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Hommes, idées, journaux

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Jean-Antoine Gili
, 
Pierre Guiral
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Ralph Schor

Histoire des idées

Tocqueville et Montalembert

André Jardin

Texte intégral

1Il est d’évidentes similitudes dans le milieu d’origine de Tocqueville et de Montalembert. Le Comte Jean de Montalembert et le Comte Hervé de Tocqueville ont été de bons serviteurs de la Restauration, l’un ambassadeur en Suède, l’autre préfet de Versailles et ont fini leur carrière là où la finissent alors les fonctionnaires titrés et éminents, à la Chambre des Pairs. Le parallélisme n’a entraîné aucun lien entre les deux familles : en dépit de quelques relations communes, comme la duchesse de Rauzan, elles ne se connaissent pas.

2En 1830, les deux jeunes gens obéissent à un réflexe de même nature : accepter la révolution de Juillet avec le souci d’aider le gouvernement à résister à l’anarchie et conserver ainsi la perspective, pour eux naturelle avant la révolution, de participer un jour aux affaires publiques en tentant d’y introduire des idées nouvelles. Ils ne se jugent ni l’un ni l’autre solidaires de la sottise du dernier Bourbon ; celle-ci ne peut les obliger à renoncer à leur avenir.

  • 1 Lettres de Tocqueville à Beaumont et de Beaumont à Tocqueville, O.C. de Tocqueville, t. VII, 1, pp. (...)

3Tocqueville a alors 25 ans et Montalembert 20. C’est pourtant celui-ci qui entre le premier en lice : on connaît sa participation à l’Avenir, puis le procès de l’école libre et le décès de son père qui fait de lui un des derniers héritiers d’un siège de cette Chambre des Pairs à la veille de devenir viagère, donnant au procès de l’école libre une publicité inattendue, puisqu’il relève soudain de la Chambre haute. Pendant ce temps, Tocqueville, magistrat obscur a pris du champ : parti en Amérique avec son ami Beaumont, sous prétexte d’en visiter les prisons, il observe la première grande société républicaine. A leur retour, Beaumont et lui publient en 1833 le Système pénitentiaire aux Etats-Unis qui obtient le prix Monthyon. En Août 1833, Beaumont convertit Tocqueville à l’idée d’employer une partie de l’argent de ce prix à fonder une revue. Tocqueville pense en effet qu’il y a un public de lecteurs en puissance, au sein de la masse d’hommes réticents devant le libéralisme triomphant et désabusés du légitimisme. Pour cette revue, il faut pressentir des collaborateurs qui ne sont liés ni au parti vainqueur ni au parti vaincu. C’est alors qu’un de leurs amis, Chabrol lui-même associé à la future entreprise, met en avant le nom de Montalembert. Le 13 août, Tocqueville écrit à Beaumont : « L’idée d’accaparer Montalembert me paraît très bonne : c’est un homme dont la réputation est déjà faite et dont la position sociale est élevée ». C’est aussi l’avis de Beaumont, ce qui est d’autant plus curieux qu’il ne veut pas de Lacordaire « homme de talent... avec lequel nous retomberions dans l’Avenir avec toutes ses théories »1. Or Lacordaire s’est soumis sans restriction à la condamnation pontificale des idées de l’Avenir contenue dans l’encyclique Mirari vos, ce que n’a pas encore fait Montalembert ; celui-ci a au contraire aggravé son cas en publiant en juin 1833 la traduction des Pèlerins polonais de Mickieuriz avec un avant-propos qui fit scandale et que le Pape condamnera en octobre.

  • 2 André TRANNOY, Le Romantisme politique de Montalembert, Paris, 1942, deuxième partie, chapitre IV.
  • 3 André JARDIN, Alexis de Tocqueville, Paris, 1984, pp. 185-186.

4Montalembert était parti le 3 août pour l’Allemagne et voyagera dans ce pays et en Italie jusqu’en janvier 1835, se tenant à l’écart de la politique française et consacrant son temps à écrire la vie de Sainte Elisabeth2. On ne peut donc solliciter de collaboration. D’ailleurs le projet de revue fît long feu, Tocqueville renonçant à toute autre activité et à toute vie mondaine pour rédiger la Démocratie en Amérique3.

* * *

5C’est quelques jours après la publication de cet ouvrage que Montalembert revient à Paris.

  • 4 Les lettres ont été publiées par TRANNOY, op.cit., pp.517-541.

6Il prétendra plus tard en avoir été un des premiers et plus enthousiastes lecteurs. Cependant, en septembre 1838, écrivant à Lacordaire des lettres sur l’aristocratie4, il se réfère à cet ouvrage dans deux passages, dans des termes qui ne le montrent guère.

7Pour soutenir l’affirmation que la démocratie est incompatible avec la liberté, il écrit en effet : « Il faut lire dans Tocqueville, Miss Martineau et autres écrivains avoués et prônés par la démocratie française, quelle servitude morale et intellectuelle existe dans ce pays, à quel point il est impossible d’émettre le moindre doute sur l’infaillible sagesse et vertu du peuple souverain, enfin comme quoi Louis XIV, dans toute sa gloire et tout son égoïsme, exigeait encore moins de flatterie que cette race d’un orgueuil à la fois si effréné et si stérile. Si c’est là l’idéal de la société future, ce n’est guère séduisant ».

8Et plus loin affirmant plus particulièrement l’impossibilité de faire cohabiter démocratie et régime représentatif : « J’ai été extraordinairement confirmé dans mes impressions à ce sujet par la lecture récente du célèbre ouvrage de Tocqueville sur la Démocratie en Amérique. Cet écrivain ne doit pas être suspect, car il passe pour l’apologiste le plus habile et le plus moral de la démocratie ; il déclare même que le catholisme doit s’accorder avec cette forme sociale mieux qu’avec aucune autre, ce qui semblerait indiquer que pendant 1800 ans l’Eglise, toujours alliée avec la royauté ou l’aristocratie, n’a jamais su quels étaient ses véritables intérêts ou bien que l’époque actuelle la plus démocratique de l’histoire serait aussi la plus catholique (grande illusion ou bien grande ignorance) ».

9Il est clair que Montalembert déforme la pensée de Tocqueville. Celui-ci juge l’avénement de la Démocratie inéluctable (il n’en est pas l’apologiste comme semble le supposer Montalembert), signale parmi ses maladies infantiles la tyrannie de la majorité, mais ne juge pas ce mal sans remède : un peuple dont les moeurs sont imprégnées de morale chrétienne et qui a par là le sens de ses devoirs civiques, peut faire coexister démocratie et liberté, et la discipline catholique lui paraît la plus propre à imposer cette moralisation aux masses. Montalembert, frappé par les célèbres chapitres de Tocqueville sur la tyrannie de la majorité mutile donc la pensée de l’auteur et par ailleurs ne comprend pas le rôle du catholicisme dans une société démocratique.

10Ce qui frappe aussi dans ces passages c’est l’espèce de froideur avec laquelle Montalembert parle de Tocqueville. Pourtant, s’il ne le connaissait pas avant 1835, il le rencontrait souvent depuis cette date.

  • 5 Cité par Pauline de LALLEMAND, Montalembert et ses amis dans le Romantisme, Paris, 1927, p. 209.
  • 6 O.C., t.XV, 1, p. 92.

11Dans un billet du 16 mars 1835, qui lui est adressé par Lacordaire, celui-ci accepte de dîner chez Bompard avec Janvier, Ampère, Tocqueville, Beaumont, Corcelle et le destinataire5. Les rapports de Lacordaire et de Tocqueville furent épisodiques, l’auteur de la Démocratie se bornant à manifester quelque estime au Dominicain. Mais sans pouvoir en fixer la fréquence ni en dénombrer les participants nous savons qu’il y eut des dîners « au cabaret » auxquels Tocqueville et Montalembert se rencontrèrent. Comme à ce premier dîner ou à côté de Montalembert qui, dans quelques semaines va pouvoir siéger aux Pairs avec voix délibérative, de Janvier déjà député de Montauban, il y a trois convives qui attendent la première dissolution de la Chambre pour se présenter aux électeurs : Tocqueville, Corcelle, Beaumont, la classe politique montante se retrouve dans ces dîners et bien entendu on y échange des impressions sur la politique comme l’atteste ce passage d’une lettre du 2 janvier 1838 de Tocqueville à Corcelle6 :

« Je suis tout charmé du dîner que nous avons fait l’autre jour au cabaret. C’était réellement une bonne et agréable réunion composée comme il fallait et précisément au nombre désirable. Je crains seulement que nous n’ayons été un peu rudes contre Montalembert. Nous l’avons réellement lapidé. Mais aussi pouvez-vous concevoir rien de plus étrange dans sa bouche que ce qu’il nous disait ? Montalembert qui étouffe au milieu du matérialisme du XIXe siècle, qui ne trouve rien de trop quintessencié en fait de spiritualisme et de dévotion et qu’on surprend admirant l’âme de Louis-Philippe ! Tout ce qu’on peut faire en vérité pour un pareil homme, quand on a beaucoup d’amitié pour lui, lorsqu’il tient un semblable langage, c’est de ne pas le jeter par la fenêtre. Il doit donc s’estimer très heureux d’être sorti sain et sauf d’entre nos mains. Plaisanterie à part, il n’y a rien de plus biscornu que l’esprit de cet homme-là. Rien ne se tient en lui ; c’est un vrai fouillis. Mais l’ensemble n’en est pas moins fort aimable et je me fais un grand plaisir de le retrouver dans deux mois avec nos autres convives ».

  • 7 Lettre inédite Archives Montalembert.

12En admettant que Tocqueville écrivant à Corcelle, parent et ami de Montalembert, grossisse un peu le trait, la cordialité de ses sentiments n’est guère douteuse. Un billet de décembre 1840, qui répond à une lettre de Montalembert, peut-être relative à la seconde partie de la Démocratie en fait foi7 :

« [Votre lettre] m’a touché, flatté, ému plus que je ne puis dire. Votre suffrage m’est précieux à plus d’un titre. Nous avons, comme vous le dites, des divergences considérables d’opinions, mais nous nous tenons, croyez-le, par une foule de secrètes sympathies qui naissent d’une commune origine et à travers la contrariété quelquefois grande des idées. J’ai la confiance que nous nous entendrons toujours ».

* * *

13La contrariété des idées devait apparaître dans la vie publique, la position de Tocqueville à la Chambre des députés étant à peu près celle de l’opposition dynastique, tandis que Montalembert aux Pairs ne fait pas d’opposition systématique et craint le progrès de la démocratie. Même quand ils prennent des positions semblables vis-à-vis du ministère, leurs motivations sont bien différentes. C’est le cas lors de la campagne pour la liberté de l’enseignement en 1844-45. Tocqueville désire pour empêcher la sclérose de l’enseignement universitaire, un enseignement concurrent. Montalembert juge l’Université hostile aux croyances catholiques et désire qu’un enseignement catholique soit à la disposition des pères de famille qui désirent donner une telle éducation à leurs enfants. Un premier essai en 1836 de réaliser la promesse de la Charte de donner la liberté d’enseignement n’avait guère soulevé de passion. Il en est maintenant différemment. Le journal l’Univers attaque l’Université, le Siècle et le Constitutionnel le clergé. Finalement la polémique se concentra autour des Jésuites qui en firent les frais.

14Tocqueville pense qu’elle a fait le plus grand tort à la religion. Ce qu’il reproche à Montalembert c’est d’être le chef d’un parti catholique qui a ouvert les hostilités et fait perdre le bénéfice au catholicisme d’un ralliement qui était en train de se faire de la part des gens sages et modérés. Tocqueville est très hostile à un parti catholique, à l’inspiration ultramontaine que cela suppose ; il a au fond le point de vue gallican : un clergé indépendant doit être utile à l’Etat par son action morale au sein de la société française.

  • 8 Cet article a été publié par Anna-Muriu BATTISTA qui l’attribue à Tocqueville (attribution sur laqu (...)

15Ce sont les idées qui se dégagent d’un article du journal Le Commerce du 15 janvier 1845, alors patronné par Tocqueville, qui n’est peut-être pas de sa plume, mais qu’il n’a guère pu ignorer8. Cet article commente un discours prononcé la veille par Montalembert à la Chambre des Pairs.

16Après avoir rendu hommage à la sincérité de l’orateur, il mentionne que celui-ci s’est plaint que le parti libéral abandonne le principe de la liberté religieuse pour montrer son hostilité au catholicisme. Et Le Commerce répond : si le catholicisme voit s’éloigner de lui les sympathies « qui a le droit de s’en plaindre ? Ce ne sont pas les auteurs de ce funeste état de choses ».

17Et Le Commerce ajoute :

« Qui a remué les passions à moitié endormies dont le réveil étonne M. de Montalembert ? Qui a eu le premier recours à la personnalité la plus violente ?... Qui a montré le premier les catholiques comme une nation à part ayant ses intérêts particuliers à représenter, son parti, ses chefs, son dogme propre ? ».

18Il y a dans les propos des deux hommes un dialogue de sourds : Montalembert, catholique fervent, veut défendre et propager sa foi ; Tocqueville, favorable au catholicisme en tant que force sociale utile, pense qu’un catholicisme ardent provoque une réaction anticléricale et, par là, est nuisible à l’Eglise même. Il ira plus tard jusqu’à écrire que le plus grand ennemi de la religion en France depuis Voltaire est Montalembert.

* * *

19Sous la seconde république, ces divergences devaient se faire sentir à propos de l’expédition romaine : tandis que Montalembert pense que la France doit voler au secours du Pape, parce qu’elle est la fille aînée de l’Eglise, Tocqueville est très réticent sur l’utilité de cette expédition.

  • 9 Il s’est plaint à Montalembert de n’avoir « ni agents ni correspondants » en Romagne et Montalember (...)
  • 10 MONTALEMBERT, Discours du 11 octobre 49, tome IV des Oeuvres Complètes de Montalembert.

20Ce fut pourtant Tocqueville qui, comme ministre des Affaires Etrangères, eut à négocier les conséquences du rétablissement de Pie IX par les troupes françaises9. Le Pape ne donne pour son Etat que les promesses du Motu proprio que les libéraux jugent insuffisantes, car il n’est pas question de véritable institutions représentatives et du vote du budget. Tocqueville, tout en reconnaissant l’impossibilité de faire violence au Pape voudrait l’amener à de telles concessions qui, prétend-il sans vraiment le croire, sont « en germe » dans le Motu proprio. Mais la droite de la Législative le parti des « Burgraves » qui compte Montalembert dans ses rangs encourage secrètement le Pape à la résistance. Montalembert s’est défendu d’avoir eu cette attitude peu loyale et nous devons l’en croire, mais dans un grand discours sur les affaires romaines, il se prononcera contre tout régime parlementaire dans l’Etat pontifical, un tel régime pouvant servir aux républicains à renverser le Pape en tant que souverain temporel. Il prend cette position, en ménageant personnellement Tocqueville, dont il souligne qu’il a trouvé les germes du Moto proprio « suffisants » ce qui est solliciter quelque peu le sens du discours, « intelligent et généreux » du Ministre des Affaires Etrangères...10.

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  • 11 O.C., t. XII, p. 153.

21L’année suivante, Tocqueville doit aller se reposer en Italie et, à Sorrente, il rédige une partie de ses Souvenirs. Le seul passage où il parle de Montalembert est un éloge du discours du 23 juin 1848 à la Constituante où celui-ci s’est opposé à la nationalisation des chemins de fer. Mais c’est un éloge acide. En effet Tocqueville écrit de ce discours de Montalembert11 :

« Il fut vif dans son attaque sans être aussi hargneux et aussi outrageant qu’à son ordinaire. Une certaine peur tempérait son insolence naturelle et posait des limites à son humeur paradoxale et bataillante, car, comme tant d’autres gens de parole, il avait bien plus de témérité de langage que de hardiesse de coeur » (Tocqueville avait d’abord écrit « venimeux » au lieu d’«outrageant» et «querelleuse» au lieu de «bataillante», adoucissant quelque peu son jugement) ».

  • 12 O.C., t. VIII, p. 330 ; et aussi t. XV, 2, p. 38.

22L’agacement que lui cause Montalembert se manifeste plus nettement encore dans une anecdote qu’il raconte à la fois à Beaumont et à Corcelle, relative à un voyage en Italie qui a de peu précédé le sien. La voici dans la lettre à Beaumont datée de Naples, 5 décembre 185012 :

« A propos de Montalembert, il n’est bruit à Rome et même à Naples que d’un dîner à table d’hôte, dîner d’officiers et de voyageurs, auquel il a assisté à Civita-Vecchia en débarquant. Il paraît qu’il a non seulement parlé, mais péroré dans cette réunion de la manière la plus méprisante et la plus outrageante contre l’Assemblée Nationale. Vous reconnaîtrez bien là le personnage : une outre remplie de fiel avec une grande croix peinte dessus ».

23Cette sévérité de Tocqueville dont il ne nous est pas parvenu de témoignages plus anciens n’était sans doute pas nouvelle. Il s’explique par le tempérament des deux hommes : l’un cachant son orgueil intime sous un abord courtois et modeste, discret, secret, un peu jaloux des orateurs qui jouissaient par leur éloquence d’un prestige facile dans la vie publique, l’autre éloquent, un peu histrion, bavard, susceptible. Tocqueville était au fond partagé entre un agacement naturel et la réflexion que Montalembert était un homme sincère, sans machiavélisme politique, en un mot digne d’estime.

* * *

  • 13 O.C., t. VIII, 3, p. 13.

24Cette estime reçut un rude choc au 2 décembre. Tandis que Tocqueville et la plupart de ses amis étaient arrêtés, Montalembert, par peur du socialisme se ralliait au nouveau pouvoir et acceptait de faire partie de la Commission consultative que ce pouvoir avait créée. Tocqueville éprouvait une sorte de satisfaction du ralliement de personnages qu’il méprisait (celui de Dupin lui causa presque de la joie), mais ressentait une vraie douleur de voir un de ses amis ou un libéral avéré accepter le nouveau pouvoir. Il vit le ralliement « lâche et méprisable » de Montalembert avec colère. Celui-ci avait été élu à l’Académie française et devait être reçu par Guizot le 13 janvier 1852. Ce jour-là, Tocqueville écrivait à Beaumont13 :

« Montalembert... a eu peur d’être sifflé... Il a déclaré avoir la colique et a demandé un ajournement indéfini de sa réception. Le fait est que le moment où l’Académie française à trois de ses membres proscrits, était mal choisi pour donner une fête académique et je crois que le corps s’y serait refusé quand même le récipiendaire ne se serait pas fait justice lui-même ».

25Et lorsque Montalembert fut reçu quelques semaines plus tard, Tocqueville n’assista pas à sa réception, ce qui était une façon de rompre avec lui, comme l’avaient fait Lacordaire et, semble-t-il, Corcelle.

26Montalembert se repentit bientôt de la position qu’il avait prise lors du coup d’Etat. Sa rupture définitive avec le nouveau despotisme fut marquée par la publication en septembre 1852 d’une brochure, Les Intérêts catholiques au XIXème siècle.

27Il y montrait la renaissance de l’Eglise catholique depuis 50 ans, alors qu’à la fin du XIXe siècle dans toute l’Europe et particulièrement en France, elle paraissait expirante. L’essentiel de cette renaissance ne s’était pas produit sous Napoléon ou sous la Restauration, mais depuis 1830, sous un régime de liberté réglée. Il dénonçait pour l’Eglise, le péril de s’appuyer sur un pouvoir absolu qui prétendait la protéger contre ses ennemis, position qui ne faisait que la lier au sort de ce pouvoir, tout en développant certains vices du clergé, l’orgueil et la mollesse de l’âme. Malgré ses défauts, le régime représentatif, la liberté tempérée qu’il implique, était le plus favorable aux progrès de l’Eglise.

  • 14 Archives Montalembert, Lettre inédite sauf un bref fragment reproduit dans Edouard Lecanuet Montale (...)

28Cette brochure constituait donc une satire cinglante d’une partie des catholiques et du clergé qui rivalisaient d’adulation vis-à-vis du nouveau pouvoir. Elle allait dans le sens des convictions les plus intimes de Tocqueville, conscient lui aussi du péril que constituait à la fois pour la liberté politique et pour la religion l’attitude de la majorité des évêques. Après avoir lu la brochure il écrivit à Montalembert le 1er décembre 185214 :

« Voici près de deux mois que je suis retenu dans mon lit ou dans mon appartement par une maladie assez grave. Je n’ai pu lire que hier votre nouvel écrit et je veux, dès aujourd’hui, vous faire part, moi-même, des impressions qu’il m’a laissées.
Je ne vous remercierai point d’une note très aimable que vous m’avez consacrée, bien qu’elle m’ait fait grand plaisir. Je veux vous remercier de la joie plus désintéressée et plus grande, que m’a donnée la lecture de plusieurs chapitres de votre oeuvre.
Je ne me sentais véritablement opprimé que depuis que je croyait voir la Religion se rendre complice de ce qui se passe ; que la canaille journaliste et parlementaire se jette aux genoux ou plutôt sous les pieds du nouveau maître, il n’y a rien là qui m’étonne et me blesse. C’est une évolution naturelle. Mais une si noire et si prompte ingratitude envers la liberté, une si honteuse palinodie, des flatteries si basses de la part des précepteurs de la morale, des gardiens de la dignité et de la vraie grandeur humaine, c’en était trop. Je ne respirais plus. Votre livre, mon cher Montalembert, m’a soulagé ; il m’a rendu un peu d’air et de lumière. Courage ! Ce que vous venez de faire ne sert pas seulement à la liberté régulière, mais plus encore peut-être à la Réligion. Car, croyez-moi, mes impressions ne sont pas isolées : tandis que ceux de ses ministres qui se livrent, comme vous le dites si justement, à un maître qui paraît leur vouloir du bien, croient remettre la main sur la foule, les coeurs élevés et droits, les âmes hautes et délicates, qui approchaient de toutes parts, s’éloignent ; c’est-à-dire que tandis qu’ils saisissent le corps de la société, l’esprit est près de leur échapper. Votre livre a relevé, consolé, rapproché les hommes dont je parle. C’est un grand acte, qui mérite non seulement les remerciements, mais la reconnaissance de ceux mêmes qui vous en avaient le plus voulu après le 2 décembre. Cette lettre perdrait son mérite à vos yeux, si je n’ajoutais que j’étais du nombre de ceux-là.
Je n’ai jamais été plus convaincu qu’aujourd’hui qu’il n’y a que la liberté (j’entends la modérée et la régulière) et la Religion qui, par un effort combiné, puissent soulever les hommes au-dessus du bourbier où l’égalité démocratique les plonge naturellement, dès que l’un de ces deux appuis leur manque. Jugez donc si votre livre m’a plu.
Croyez, je vous prie, à tous mes sentiments de haute considération et d’amitié ».

  • 15 Lettre à Corcelle des 22 novembre 1858,O.C., t. XV, 2, p. 235.
  • 16 Lettre de Beaumont du 25 mars 1855, O. C., t. VIII, 3, p. 293.
  • 17 Lettre de Circourt du 2 juillet 1856,O.C., t. XVIII, pp.314-315.
  • 18 Lettre de Tocqueville à Corcelle du 20 novembre 1856,O.C., t. XV, 2, pp. l 86-187.

29 Cette réconciliation n’exclut pas quelques réserves. Jusqu’à la fin de sa vie, Tocqueville, tout en refusant de lui en tenir rigueur, trouvera, comme une sorte de justice immanente, dans le fait que Montalembert traîne comme un boulet le souvenir du 2 décembre15. Il ne proteste pas quand Beaumont trouve pitoyable qu’il discute au Corps législatif16 avec de piètres valets du maître ou quand Circourt prétend puéril le livre sur L’Avenir politique de l’Angleterre17 dont il a cependant félicité l’auteur. Mais il narre avec satisfaction une niche faite par Montalembert aux curés impérialistes franc-comtois18 :

« Montalembert assistait dernièrement dans son pays à un grand dîner de curés... Au dessert on vint à s’entretenir d’histoire romaine... De là tirade de Montalembert contre le César de ce temps, le destructeur de la liberté des Romains, l’adversaire du Sénat.... puis prenant son verre il s’écria : « Messieurs, buvons à Vercingétorix, le plus grand ennemi de César ». Et les autres n’osant dire non, trinquent à l’honneur du plus grand ennemi de César. C’est une niche d’écolier, mais elle est plaisante et parfaitement dans le caractère du personnage ».

30Les liens de Tocqueville et de Montalembert se sont resserrés pour devenir plus franchement amicaux dans les dernières années de la vie de Tocqueville. Ce fait semble se rattacher à la publication de L’Ancien Régime et la révolution.

  • 19 Lettre inédite Archives Tocqueville.

31Montalembert, auquel il avait adressé un exemplaire, répondit par une lettre du 4 juillet 1856 qui prouve qu’il avait lu l’ouvrage avec beaucoup de soin et d’intérêt19. Il y expose franchement les points où il n’est pas d’accord avec Tocqueville : celui-ci semble parfois céder à un certain fatalisme historique, surtout se montrer trop indulgent pour l’esprit de 1789. Mais l’ensemble du livre lui paraît « admirable » et il prédit qu’il restera. Il ajoute :

« Quoique nous n’ayons pas toujours suivi la même ligne, nos âmes sont soeurs ; nous avons les mêmes désirs, les mêmes croyances, surtout les mêmes douleurs, l’un et l’autre nous avons le goût et nous sentions le charme de la liberté que vous avez si noblement dépeint ».

  • 20 Lettre inédite Archives Montalembert.

32Tocqueville le remercia aussitôt20 :

« Je veux vous dire sur-le-champ, toute la joie que [votre lettre] m’a causée. Il y avait dans votre approbation un accent vif et vrai qui m’a touché. De toutes les lettres bienveillantes que j’ai reçues jusqu’ici, nulle ne m’a fait un plaisir plus sensible, car je retrouvais dans vos paroles comme une vibration du mouvement de mon propre esprit ».

  • 21 Billets aux Archives Tocqueville et Montalembert. La lettre de Tocqueville à Eötvös retrouvée dans (...)

33En avril 1858, Tocqueville travaille à Paris à la continuation de l’Ancien Régime et, bien qu’il reste à l’écart de toute obligation mondaine, semble avoir été voir les Montalembert. Celui-ci porte chez lui deux volumes de philosophie politique du baron Eötvös, ancien ministre de l’éphémère gouverneront national hongrois de 1848, qui vit à Budapest dans l’isolement et la suspicion que l’on devine. A l’instigation de Montalembert, Tocqueville écrit à ce grand seigneur libéral, une lettre d’intérêt et d’encouragement21.

  • 22 Archives du château de Tocqueville.

34Surtout Montalembert, accompagné de Mgr Dupanloup, pour une partie du séjour, aurait passé au moins une semaine au château de Tocqueville. Le fait nous est attesté par les souvenirs inédits d’Alicia Hamond22, fille de consul anglais de Cherbourg. On n’en sait pas la date, mais s’il est exact qu’ils y aient rencontré Monckton Milnes (la narratrice est riche de confusions et d’inexactitudes !) le fait pourrait se situer en août 1858. Les hôtes auraient faits de grandes promenades dont l’une nocturne dans la Victoria du château et le dernier soir se passa à conter des histoires de revenants ou des souvenirs de la Révolution. Mais, dès sa lettre de juillet 1856, Montalembert avait suggéré que, dans l’hypothèse où la liberté renaîtrait en France, les libéraux des anciens partis, devraient se concerter. Il n’est guère téméraire de penser que le régime impérial dut être mis souvent sur la sellette dans les conversations entre Dupanloup, Montalembert et Tocqueville !

* * *

35Le 25 octobre 1858 Le Correspondant publiait une longe étude de Montalembert intitulée Un débat sur l’Inde au Parlement anglais. Il y rendait compte de débats auxquels il avait assisté en mai précédent, mais faisait au cours de l’article l’éloge des institutions libres. Le conseil des ministres, présidé par l’Empereur, décida de poursuivre l’auteur : défendu par Berryer et Dufaure, vieil ami de Tocqueville, Montalembert fut condamné le 24 novembre à six mois de prison et trois mille francs d’amende. Le Moniteur ayant publié la nouvelle qu’à l’occasion du 2 décembre l’Empereur le graciait, Montalembert refusa cette grâce et se pourvut en appel. Il sera condamné derechef le 21 décembre, la peine de prison étant réduite à trois mois. Il fut à nouveau grâcié.

  • 23 Le procès de Montalembert a fait l’objet de publications contemporaines. Bon résumé dans Lecanuet, (...)
  • 24 Lettre de Tocqueville à Montalembert aux Archives Tocqueville publiée par Beaumont, t. VII, pp.517- (...)

36Trois jours après l’article du Correspondant. Tocqueville partait pour Cannes, afin de tenter de guérir la maladie de poitrine qui devait l’emporter. Il faillit succomber en arrivant à Cannes au début de novembre par un temps affreux. Cependant, à peine remis, apprenant le procès de Montalembert23, il s’enquit de l’article qui l’avait provoqué. Ne pouvant se le procurer, il le demanda à l’auteur par une lettre du 20 novembre24. Une lettre de Dufaure lui avait appris que Montalembert était poursuivi « pour la plus admirable apologie des institutions libres et des grands effets que ces institutions produisent ». Il ajoutait « Je n’ai pas besoin de vous dire que, sur ce terrain, je suis avec vous de coeur et d’âme, et qu’ici vous êtes le champion de ma cause ».

  • 25 Archives de Tocqueville.

37 Montalembert envoya son article, puis écrivit le 15 décembre, 6 jours donc avant sa comparution en appel. Il était heureux des meilleures nouvelles qu’on lui avait donné de la santé de son correspondant, lui faisait grand éloge de Dufaure. Il avait rejetté la grâce dont on avait « voulu [le] flétrir » et s’attendait à une nouvelle condamnation en appel. Mais il remerciait Tocqueville de l’expression d’une sympathie qui n’avait été que faible dans le clergé et même l’ancien parti libéral25.

38Tel est le dernier témoignage que nous possédions sur les relations des deux hommes. Commencées dans un climat de sympathie, elles furent troublées par les divergences et les orages de la vie publique. Elle finirent sur une note amicale, exemple caractéristique des rapports des hommes des « anciens partis » : après s’être combattu souvent âprement de 1830 à 1851, ils s’apercevaient sous l’Empire qu’ils étaient tous membres de la grande famille libérale.

Notes

1 Lettres de Tocqueville à Beaumont et de Beaumont à Tocqueville, O.C. de Tocqueville, t. VII, 1, pp.121-130.

2 André TRANNOY, Le Romantisme politique de Montalembert, Paris, 1942, deuxième partie, chapitre IV.

3 André JARDIN, Alexis de Tocqueville, Paris, 1984, pp. 185-186.

4 Les lettres ont été publiées par TRANNOY, op.cit., pp.517-541.

5 Cité par Pauline de LALLEMAND, Montalembert et ses amis dans le Romantisme, Paris, 1927, p. 209.

6 O.C., t.XV, 1, p. 92.

7 Lettre inédite Archives Montalembert.

8 Cet article a été publié par Anna-Muriu BATTISTA qui l’attribue à Tocqueville (attribution sur laquelle nous avons quelques doutes) dans son livre Lospirito libérale e lospirito religiosos, Milan, 1976, pp.196-200.

9 Il s’est plaint à Montalembert de n’avoir « ni agents ni correspondants » en Romagne et Montalembert dans une lettre du 27 août lui annonce que le comte Laderchi de Ferrare accepterait d’avoir une correspondance régulière avec le ministre ; il suggère à Tocqueville d’envoyer comme agent en Romagne son ami Rio, qui a habité Bologne et Ferrare et qui est présentement en Allemagne où Drouyn de Lhuys, prédécesseur de Tocqueville, l’avait chargé d’une mission.

10 MONTALEMBERT, Discours du 11 octobre 49, tome IV des Oeuvres Complètes de Montalembert.

11 O.C., t. XII, p. 153.

12 O.C., t. VIII, p. 330 ; et aussi t. XV, 2, p. 38.

13 O.C., t. VIII, 3, p. 13.

14 Archives Montalembert, Lettre inédite sauf un bref fragment reproduit dans Edouard Lecanuet Montalembert, Paris, 1905, t. III, pp.75-76.

15 Lettre à Corcelle des 22 novembre 1858,O.C., t. XV, 2, p. 235.

16 Lettre de Beaumont du 25 mars 1855, O. C., t. VIII, 3, p. 293.

17 Lettre de Circourt du 2 juillet 1856,O.C., t. XVIII, pp.314-315.

18 Lettre de Tocqueville à Corcelle du 20 novembre 1856,O.C., t. XV, 2, pp. l 86-187.

19 Lettre inédite Archives Tocqueville.

20 Lettre inédite Archives Montalembert.

21 Billets aux Archives Tocqueville et Montalembert. La lettre de Tocqueville à Eötvös retrouvée dans les Archives hongroises et communiquée par Madame Hovarth publiée dans le volume de correspondances étrangères de Tocqueville, édité par Mme Mélonio et Melle Quéffélec. G. G. VII, pp.364-365.

22 Archives du château de Tocqueville.

23 Le procès de Montalembert a fait l’objet de publications contemporaines. Bon résumé dans Lecanuet, op.cit., t. 3, pp. 183-194.

24 Lettre de Tocqueville à Montalembert aux Archives Tocqueville publiée par Beaumont, t. VII, pp.517-518.

25 Archives de Tocqueville.

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