1L’état d’esprit radical au XIXème siècle, on l’a assez dit, est partiellement conditionné par le souci des références aux événements de la Grande Révolution, et à la pensée de ses acteurs ; une forte cohorte des fidèles, surtout après la polémique entre Quinet et Peyrat, à la fin des années soixante, médite sur la légitimité de la violence révolutionnaire, se sent jacobine, mais voudrait encore exorciser Robespierre. Quand, à la fin du siècle, la Révolution est, avec Clémenceau, acceptée « en bloc », la continuité idéologique s’étend alors de Robespierre au « Tigre ».

2Il n’est pas sans intérêt de constater que cette continuité est comme soutenue par de véritables lignées d’hommes politiques. L’une de ces dernières nous conduit d’un bourgeois de la Drôme, Marc-Antoine Jullien, fort éclairé à la fin du XVIIIème siècle, puis conventionnel régicide, à un député de l’extrême gauche « clémenciste » dans les années quatre-vingts, puis ministre de la IIIème République, Edouard Simon dit Lockroy, décédé à la veille de la première guerre mondiale.

3Mais, dans cette famille solidement républicaine, le plus original personnage est le fils de Jullien de la Drôme, Marc-Antoine Jullien dit de Paris ; à dix-neuf ans, Marc-Antoine II est un ami et un chargé de mission de Robespierre ; à cinquante-deux ans, un ami et un correspondant d’une aristocrate issue d’une vieille famille picarde, mais née à Nantes, de neuf ans son aînée : Constance de Theis belle et gracieuse femme de lettres, jadis appelée la Muse de la Raison par Marie Joseph de Chénier, princesse de Salm-Dyck par son second mariage, décédée en 1845, victime d’une chute à Paris1.

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4 Les Jullien, bourgeois vivant assez noblement, sont, à la fin du règne de Louis XVI, dans le cortège des lumières ; ils suivent le mouvement jusqu’à l’adhésion aux initiatives jacobines de Paris ; député suppléant de la Drôme à l’Assemblée Législative, président de l’Assemblée électorale du département, Marc-Antoine I est élu député à la Convention Nationale ; il est membre du club des Jacobins de Paris ; au procès du Roi, il vote pour la mort et contre le sursis. Son épouse2 partage ses idées, et tout laisse penser qu’elle a joué un grand rôle dans l’orientation de pensée de son fils ; en février 1793, elle reçoit Robespierre à sa table, à Paris : « Je suis fort curieuse de le voir de près », écrit-elle à son fils ; en janvier 1794, elle dîne chez le grand homme : « nous avons, autant que son laconisme me l’a permis, parlé de toi ». Mais, au début 1792, elle craignait que son fils s’enrôle ; aussi l’envoie-t-elle en Angleterre comme élève diplomate du ministère Doumouriez.

5Né à Paris le 10 mars 1775, Marc-Antoine II Jullien passe son enfance à Romans, ou à Pisançon sur les bords de l’Isère dans la maison familiale de campagne. Elève des jésuites à Lyon, au collège de Navarre à Paris, puis au collège Montaigne, il reçoit une solide instruction ; il revient du concours général quand il apprend la prise de la Bastille : « C’est peu d’avoir renversé la Bastille, il faut renverser le trône ! », se serait-il écrié ; il termine sa rhétorique, mais il est déjà conduit par un de ses professeurs à la tribune des journalistes de l’Assemblée et rédige même pour un journal l’analyse des débats. Au printemps 1791, il est admis à la Société des Amis de la Constitution, dans l’été, il est secrétaire de celle de Romans.

6A Londres, il mérite l’amitié de Lord Stanhope, et envoie régulièrement un compte-rendu fidèle de la situation à Condorcet, président du Comité diplomatique de la Législative. Revenu en France, il devient aide-commissaire des guerres à l’armée des Pyrénées, formée par un ami de son père, le général Joseph Servan (1741-1808) bientôt ministre de la Guerre ; le jeune bourgeois, précoce et bien recommandé, signale aux Jacobins de Toulouse les dangers d’une déclaration de guerre de la France à l’Angleterre, mais se prononce peu après pour l’union des patriotes autour de l’Assemblée. En janvier 93, il ne peut conserver les fonctions de commissaire des guerres à Tarbes par défaut d’âge, mais, dans l’été il prend le titre et s’installe à Pau ; puis, à 18 ans, il assure l’intérim de l’agent supérieur du Conseil exécutif, à Tarbes à nouveau, où il se lie avec la famille Barère de Vieuzac, et assure le recrutement des armées dans les départements des Hautes et Basses Pyrénées et du Gers ; carrière rapide, mission remplie ; par son exemple personnel, il provoque de nombreux dons destinés à l’équipement ; c’est le 4 août 1793 qu’il est convoqué au comité de Salut Public par Barère et Robespierre ; il rencontre ce dernier pour la première fois.

7 Pendant un an, du 13 septembre 1793 au 27 juillet 1794, ce jeune homme, apparemment froid mais passionné, comme agent du Comité de Salut Public et dûment qualifié par un arrêté de ce dernier, assiste les Représentants de la Convention en mission dans les départements ; cet employé révolutionnaire efficace est, de plus en plus au cours des mois, l’homme de confiance de Robespierre avec lequel il correspond directement3. Jullien de Paris est un rouage important du réseau révolutionnaire du Comité, davantage homme du pouvoir que bureaucrate, plus proche d’un intendant d’Ancien Régime que d’un fonctionnaire de l’administration qui se crée. C’est après avoir refusé le poste de chef des bureaux du Comité, et participé à la rédaction de journaux jacobins où il n’hésite pas à écrire : « Soyons cruels par calcul d’humanité », qu’il reçoit sa première mission ; mais il est toujours un politique, et d’esprit indépendant, et d’humeur imprudente : en avril 94 (floréal an II), il passe 23 jours à Paris ; il y dirige quelques temps la commission d’Instruction Publique ; mais il s’oppose, aux Jacobins, à la condamnation de Danton et Desmoulins, malgré les sèches apostrophes de Robespierre qui l’envoie, à nouveau, en province.

8Les lieux de ses missions successives sont dans les départements maritimes : Le Hâvre, Cherbourg, Saint-Malo, Brest, Vannes, puis, La Rochelle, Bordeaux. La durée de ses séjours est variable : d’une journée ou deux à dix et même plus de trois mois en Gironde. Les objectifs ; rendre compte de la situation politique et économique des villes traversées, prendre des renseignements sur l’esprit public, le ranimer et éclairer le peuple, soutenir les Sociétés Populaires, surveiller les ennemis de l’intérieur et déjouer leur conspiration ; Jullien prétend en outre « rendre la révolution aimable pour la faire aimer ». C’est à Bordeaux que son action est la plus marquée et la mieux reconnue4 ; il lutte contre la politique modérée du représentant en mission Claude Alexandre Isabeau (1754-1831), regroupe autour de lui les extrémistes en un corps d’élite, le « club de la Ferraille », se fait élire président du club National ; au retour de Jullien, Isabeau est en tournée d’inspection ; Jullien a en main des arrêtés qui lui donnent un pouvoir presque égal à celui du Représentant en mission ; les deux hommes se rencontrent et s’opposent au club ; mais les comptes rendus du plus jeune provoquent le rappel d’isabeau qui quitte la ville dans la nuit du 2 juin 1794. Jullien, resté seul maître de la cité, épure les administrations, réorganise le comité de surveillance ; puis il applique la loi de Prairial avec rigueur, et combat l’influence des « marchands et avocats », sans oublier de rechercher les Girondins proscrits : il fait arrêter et exécuter Guadet et Salle le 21 juin, puis Barbaroux ; le 26 juin, il triomphe, Pétion et Buzot sont morts.

9Le nouveau représentant en mission, Garnier de Saintes, est aussi décidé que Jullien ; ensemble, ils n’arrivent pourtant pas à écarter tous les administrateurs du cru jugés trop tièdes. Jullien quitte Bordeaux le 13 Thermidor, n’apprend la chute de Robespierre que le 15 ; à Paris, une semaine plus tard, il est à son tour l’objet d’accusations portées par Ysabeau et Tallien, et même emprisonné pendant quinze mois ; il est libéré sans véritable procès, le 3 Brumaire an IV.

10Toujours soucieux de diriger l’opinion, Marc-Antoine entre dans la profession de journaliste ; il a déjà collaboré à la rédaction de plusieurs organes de bonne position jacobine ; il fonde, le 22 novembre 1795, avec Eve Demaillot et Leuliette, L’Orateur Plébéien : feuille jacobine comme on l’était en l’an II, mais prudente dans le domaine social ; Marc-Antoine est pourtant compromis dans la conjuration de Babeuf ; il vit caché six mois dans les environs de Versailles ; il est défendu par son père qui présente une solide argumentation.

11Au Printemps 1796, la carrière de Jullien de Paris subit une nouvelle orientation qui marque sa vie jusqu’aux Cent jours ; un ami piémontais le fait entrer à la légion lombarde du général Lahos : le voici militaire, capitaine, le plus souvent, il est vrai, préposé à l’administration de l’armée. Il sert désormais surtout à l’étranger : Milan, Venise, Trieste, dans la légion lombarde avec un passeport au nom de Dupré ; puis à l’armée d’Italie ; et même en Egypte avec Bonaparte ; malade il revient à Livourne, reste en Italie, à Florence, va à Rome ; il fait la campagne de Naples avec le dauphinois Championnet (1762- 1800) ; après son aventure napolitaine, il vit en France, séjourne à Grenoble, puis en Bourgogne, puis à Paris où il travaille à l’administration de l’armée des Grisons ; il part en mission à Parme et dans la république batave ; sous le consulat, il reste trois ans dans la bureaucratie militaire à Amiens ; il participe ensuite aux campagnes d’Ulm et d’Austerlitz ; le voilà Chevalier de la Légion d’Honneur ; devenu expert de l’administration des guerres, il est envoyé en Allemagne pour négocier le passage et l’entretien des troupes ; il a ainsi l’occasion d’assister, à Munich, au mariage du prince Eugène de Beauharnais avec Augusta de Bavière. L’ancien ami de Robespierre en tire une épître en vers.

12Comme dans le passé, il est souvent l’agent direct ou l’adjoint spécialisé d’un grand chef ; lors des préliminaires de paix de Léoben, Bonaparte lui confie la rédaction du Courrier de l’Armée d’Italie ; trois mois seulement ; lors de la campagne d’Egypte, il est chargé de la police de l’infanterie du général Menou ; il retrouve les fonctions de chef de la police du quartier général et des subsistances durant l’expédition de Naples ; ses actions répressives dans les départements maritimes, lui ont-elles valu une réputation ? A Naples, commissaire, aux armées, il est aussi Secrétaire Général du gouvernement provisoire, et tient Championnet informé des décisions. L’ami de Robespierre s’est entretenu souvent avec Bonaparte, brièvement pendant la campagne d’Italie et la préparation de celle d’Egypte, plus longuement, au retour rue Chantereine puis au Luxembourg. Marc-Antoine est-il devenu Bonapartiste ? Peut-être, jusqu’en 1813 ; c’est après un entretien avec le Premier Consul, que Jullien est envoyé à Amiens ; il s’est assagi, rangé ; en 1801, il épouse Sophie Jouvence Nioche, fille d’un ancien député à l’Assemblée Constituante et à la Convention.

13De 1806 à 1810, il est à Paris, chargé de l’habillement des troupes à la direction de l’administration de la guerre, ayant sous ses ordres quatre-vingts employés, disposant d’un budget de cinquante millions de francs ; on retrouve là le profil de carrière de beaucoup d’hommes qui furent de jeunes révolutionnaires et devinrent des fonctionnaires napoléoniens à l’administration des guerres comme Barthélémy Chaper (1766-1825), père d’Achille, préfet du Roi Louis-Philippe. Mais, comme au temps de Robespierre, Marc-Antoine, conserva sa liberté de jugement et tint à son rôle de conseiller politique ; à l’armée d’Italie, partisan de l’unité de la péninsule et hostile à la cession de Venise aux Autrichiens, il abandonne ses fonctions de chef de l’information ; à celle de Naples, il stigmatise « les excès journaliers (...) qui tendent à nous aliéner tous les coeurs » ; après la prise de Naples, il envoie à Championnet un Essai sur le système politique à suivre dans la campagne de Naples ; quand son général est rappelé à Paris à la suite d’un différend avec la mission civile envoyée par le Directoire, il lui déconseille, en vain, d’obéir.

14En l’an VIII, Marc-Antoine publie, après ses deux rencontres avec Bonaparte, un Entretien politique sur la situation actuelle de la France et sur les plans du gouvernement. Quelques mois plus tard, il expose ses vues Sur l’organisation définitive et indépendante de l’Italie ; mieux, le 3 septembre 1802, il envoie à l’Empereur Alexandre deux mémoires : Plan d’une école militaire et industrielle, théorique et pratique, pour les jeunes russes, et Sur un mode d’organisation simplifiée et perfectionnée des chancelleries ou ministères en Russie. Ce fonctionnaire par nécessité, publiciste par vocation, rend naturellement visite à Madame de Staël, à Chaumont-sur-Loire, correspond avec elle par la suite, mais détruit tout quand il est arrêté par la police de l’Empereur.

15Cette double décennie, 1796-1815, période encore aventureuse de sa vie, lui a aussi procuré beaucoup d’ennuis ; menacé, à Naples de perdre ses droits de citoyen français, parce qu’à la solde d’un gouvernement étranger, il est emprisonné quelques temps au fort Saint-Elme. En 1813, il a encore rédigé un mémoire : Le Conservateur de l’Europe, critique de l’oeuvre de Napoléon, appel au Sénat pour qu’il prononce la déchéance ; dénoncé par Klopstock, aide de camp du général Guyon, il est arrêté à Mantoue, puis relâché et renvoyé au quartier général de Vérone.

16Il ne peut rentrer en France qu’après l’abdication ; envoyé à Grenoble pour organiser les corps d’artillerie, il a avec le comte d’Artois un entretien politique ; incorrigible, il blâme les Bourbons d’avoir abandonné le drapeau tricolore, mais, prudent, il se réfugie avec sa famille, en Suisse.

17 A partir de 1815, Marc-Antoine accumule les échecs, se retire de la vie politique active, quitte la carrière militaire, se cantonne dans son rôle d’observateur politique. Echecs : pendant les Cent jours, sa candidature échoue au collège électoral de Saint-Denis ; pendant la Terreur Blanche, il est obligé de rejoindre sa famille en Suisse ; de retour à Paris, en octobre 1817, il ne peut réintégrer l’armée ; en 1827 encore, il tente de se faire élire à Paris ; « conservateur pour prévenir les révolutions, écrit-il, réformateur pour détruire les abus, indépendant par position et par caractère ». Il essaye encore d’agir sur l’opinion par la presse : après son premier échec électoral, il fonde, avec Antoine Jay (1770-1854), L’Indépendant qui devient le grand organe libéral Le Constitutionnel, y écrit du 1er mai au 7 août 1815. Après l’entrée des alliés à Paris, il esquisse le premier projet du texte proposé par Dupont de l’Eure, et adopté le 5 juillet 1815 par les membres du Corps Législatif présents à Paris, déclaration qui affirme les aspirations du « peuple français ».

18Il fonde la Revue encyclopédique ou analyses et annonces raisonnées des productions les plus remarquables dans la Littérature, les Sciences et les Arts ; publié de 1819 à 1831, ce périodique diffuse la pensée de Sismondi, du général Foy, de Benjamin Constant, et a un certain succès surtout à l’étranger ; Marc-Antoine organise des dîners mensuels à Paris. Mais c’est surtout dans ses lettres à Constance de Salm-Dyck, de 1827 à 1836, que la pensée de Marc-Antoine peut-être appréhendée dans sa forme dernière, et malgré ses contradictions ; il prend à son compte griefs et revendication des libéraux ; comme par réflexe, il est du côté des libéraux de gauche, mais sa réelle expérience le conduit parfois près des libéraux de droite ; attentif aux progrès techniques, mettant beaucoup d’espoirs dans le chemin de fer, il reste « tricolore », sensible au prestige et à la grandeur militaires ; il pense que la France doit jouer, en Europe et dans le monde, un rôle politique important ; il désire effacer les traités de 1815 et se montre romantiquement attaché à la Grèce ou à la Pologne. Oublié de tous, survivant à ses enemis, Marc-Antoine meurt à Paris, le 28 octobre 1848.

19Jullien de Paris a eu six enfants, mais une seule fille, Antoinette-Stéphanie par laquelle se poursuit la lignée idéologique. Antoinette épouse Simon Lockroy (1803-1891), auteur dramatique – il a écrit le livret des Dragons de Villars (1856) – et comédien : né à Turin, il débute à l’Odéon en 1827, puis entre à la Comédie Française ; en 1840, au sommet de son talent, il abandonne le théâtre ; c’est le fils de Simon, Edouard, qui monte à nouveau sur la scène politique.

20Edouard Simon dit Lockroy (1838-1913) est un journaliste et homme politique, né et mort à Paris avec au moins autant d’allant que son aïeul pendant les guerres révolutionnaires, à l’expédition de Sicile avec Garibaldi5 ; radical de la génération de Clémenceau, il est représentant de la Seine puis des Bouches-du-Rhône, de 1871 à 1876, député des Bouches-du-Rhône de 1876 à 1881, de la Seine de 1881 à 1910 ; il s’est, à son arrivée à l’Assemblée, inscrit au groupe d’extrême-gauche où figurent, aux côtés du futur « Tigre » le vieux Louis Blanc, un homme de la Drôme Madrier de Montjour, Naquet, Frédéric Desmons ; jugé par Prévost-Paradol supérieur à Rochefort à la fin du Second Empire, plus tard anti-révisionniste dans la ligne patriote de sa famille, il arrive aux honneurs en même temps que Brisson et Bourgeois : plusieurs fois ministre, du commerce, de l’instruction publique, de la marine, il disparaît avant la grande tourmente.

21Ainsi s’était fixé sur un terroir d’arrivée aux couleurs radicales, un héritage plus jacobin que libéral, patriote malgré des apparences cosmopolites, petit-bourgeois et bohème à la fois, original en tout cas et souvent enrichi par l’esprit d’indépendance.