et nationalité demeurent inséparables, même conflictuellement. En libérant les énergies religieuses propres à la modernité, parce que référées au social dont elles ordonnent la célébration, l’Affaire Dreyfus mettait en évidence l’absence d’une véritable religion civile reconnue par tous. Malgré ses prétentions à l’héritage, le positivisme avait achappé à devenir un catholicisme de remplacement. Alors, pourquoi par leur coalition, sous l’égide du nationalisme, deux intransigeances additionnant leurs effets ? Que Georges Moreau et plusieurs des siens aient fini par rejoindre Lucien Moreau à l’Action Française, ce cheminement, quasi familial, exprimait entre autre l’aptitude de la synthèse subjective élaborée par Maurras à éveiller de profonds échos dans la conscience nationale. Logique de la culture ou logique de la politique ? Surtout une alliance inédite et provocante entre des artistes et des notables, des croyants et des incroyants pressentant les uns et les autres l’irrésistible progression de la démocratie religieuse, religion dans la démocratie et démocratie dans la religion. Ou, si l’on préfère un vocabulaire plus spécifique à notre temps, la mondialité profilée derrière la sécularisation28.

Notes

1 Ou plus exactement, Maurras déclara que la moitié de lui-même s’en allait ce jour-la (Témoignage personnel de Mlle H. de Cabrières, secrétaire générale des jeunes filles royalistes). En présentant la contribution de L. Moreau à (’Enquête sur la Monarchie, il avait, pour lors, souligné :
« Secrétaire de la rédaction pour la partie littéraire, de la Revue encyclopédique Larousse, rédacteur à l’Action française, M. Lucien Moreau est un de ces hommes heureux qui n’ont pas encore eu le temps d’avoir une histoire. Mais il a traversé, il continue de traverser... la plus intéressante des crises politiques et philosophiques » (La Gazette de France, 7 sept. 1900, repris dans l’Enquête sur la Monarchie, N.L.N., 1924„ p. 177).
De son côté, L. Moreau s’expliquait :
« ... de cette « volonté populaire », j’ai des amis qui ne faisaient point un grand cas. Non que leurs traditions les eussent directement disposés à souhaiter un régime autoritaire. Républicains d’origine, mais plus éloignés des survivances anciennes que la génération précédente, ils avaient, dès leur jeunesse, éprouvé que l’éthique spiritualiste et libérale ne se fonde pas mieux en raison que la vieille morale chrétienne et ils étaient purement nihilistes en quittant l’Université. Ils l’étaient au point de se scandaliser des tendances déjà nationalistes de M. Barrès, qu’ils avaient aimé d’abord pour sa liberté. Diverses circonstances, avec la découverte que les principaux libertaires, toujours peu réfléchis, manquaient parfois d’intelligence, les dégoûtèrent en quelques années d’un état d’esprit qui leur avait semblé supérieur. Les Déracinés bientôt leur expliquaient en outre la Genèse de cet état d’esprit » (Idem, p. 179). Là-dessus, l’Affaire avait agi comme un révélateur de la légitimité d’un Etat fort :
« Les esprits positifs ne demandent pas à l’Etat de réaliser un « idéal » quelconque, sinon sa propre durée ; ils ne veulent point d’un conformisme moral : ils réclament toutes les libertés utiles, et n’abandonnent à l’Etat que la liberté politique, qui le perd et ne leur sert à rien. Leur plus sûre caractéristique est dans leur tendance décentralisatrice, et dans leur adhésion à cette formule comtiste de la « suppression des budgets théoriques ». C’est qu’ils déplorent également la ruineuse faiblesse de l’Etat et l’incroyable tyrannie de l’Administration. Si le tout a nécessairement découlé des principes de 89, aussi volontiers que Renan lui-même, ils renoncent à ces faux dogmes » (idem, p. 180).
Pour autant, il ne concluait pas encore a la Monarchie. Dans l’article consacré à sa mémoire, Maurras qui l’avait rencontré pour la première fois, au milieu do l’année 1895, dans le bureau de G. Moreau, rappelait :
« Il faut noter que, par les siens, Lucien Moreau tenait à ce que l’opinion républicaine a de plus austèrement, de plus stoïquement, de plus âprement patriote mais que la rançon de ce patriositme était un type de religion et de morale révolutionnaire que nul parti contemporain ne possède plus... » (A.F., 8 avril 1934). Sur Georges Moreau (1853-1934), voir la notice de Louis Coquelin, qui avait épousé la soeur de L. Moreau dans le Larousse mensuel, avril 1934, p. 669. Le Catalogue de la bibliothèque de M. Georges Moreau, vendue après décès les 10, 11, 12 et 13 décembre 1934, à l’Hôtel Drouot, fait état, p. 224, rubrique 639, de cette lettre dont les papiers de Maurras conservent seulement un brouillon, qui ne paraît pas avoir été sensiblement modifié en dernier ressort.
Les trois frères Moreau, Auguste (1844-1884), et surtout Emile (1841-1919), le père de Lucien (1875-1932) et Georges (1853-1934), qui allaient contribuer au nouvel essor de la maison Larousse réunifiée depuis 1885, lui tenaient par leur oncle maternel Augustin Boyer, associé de Pierre Larousse.
Sur cette généalogie de l’entreprise, voir André RÉTIF, Pierre Larousse et son oeuvre, 1817- 1875, Larousse, 1976, pp.289-299.

2 [31 juillet 1900], M. BARRÉS et C. MAURRAS, La République ou le Roi, Correspondance inédite (1888-1923), Plon, pp.294-295.
Ce n’était sans doute pas la première fois qu’un dissentiment de ce type éclatait entre les deux hommes. Le Catalogue de la bibliothèque cité tantôt signale, p. 225, rubrique 642, une « Dédicace autographe de plusieurs lignes et commentaires, de la main de Charles Maurras », avec cette explication :
« Cette dédicace était destinée à la brochure : De la Décentralisation, écrite par Charles Maurras sous l’impression des manifestations du procès Zola, 20 février 1898 ; ayant paru trop vive à l’éditeur, M. Georges Moreau, l’auteur consentit à la modifier. Lui-même a consigné le texte définitif de sa dédicace et l’a accompagné de commentaires sur une note autographe jointe ». L’Idée de la décentralisation fut éditée en février 1898 par la librairie de la Revue encyclopédique, ainsi dédicacées :
« A la doctrine de nos maîtres Comte, Le Play, Renan et Taine ; à Messieurs les Officiers de l’Etat-Major de l’Armée Française, invectivés par les ennemis de l’Etat ».
Maurras raconta plus tard l’incident, qui était aussi grammatical :
« Le solécisme s’explique : j’avais écrit injuriés, mon éditeur, ami de Dreyfus, vint me représenter que mon injurié injuriait son parti. Il fallait paraître : à la hâte, sans réfléchir, je mis invectivés, la grammaire seule souffrit », La Contre-révolution spontanée, Lardanchet, 1943, p. 51. Editée par la Revue encyclopédique, où de bonnes feuilles avaient paru le 25 décembre 1897 (Revue des idées : La Décentralisation, pp.1076-1081), la brochure fut en fait financiée par M. Barrés, cf. La République ou le Roi, op.cit., p. 241 -242.

3 G. Moreau à C. Maurras, 19 juillet 1900. Si l’original do cette lettre figure dans les papiers laissés par Maurras, le Catalogue précité indiquait qu’à la lettre de Maurras était « jointe le double de la lettre de M.G. Moreau concernant cette démission, op.cit., p. 224. G. Moreau, ancien élève de l’Ecole Centrale, était, a-t-on pu dire, un artiste avant tout :
« Un artiste pourtant qui anime l’énorme second Supplément du dictionnaire do Pierre Larousse, qui fonde et dirige la Revue encyclopédique, puis la Revue universelle, lu Bibliothèque Larousse (1907)... Sous son impulsion, les livres s’ornent d’illustrations, deviennent artistiques... Il consacre... ses loisirs à un véritable apostolat de l’art parmi les jeunes », en fondant en 1901 l’Art à l’école (André RETIF, Pierre larousse et son oeuvre, op.cit., p. 298). La célèbre semeuse, vignette symbole de la maison Larousse exécutée par le graveur Eugène Grasset, fut inspirée d’un croquis de G. Moreau (Idem., p. 300). Ce dernier publia, en collaboration avec le docteur Louis Pascault, Pour vivre cent ans. Toute l’hygiène en 22 commandements, Larousse, 1913, livre pratique destiné à lutter contre la dépopulation, en suppléant, disait l’Avant-propos, le nombre par la qualité, afin de renouveler les « réserves d’énergie nationale », hommage à « la vie que nous voulons plus heureuse et à la Patrie que nous voulons forte et respectée » (p. 5).

4 G. Moreau à C. Maurras, op.cit. Sur l’atmosphère politique de la Revue, cf. Maurrus, Au signe de Flore. Souvenirs de vie politique, Les Oeuvres représentatives, 1933, pp.83-84.

5 Idem. Fondée en 1891, la Revue encyclopédique devait paraître jusqu’à la fin de 1900 comme un « Recueil documentaire, illustré, politique, littéraire, artistique, scientifique, économique et social... suite indéfinie du Grand Dictionnaire de Larousse » autrement dit « Toutes les revues en une seule », Annuaire de la Presse française et du monde politique, 1900, p. 100.
« Faits, hommes, lettres, sciences et arts, langage, biographies, analyse d’ouvrages, d’oeuvres dramatiques ou musicales, voyages, inventions pratiques et decouvertes scientifiques, sciences morales et politiques, extraits de journaux et de revues : tout était compris dans le plan de cette revue. L’illustration, pour qui se reporte à l’epoque marquait un effort non moins personnel », Ixtuis COQUELIN, Georges Moreau, la rousse mensuel, avril 1934, p. 669.
Parmi ses collaborateurs on comptait Léo Claretie, Georges Pélissier, Raoul Allier, Roger Marx, John Grand-Carteret, Eugène Muntz, Frantz Funck-Brentano, Georges Montorgueil, Camille Mauclair, Paul Souday, Willy, Charles Morice, Octave Uzanne, F. le Dantec, etc... habituels M. Barrés aussi et naturellement Maurras, qui y écrivait, parfois sous le pseydonyme d’Agathon, de 1892 à juillet 1900, son dernier article datant en fuit du 23 juin précédent. Abordant au début des sujets d’ordre général, il s’était finanement spécialisé dans une revue littéraire, qui lui permettait un examen des idées le plus vaste possible. De 1901 à 1905 la Revue encyclopédique devint, sous le même format, la Revue universelle, « Recueil documentaire universel et illustré », que le Larousse mensuel illustré continua à partir de mars 1907. Après le départ de Maurras, sa rubrique, la revue littéraire, sera morcelé entre plusieurs rédacteurs, B.H. Gausseron, Louis Coquelin, Le Goffic, H. Rebell, les trois derniers comptant parmi ses amis. (Le Goffic et Rebell participeront même à l’Enquéte sur la Monarchie en août-septembre 1900.

6 G. Moreau à C. Maurras, idem. L’année précédente, Maurras avait refusé de collaborer à une éventuelle revue nationaliste à cause de la Revue encyclopédique :
« J’ai là une assiette solide. De plus, j’ai un public et dans ce public, je travaille utilement à semer des doutes, des inquiétudes, des défiances à l’égard des cinq ou six idées les plus malfaisantes qui composent aujourd’hui notre esprit public. Pouvais-je laisser cette besogne ? On ne me l’eut pas laissé cumuler avec l’entreprise d’une autre publication », [mars 1889], La République ou le Roi, op.cit., p. 234.

7 Revenant sur ce passé dans son Prologue d’un essai sur la critique, La Porte étroite, 1932, Maurras s’adressait à Lucien Moreau à qui le livre était dédié :
« ... vous souvient-il de cette esquisse inachevée ? Elle a paru à la fin de 1896 dans notre vieille Revue... Vous y étiez secrétaire de la rédaction. Votre oncle, mon ami vénéré, M. Georges Moreau, la dirigeait. Votre cher et regretté père (Emile Moreau] l’administrait [...]. C’était le temps, le beau temps de nos premières disputes, non politiques mais littéraires. Vous n’étiez pas encore allé à Paestum où vous deviez être touché de la grâce dorique. Je revenais d’Athènes... », pp. V-VI.
Pourtant, dès 1894, ses réflexions sur le protestantisme avaient suscité quelques remous, cf. L’Esprit protestant, 15 avril, pp 132-133 et 15 mai, pp.170-171 1894. Egalement significatifs. Les vraies causes de l’antisémitisme, ainsi que Les droits de l’Etat et ceux de l’individu en tant que fonction sociale, 15 janvier, pp. 31-33, et 15 février, pp. 73-74,1895.
Cependant la défense du colonel Henry, dans la Gazette de France, le Premier Sang, 6 et 7 septembre 1898, avait failli brouiller Maurras avec la Revue (Maurras à Barrès, |nov. 18981|, La République ou le Roi, p. 197, dont déjà il minait allègrement les valeurs jusque chez elle (cf. note 6).
Par ailleurs, la même lettre nous enseigne sur la somme do lectures qu’exigeait de Maurras la préparation de ces articles à double et triple portée. Aussi cette confidence a liait es :
« Ma chronique mensuelle de la Revue encyclopédique m’a tenu sur pied deux nuits entieres », La République ou le Roi, [3 janvier 1900], p. 258.

8 Voir André E. ELBAZ, Correspondance d’Edmond Fleg pendant l’Affatre Dreyfus, Nizet, 1976, passim. Il figurait parmi les signataires du manifeste, l’Education nationale et l’Action française, (’Action française, 15 nov. 1899, cf. Au signe de Flore, op.cit., pp.256 260.

9 [31 juillet 1900], La République ou le Roi, op.cit., p. 295. Le roman de Barrès était paru chez Fasquelle au mois d’avril précédent.

10 Annuaire de la Presse, op.cit., p. 100.

11 La citation de RENAN à la fin de cet article sur la démocratie et l’armée était extraite de la Réforme intellectuelle et morale de la France (cf. Oeuvres complètes, Calmann-Lévy, t. I, 1947, p. 366).

12 Un testament. Le général de Pellieux (1842-1900), commandant le département de lu Seine à partir de septembre 1897, avait conduit les enquêtes lors de la reprise de l’Affaire, témoigné à l’encontre de Dreyfus au procès Zola, puis a été muté à Quimper après le suicide d’Henry.

13 La prochaine révolution.

14 Le second procès de Dreyfus s’était déroulé devant le Conseil de Guerre de Rennes du 7 août au 9 septembre 1899, à l’issue duquel l’accusé avait été déclaré coupable avec circonstances atténuantes et condamé à dix ans de détention, puis grâcié par le président Loubet le 19 septembre suivant.

15 Sans doute s’agit-il du livre de Gustave Le Bon (1841-1931), Psychologie du socialisme, Alcan, 1898, à moins que ce ne fut, du même autour, la Psychologie des foules, 1e édition 1895, 2e édition 1896. Depuis 1897 et la reprise de l’Affaire, Mourras menait une vivo campagne contre l’influence de Gabriel Monod (1844 1912), le fondateur de la Revue historique, accusé d’accaparer une part de la puissance publia grâce à tout un réseau d’alliances familiales souvent d’origine étrangère, campagne qui culmina avec le Supplément au numéro de la Gazette de France du 1er janvier 1900, Les Monod peints par eux-mêmes, et dont la jeune revue l’Action française, née en juillet 1899, se fit largement l’écho, cf. Au signe de Flore, op.cit., pp. 150-246.

16 Gustave Janicot (1830-1910), était le directeur de la très royaliste Gazette de France, où Maurras écrivait régulièrement depuis 1892, et où il va mener à partir du 29 juillet jusqu’au 15 novembre 1900 sa célèbre Enquête sur la Monarchie.

17 L’article en question est probablement celui du vendredi 27 juillet, La prochaine révolution, où Maurras met l’accent sur la division en modérés et en violents des bons citoyens, dès lors condamnés, les uns et les autres, à l’impuissance. Ce qui daterait ce brouillon du jeudi 26. Mais, y avait-il eu auparavant, un autre projet de réponse, plus sèche et plus brusque, dont les papiers Maurras conservent une trace hypothétique ?

18 « J’insiste sur le caractère éventuel de l’innocence de Dreyfus et je dis que cette éventualité n’aurait pas dû causer tant de ruines », L. Moreau à E. Fleg, Correspondance d’Edmond Fleg, op.cit., p. 131. De son côté, J. Bainville écrivait d’Allemagne, où il séjournait, à un sien cousin, le 5 septembre 1899 :
« Vous savez combien j’ai été rétif à croire à l’innocence de Dreyfus. Je suis d’avis, en effet, qu’il n’appartient pas aux individus de se révolter contre les jugements, les lois, les coutumes, etc... sans quoi il n’y a ni société ni gouvernement possibles », Henry Rollet, Jacques Bainville, dreyfusard (lettres de 1898-1899), Revue d’Histoire diplomatique, 1981, n° 1, p. 80. Notons que si L. Moreau avait été le premier à le féliciter pour sa defense du colonel Henry (« Mon coup d’éclat me valut un ami et quel ami ! Celui-là même sans lequel l’Action française n’eût peut-être pas existé et n’eût jamais duré », précisera Maurras (Au Signe de Flore, op.cit., p. 83), il ne concluera officiellement à la Monarchie que cinq ans après : « Je vous remercie, Maurras, de m’avoir fait comprendre, qu’il faut renoncer à rien améliorer d’important chez nous ou restaurer la monarchie » (Le témoignage de Barrés, L’Action française, 15 oct. 1903, p. 140). Entre temps, sa conférence du café Procope, le 28 murs 1900 (cf. Une politique réaliste : Charles Maurras, l’Action française, 1er mai, pp.738-761 et 15 mai 1900, pp.814-828), comme sa réponse à l’Enquéte, se refusaient à constituer la République en dogme, dénonçaient la religion des droits de l’homme, et aboutissaient à un nationalisme politique qui n’avait envers la monarchie d’autres objections que pratiques (cf. note 1 et Enquête sur la Monarchie, op.cit., pp.277-287). Notons, qu’au sortir de la conférence de L. Moreau, le soir du 28 mars, J. Bainville, issu d’un milieu républicain de tendance Perryste fut présenté à Maurras, au café de Flore, par Henri Vaugeois, le fondateur do l’Action française.

19 Cf. notre communication : Charles Mourras (1868-1952) et l’Affaire : une crise de l’identité française, Les Ecrivains et l’Affaire Dreyfus, Actes du Colloque d’Orléans, 2931 octobre 1981, p. 141.

20 Dans le Catalogue de vente de la bibliothèque de G. Moreau, op.cit., p. 220, figure le facsimilé d’une lettre d’Anatole France à qui le directeur de la Revue encyclopédique avait, communiqué, avant sa publication, un article de Maurras le concernant :
« ... je n’ai pu me décider [à le lire] avant qu’il soit publié. Je ne m’en reconnais pas le droit. Je n’ai sur cet article que les droits du public. Au reste Maurras, dont les idées me causent en ce moment une surprise douloureuse, est respectable par le talent et le caractère. Je sais d’avance que tout ce qu’il dira de moi sera d’un galant homme ».
Cette lettre daté du « 4 mai », doit faire référence à l’article que Maurras consacra à l’Anneau d’améthyste, dans la Revue, le 20 mai 1899, pp.385-388. Dans le même Catalogue, p. 200, rubrique 539, le livre de Maurras : Anatole France, Politique et Poète. A propos d’un jubilé, Plon, 1924, avec cet envoi :
« A Monsieur Georges Moreau, ce souvenir très cordial des grands jours de « Thais et de « l’Histoire contemporaine », hommage de l’auteur ».

21 P. 969. Ce texte dûment revu et corrigé sera publié plus tard sous le titre de Prologue d’un essai sur la critique, voir plus haute note 7.

22 [octobre 1900], La République ou le Roi, p. 305.

23 A la mi-décembre 1898, Maurras avait quitté le monarchiste Soleil suspect de céder devant le camp dreyfusard, et il n’y revint qu’en début 1900, après le départ de son directeur Hervé de Kérohaut. Au moment de sa démission, il avait signalé à Barrès perdre ainsi le tiers de ses revenus (soit 200 F sur 600 F), sa collaboration continuant à la Gazette de France et à la Revue encyclopédique, cf. [21 janvier 1839], La République ou le Roi, op.cit., p. 205). En Juillet 1900, de retour au Soleil, mais quittant la Revue, on peut penser que sa situation matérielle redevenait similaire, à peu de chose près.

24 [Août 1900], lettre remerciant Barrès de sa réponse en date du 22 de ce mois à l’Enquête sur la Monarchie et donc postérieure à cette date. La République ou le Roi, op.cit., p. 299. Encore que la citation latine de cette lettre ne semble pas figurer, en tant que telle dans le De natura rerum, il s’agit bien ici, de la théorie du clinamen, venue d’Epicure à Lucrèce, dont Maurras avouait avoir été le lecteur jamais rassasié.

25 La République ou le Roi, ibidem.

26 Correspondance d’Edmond Fleg..., op.cit., p. 131, [début février 1900].

27 Le 19 février 1949, Maurras confiait a Xavier Vallat son compagnon do prison a Clairvaux au sujet des héritiers Larousse, les Moreau et les Auge :
« C’était un milieu farouchement républicain et rationaliste, et le Grand Larousse de jadis était célèbre par son esprit anticalholique. Vous y trouviez à la définition du mot Dieu tous les arguments contre son existence. C’était Charles Renouvier qui avait eu lu haute main sur la partie philosophique. Il y eut une première manoeuvre de conversion vers la fin du XIXe siècle. Les frères Moreau, bien que demeurés incroyants, flairèrent un retour de l’esprit catholique dans les milieux intellectuels, et ils chargèrent l’abbé Bertrin, professeur à l’Institut Catholique, de réviser tous les articles visant la religion. Sur le plan politique, ils me laissèrent longtemps la bride sur le cou. Cependant, après l’Enquête sur la Monarchie (à laquelle Lucien Moreau avait répondu), son oncle poussa les hauts cris et je les débarrassai de ma collaboration. Lucien Moreau, comme vous le savez, devint profondément croyant. Ses parents et son oncle abandonnèrent leur fanatisme républicain pour la monarchie, mais demeurèrent jusqu’à leur mort enfoncés dans leur athéisme », X. VALLAT, Charles Maurras numéro d’écrou 8321, Plon, 1953, p. 221.
Si la mémoire de Maurras achoppe quant à la date exacte où il lui fut demandé de démissionner, soit dix jours avant le début de l’Enquête, le 29 juillet, à moins que G. Moreau ayant eu vent du projet ail préféré prendre les devants, remarquons aussi que son frère Emile Moreau, le père de Lucien, eut des obsèques religieuses à Saint Sulpice (cf. A.F., 11 décembre 1919). Etait-il, malgré cela, resté incroyant, à la différence de son fils ? De même pour Georges Moreau enterré à N.-D. des Champs (cf. Le Figaro, 5 février 1934). Il ne semble pas que l’A.F. ait annoncé sa mort autrement qu’en citant, dans la Revue de presse de Pierre Tuc, le 18 février, des extraits de l’article de Louis Coquelin, dans les Nouvelles littéraires de la veille, repris dans le Larousse mensuel, 1934, op.cit. Effet seulement d’une actualité dévorante ? Dissentiments ? Prudence de la maison Larousse en ces jours de crise de régime ? Pourtant Louis Coquelin (1873-1945) et sa femme, soeur de Lucien Moreau, ne cachaient pas leurs sympathies maurrassiennes.

28 Après la mort d’E. Moreau, qui était actionnaire du journal, MAURRAS écrivit dans l’A.F., le 9 décembre 1919 :
« Lui-même appartenait au groupe de nos amis les plus aciens et du premier degré, il était venu à nos idées des plus extrêmes frontières du radicalisme, il y avait été conduit par un patriotisme profond et pieux qu’avait frappé, puis intéressé et finalement décidé notre principe de tout subordonner en politique nationale à l’intérêt national ».
Ce fut la manifestation, le 18 mars 1905 en l’honneur du 75e anniversaire de Fustel de Coulanges, mort en 1889, hommage de l’Action française à un historien jugé frappé d’ostracisme par le pouvoir en place comme trop national, qui l’amena à franchir le pas. Et quand disparut son épouse, enterrée à Saint-Louis-en-l’Ile, le quotidien rappela le 25 novembre 1926 :
« Mme E. Moreau... avait assisté, il y vingt-sept ans à la naissance de notre Action française. Ainsi que son mari... elle ne cessa de suivre nos efforts et d’y aider avec une ardente sympathie ».
Remarquons que l’A.F. ne put lancer en 1920 la Revue universelle qu’avec l’accord de G. Moreau, propriétaire du titre (cf. note 5). Dès sa parution, le 1er avril 1920, sa direction (sans doute J. Bainville lui-même) ne manqua pas de l’en remercier publiquement, en rappelant que Maurras avait collaboré à l’ancien périodique (en fait confondu avec la Revue encyclopédique), proposé en modèle :
« ... bien que [notre] but... soit différent, nous nous sommes inspirés, dans la rédaction de notre partie chronique, de l’esprit qui [y] présidait... » (p. 3).
Mais la continuité n’allait-elle pas plus en profondeur ? En prétendant « refaire l’esprit, public par les voies de l’intelligence ; tenter une fédération intellectuelle du monde par la pensée française », n’était-ce point dans le monde de l’après-guerre, les mêmes exigences, devenues plus inquiètes, qui s’exprimaient ainsi :
« L’esprit de fidélité à la raison et à la lumière, qu’on peut appeler l’esprit classique, et dont la vertu est universelle comme le bon sens est un lien naturel entre les hommes do tous les pays. En hommage à cette universalité de l’intelligence, notre Revue s’appelle la Revue universelle » (idem., pp.1-2).
La convergence des hommes témoignait pour la persistance des mentalités. Si Maurras avait conduit les Moreau à la monarchie, la présence à ses côtés de L. Moreau, désigné par Léon Daudet comme le grand Rectificateur, signifiait du coup
« Une amitié... dans laquelle il apportait les lumières d’un extraordinaire sang-froid. Rien n’était si curieux quand ils étaient aux prises, que de voir le plus jeune ramener le plus âgé, qui s’emportait, aux règles de la commune raison» (L. Dimier, Vingt ans d’Action Française et autres souvenirs, N.L.N., 1926, p. 16). Il y a là plus qu’anecdote :
« .. ni mes Amants de Venise, ni mon Avenir de l’Intelligence, ni Kiel et Tanger ne fussent jamais sortis qu’à moitié de mes limbes sans l’aide constante et le concours actif de Lucien Moreau ; car il fut toujours près de moi, qu’il s’agit de composer ou de classer, du vérifier ou de corriger ces travaux » (Au Signe de Flore, op.cit., pp.84-85).
Ce fut lui également qui le seconda lors de la polémique opposant entre 1905 et 1908 (’Action française et le Correspondant. Rigueur d’une intelligence qui avait refusé d’adhérer à la trop inconsistante Ligue de la Patrie Française, et qui ne fut connue du public que par des articles jamais réunis en volume, même s’ils étaient aussi fondamentaux que ceux donnés à l’A.F. (revue, car le quotidien ne date que de 1908) de 1904 à 1906. Président des Etudiants d’Action française à leur fondation en 1906, administrateur du journal après guerre, directeur de la Société de Librairie, d’Enseignement et de Publicité d’Action française créé en 1927, il paraissait, à tort, voué aux tâches administratives et techniques :
« Comment se fait-il que nous n’ayons jamais dit, un peu carrément ce qu’il était dans nos Conseils pour tout ce qui touchait à l’esprit et à l’âme de notre politique... »,
regrettera Maurras dans son article nécrologique (A.F., 8 avril 1932). Notons que I.. Moreau, en raison de la mise à l’index de l’Action française, n’aura droit qu’à des obsèques civiles, malgré sa conversion, mais son fils unique, François, filleul de Maurras, mourra en janvier 1938, à l’âge de vingt-cinq ans, muni des sacrements de l’Eglise. Parmi les couronnes de son convoi, figurait celle d’Edmond Fleg et de son épouse, symbole, par delà lu mort d’une amitié de jeunesse, qu’aucun désaccord politique n’avait réussi à briser (cf. A.F., 9 janvier 1938).

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