Un journal socialiste face à la guerre : Le Cri du Var, été 14
p. 83-92
Texte intégral
1Le 1er juillet 1904 sort le n° 1 du Cri du Var1, « organe de la démocratie sociale du département », puis « journal du parti socialiste » après l’unification de 1905. Il paraît tous les dimanches. La rédaction et l’administration se tiennent à Draguignan, rue de l’Abattoir, puis 25 bd de la Liberté – ce qui était plus heureux que la première adresse...
2L’hebdomadaire, vendu par abonnement (5 fr, 4 fr pour les cercles et sociétés, 6 fr pour l’Algérie et l’étranger), doit beaucoup au premier secrétaire de la Fédération Socialiste Unifiée, Gustave Fourment, professeur de philosophie à Draguignan, conseiller général du canton de Callas depuis 1904, futur député de l’arrondissement (1910) et maire de Draguignan (1912 ; élu conseiller municipal en 1908)2. Fondateur du Cri et rédacteur en chef, Gustave Fourment sollicite la recommandation de son ami Paul Valéry pour obtenir l’aide de l’Agence Havas ; en vain. Mais le nouveau Cri est solide : s’il paraît seulement sur quatre pages (30,5 cm X 48,5 cm) – dont une, la quatrième, est réservée aux réclames, ce qui est quand même significatif : le journal ne fait pas peur –, le format est agrandi dès le 8 avril 1906 pour atteindre la « taille normale » (36 cm X 53 cm) ; et il est offert aux lecteurs sans interruption jusqu’au n° 528, le dernier, daté du 2 août 1914.
3Cette très honorable carrière doit sans doute quelque chose à certaines signatures prestigieuses : Jaurès, Marcel Sembat, Paul Louis, Compère-Morel y écrivent à l’occasion3. Elle repose surtout sur une solide assise de lecteurs où comptent beaucoup les militants d’une forte implantation socialiste. En effet, depuis les années 80 et plus encore après l’accélération née des crises du tournant du siècle, le socialisme s’est largement déployé, y compris dans les campagnes.
4 Pour résumer une histoire plus largement présentée ailleurs4, le socialisme varois est devenu, à la veille de la guerre de 14-18, la grande force politique du département : plus de 27 % des inscrits au premier tour des Législatives de 1914 (45 % à Brignoles, 31 % à Draguignan, 16 % à Toulon 1, 30 % à Toulon 3,41 % à Toulon 2 en additionnant tous les socialistes), 4 députés sur 5 (O. Vigne, arrondissement de Brignoles, réélu depuis 1902 ; G. Fourment, arrondissement de Draguignan ; et deux nouveaux élus : Berthon, socialiste dissident à Toulon 2 et Renaudel, à Toulon 3, Toulon-campagne plus La Seyne)5, seul Toulon 1 (Centre) échappant à « la vague rouge ». S’y ajoutent 11 conseillers généraux, 3 conseillers d’arrondissement et 14 maires6 ; enfin 43 sections locales comptent 1.500 adhérents. La dynamique socialiste est telle que quelques années ont suffi, après la rupture du Bloc des Gauches née des troubles vignerons de 1907, pour que le Var devienne socialiste.
5Certes, ce socialisme peut paraître fort incertain au plan théorique, même parmi les plus notables des élus. C’est, par exemple, le cas de Prosper Ferrero, collaborateur du Cri (et du Petit Var lorsque celui-ci était proche des socialistes au début du siècle), le premier maire socialiste de Toulon (1893-97), conseiller général du canton ouest (1895-97 et 1913-27), élu député de Toulon 1 en 18987 – ou encore d’O. Vigne, le très influent député de l’arrondissement de Brignoles. Il n’empêche que l’étiquette ne couvre pas une marchandise complètement affadie. Le socialisme varois, s’il n’est sans doute pas aussi révolutionnaire qu’on l’a écrit8, est bien plus qu’une mouture actualisée d’un vieux radical-socialisme essouflé. A lui seul, son engagement dans le mouvement coopératif, héritier d’un ancien fonds de pratiques communautaires et autogestionnaires, le préservait d’une telle « déchéance ». Et c’est bien comme modernité progressiste qu’il séduit, rééditant l’ancienne et durable alliance de la République et du Progrès, en quoi se reconnaissait l’extrême-gauche de naguère.
6Ces progrès, Le Cri du Var les accompagne. Il y trouve son compte et sans doute des espérances : le potentiel de ses lecteurs devrait s’accroître. Et le journal s’y emploie : ainsi, au printemps 14, une rubrique destinée aux Amis du Cri leur propose de multiplier les informations régionales pour développer l’influence du journal (17 mai) ; le 24 mai, Le Cri traite du recrutement des correspondants locaux et conseille de laisser le choix aux sections locales du parti ; le 14 juin encore il recommande à ses collaborateurs nouveaux, concision, clarté et souci de la vérité pour éviter les inutiles polémiques... Le secrétaire de la rédaction, Marius Pascal, ne ménage pas ses efforts. Secrétaire-adjoint de la Fédération Départementale et secrétaire du Comité d’Union Socialiste de Draguignan, cet ouvrier-typographe, né à Draguignan en 1879, paie de sa personne, rédigeant chaque semaine un article à partir de thèmes généraux ou plus spécialement varois9.
7 Et une décennie, donc, Le Cri s’est fait une place. Il peut prétendre au rôle de porte-parole autorisé du nouveau socialiste local, qui accepte largement l’union et sa pratique depuis 1905. Sans aucun doute, il appartient à ces « périodiques politiques locaux (qui) furent, avant 1914, les vrais guides de l’opinion des campagnes »10. Mais il partage aussi leurs inévitables imperfections. La parution hebdomadaire, si elle permet la réflexion, entraîne aussi le retard sur l’Histoire – et c’est un lourd handicap lorsque celle-ci bouscule les événements. Ainsi, entre le 28 juin et le 2 août, 6 numéros seulement paraissent et aucun des événements majeurs postérieurs aux 29-30 juillet n’apparaît (mobilisation russe, 30 juillet ; austro-hongroise, 31 juillet ; ultimatums allemands à la Russie et à la France, 31 juillet ; assassinat de Jaurès, connu le 1er août ; mobilisation française, 2 août ; et, bien sûr, déclaration de guerre, 3 août).
8Par contre, destiné largement à une clientèle populaire et rurale, Le Cri est peu porté aux débats théoriques et sophistiqués. Autrement dit, peu ou pas d’abstraction ni d’« élitisme ». Au contraire, le journal reste très proche de ses lecteurs dont il n’hésite pas à employer la langue. Né au chef-lieu de département mais dans un arrondissement largement rural, il rappelle ainsi que le socialisme varois est aussi, et largement, une réalité des campagnes, et pas seulement, ni même surtout, toulonnaise.
* * *
9On sait que la crise de 1911 puis l’agitation contre les 3 ans ont réactivé un vieil antimilitarisme ouvrier et populaire11. Les socialistes unifiés condamnent la guerre et l’armée traditionnelle. Mais, depuis le congrès de Stuttgart (1907), peu de progrès ont été enregistrés pour la mise au point d’une politique efficace : la fameuse motion Keir-Hardie-Vaillant, déposée au congrès de Copenhague (1910), et proposant la grève générale des grandes industries, des transports et des arsenaux, a été renvoyée pour étude au congrès de Vienne, repoussé en août 1914 ; et elle est bien loin de faire l’unanimité.
10En réalité, le souci patriotique n’avait pas été balayé. Et Jaurès, « inventeur » et défenseur d’une « armée nouvelle », démocratique et défensive, ralliait beaucoup de socialistes.
11Par contre, le syndicalisme ouvrier et la CGT, où militaient de nombreux socialistes, affirmaient toujours leur antimilitarisme associé à l’antipatriotisme. Ils proposaient, malgré l’expérience récente et peu concluante de décembre 1912, la solution antibelliciste-miracle de la « grève générale ».
12Dans ce contexte, les électrions législatives d’avril-mai 1914 avaient fourni l’occasion, pour Le Cri, de rappeler la position socialiste. L’hostilité à la loi de 3 ans (approuvée par la Chambre, le 19 juillet 1913 et par le Sénat, le 7 août 1913), loi belliciste ardemment combattue en 191312, avait figuré en bonne place dans le programme électoral SFIO – mais ce n’était pas le thème unique et il n’était pas alors plus important que l’impôt sur le revenu : « Un seul parti cependant a su prendre nettement position et mettre un peu d’ordre dans la bataille. Ce parti est le nôtre, représentant des aspirations populaires, tandis qu’il clame l’espérance de la classe ouvrière dans la transformation de la société actuelle, il précise la position des questions qui sollicitent immédiatement notre attention. Pour chacune d’elles il apporte une solution qui est conforme à notre idéal. Par les réformes immédiates que le parti socialiste réclame, qu’il s’agisse du retour à la loi de 2 ans ou de l’impôt sur le revenu, il s’affirme comme la continuation de la tradition purement républicaine. Par sa foi en un avenir meilleur de fraternité et de justice sociale, il s’affirme bien comme le parti de classe des travailleurs de la ville et des champs... »13. De son côté, un « appel aux jeunes » (26 avril 1914, p. 2, col.2) en faveur d’O. Vigne, tenant compte de ses destinataires, prenait parti avec plus de vigueur : « Si vous êtes de ceux qui veulent combattre le militarisme ruineux et homicide. Si vous voulez supprimer la guerre avec ses barbaries, si vous voulez la paix par l’entente cordiale et le rapprochement avec les autres nations... ».
13Toutefois, ces formules antibellicistes, que leur jeunesse relative auréole encore de beaucoup d’espérance, ne doivent pas leurrer : la guerre n’apparaît pas pour demain en ce printemps 1914. Le succès local et national d’une majorité hostile aux 3 ans vient rassurer l’opinion socialiste peu troublée. Et celle-ci trouve encore d’autres satisfactions à la lecture du Cri de mai-juin. C’est d’abord, le 24 mai, en leader, un article « France-Allemagne » (non signé) qui dénonce les tentatives des chauvins français et allemands pour attiser la haine des peuples ; puis il cite la péroraison du discours au Reichtag du député social-démocrate allemand Wandel, terminée par « Vive la France ! », et commente : « C’est la paix et l’amitié avec la France que demande le peuple allemand, tout comme le peuple français demande la paix et l’amitié avec l’Allemagne. » ; que les pangermanistes, les possédants continuent à préparer la guerre, et alors on verra la force des ouvriers allemands hostiles à la guerre, et « on pourra dire au XXe siècle qu’il n’y a plus de Vosges ». Le bellicisme sera l’épreuve fatale des nationalistes et des nantis.
14Une semaine plus tard, l’affaire Hansi14, préoccupante, n’entame pas cette sérénité. Le 31 mai, Le Cri reprend l’article de Gustave Hervé, paru le 27 dans « Laguerre sociale », « Vive l’Allemagne quand même » (p. 1, col.2). G. Hervé note d’abord que les nationalistes français ont agit de même avec le caricaturiste Grandjouan forcé à s’expatrier ; puis il continue : « Se tenir sur ses gardes, d’accord. Mais combien de fois faudra-t-il leur répéter que si nous sommes contre les 3 ans, c’est précisément parce que le service de 3 ans constitue à nos yeux, comme aux yeux du général Percin, un sabotage imbécile de la défense nationale... Vive l’Allemagne ! ce qui ne veut pas dire : vive le Kaiser ! ou vivent les pangermanistes ! mais vivent la social-démocratie allemande et les progressistes allemands ! ». Et Le Cri publie à côté de l’article de G. Hervé, les lignes du général Percin précisément, opposant armée nationale, formée de réservistes, et armée de métier, la première seule permettant de « contrôler » la guerre15. L’antibellicisme passe par la méfiance vis-à-vis de l’Allemagne et la suppression d’une loi militaire néfaste à la défense nationale, qui ne peut qu’encourager les nationalistes allemands. Alors, avec une France plus démocratiquement armée, face à une Allemagne plus compréhensive et plus « socialiste », le risque de guerre s’évanouira. Et tous le comprennent sans que Le Cri insiste : la question d’Alsace-Lorraine pourra être désamorcée.
15D’ailleurs, la semaine suivante, l’hebdomadaire s’engage encore plus nettement. Le manifeste franco-allemand, issu de la conférence interparlementaire, à Bâle, sanctionne un rapprochement durable qui, malgré les heurts passés, triomphe du chauvinisme actuel (7 juin 1914, p. 1, col. 1). Plus réjouissant encore, un articulet (mais en 1ère p., 1ère col.) attire par son titre-choc : « L’impossible guerre ». En fait, celui-ci est un peu optimiste : à partir des déductions du colonel allemand Galdke, « tacticien émérite », affirmant qu’une guerre mettant en jeu d’énormes masses humaines finirait par un « épuisement général », l’auteur conclut : « S’il en est ainsi, quel est le fou qui persisterait à déclarer une guerre ? ». De son côté, Morizet (p. 2, col.4) envisage les « avantages » d’une imitation par la bourgeoisie française du patriotisme fiscal des Allemands : les socialistes français ne demandent qu’une chose, « c’est que notre bourgeoisie si patriote veuille bien verser pour ses dépenses militaires autant que la bourgeoisie voisine » grâce à l’impôt sur le revenu... (« La contribution de guerre allemande »).
16Le point d’orgue à cet optimisme est mis le 14 juin 1914 : ce jour là, sur deux colonnes (1ère et 2e p.), Paul Louis, collaborateur apprécié, on l’a vu, explique « Pourquoi l’Europe traverse une phase de détente ». Après les tensions de 1911-13, la guerre dont parlaient les ministres « n’est pas venue et il y a de fortes chances pour qu’elle ne vienne pas ». Puis l’auteur énumère alors les trois raisons majeures de cette paix forcée.
17– D’abord, gaspillage et déficit pèsent sur les finances européennes ; « or la banqueroute, c’est la fin du régime social, et la crise financière actuelle, c’est l’annonce de la fin » ; les dilapidations des gouvernements ont contribué au renforcement du socialisme ; « la peur de l’abîme » est, en quelque sorte, le commencement de la sagesse.
18– Ensuite, les grandes puissances sont occupées à « digérer » leurs conquêtes coloniales. L’Allemagne rêve d’une Afrique équatoriale après avoir obtenu un bout du Congo ; elle lorgne aussi l’Asie Mineure. La France s’empêtre au Maroc, et l’Angleterre en Egypte et dans le Haut Nil. L’Italie met en valeur Tripolitaine et Cyrénaïque. L’Autriche surveille l’Albanie. La Russie, enfin, consolide ses positions en Mongolie et en Perse.
19 – Enfin, la crise économique générale, révélée par la vie chère, renforce la paix. Les gouvernements redoutent « le renforcement de ce que Marx appelait l’armée de réserve des sans-travail ».
20Ainsi toutes les conditions existent pour écarter le risque de guerre, au moins momentanément. Mais pour établir un barrage solide, durable, « la vigilance de la classe ouvrière ne saurait s’affaiblir. C’est en elle, en elle seule, qu’est la garantie de la paix durable. Plus elle augmentera sa propagande, plus elle consolidera son organisation et plus elle fera reculer les fauteurs de conflagration. Plus que jamais, les événements récents doivent enraciner en nous cette conviction raisonnée ».
21Sans aucun doute, à la mi-juin 14, un optimisme « raisonné » mais solide l’emporte chez les socialistes : nulle trace d’alarmisme, nulle inquiétude prononcée.
22Fin juin, le ton change presque imperceptiblement tant l’optimisme reste ancré. Le 28 juin, J. Jaurès conclut son article « Comparaison attristante »16 par quelques lignes alarmistes : « Notre pays est entré dans une période vraiment tragique car il n’y a pas de plus terrible tragédie que le contraste, tous les jours plus mortel, entre l’immensité du péril et les délibilités intellectuelles et morales qui s’y opposent à peine. Petits efforts, petites idées, petits moyens, petites agitations, petites polémiques ; la France est perdue si elle n’a pas un réveil ardent et un sublime sursaut ». Le 5 juillet, Paul Louis, présentant « Les congrès socialistes prochains (p. 1, col.1), reconnaît que « la question de l’impérialisme est la plus grave », et la lutte, difficile. Le socialisme, cependant, peut être efficace. « Nous devons imposer cette conviction que toute conflagration européenne déchaînera la révolution européenne ». Le grand espoir des socialistes repose en définitive sur le vote de la motion Keir-Hardie Vaillant ; « alors on aura imprimé un formidable recul aux facteurs belliqueux ». Ce n’est plus l’optimisme du mois précédent. Ce même jour, M. Pascal commente l’attentat de Sarajevo : « Un accident professionnel », que François-Ferdinand, « représentant de l’élément militariste et clérical », a lui-même suscité par sa politique de persécutions en Bosnie ; Pascal conclut : « il [l’attentat] trouve peut-être des excuses dans le fait qu’il a fait disparaître un élément de désordre et de farouche réaction ». Ici, comme ailleurs en France, personne n’accorde d’importance décisive à ce « fait divers », qui occupe bien sûr beaucoup de place dans la presse quotidienne17. Et si les « révélations » du sénateur Ch. Humbert sur l’impréparation de l’armée française (13 juillet) trouvent un écho dans le journal18, le vote de la motion sur la grève générale par le congrès extraordinaire SFIO (14-16 juillet) les relègue vite dans l’ombre. Et M. Pascal s’efforce d’expliquer au « sénateur de Marseille » Flaissières pourquoi les Allemands n’ont pas voté et qu’il est injuste d’accuser les socialistes français d’antipatriotisme : La France n’a pas souscrit un « contrat unilatéral » car « cette motion ne peut avoir de la valeur que si elle est adoptée au Congrès International de Vienne par l’ensemble des délégués de l’internationale... Si les Allemands ne s’y sont pas immédiatement rallié (sic), c’est plutôt pour des raisons d’ordre intérieur que d’ordre général... » ; mais « lorsque la social-démocratie allemande aura accepté la formule de la grève générale comme méthode préventive contre la guerre, c’est qu’elle sera en mesure de la rendre effective, alors qu’en France bien des hésitations se feront encore jour... » (26 juillet, Cri du Var). C’est bien accorder un rôle décisif au vote allemand et, en quelque sorte, leur « offrir » la responsabilité majeure d’un éventuel échec... Il reste quand même que la place de choix, ce jour-là, est donnée à « l’affaire Caillaux » (col.1, 2 de la 1ère p.). C’est apparemment la « grande question » qui préoccupe les socialistes locaux et, plus largement, la presse varoise et nationale19. C’est précisément à partir de ce jour que la situation internationale se dégrade rapidement. Informés par la presse quotidienne, et en particulier Le Petit Var (n° des 26, 30, 31 juillet20), les lecteurs ne sont pas surpris, le 2 août, par le grand titre qui barre la première page, sur 5 colonnes, et annonce le drame : « L’Internationale contre la guerre ». Suivent les manifestes des sections françaises, autrichiennes, allemandes, la Déclaration du Groupe Socialiste au Parlement, celle de la CGT, un article de l’Avanti, qui annonce la neutralité italienne. Si le compte-rendu de la réunion du B.S.I. à Bruxelles (qui décide de rapprocher la date du prochain congrès, prévu pour le 23 août à Vienne, au 9 août à Paris) peut nourrir encore quelques illusions, la page 2 est franchement alarmiste : « Au bord de l’abime », titre M. Pascal ; « Situation critique », pour L. Florens ; « La guerre », ajoute Jeanne Allori... C’est encore elle qui semble la moins résignée : « Ce n’est pas possible ! Non, cela ne se peut pas ! Nous ne pouvons pas, nous les femmes, envoyer tuer nos hommes... Qu’on se ressaisisse, il faut empêcher, il faut crier, il faut manifester, ne restons pas inactifs, que le peuple se dresse, c’est lui qui forme la masse de l’armée, il faut voir ce qu’il y a à faire ; mais mon coeur de femme ne peut pas songer sans épouvante à la mort lente que nous allons avoir toutes, dans nos maisons seules, quand nous sentirons nos hommes là-bas, dans l’Europe embrasée ». Mais l’article de J. Allori est bien court, 37 lignes seulement, face à celui du secrétaire de la rédaction, M. Pascal (3/4 de colonne, 116 lignes). Et ici, les jeux paraissent faits : « Ces heures angoissantes, où la raison effrayée se refuse à croire à la possibilité de l’abominable crime contre la civilisation » donnent « une cruelle et désespérante leçon qui étonnera sûrement les peuples de l’avenir, qui ne comprendront pas, qui se refuseront à comprendre, qu’une poignée insignifiante de financiers, de rois, de généraux et de prêtres aient pu, parce que c’était leur bon plaisir, engager des millions d’hommes, appartenant aux peuples les plus divers, dans la plus horrifiante des luttes... ». L’explication par la malfaisance des « forces de la réaction » est sans surprise ; elle n’a cependant rien de réconfortant : une poignée d’hommes peut donc déchaîner le cataclysme ! Quelques lignes portent encore un frêle espoir... ». Mais même au bord de l’abîme il convient de ne pas désespérer encore du bon sens des hommes » ; contre les complices du « capitalisme triomphant, avide de pouvoir et de richesses... une minorité imposante de prolétaires conscients s’oppose, par tous les moyens en son pouvoir, au crime qui se prépare. Peut-être auront-ils le dernier mot... L’humanité finira bien par se délivrer de l’impérialisme bourgeois et monarchique et qui sait si ce n’est pas sa propre tombe qu’il prépare, « la conscience sereine », à l’heure actuelle ». Si on peut voir dans ces dernières lignes l’annonce prémonitoire des temps révolutionnaires des années 1917-20, c’est quand même une consolation, pour l’instant, hasardeuse. D’ailleurs, 26 lignes moins désespérées sur 116, c’est peu (1/5e). Et, après avoir réclamé un examen de conscience, accablant pour l’empereur d’Autriche et pour ceux qui se sont opposés aux efforts socialistes, M. Pascal conclut résolument mais sans beaucoup d’illusions : « Si l’internationale ouvrière, trop jeune encore, ne peut imposer sa volonté au monde, si la fatalité veut dresser encore une fois les peuples contre les peuples, nous réserverons l’avenir en défendant la nation qui le plus ardemment travaille à préparer l’avènement de la démocratie et nous attendrons les révolutions prochaines qui débarrasseront la terre des tyrans et des oligarchies. » Cette nation qu’l faut défendre, c’est bien sûr la France. Florens s’emploi à le démontrer : « Si la guerre éclate, ce ne sera pas la faute de la République Française mais bien le fait des gouvernements impérialistes de Berlin, de Vienne et de Saint-Pétersbourg ». Le gouvernement français, pacifiste, et le parti socialiste français, qui a voté la grève générale préventive, n’ont rien à se reprocher. « La République Française, régime supérieur de liberté et de civilisation, ne doit pas sombrer dans la tourmente. Nous avons eu raison, le 6 juillet dernier, d’indiquer au devoir des socialistes du monde le moyen le plus énergique à employer contre les mauvaises actions des tyrans couronnés, c’est notre gloire et c’est notre honneur. Il ne faut pas cependant que nous soyons dupes de notre générosité ; car plus que jamais il faut que la France républicaine vive. » C’est clairement l’acceptation de la fatalité de la guerre et le ralliement à l’Union Sacrée qui s’annonce. L’article est daté : Paris, 29 juillet 1914. Jaurès est toujours vivant...
23Avec le n° 528, Le Cri du Var paraît pour la dernière fois, le 2 août 1914. Tout est clair alors : les socialistes varois voient la guerre inévitable à moins d’un miracle ; ils sont prêts à défendre le sol national. Ce jour-même, la France mobilise...
24Tardivement sensibilisés au risque de guerre, comme l’immense majorité des Français, les Rouges du Var, comme eux encore, acceptent ce qui leur semble inéluctable. Tous les élus varois se rallieront sans réserve à l’Union Sacrée ; et, pendant la guerre, la section varoise ne bougera pas de l’extrême droite du parti, isolant jusqu’en 1917 les pacifistes longuettistes21. Ce département, dont l’extrémisme inquiétait les pouvoirs publics, rejoignait sans difficulté la norme nationale. Mais il est vrai que sa situation longtemps frontalière et la présence importante de l’armée y avaient nourri un patriotisme vivace tandis que certaines ambiguités politiques du socialisme triomphant pouvaient faire douter de son extrémisme révolutionnaire.
Notes de bas de page
1 La collection complète est conservée aux Archives départementales du Var.
2 Gustave Fourment (1869-1940), nommé à Draguignan en 1902, élu et réélu maire de 1912 à 1919, député de 1912 à 1919, puis sénateur, élu au siège abandonné par Clemenceau (11 janvier 1920) jusqu’en 1940, socialiste SFIO puis PS de France. Il sera le seul sénateur varois à voter les pleins pouvoirs à Pétain, le 10 juillet 1940. Cf. Dictionnaire biographique du Mouvement ouvrier, t. 12, p. 213.
3 En 1914, on note trois articles de Jaurès (10 mai : « Egoïsme et routine » ; 31 mai : « Les socialistes et le Pouvoir » ; 28 juin : « Comparaison attristante »), quatre de Paul Louis (15 mars : « L’égoïsme des possédants » ; 10 mai : « Le parti socialiste et les élections » ; 14 juin : « Pourquoi l’Europe traverse une phase de détente » ; 6 juillet : « Les congrès socialistes prochains »), 2 de M. Sembat (11 janvier : « L’entreprise de Briand » ; 17 mai : « La centaine (d’élus socialistes) »), un de Compère-Morel (5 avril : « Circulaires de combat »).
4 Y. RINAUDO, Les Paysans du Var (fin XIXe-début XXe s.), thèse Doctoral d’Etat, Aix-en-Provence, 1978, 1.032 p.
5 Sur ces élus, voir le Dictionnaire biographique du Mouvement ouvrier français.
6 Cf. Y. RINAUDO, Les Paysans..., op.cit., pp.794 et sq.
7 Dictionnaire biographique du Mouvement ouvrier français, t. 12, p. 185.
8 T. JUDT, Socialim in Provence, 1871 -1914. Cambridge UP1979.
9 Cf. Dictionnaire biographique du Mouvement ouvrier français, t. 14, p. 212. Précisons que Pascal, en 1914, était secrétaire-adjoint de la Fédération et non secrétaire (c’était Fourment) et que son titre exact était rédacteur en chef du Cri (et non rédacteur-gérant).
10 Histoire générale de la Presse, t. 3, p. 396.
11 Sur tout ceci, cf. la mise au point de A. KRIEGEL, J. J. BECKER, « 1914, la guerre et le
mouvement ouvrier français », Colin Kiosque, 1964 ;
Le Mouvement Social, oct-déc. 1964 ;
J . J. BECKER, Le carnet B, Klincksiek, 1973.
12 Y. RINAUDO, « L’opposition à la loi de 3 ans dans le Var », Provence Historique, fasc.80, avril-juin 1970.
13 Le Cri du Var, 26 avril 1914, « L’Actualité », p. 1, col.2, article non signé.
14 Condamnation de Hansi pour un album de dessins anti-allemands, et de Cl. Bayard par la justice allemande.
15 « Le réserviste est le véritable soldat de la nation armée... On ne fera plus désormais de guerres que celles voulues par la Nation ».
Le général Percin Alexandre (1866-1928), à la retraite depuis 1911, ancien chef du cabinet militaire du général André, ministre de la Guerre sous Waldeck-Rousseau et Combes, a violemment combattu la loi de 3 ans.
16 p. 1, col.3 ; réponse à un article du Temps opposant l’activité allemande menant de front dépenses militaires et outillage public, à l’apathie française. Jaurès demande au Temps s’il est prêt à exiger un vaste plan de travaux publics et l’étude des grandes réformes militaires ; va-t-il demander aux classes privilégiées « les grands sacrifices fiscaux » indispensables ; souhaite-t-il modérer enfin « l’entreprise marocaine » ?
17 Le Petit Var, de sensibilité radicale et socialiste, lui consacre 3 col. en première page, les 1,2 et 3 juillet ; puis encore son leader du 8 juillet, signé Ed. Herriot, « Le drame de Sarajevo ».
18 Cri du Var, 19 juillet. Les révélations de Ch. Humbert. Les responsabilités de M. Clemenceau, p. 1, col. 1, signé : « Un officier varois ».
19 Quatre colonnes en première page, les 22 et 23 juillet, dans Le Petit Var.
20 Mais les numéros suivants sont introuvables jusqu’au 4 août.
21 Jacques GIRAULT.
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