De Moïse aux quatre sergents de La Rochelle : L’Antiquité romantique d’Alphonse Esquiros dans Les martyrs de la liberté (1850)
p. 171-183
Texte intégral
1En frontispice de l’Histoire des martyrs de la Liberté1, une République en bonnet phrgien domine un groupe. Jésus-Christ en est le premier plan mais on y reconnaît aussi Savonarole et Rousseau, Jeanne d’Arc et Robespierre, Marat et Socrate, Arcole et Charlotte Corday, Harmodios et Aristogiton, et les quatre sergents de La Rochelle.
2Au-delà de ce confusionnisme quarante huitard qui nous a laissé et nous laissera encore parfois perplexe, nous avons prêté un peu d’attention à la façon dont Alphonse Esquiros a vu une Antiquité qui occupe à peu près la moitié de son ouvrage2.
3Les buts. Esquiros écrit pour instruire le public, le peuple, en leur montrant « le développement de la liberté dans le monde », ce qui revient en fait à écrire une « histoire de l’humanité » car chacun « est en société avec tous ceux qui ont souffert et vaincu pour leur liberté »3. Il ne s’agit du reste pas que de victoires, car souffrances et martyres en sont inséparables. Quant à la liberté on entendra aussi l’organisation de la société, le cheminement vers une juste « association ». Ecrire cet ouvrage c’était aussi montrer l’ancienneté, c’est-à-dire la légitimité du socialisme : « notre force est dans la majesté du passé qui nous appuie »4. Depuis Prométhée ou Jacob le chemin est jalonné, et, malgré les défaites, les « réactions passées et futures »5, l’humanité a su progresser. Avec et malgré ses disparates, l’ouvrage a bien sa cohérence : il explique, fonde, justifie, tire des leçons et n’hésite pas à comparer, traversé qu’il est par cette idée d’unité.

4Sources et influences. Indiquons les d’emblée, quitte à y revenir. Esquiros les cite finalement assez peu mais on rencontre les grands auteurs anciens, Plutarque ou Platon, Thucidide (sic) ou Cicéron, voire Eschyle6. Esquiros connaît et utilise le (trop) classique manuel de Rollin, critiqué à l’occasion7. Parmi ses contemporains, en dehors de quelques références très ponctuelles comme celle au médecin Lelut8 on retiendra trois noms : Michelet, Quinet, Pierre Leroux. Leur influence est considérable qu’il s’agisse de références précises (ce sera le cas de Michelet pour Rome) ou bien plus largement, de cet esprit de « progrès continu », de « solidarité des générations »9, ou encore de l’idée que « l’humanité est son oeuvre à elle-même »10. A un degré peut être moindre, on mentionnera Saint-Simon. On n’aura garde d’oublier l’enseignement reçu par Esquiros au Séminaire Saint Nicolas, de l’abbé Frère-Colonna, ancien officier de l’Empire, esprit brillant et tumultueux dont l’enseignement, nourri par le romantisme européen, n’a pas joué un mince rôle dans sa formation11. A l’image de son supérieur, et si opposée qu’ait pu être son évolution religieuse, Esquiros retiendra l’idée que les peuples évoluent et que le progrès spirituel est possible. C’est aussi par lui qu’Esquiros connut Lamennais dont il se détacha quelque peu après 184812. Et puis..., qu’il y ait eu influence ou plus largement convergence, on songera aussi à Hugo, à Ballanche, à Geoffroy Saint Hilaire, à George Sand, ou Flora Tristan... L’Antiquité à la Plutarque du collégien sera donc traversée de visions romantiques. Jusqu’au style d’Esquiros où voisinent les métaphores romantiques et les sentences plus proches des Considérations de Montesquieu.
5Unité de l’humanité. Dans sa marche vers le progrès et la liberté, l’humanité peut s’identifier à une race ou une civilisation. Elle a pu s’incarner en Inde, Egypte, Perse, Assyrie, Chaldée... « elle vient d’être Athènes, elle va être Rome »13. Cette unicité peut être valeur symbolique ou procédé d’exposition, mais elle repose aussi sur des liens de parenté. Ainsi, par les Pelasges, race préhellénique, Rome se trouve parente de la Grèce (quoique fort différente)14. De même, par une sorte de « bouture », la Grèce ne fut à l’origine qu’un « rameau égyptien transplanté dans le Péloponnèse »15. Cela n’exclut ni les originalités ni les influences mais renforce le propos romantique, un propos schlegelien (entre autres).
6Les opprimés. Dans ce récit de luttes pour la liberté, ce n’est pas nécessairement le terme employé, mais, quasi-synonyme de peuple, il rend bien compte de la vision d’Esquiros. Retenons que cette oppression est fort ancienne, originelle même ; admirateur de Rousseau, Esquiros le critique ici nommément et voit régner dès l’origine de l’humanité la force et l’inégalité, voire la terreur16. Cas extrême quoique fréquent, l’esclavage, bien perçu par Esquiros, est une « tache originelle »17 pour l’Antiquité, comme l’existence ou la notion de « race esclave »18. Peuple, plèbe, opprimés, ces termes se recoupent et se superposent. Entité voire personne collective ? Sans doute – Peuple ou nation peuvent s’incarner en un individu : « Homère ce n’est pas un poète, c’est une époque qui chante »19, comme Esope est l’incarnation d’un « élément naïf, popularisé »20, ou Brutus « le Jacques Bonhomme du Moyen Age »21.
7Les oppresseurs. Les rois, monstres qu’il « faut empêcher de naître » maintiennent le peuple dans la sujétion, et aussi l’ignorance. Il existe entre eux une véritable solidarité : si un trône croule, les autres s’ébranlent (p. 85). L’attitude des aristocraties quand bien même elles contribuent à renverser rois ou tyrans n’est pas différente : elles oublient le peuple ensuite22, et leur pouvoir sait être encore pire23. Elles se confondent bien souvent avec les riches et pour Esquiros les « ventrus » de 1840 sont bien comparables à l’insatiable estomac dont parla Ménénius Agrippa lors de la sécession de la plèbe sur l’Aventin24. Dans cette tâche de conservation voire de « compression », la religion aide souvent les rois, s’opposant donc à tout progrès ; Numa symbole de l’aristocratie sacerdotale en est l’exemple parfait. S’il use du terme de tyrannie, Esquiros l’apprécie fort mal dans sa réalité historique grecque : tributaire de Plutarque, il ignore totalement la nature souvent égalitariste de ces régimes, qu’il s’agisse de Pisistrate ou plus tard de Nabis25.
Les changements – Leurs causes.
81. Causes internes. « Ceux qui résistent succombent, ceux qui cèdent aux changements se perpétuent »26. Les civilisations sont donc des organismes qui doivent évoluer.
9Parmi les causes de ces changements on s’attend donc à rencontrer des motifs proprement internes. Si Esquiros ne les néglige pas vraiment, il leur fait rarement une place importante, a fortiori originale : il dit bien qu’une société antique ignore la machine ou que dans l’évolution de la Grèce il faut faire la place de changements alimentaires27, mais ses analyses ne vont pas beaucoup plus loin. Il remarquera bien ailleurs, que « Dieu est avec la vapeur »28 et y voit progrès et promesses d’avenir mais cela ne constitue pas un type d’explication des changements sociaux et politiques, sauf en un passage (p. 151). N’ignorant donc pas ces causes, il préfère en mettre d’autres en valeur.
10Cause interne tout de même, fût-elle bien traditionnelle, les excès des oppresseurs et des forces de « compression » sont finalement un facteur capital. En ce sens les révolutions sont aussi « châtiment historique » ou « manifestations du droit »29.
11Brièvement, le climat est également envisagé à propos de la Grèce. Surtout, parmi les agents de ces changements nous distinguerions à la lecture d’Esquiros trois forces : le peuple, les héros, quelques groupes particuliers.
122. Le peuple. Ses élans sont grands. « Les déshérités... s’agitent, se tourmentent... trouvent »30. C’est à eux, que l’on doit sursaut patriotique face à l’envahisseur, élan libérateur face à l’oppresseur, dans l’Antiquité comme en 89, en 1830 ou 1848... Cela dit le rôle des grands hommes apparaît déterminant : d’une part ils sont l’émanation de ce peuple, d’autre part ils savent et souhaitent la défendre, quand bien même ils en sont incompris voire victimes31.
13Les prophètes, réformateurs, philosophes. Ennemi des « idolâtries », Moïse affranchit le peuple hébreu et donne des lois au peuple qu’il affermit. Cola dit, il reste un homme seul32.
14Autre législateur, Lycurque qui est vu pour l’essentiel à travers Plutarque. Elogieux, sauf sur l’esclavage des ilotes, Esquiros n’omet point de montrer que ce « socialisme de l’Antiquité » n’a pas construit « une société mais un camp » et que s’il a formulé « cette loi du monde politique, l’association », il lui a bien sacrifié la liberté33. Davantage de liberté à Athènes, où nous rencontrons Solon dont Esquiros loue l’énergie et l’action de pacification mais dont il critique évidemment le système censitaire ; il note aussi son échec puisque c’est le tyran Pisistrate qui lui succède. Cette tyrannie athénienne, fort mal appréciée du reste, répétons-le, n’intéresse Esquiros que par les assassins d’Hipparque fils de Pisistrate, les tyrannoctones Harmodios et Aristogiton. Esquiros cite les fameux skolia (chansons de table) que répétaient les Athéniens mais il condamne au passage l’assassinat politique comme d’aillleurs les complots et les sociétés secrètes sauf dans le cas de régimes contre lesquels c’est la seule issue34. En ce sens, Pythagore a eu tort d’agir dans le cadre d’une secte35, mais son action et ses idées, proches de celles de Fourier ont été nobles, ennemies des rois et des tyrans. Son échec puis la persécution de ses disciples ont été une des plus tristes catastrophes de l’Antiquité36. La liberté des Grecs en danger, tel fut le contexte de l’action de Thémistocle face à un empire perse, comparé à la Russie tsariste, dirigé par un tyran efféminé, entré en guerre à la suite d’intrigues de « harems ». Perses et Athéniens s’affrontent en paroles, et Esquiros complète Eschyle lorsque l’on parle de teinter les glaives du « sang des rois et des esclaves » : la boucle est bouclée, dirions-nous, et le Chant du Départ retrouve ici son inspiration antique. Le grand sursaut et la grande victoire de Salamine pour laquelle Esquiros dédaigne « l’histoire des manoeuvres de guerre » (une flèche pour Thiers ?) a suivi le combat des Thermopyles qui préfigurait l’agonie du vaisseau Le Vengeur37
15Socrate occupe quinze pages, qu’il s’agisse de sa vie, de son rôle et de son procès, ou de sa pensée telle qu’elle apparaît chez Platon. Folie de Socrate ? Un livre de Lelut (lire : Lélut) l’avait avancé38. Esquiros serait prêt à l’admettre, mais en la jugeant intervention divine, et il ne peut que souhaiter à l’humanité de semblables déraisons créatrices de progrès. En politique, Socrate était un démocrate non un oligarque et on lui fît un aussi mauvais procès sur ce point qu’on en a fait de nos jours à des républicains39. Esquiros voit bien en quoi Socrate a pu scandaliser les croyances religieuses de son temps mais il l’exagère peut être40 ; par contre il marque justement les distances prises avec la religion de l’Etat, la morale de l’Etat, et pense que en ce sens Socrate était bien coupable, même si l’avenir n’a pas encore pardonné à ses juges41. Méfiant à l’égard d’un « gouvernement de philosophes », Esquiros n’apprécie pas non plus la « communauté » platonicienne42. Pour le reste, c’est l’envie, l’ignorance, le manque de « lumières »43 des juges ou l’action d’un Mélitos, (il eût fait « un excellent procureur de la République en l’an de grâce 1850 »)44 qui ont fait condamner Socrate.
16Démosthène malgré ses nobles efforts45 ne peut arrêter Philippe dont les progrès sont comparables à ceux de la réaction après le 24 février ; Antipater aide Alexandre à asservir les Athéniens grâce à un cens (comme en 1815)46, et Philopœmen défend en vain la liberté. Entretemps, Brennus et ses Gaulois ont semé la terreur en Grèce, on y reviendra.
17A Rome les luttes de la plèbe pour la conquête de l’égalité, ou l’histoire de Brutus retiennent Esquiros, mais ce sont, naturellement, les Gracques et Spartacus qui le passionnent. L’auteur suit du reste de fort près l’Histoire romaine de Michelet. Tibérius Gracchus, « mû par un sentiment de justice », « homme à l’éloquence raffinée », comme Robespierre, Béranger ou Blanqui47, veut donner, rendre des terres au peuple. Loi agraire ? En tout cas, dit Esquiros, ne confondons pas loi agraire et communisme comme le fait « M. Thiers »48 ; il s’agissait de toute façon de restituer, non de partager, et en tout état de cause personne ne cherchait une « égalité à la toise » qui n’est pas le but des socialistes49. Les partisans de Spartacus ne sont pas décrits sans quelques inexactitude : on se demandera s’il s’agissait bien d’une « jacquerie »50. Révolte de réprouvés c’est cela qui compte, et le souvenir de Spartacus est vivace : la statue de Spartacus qui se dressait au Jardin des Tuileries s’anima, dit-on au matin du 24 février51 : continuité des siècles, permanence de l’aspiration à la liberté. La présence de Catilina surprend, et Esquiros explique ses hésitations et sa décision. A la suite de... Napoléon qui exprimait quelques doutes sur la véracité de Salluste52, il voit en lui un « grand coeur mais une âme tachée »53, abaissé par les historiens parce qu’il a échoué et qu’il menaçait l’aristocratie. Peut-être Esquiros a-t-il ici encore quelque contemporain en tête ? Toujours est-il que c’est bien un romantique sentiment de l’échec qui supplée à une admiration raisonnée...
18Histoire à la Plutarque, au total, ce Plutarque eût-il lu Saint Simon et P. Leroux voire Napoléon ? Pas absolument, et il nous semble qu’Esquiros peut être crédité de quelque originalité romantique lorsqu’il s’est attaché au rôle des femmes et à celui des barbares.
19Femmes et barbares. Entre peuple et héros il y a d’autres forces. Dans le milieu que fréquentait Esquiros54, il n’était certes pas anormal de s’intéresser au rôle des femmes. Qu’il s’agisse du mythe, comme pour les Amazones « ces Flora Tristan de l’Antiquité »55, de l’abnégation pour la courtisane Léaina amie des tyrannoctones, d’une atmosphère de romanesque oriental lorsqu’Atossa intrigue à la cour de Darius, de l’éclatante personnalité d’Artémise déjà bien vue par Hérodote, du rôle fort important des femmes aux premiers siècles de Rome, non des seules Sabines mais de Lucrèce, de Virginie, de Clélie ou bien sûr de Cornélie mère des Gracchques (qui évoquent pour Esquiros Cornélie la fille Duplay)56, l’action des femmes a été capitale. Dans cette reconnaissance du rôle historique et libérateur des femmes il entre d’ailleurs plusieurs sentiments : la sensibilité au romantique, voire au romanesque de la femme déçue ou humiliée, la vertu... antique, une certaine mode même ont pu jouer... Il reste qu’Esquiros est sincère lorsqu’il assigne aux femmes un rôle éminent : s’il doit y avoir prochainement « une réforme sociale profonde » elle sortira de « la déplorable condition que nous avons faite aux femmes »57. Féminisme donc, encore que la vision d’Esquiros soit en fait assez étroite et que, de toute façon, il se garde bien de prêcher à ses « soeurs » une révolte effrénée58.
20Les Gaulois à l’assaut de la Grèce, les Gaulois à l’assaut de Rome59... La Barbarie ? peut être mais dans les deux cas il s’agit de « précurseurs des révolutions du monde moderne »60. Leur aspect barbare a pu effrayer des sociétés policées comme en 89 l’avaient fait « les ouvriers de nos faubourgs »61, mais ce sont bien eux qui sont le peuple et la nation, à la différence des classes privilégiées qui sont nées des Invasions. Cette opposition passionna. Inversement, dans le Cabinet des Antiques (1836-1838), M. d’Esgrignons ne se plaint-il pas du « triomphe des Gaulois » ? Le débat fut illustré par Claude-Charles Fauriel (1772-1844) avec son Histoire de la Gaule méridionale sous la domination des conquérants germains, et bien sûr avec nuances par Augustin Thierry. Qu’importe. Brennus c’est Blanqui, c’est Proudhon62, et de façon un peu comparable, ce sont les pauvres, les exilés, les brigands des débuts de la Rome de Romulus, ceux qui apparaissent barbares qui « font dans tous les siècles toutes les grandes choses »63. Lyrique, Esquiros s’exclame même que Descartes, Jean Jacques, Saint Just étaient des barbares... Alors ?... « Accourez, chers barbares, sortez de ces rues étroites... »64. Cet appel aux barbares, aux « classes laborieuses et dangereuses », ou à tout la moins inquiétantes, clôt les pages consacrées à l’Antiquité, une Antiquité plus radicalement encore transformée par le christianisme.
213. Religions et progrès. Esquiros n’a pas négligé les aspects religieux du monde antique, mais il n’est souvent qu’allusif. Ainsi les dieux du paganisme nous semblent-ils bien simplifiés65 ; l’essentiel pour un Esquiros de plus en plus méfiant, c’est l’attitude des religions organisées et des clergés ; la condamnation est alors très nette. Le christianisme, lui, a été libération des hommes, libération de l’esclavage comme des combats de gladiateurs. Un monde antique égoïste et sanglant a été rénové par la venue du Christ un « enfant », un « élément naïf » venu d’en bas qui rajeunit un monde romain qui se mourait66. C’est la liberté, c’est la générosité du christianisme, c’est l’action de Saint Paul, un « socialiste »67, qui expliquent le succès du christianisme. Los résistances vinrent de ceux qui, comme en 89 eurent peur des humbles et de l’aspect misérable d’un crucifié68, mais le retour en arrière était impossible : Julien l’Apostat a mal compris cette rupture et il ne pouvait donc qu’échouer69.
22Hélas, l’Eglise, elle, n’a pas su consacrer cette rupture avec un monde fatigué ; elle se fît très vite, « religion de l’Etat » au lieu d’en finir avec lui. Le monde de l’Antiquité était mort, mais avec le Moyen Age d’autres oppressions s’approchaient, d’autres intolérances, d’autres persécutions. En 1850, Esquiros qui est « passé à travers tous les stades de la déchristianisation »70 ne voit plus dans le Christ qu’un « martyr de la liberté ».
* * *
23Une Antiquité de l’échec ? Esquiros renouvelle-t-il l’histoire de l’Antiquité ? Pierre Leroux souhaitait une « rénovation des véritables études de l’Antiquité » ; Esquiros n’en fut pas l’artisan. Force est d’avouer qu’avec tous ses défauts un Marx fait mieux à l’époque. Le ton souffre de disparates, les transitions laissent perplexe, les redondances ne suffisent pas à scander l’écoulement des siècles : Esquiros n’en a certes pas écrit la « Légende » ! Malgré ces défauts, il subsiste quelques qualités comme l’honnêteté (sauf sur les périodes trop proches), le désir d’enseigner, un enthousiasme qui n’est pas feint, une aspiration un peu pataude à l’universel : « Jacobin littéraire », juge avec raison Jacques P. Van der Linden. Ce n’est pourtant pas cela, qui, à y réfléchir, nous a le plus frappé, mais bien l’importance des échecs.
24Aspect normal dira-t-on : c’est, en somme, le propos du livre puisque l’humanité n’est pas encore libérée. Sans doute mais l’insistance est nette... Héros et réformateurs échouent, tôt ou tard. Le peuple méjuge et abandonne ses défenseurs, les révolutionnaires ne savent ni n’osent exercer le pouvoir, les habiles récupèrent (dirions-nous), et la lassitude gagne les meilleurs. Les comparaisons constantes avec 89, 93, 1830 ou 1848 empêchent de n’y voir que lieu commun moralisant à la Plutarque. Plus facilement songera-t-on à d’autres itinéraires romantiques. Itinéraire de personnages : de Lucien Leuwen écoeuré à un comte Mosca sceptique, ou du Frédéric Moreau de 1848, à la barricade sans issue des Misérables. Itinéraire d’auteurs qui confessent leur lassitude, plus ou moins sincèrement d’ailleurs, et quel qu’ait pu être leur rôle réel : Stendhal ou Lamennais, Lamartine ou Baudelaire, Leconte de Lisle... Délectation morose de l’échec face aux succès du juste milieu71, du prince président, puis de l’Empire pacifique. Dès lors, les réflexions d’Esquiros sur l’Antiquité sont aussi une méditation sur l’échec. Dans ses jugements, les sociétés antiques souvent proches du XIXème au moins par quelques institutions, deviennent références et termes de comparaison. Rapprochements pessimistes qui n’entament pas nécessairement l’optimisme de l’homme, quoique sa propre expérience ait compté elle aussi déceptions et échecs.
25En 1848 Baudelaire relevait malignement son manque de sens des réalités, et il y eut aussi les déceptions de l’exil, un exil du reste studieux et point insupportable... Et puis il y eut Marseille où la réalité côtoyait peut être l’histoire. L’Esquiros de 1850 s’était pris de passion pour Marseille qui lui semblait pouvoir être une nouvelle fois la Phocée qui fuirait l’invasion à venir pour sauver liberté et démocratie72. Vision poétique un peu folle ? Député de Marseille en 1869, Esquiros est administrateur central des Bouches du Rhône après le 4 Septembre. La patrie est en danger, le destin est là. La réalité ne fut pas galante : les hésitations d’Esquiros, son manque d’énergie face aux extrémistes, sa bonne volonté brouillonne, le rendirent inefficace sinon insupportable : ce fut l’échec, encore. Quant au camp des Alpilles, ce projet un peu fou dont il s’occupa avec zèle, nous voulons croire qu’il souhaita aussi un peu en refaire la Salamine du Vème siècle où se forgea la victoire sur les Perses. Fiasco encore, jusqu’à la Commune qui se fît sans lui. L’Antiquité racontée, l’Antiquité commentée, ne se retrouvèrent que dans l’échec. Esquiros n’en perdit point ses convictions, devinssent-elles moins ambitieuses, mais son Antiquité était peut être morte à Marseille dans les couloirs de la Préfecture.
26Pourtant, « la lune du ciel de l’Hellénie, cette lune qui commence à Marseille, blanche et légère »73, ne fait pas défaut à la tombe d’Esquiros enterré à Marseille ; il faut peut être imaginer ce romantique heureux.
Notes de bas de page
1 Ecrit en 1850, paru à Paris chez Bry en 1851. Nous avons utilisé la 2ème édition de 1856, Paris, (Librairie centrale des publications à 20 centimes). Il y en eut une 3ème un 1877. Alphonse Esquiros né à Paris en 1812 fréquenta les cercles romantiques. Républicain à tendances socialisantes, député en 1850, exilé en 1852, revenu député en 1869, administrateur des Bouches du Rhône fin 1870, député en 71, il meurt sénateur en 1876 ; sera inhumé à Marseille sur sa demande. Une étude d’ensemble sur lui : Jacques P. VAN DER LINDEN, A. Esquiros, de la bohème romantique à la république sociale, Heerlen et Paris, 1948. A Aix nous remercions de leur précieux concours J. Viard (Français) et D. Pralon (Grec), R. Bertrand (Histoire), A. Olivesi (Histoire).
2 Environ 130 pages en 2 colonnes sur 240 (+ VIII). Il est vrai qu’Esquiros se penche peu sur la Révolution française abordée par lui dans sa Charlotte Corday, 1840 et son Histoire des montagnards, 1847 ; quant à 48, il se réservait d’y revenir. L’iconographie de l’ouvrage, intéressante, excède notre propos.
3 p. 1, 3. Le livre est donc, en fait, une sorte d’histoire universelle.
4 p. 33 (à propos de la philosophie grecque).
5 pp. IV, V. « Aucune souffrance dans le monde n’a été perdue » (p. 5).
6 p. VI, citation (un peu inexacte) du Prométhée enchaîné. Esquiros apparaît humaniste passable mais adopte quelques naïvetés. Ex. : p. 78, augures vient de agri mensores, ou p. 79, inopes signifie « qui ne travaille pas » ou, « dont le travail n’est pas considéré ».
7 Natif du 1er tiers du XVIIIème, cet ouvrage, corrigé il est vrai, est encore édité en 1877 !
8 Cf. infra à propos de Socrate.
9 Pierre LEROUX dans la Revue indépendante (1er janvier 1842), avait salué, en termes fort élogieux, Les Chants d’un prisonnier d’ESQUIROS.
10 Michelet, préface de l’Histoire romaine (1831). Le thème est dû à Vico.
11 Cf. Van der Linden, p. 16, 59, 1166 (de 1827 à 1831).
12 Il a sa place dans l’ouvrage (pp.229-235). Pour tous ces auteurs, cf. P. BENICHOU, Le temps des prophètes, Paris, 1977. Esquiros s’y voit consacrer quelques pages, sur L’Evangile du peuple (1840) surtout. L’analyse de Benichou s’attache essentiellement à l’aspect religieux ; en 1850 ce dernier est un peu moins net.
13 p. 75.
14 Ibidem, cf. D. BRIQUEL, les Pélasgés en Italie, Rome, 1984.
15 p. 15.
16 p. 15.
17 p. 16.
18 p. 23.
19 p. 20.
20 p. 59. « Le Lachambeaudiede son temps ». Lachambeaudie (1806-1872) écrivait voire « jouait » des Fables populaires. Exilé après le 2 décembre.
21 p. 81.
22 p. 84. « Comme en 1830 » ajoute Esquiros.
23 p. 91.
24 p. 93. Au reste, dans l’Antiquité, la dualité entre riches et pauvres, était fréquemment ressentie ainsi. Esquiros le remarque à juste titre (p. 109, n° 1).
25 p. 73 : « le plus horrible roi que la terre eût porté ».
26 p. 75.
27 p. 23, 17.
28 p. 180. Le ton est saint-simonien.
29 p. 2.
30 p. 76 (à propos des débuts de Rome).
31 Thème ancien, mais Esquiros y semble fort sensible, cf. infra.
32 Thème romantique, mais Esquiros se garde de citer Vigny...
33 pp.21, 25.
34 p. 33. Esquiros est beaucoup plus indulgent pour la violence politique, voire la terreur de 93- 94 pour laquelle il est fort partial.
35 Au passage, les Jésuites sont nommément pris à partie.
36 pp.34-38.
37 pp.38-45. Quant au parallèle entre Thémistocle chez les Perses, et Napoléon qui l’évoqua sur le « Bellérophon », il est bref mais curieux.
38 LELUT, médecin, avait écrit Le démon de Socrate en 1836. LITTRE en avait fait un C.R. dans le National du 1 er août 1836 (repris dans Médecine et médecins, Paris, 1872).
39 p. 51.
40 Socrate cherchait-il « à expliquer par des lois purement physiques des phénomènes physiques » ? (p. 51). On en doutera...
41 p. 58.
42 p. 54. Esquiros critique en particulier, le rôle dévolu aux femmes (finalement trop semblable à celui des hommes).
43 p. 58.
44 p. 56. Quant à Anytos on doutera que sa richesse lui ait fait haïr les formules (bien vagues) par lesquelles Socrate condamnait le « capital » (p. 51).
45 Son éloquence se retrouve pp.64-68 : « dans la Révolution française, dans les discours de Foy et de B. Constant avant 1830, et enfin dans les banquets réformistes » (ce qui nous laisse rêveur). Curieusement, Harpale devient... Harpagus.
46 p. 68.
47 p. 106.
48 Cf. De la propriété, 1848. Faut-il ajouter que, fût-ce dans ses confusions voulues, Thiers savait fort bien ce qu’il voulait ?
49 pp.107, 108.
50 p. 120.
51 p. 120. Nous avouons ne pas la connaître.
52 Mémorial (22 Mars 1816). Michelet avait relevé le trait.
53 p. 127.
54 G. SAND, Flora TRISTAN... On n’oubliera pas non plus Les Vierges sages, Les vierges folles et Les vierges martyres d’ESQUIROS lui-même.
55 pp. 18-20. On songera aussi, aux idées d’Enfantin mais Esquiros va beaucoup moins loin I
56 p. 106. Tout lecteur de Tite-Live suivrait assez volontiers Esquiros (au moins en ce qui concerne les individus).
57 p. 97.
58 « La liberté pour vous est dans le devoir » (p. 20).
59 pp.69,104. Que « les pauvres, les esclaves, les nécessiteux » se soient unis à Brennus (p. 70) est moins sûr.
60 p. 69. Jusqu’à leurs armes qui, même réutilisées par des Romains, ont été constamment « les armes de la liberté » (p. 115).
61 p. 69.
62 pp.69,104.
63 p. 76.
64 p. 134.
65 Esquiros semble du reste gêné par le polythéisme, et il préfère l’unité du Dieu de Moïse (p. 8) qu’il rapproche de l’unité de peuple puis de celle de l’espèce humaine. On retiendra pour la Grèce, une curieuse tripartition (p. 26) : Jupiter (sic) qui représente l’aristocratie, Neptune le commerce, Saturne la classe la plus pauvre et la plus laborieuse.
66 pp.120, 128. Sur l’esclavage, Esquiros est excessif lorsqu’il pense que l’on persécuta les chrétiens pour « l’idée qu’on leur prêta de vouloir abolir l’esclavage ».
67 p. 132.
68 p. 131. Sur tous les points cf. BENICHOU, op.cit.
69 p. 129.
70 VAN DER LINDEN, p. 203.
71 Ou auparavant à Louis XVIII cet « Ulysse goutteux », p. 222.
72 p. 45.
73 p. 43.
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