1Au lendemain de la Libération de Nice, le 28 août 1944, les habitants de la grande cité virent apparaître aux devantures des kiosques un choix de quotidiens dont la diversité annonçait une ère nouvelle de liberté. Les partis et groupements résistants s’étaient emparés des locaux et des imprimeries appartenant aux deux vieux journaux qui avaient continué à sortir tout au long de la guerre, L’Eclaireur et Le Petit Niçois ; cette main-mise des vainqueurs sur les installations techniques avait permis la parution de nouvelles feuilles quotidiennes : Combat, organe du mouvement modéré du même nom, L’Aurore communiste, Le Patriote, journal du Front National, L’Espoir socialiste ; en septembre 1945 naquit Nice-Matin qui se constitua en puisant ses rédacteurs dans les équipes de L’Espoir et du défunt Combat. Seul manquait à l’appel un grand journal chrétien ; La Liberté de Nice combla cette lacune1.

I. UNE NAISSANCE ET UN DÉBUT D’EXPLOITATION DIFFICILES.

2Aux catholiques niçois s’offraient deux périodiques de caractère différent : Les Nouvelles Religieuses, organe officiel de l’évêché, et l’hebdomadaire L’Avenir. Mais ces feuilles n’étaient pas largement diffusées ; le bulletin officiel du diocèse, qui ne traitait pas l’actualité immédiate, était surtout lu par le clergé et par les laïcs responsables d’oeuvres ; L’Avenir ne tirait que 5.000 exemplaires. Aussi la nécessité d’un grand quotidien d’information générale se faisait-elle sentir. L’évêque de Nice, Mgr Rémond, qui croyait beaucoup au pouvoir des médias, en était lui-même convaincu et prêt à aider les laïcs qui se lanceraient dans l’aventure.

3La possibilité légale de faire paraître un journal existait car, pendant la guerre, les résistants du Comité chrétien d’action civique avaient déjà édité un périodique intitulé Fraternité. Aussi, dès le 11 septembre 1944, deux membres du réseau, André Pruvost et Antoine Roubaudi, demandèrent-ils au Comité régional de presse et d’information l’autorisation de publier un quotidien du matin baptisé La Liberté. Le 25 septembre 1944, le Comité régional, invoquant le manque de papier, repoussa la requête. Les chrétiens firent appel de cette décision auprès du ministre de l’information, Pierre-Henri Teitgen, membre du Mouvement Républicain Populaire. De son côté, Mgr Rémond demanda à un prêtre du diocèse, l’abbé Daumas, résistant de la première heure, président départemental du Front National et vice-président du Comité de Libération, d’user de son influence pour favoriser la naissance de La Liberté. Au cours d’un voyage à Paris, en décembre 1944, l’abbé Daumas alla plaider la cause du journal auprès de Pierre-Henri Teitgen et du journaliste catholique Francisque Gay, directeur de la presse au ministère de l’information. Ces diverses démarches furent couronnées de succès : le 1er février 1945, le ministre accorda à La Liberté l’autorisation de parution.

4Entretemps, Mgr Rémond, qui escomptait ce résultat heureux, s’était activé pour réunir les fonds indispensables au lancement du journal. Il fournit d’abord une somme de 100.000 francs qui servit de capital social à la SARL La Liberté, fondée le 2 janvier 1945. Mais l’évêque n’apparaissait pas en nom dans la société : il avait remis son argent à cinq personnes de confiance, MM. Fidélis, Guiran, Maria, Pruvost, Rampelberg ; chacun était sensé avoir apporté 20.000 francs et avait reçu, en échange, vingt parts de 1.000 francs. Mgr Rémond, vidant presque les caisses du diocèse, avança d’autres sommes dont le total dépassa le million ; il prêta aussi à la future rédaction des meubles et du matériel de bureau.

5Mais, pour faire paraître La Liberté, il ne suffisait pas d’avoir réuni des fonds ; encore fallait-il accéder aux imprimeries. Or les journaux déjà installés, qui s’étaient partagés les machines de L’Eclaireur et du Petit Niçois, n’entendaient pas faire place à un concurrent. Combat, feuille modérée, craignait que le nouveau quotidien ne lui prît des lecteurs ; les journaux de gauche, usant d’un ton plus mordant, prétendaient que la pénurie de papier empêchait toute création d’un titre nouveau ; ne pas tenir compte do cet obstacle technique revenait, selon eux, à enlever des pages à toutes les rédactions et à bafouer la liberté de la presse. Le ministre Pierre-Henri Teitgen, assiégé de télégrammes de protestation envoyé par les publicistes hostiles au journal chrétien, vint à Nice le 9 février 1945 pour régler le problème. En sa présence, les journalistes de gauche, surtout les communistes, attaquèrent vivement leurs rivaux, contestèrent leur passé de patriotes et les accusèrent d’avoir pour seul objectif de tuer les périodiques authentiquement résistants. L’abbé Daumas, prié par les communistes de confirmer ce point de vue, soutint ses coreligionnaires dont l’honorabilité était mise en cause et menaça de démissionner du Front National. Le ministre, peu impressionné par ces disputes, demanda aux parties en présence de se réconcilier et maintint l’autorisation de parution accordée à La Liberté. Sur ses instructions, le délégué régional à l’Information convoqua le 15 février 1945 les directeurs des journaux imprimés dans les locaux de L’Eclaireur et les pria de faire place au nouveau quotidien ; la réponse des intéressés fut négative.

6Les chrétiens, forts de l’appui du ministre et de la protection de la loi, décidèrent de contourner l’obstacle. Ils firent d’abord reparaître deux numéros du bulletin Fraternité, publié jadis dans la clandestinité ; ils expliquèrent ainsi au public qu’ils se heurtaient à des oppositions farouches et sectaires qui attestaient la disparition de la solidarité ayant jadis lié les résistants. Paul Sarrailh, professeur au lycée de Nice, montrait combien la cause des chrétiens était légitime et concluait : « L’homme à l’âme vraiment libre ne peut vivre s’il ne peut se faire entendre librement »2. L’équipe chargée de lancer La Liberté fut constituée définitivement ; le comité directeur comprenait Edgard Hévers, André Pruvost et Antoine Roubaudi ; ce dernier associé au docteur Guiran était gérant de la SARL. André Ghis, dernier rédacteur en chef du Petit Niçois, occupait les mêmes fonctions dans la nouvelle feuille chrétienne, mais, n’ayant pu, pour l’heure, obtenir le renouvellement de sa carte de journaliste, il signa ses articles sous le pseudonyme de Lucien Fabron. Le personnel permanent comprenait, en 1946, 18 journalistes et 35 administratifs, auxquels s’ajoutaient 180 correspondants locaux, presque tous bénévoles, à l’exception d’une vingtaine ; ces correspondants, parmi lesquels figuraient de nombreux prêtres, étaient présents dans la plupart des communes des Alpes-Maritimes ; onze résidaient dans les Basses-Alpes, quatre dans le Var, deux dans les Bouches-du-Rhône. Les installations de L’Eclaireur restant inaccessibles, les dirigeants de La Liberté consacrèrent 600.000 francs, fournis par Mgr Rémond, à l’achat d’une vieille rotative qui avait appartenu, avant la guerre, au journal satirique Le Caméléon ; cette rotative se trouvait à Nice, rue d’Urfé ; La Liberté utilisait aussi une linotype et une imprimerie situées respectivement rue Defly et rue Meyerbeer ; le siège et la rédaction du journal étaient au 3 de l’avenue Malausséna. Cette dispersion des lieux de fabrication, les déplacements et les manutentions qui en résultaient alourdissaient considérablement les frais de gestion et faisaient paraître la feuille chrétienne bien après ses concurrentes. Malgré la mise en place de circuits de livraison rapide par automobile en direction de Cannes, Grasse, Vence, Menton et Contes, qui faisaient parcourir aux véhicules plus de 500 kilomètres par jour, La Liberté était mise en place dans les kiosques avec un retard considérable, surtout dans les communes autres que Nice.

7De la sorte, lorsque le premier exemplaire fut mis en vente, le 6 avril 1945, l’éditorial anonyme, dû en fait à la plume de Mgr Rémond, put dire à juste titre : « Ce premier numéro, tiré avec des moyens de fortune, constitue un véritable tour de force ». Cependant un tel exploit ne pouvait indéfiniment se prolonger et les dirigeants de La Liberté essayèrent à nouveau d’accéder aux presses de L’Eclaireur où le ministre leur avait accordé une place. Le 16 avril, quand les employés du journal chrétien se présentèrent devant les locaux du vieux quotidien niçois, les communistes, maîtres des lieux, organisèrent une manifestation de protestation et leur barrèrent le passage. Cette obstruction amena plusieurs résistants chrétiens à déclarer que l’unité de la Résistance était rompue et à refuser de siéger au Comité de Libération. Finalement un haut fonctionnaire, délégué par le ministre de l’information, vint à Nice, imposa son arbitrage, présida plusieurs journées de négociations serrées et amena les rédactions rivales à conclure un accord. La Liberté put ainsi accéder à l’imprimerie de L’Eclaireur à partir du 19 avril 1945. Mais les conditions apparaissaient draconiennes : la feuille chrétienne devait toujours être composée à l’extérieur ; elle était imprimée en dernier, après L’Aurore communiste et Le Patriote, organe du Front National ; ces deux journaux pouvaient sortir huit éditions et La Liberté seulement deux ; cette dernière était astreinte à payer la totalité du personnel de L’Eclaireur, même les ouvriers qui ne participaient pas au travail, en heures supplémentaires de nuit dont le taux était supérieur de 25 % à celui des heures ordinaires. Ainsi, le nouveau journal, imprimé le dernier, était distribué et mis en place dans les kiosques après ses rivaux ; de plus, le prix de revient demeurait très élevé. Au 31 décembre 1945, après neuf mois d’existence, les comptes de La Liberté firent apparaître un déficit de 5.747.000 francs.

8Mgr Rémond s’indigna de la situation faite au journal dont il avait patronné la naissance, mais il n’obtint pas d’amélioration. Il essaya du moins de mobiliser le clergé et les fidèles en faveur de La Liberté ; il demanda aux curés de trouver des lecteurs, des souscripteurs, des annonceurs ; il s’étonna que des catholiques pussent insérer des avis de décès ou de messes dans des feuilles autres que La Liberté ; dans une lettre pastorale, le 1er juillet 1945, il recommanda à ses diocésains de soutenir leur journal. Ces efforts, ajoutés à une circonstance favorable, la disparition du quotidien modéré Combat, permirent à La Liberté d’améliorer son tirage qui passa de 15.000 exemplaires en mai 1945 à 40.000 en juillet. Un peu plus de la moitié de ces exemplaires était vendue à Nice et le reste dans les autres communes des Alpes-Maritimes. La Liberté occupait ainsi une place très honorable au sein de la presse locale, comme le prouvèrent diverses enquêtes officielles résumées dans le tableau suivant :

STATISTIQUES OFFICIELLES3

9La pénurie de papier, réelle en cette immédiate après-guerre, imposait à La Liberté, comme aux autres journaux, d’adopter une pagination réduite et une présentation austère. De sa naissance, le 6 avril 1945, jusqu’au 5 septembre de la même année, elle parut sur un seul feuillet de petit format ; en quelques occasions exceptionnelles, comme le numéro du 14 avril 1945 annonçant la mort du président Roosevelt, elle put offrir quatre pages à ses lecteurs. A partir du 5 septembre 1945, La Liberté fut imprimée sur deux pages de grand format, ce qui lui permit d’aérer relativement et de varier ses rubriques. Si l’on prend, à titre d’exemple moyen, le numéro du 13 septembre 1945, on constate que le journal privilégiait les informations générales et locales, au détriment des faits divers et de la partie distractive ; la publicité occupait une place modeste.

10Les opinions défendues dans les articles reflétaient les idées de la Résistance chrétienne. Mais ces idées, confrontées aux réalités politiques et sociales de l’après-guerre, pouvaient donner lieu à des interprétations différentes.

II. LA PREMIÈRE ANNÉE DE LA LIBERTÉ : UNE LIGNE POLITIQUE FORTEMENT INFLUENCÉE PAR LE MRP (avril 1945-mai 1946).

11Durant la première année de son existence, La Liberté traduisit bien les aspirations des chrétiens qui l’avaient fondée, mais les positions adoptées par certains rédacteurs entraînèrent des conflits internes.

12« La IVe République nous appelle », s’écria Maurice Schumann dans un article de septembre 19454. La Liberté plaidait en effet avec insistance pour la construction d’une France nouvelle, répudiant tout à la fois les méthodes du passé, la constitution de 1875, les intrigues et les combinaisons des vieux partis, les anciennes élites qui avaient trahi en 1940. « Politiquement la France résistante refusait le retour au passé. Elle le refuse encore », affirmait Edgard Hévers5. Marc Sangnier précisait :

« Il faut que la IVe République renonce résolument à toute cette stérile et épuisante politique des vieux partis étroitement repliés dans leur égoïsme, sans contact profond avec la masse de la nation et qui a amené le pays au bord du gouffre »6.

13Quels seraient les fondements de cette France rajeunie ? D’abord la défense des libertés, comme le soulignait Mgr Répond dans son éditorial anonyme :

« Liberté, titre de notre journal, se traduira dans notre action par libertés. Nous les revendiquons toutes avec leurs moyens pratiques d’exercice »7.

14Ces libertés devaient, selon un ordre établi par le journal lui-même, régner dans les domaines de la conscience, de la famille, de l’enseignement, du syndicalisme, du travail, de la politique, de l’expression, de la réunion.

15L’union et la solidarité nationales apparaissaient tout aussi nécessaires. Mgr Rémond voulait rassembler dans un même élan et un même effort

« La France chevaleresque de Saint-Louis et de Jeanne d’Arc, la France de Valmy, la France héroïque de la Marne et de Verdun, de Bir-Hakeim et du Maquis, la France sublime des martyrs de la gestapo, la France fraternelle et vraiment démocratique de demain »8.

16Grâce à ce rassemblement de toutes les volontés, le pays pourrait relever ses ruines matérielles et résoudre les problèmes sociaux. La Liberté réclamait particulièrement une politique de protection de la famille, une aide pour les mères, l’organisation des loisirs des jeunes, l’augmentation des allocations versées aux personnes âgées. L’unité nationale permettrait aussi de dépasser les sectarismes et les vieilles querelles. A cet égard, le journal condamnait avec force la reprise des attaques contre l’Eglise. La Liberté, en conformité avec les principes de ses fondateurs, présentait non seulement de nombreux reportages sur les cérémonies religieuses et les déplacements de Mgr Rémond9, mais encore elle réfutait systématiquement les offensives anticléricales : elle rappela que le Saint-Siège avait condamné le nazisme dès 1937 dans l’encyclique Mit brennender sorge ; elle souligna que Pie XII était intervenu avec succès, tout au long de la guerre, pour sauver des juifs. Grande fut la joie du journal quand le pape reçut en audience privée l’envoyée spéciale de La Liberté, Renée Davis, qui se flatta d’être la première femme journaliste à bénéficier d’un tel honneur10.

17C’était aussi au nom de l’unité nationale et de l’esprit chrétien que La Liberté réprouvait les excès et les erreurs de l’épuration. Le châtiment des coupables lui apparaissait certes nécessaire ; elle admettait que, dans certains cas, un sentiment de pitié envers les individus responsables d’iniquités eût constitué un regrettable signe de faiblesse ; André Ghis, alias Lucien Fabron, montrait que le procès du maréchal Pétain était un épisode « douloureux », car il réveillait d’affreux souvenirs, « mais inévitable »11. Cependant, il fallait agir avec discernement et modération, ne pas traiter les suspects, peut-être innocents, comme des coupables, renoncer aux incarcérations arbitraires, punir les vrais et principaux responsables, juger rapidement. La Liberté adopta la même attitude de mesure dans le domaine des relations internationales. Elle n’exigea pas une punition exemplaire de l’Allemagne ; elle refusa de publier les photographies représentant les cadavres des chefs nazis pendus à Nuremberg, cela pour ne pas favoriser une curiosité malsaine et paraître succomber à l’esprit de vengeance. Dès septembre 1945, Paul Sarrailh, s’écriant « bienheureux les pacifiques », prêcha pour une réconciliation et une fraternisation franco-allemande, facilitée par une commune adhésion à l’esprit chrétien12.

18La Liberté se flattait de rester fidèle à ce même esprit de fraternité dans ses relations avec les partis et les hommes politiques. Elle assurait qu’elle n’attaquait jamais, mais ne faisait que se défendre. Elle affirmait sa volonté d’ouvrir ses colonnes à tous ceux qui, sans partager toutes ses options, souscrivaient au même idéal d’unité et à l’esprit de la Résistance. Malgré ces déclarations de principe, le journal apparut durant sa première année d’existence comme le porte-parole presque exclusif du Mouvement républicain populaire, incarnation française de la démocratie-chrétienne. A la vérité, deux des trois membres du comité de direction, André Pruvost et Edgard Hévers, appartenaient au MRP. En toutes occasions, ils défendaient les positions de ce parti, célébraient ses réalisations et ses succès, publiaient des articles de quelques uns de ses animateurs, Maurice Schumann, Robert Lecourt, Jacques Madaule... Dans ses relations avec les autres partis, La Liberté calquait généralement son attitude sur celle du MRP : elle professait un certain mépris à l’égard des radicaux, « les hommes à barbe »13, représentants d’un passé révolu ; elle critiquait le Parti Communiste, notament son principal militant local, Virgile Barel, dont, à vrai dire, elle avait beaucoup à se plaindre. La Liberté soutint d’enthousiasme le général de Gaulle, chef du gouvernement, jusqu’en janvier 1946. Aux yeux des rédacteurs, de Gaulle allait concrétiser les espoirs de progrès, tout en maintenant l’ordre ; lui seul pouvait réaliser « une véritable révolution dans la loi »14. Quand le général vint à Nice, en avril 1945, le journal s’exclama :

« Que Nice ne soit qu’un immense arc de triomphe à la gloire de celui qui tient dans ses mains le coeur de la France »15.

19Lors des élections municipales de mai 1945, La Liberté soutint à fond la liste républicaine et socialiste de la Résistance, rassemblant les modérés de Combat, le MRP et la gauche non communiste, en montrant que ces candidats, malgré leur diversité, étaient groupés derrière de Gaulle, tandis que le Parti communiste, critiquant le chef du gouvernement et voulant tout le pouvoir pour lui seul, se retranchait de la communauté nationale. La Liberté s’aligna encore sur le général de Gaulle et le MRP qui, en prévision du scrutin du 21 octobre 1945, préconisaient un double oui, pour une nouvelle constitution et pour une assemblée dont les pouvoirs seraient limités dans le temps. Durant la campagne, le journal s’ouvrit à toutes les listes qui défendaient les mêmes positions, mais avantagea nettement les républicains populaires.

20Ce soutien systématique accordé au MRP fit naître un conflit au sein du journal. Mgr Rémond, inspirateur de La Liberté, éprouvait certes une forte sympathie pour le programme des démocrates-chrétiens, mais il était aussi très lié à Jean Médecin, ancien maire de Nice, maintenu à ce poste en 1940, puis déposé et arrêté par les occupants. Médecin voulait reprendre sa carrière politique et Mgr Rémond espérait l’aider en favorisant un rapprochement entre l’ancien maire et le MRP. En mai 1945, l’évêque obtint que La Liberté publiât deux articles présentant Jean Médecin comme un authentique résistant. Mgr Rémond, voulant aller plus loin, souhaitait que le journal, cessant de s’afficher comme le porte-parole exclusif du MRP, s’ouvrît aussi à Médecin. Dans une lettre adressée aux gérants, l’évêque rappela :

« Dès l’origine... nous avions convenu, ensemble, que le journal ne devait pas être l’organe d’un parti politique, mais un journal d’informations, d’inspiration chrétienne, largement ouvert »16.

21Or Edgard Hévers, directeur politique de La Liberté, s’opposa violemment à ce projet. Hévers, âgé de trente-cinq ans, issu du syndicalisme chrétien, représentait bien cette jeune génération de militants du MRP, attendant de grands changements économiques et sociaux, décidés à n’accepter aucun conseil de la hiérarchie catholique. Hévers était, de plus, doté d’un caractère abrupt et autoritaire ; il n’hésitait pas à réécrire ou à censurer les articles de l’évêque, lequel se trouvait ainsi, selon ses propres termes, « dans la situation d’un écolier ignorant et fautif que le pédagogue corrige avec pitié »17. Le directeur politique ne pouvait que se heurter à la personnalité, elle aussi très déterminée, de Mgr Rémond. Le 27 septembre 1945, au cours d’une entrevue orageuse, Hévers tint tête au prélat, mit celui-ci au défit de prouver légalement ses droits sur le journal, prétendit que l’autorisation de parution avait été accordée au seul MRP et reprocha à son interlocuteur de nuire à ce parti en appuyant trop ouvertement l’homme de droite qu’était Médecin. Mgr Rémond, « n’ayant plus la force physique de faire entendre un mot », condamna « l’intransigeance et la suffisance » du directeur politique, décida « de ne plus avoir aucun rapport avec La Liberté tant que M. Hévers y fera sa politique personnelle et continuera à y tenir la place de dictateur »18. Il envisagea de porter le débat sur la place publique et de réclamer l’argent mis à la disposition du journal. Il n’en vint pas à ces extrémités, mais il n’obtint rien de son obstiné contradicteur. Il dut constater :

« J’avais cru pouvoir mettre ma confiance en des hommes d’une bonne foi égale à la mienne, aussi n’avais-je pas pris les garanties élémentaires qu’eût prises un homme d’affaires ; je constate que je me suis trompé et que j’ai été trompé »19.

22Pourtant, Mgr Rémond, s’appuyant sur ses amis, majoritaires dans la direction du journal, réussit à faire congédier Hévers au printemps de 1946. Cet événement coïncida avec un changement dans l’orientation de La Liberté.

III. LA DEUXIÈME ANNÉE DE LA LIBERTÉ : UN ORGANE DE LA DROITE CLASSIQUE (mai 1946-mai 1947).

23La manchette du n° 131 de La Liberté, publié le 11 mai 1946, présentait une modification importante : de l’ancien comité de direction, composé de Hévers, Pruvost et Antoine Roubaudi, seul subsistait ce dernier, flanqué d’un nouveau venu, Lucien Gueguen. Le 12 mai, le rédacteur en chef, André Ghis, signa pour la première fois un article avec son véritable nom. Ainsi se traduisait un virage décisif pris par le journal. Celui-ci, perdant de l’argent depuis le début de son exploitation, était parvenu à la limite de ses possibilités propres et de celles de l’évêché. Aussi les responsables s’étaient-ils résolus à chercher une aide financière et l’avaient-ils trouvée auprès du mouvement résistant Combat, qui avait cessé de publier son propre quotidien. En mai 1946, une nouvelle répartition des parts entérina cet apport de fonds : l’un des associés du début, M. Maria, se retirait ; désormais, les autres fondateurs de la SARL possédaient respectivement MM. Fidelis et Guiran 9 parts, Rampelberg 10 et Pruvost 20 ; M. Roubaudi recevait 14 parts ; les deux représentants de Combat, Georges Renevey et Lucien Gueguen, détenaient respectivement 14 et 24 parts. L’aide apportée par Combat ne permit pas de redresser la situation et, dès le mois de septembre 1946, La Liberté chercha de nouveaux concours. Gueguen se mit en relation avec Brutus Baïz, hommes d’affaires niçois, ami de Jean Médecin, ancien directeur de journaux et animateur de la Société anonyme méditerranéenne d’édition et de presse, la SAMEP. Baïz promit de verser une somme de dix millions. Le 3 octobre 1946, le conseil d’administration de La Liberté accepta cette solution contre la cession à la SAMEP de 36 parts, à prendre parmi celles que détenait Combat et Antoine Roubaudi ; de la sorte, la Résistance chrétienne gardait la majorité et le contrôle du journal.

24L’éviction d’Edgard Hévers, l’arrivée de nouveaux partenaires et de meilleurs approvisionnements en papier modifièrent l’aspect et l’orientation de La Liberté. Le journal comprenait désormais quatre pages ; le 7 février 1947, à l’occasion du Carnaval, il offrit même, pour la première fois, six pages dont plusieurs en couleurs. Ce gain de place permit d’augmenter la part des reportages, des faits divers, des sports, tandis que les éditoriaux et les nouvelles politiques générales diminuaient en importance relative ; la publicité gardait un rang modeste.

25Certains des thèmes développés dans La Liberté après mai 1946 se situèrent dans la ligne de ce que les premiers rédacteurs avaient écrit : l’attention soutenue accordée aux questions religieuses, la condamnation des excès de l’épuration, la volonté de construire une France nouvelle dans laquelle n’auraient plus cours les paroles de haine et de vengeance. Mais des sujets nouveaux apparurent. Ainsi Lucien Gueguen et André Ghis publièrent de nombreux articles dénonçant la cherté de la vie et surtout l’insuffisance du ravitaillement ; l’impéritie du ministre Yves Farge, chargé du ravitaillement, et les scandales permettant à quelques uns de s’enrichir honteusement en affamant la population furent abondamment dénoncés.

26Les défectuosités de la vie économique étaient surtout dues, selon La Liberté, aux abus du dirigisme. Cette critique visait expressément les partis de gauche partisans de l’étatisme. Innovation par rapport à sa première année d’existence, le journal lança des attaques contre les socialistes, notamment Léon Blum, président du Conseil en décembre 1946, et Jacques Cotta, maire de Nice. Plus violente encore se révéla l’offensive contre le Parti communiste et l’URSS. Aux soviétiques il était reproché de rétablir le servage jadis aboli par Alexandre II. En France, les rouges étaient accusés d’accaparer discrètement le pouvoir en plaçant des hommes sûrs aux leviers de commande. Après que les communistes eurent critiqué La Liberté, qui aliénait son indépendance en acceptant l’aide financière de personnalités niçoises conservatrices, Lucien Gueguen contre-attaqua en rappelant que ses adversaires avaient soutenu le pacte germano-soviétique et obéissaient aveuglément à Moscou :

« Quand on a failli au patriotisme le plus élémentaire, quand on a mis deux ans à cesser de pactiser avec l’ennemi, quand on demeure aux ordres de l’étranger, on est interdit pour toujours à se poser en champion de la droiture »20.

27Gueguen ajoutait : « Un homme intelligent ne peut pas être communiste... Le Parti communiste est composé de primaires, de peureux, d’illuminés ou d’arrivistes »21. André Ghis mettait violemment en cause le journal communiste Le Patriote :

« Cette feuille infâme... s’arroge le droit de salir tout ce dont elle parle et les mots sacrés de France, Patrie, République sortent de sa plume amoindris, avilis, déshonorés »22.

28Le départ d’Hévers avait distendu les liens entre le MRP et La Liberté qui n’apparaissait plus comme le représentant exclusif de ce parti. Les nouveaux responsables du journal restaient, à certains égards, proches des démocrates-chrétiens. Comme ces derniers ils recommandèrent de voter contre le premier projet de constitution présenté en 1946 ; par la suite, Lucien Gueguen espéra vivement qu’en prévision des élections à la deuxième Assemblée constituante, le MRP et Jean Médecin constitueraient une liste unique. Quand ce projet eut échoué, La Liberté montra clairement ses nouvelles couleurs : elle ménageait certes les républicains populaires, mais, dans certains cas, elle ne s’interdisait pas de les critiquer. Surtout, elle prenait nettement position en faveur de Médecin et du mouvement que celui-ci avait lancé, le Rassemblement républicain. En toutes circonstances, élection des députés, puis des conseillers de la République à la fin de 1946, le journal soutint fermement les candidats médecinistes et se félicita des succès que ceux-ci remportèrent. Autre preuve d’éloignement à l’égard du MRP, La Liberté approuva la plupart des critiques que le général de Gaulle formulait contre la constitution de la IVe République, alors que les démocrates-chrétiens avaient approuvé ce texte.

29Certains actionnaires membres du MRP reprochèrent à Gueguen d’accorder à Jean Médecin un appui trop voyant. De leur côté, les communistes accusèrent La Liberté d’avoir reçu, par l’intermédiaire de la SAMEP, des fonds d’origine suspecte provenant des anciens co-propriétaires de L’Eclaireur, journal interdit à la Libération. Un inspecteur du ministère de l’Information vint enquêter sur ces faits en novembre 1946 et imposer son arbitrage ; sur son conseil fut institué un comité de rédaction comprenant des représentants des divers mouvements de Résistance ; ainsi toutes les sensibilités politiques d’inspiration modérée et chrétienne devaient se trouver sur un pied d’égalité et à même de contrôler les articles publiés. Dans les faits, ce comité fonctionna mal et les médecinistes gardèrent leur influence.

30Les difficultés de La Liberté restaient aiguës. La dispersion des lieux de fabrication du journal entraînait des frais importants. En janvier 1947, la rédaction essaya une nouvelle fois de s’installer dans les anciens locaux de L’Eclaireur, avenue de la Victoire, et en fut empêchée par les communistes. La concurrence d’autres journaux, comme Nice-Matin qui avait pris un bon départ, se révélait redoutable. Certains adversaires de La Liberté n’hésitèrent pas à utiliser contre elle des procédés déloyaux : destruction de sacs postaux acheminant le journal, sommes d’argent données à des dépositaires pour qu’ils retirent La Liberté des étalages, détournement des listes d’abonnés de la feuille chrétienne... Au printemps de 1947, le tirage du journal était tombé à 30.000 exemplaires et les dettes atteignaient 17.890.000 francs23. Ce fut dans ces circonstances que les actionnaires apprirent une nouvelle qui les stupéfia. Ils avaient consenti, en octobre 1946, à recevoir dix millions de la SAMEP contre la cession de 36 parts ; or le négociateur, Lucien Gueguen, s’était engagé, au nom de Combat, à verser 52 % du capital social de La Liberté, cela sans aviser les autres actionnaires. Ces derniers prirent seulement connaissance de cette situation en février 1947, quand Brutus Baïz, gérant de la SAMEP, demanda l’exécution de l’accord. Les associés fondateurs, voulant que la Résistance chrétienne conserve la majorité au conseil de La Liberté, refusèrent de reconnaître l’accord Gueguen-Baïz. Aussi celui-ci réclama-t-il le remboursement des sommes déjà avancées, soit 8.190.000 francs. Les actionnaires chrétiens cherchèrent aussitôt de nouveaux concours financiers, auprès de Jean Médecin et de certains catholiques chefs d’entreprises, notamment des parfumeurs grassois : tous refusèrent leur aide. Dans ces conditions, les associés décidèrent de suspendre la parution du journal à la date du 30 avril 1947, de déposer leur bilan et de faire procéder à une liquidation judiciaire. Ils préparèrent, à l’intention des lecteurs, un texte d’explication intitulé « Ultima verba » :

« Si ceux qui auraient dû et pu nous aider avaient compris leur devoir, s’ils ne s’étaient pas désintéressés de la lutte que nous menions à leur place et pour eux, peut-être n’en serions-nous point là.
En somme, quand nous avons entrepris de fonder le journal, notre unique ambition était d’accomplir courageusement une belle et bonne oeuvre, pour la défense de l’idéal chrétien ; jamais il ne nous est venu à l’idée de faire une affaire. Fidèle à cette ligne de conduite, nous préférons nous retirer plutôt que d’en changer et d’accepter des compromissions ; nous partons les mains nettes et les poches vides »24.

31Ce texte ne fut pas publié car, une heure avant le dépôt du bilan, un accord fut conclu avec la SAMEP : pour permettre au journal de survivre, la plupart des fondateurs se retiraient et abandonnaient leurs parts ; celles-ci étaient désormais réparties de la manière suivante : 42 à Gueguen, 24 à Combat, 20 à Pruvost et 14 à Renevey. Antoine Roubaudi, gérant de la société et co-directeur du journal, démissionnait.

32Mgr Rémond déclara aussitôt publiquement que, sans mettre en cause l’honorabilité des nouveaux dirigeants du journal, il cessait de recommander la lecture de celui-ci, puisque les chrétiens s’étaient retirés. Cette prise de position choqua Brutus Baïz qui écrivit à Mgr Rémond pour lui reprocher de faire cause commune avec les anciens actionnaires, individus qu’il décrivait comme vaniteux, ulcérés d’avoir été évincés de La Liberté et déterminés à se venger en la ruinant25.

33Durant deux mois, La Liberté parut sous la seule direction de Lucien Gueguen. Les éditoriaux se faisaient plus rares, tandis qu’augmentaient les articles de pure distraction. Brusquement, après le n° 181 du 30 juin 1947, le journal cessa de paraître, sans qu’aucune explication fût fournie aux lecteurs. Certains observateurs pensèrent que les nouveaux actionnaires de La Liberté avaient vendu leurs parts à Nice-Matin.

* * *

34Ainsi disparut le quotidien La Liberté, après deux ans d’existence. Cette expérience malheureuse laissa un goût d’amertume aux résistants chrétiens qui s’étaient battus pour faire vivre leur journal. Quelques mois avant que celui-ci ne mourût, en avril 1947, les responsables avaient déjà exprimé la profondeur de leurs désillusions dans une lettre adressée à leur inspirateur, Mgr Rémond :

« Quelle tristesse, pour nous qui combattons pour un idéal, de nous voir assimilés à des requins qui font passer leur orgueil et leurs intérêts personnels avant leur idéal.
Quelle tristesse pour nous qui avons accepté le combat de nous voir trahis chez nous.
Quelle tristesse de constater qu’une association projetée se transforme actuellement en une dictature de l’argent.
Notre dégoût est profond, réel. Notre désir est de respirer de l’air pur, même dans les affaires, car nous ne pouvons nous résoudre à ne pas y être des chrétiens et préférerions disparaître que servir de paravents à une entreprise non chrétienne »26.

35Après les grandes espérances nourries à travers les combats de la Résistance et l’immédiat après-guerre, l’illusion de pouvoir construire une France nouvelle, unie, fraternelle, se dissipait. Les divisions politiques, les intrigues, la tyrannie de l’argent venaient durement rappeler aux chrétiens que, dans un tel contexte, leur idéal ne possédait aucune chance de s’incarner durablement. Chaque parti veillait jalousement sur ses propres intérêts. Les chrétiens eux-mêmes ne partageaient pas toujours des opinions identiques. Les lois du marché et de la concurrence empêchaient que survécût un journal doté de moyens modestes. Une équipe de journalistes, comme ceux de La Liberté, forts surtout de leur bonne volonté, ne se trouvaient pas en mesure de résister face à des rivaux résolus, ambitieux, agissant en professionnels avertis. Il est certain qu’au lendemain de la guerre, un nombre de journaux trop important s’était créé à Nice. La Liberté fut une des victimes de l’inéluctable concentration des entreprises de presse.