Il y a quelque cent ans, la presse marseillaise

1Un modeste hebdomadaire marseillais1 écrivait en 1881 :

« La presse a crû... ici... d’une manière extraordinaire. Mais aussi quels journaux ! Bien peu ont pu prolonger leur existence la durée d’une saison. Quelques feuilles, même, épanouies le matin, sont tombées dès le soir. Rien ne serait plus curieux que l’histoire de tous ces journaux ; elle sera faite, un jour, peut-être »2.

2Les lois successives limitant les entraves matérielles ou le nombre des délits, suscitant de ce fait une pluralité accrue des débats, les capitaux restreints qu’exigent alors la fondation et la vie d’un journal expliquent en partie la pléthore des périodiques marseillais : 364 parutions de 1871 à 1893 ! Mais la cause déterminante est aussi un phénomène local. Ainsi le décalage entre une Marseille radicale quand la France vit à l’heure de l’Ordre Moral, des tentatives de décentralisation ou une certaine distance établie par rapport à des événements nationaux créent dans la Ville des échanges de polémiques qui lui sont propres. Si l’on tient compte d’une activité littéraire quelque peu originale par le truchement de l’Académie de Marseille ou du mouvement félibréen, si l’on songe à la multiplicité des problèmes soulevés par les fluctuations commerciales ou les vicissitudes industrielles, on comprend aisément qu’une aussi complexe vitalité ait cherché de quelque façon son mode d’expression. Chacun a quelque chose à dire, un optimisme résolu, ou des inquiétudes, au contraire, déterminent chaque groupe de concitoyens à se faire entendre. Le journal n’a été qu’un canal comme tant d’autres, que l’alphabétisation des masses a rendu possible. Il est probable, cependant, que les fondateurs ne se soient guère illusionnés quant à l’influence du journal sur la marche des événements ou même sur les fluctuations de l’opinion. Leurs illusions semblent avoir été plus tenaces en ce qui concerne les bénéfices escomptés de l’entreprise commerciale qu’est aussi la presse. De même que le journaliste semble avoir présumé très souvent de son talent, alors que la petite presse a plus de peine à réussir à Marseille où la légèreté « passe » moins qu’à Paris.

3Dans les années 1860, l’empereur n’a pas lieu d’être satisfait de la presse marseillaise. La Gazette du Midi, quotidien légitimiste créé en 1827, possède toujours un fort tirage et ses lecteurs se recrutent non seulement dans les classes dirigeantes – noblesse et aussi milieux d’affaires représentés par les Paranque, Bonnasse, Fournier, Gueyraud, Gounelle...– mais encore chez les commerçants ou des corps de métier quelque peu monolithiques, il est vrai, tels les portefaix. Le digne Sémaphore lancé en 1825 draine les abonnements d’un grand nombre d’industriels – ainsi les Verminck – il en impose par sa documentation solide, son attention aux problèmes économiques illustrée par les articles de Simonin, son ouverture littéraire – Zola sera son correspondant en 1873 – tandis qu’Horace Bertin humanise de sa bonhomie une composition quelque peu austère ; mais Le Sémaphore, dans la ligne de Thiers ou de l’Union Libérale, n’en demeure pas moins orléaniste. Enfin, l’ensemble de l’opinion marseillaise affirme, à travers une presse nouvelle, une inquiétante mutation : cette option persiste dans une hostilité au régime, mais l’hostilité se déplace résolument à gauche. Les causes en sont évidentes. Il y a à Marseille 13.000 ouvriers et environ 30.000 artisans, soit plus d’un tiers du corps électoral. L’embellissement spectaculaire de la ville a créé chez ces petites gens un sentiment de frustration : les travailleurs ont l’impression de n’avoir pas, de la prospérité à laquelle ils contribuent, la part qui leur en revient ; en outre, à la faveur des aménagements urbains, la « surface » a acquis une valeur accrue et les loyers montent. Enfin, la prospérité elle-même s’est instaurée selon un phénomène de concentration, et des entreprises qui n’ont pas franchi avec succès le cap des transformations techniques se sont effondrées3 si bien que le chômage sévit en 1868, chômage aggravé encore par la concurrence d’ouvriers étrangers que les événements européens de 1848 avaient déversés dans les régions industrielles françaises ; cette concurrence explique la xénophobie très affirmée dans une grande partie de la presse de gauche, notamment à l’encontre des Italiens nombreux à Marseille... Des « quarante-huitards » qui se disent volontiers républicains radicaux comprennent les bénéfices qu’ils peuvent retirer d’un tel état de choses, et la section marseillaise de l’internationale, aux éléments douteux, qui n’a pas su rassembler dans un organe cohérent les revendications des travailleurs, leur laisse le champ libre. Si bien que les radicaux s’empressent de tendre la main à ceux qu’ils appellent les socialistes. Ces radicaux tels Jacques Chappuis, Adolphe Royannez, Alphonse Esquiros, Gustave Naquet, s’adjoignent de très jeunes gens, ainsi Clovis Hugues, et de moins jeunes comme le pédagogue bas-alpin Gilly la Palud. Et c’est ainsi que de ces cerveaux ambitieux, convaincus ou illuminés surgissent, en passant par les presses de l’imprimerie Doucet, Le Peuple, La Voix du Peuple, La Démocratie en 1868, ou L’Egalité en 1870. Les parutions sont facilitées par les lois sur la presse de 1868 en attendant celles de septembre 1870, et confortées par les succès républicains aux élections législatives de 1869.

4En 1868, Marseille a vu paraître aussi, grâce aux dons d’organisateurs de Toussaint Samat et de son beau-frère Jean-Baptiste Peirron ainsi qu’aux capitaux accumulés à Zanzibar par Denis Bourrageas, Le Petit Marseillais, journal à un sou appelé à une très longue carrière. Mais bien que ce journal soutienne en 1869 Ferdinand de Lesseps, ses sentiments envers l’Empire manquent de chaleur, et son ralliement à une République modérée sera, l’année suivante, sans équivoque. Dès ses débuts, son tirage « écrase » tous ses confrères. Le Petit Marseillais est en effet l’organe du gros public moyen, aisé, effrayé par les extrémismes en même temps que friand du fait divers ou de la nouvelle locale, et, à cet égard, Le Petit Marseillais qui se veut avant tout journal d’information, ne lésine point, tant s’en faut, sur le luxe des détails, de même que le choix de ses feuilletons est un hommage continu à tout ce que la littérature populaire a édifié en fait de courage indompté, de vertu récompensée, d’amour victorieux ou de péripéties palpitantes.

5Contre tous ces succès simultanés, l’Empire qui essaie pourtant de se rajeunir dans une ligne libérale avec Emile Ollivier comme bain de jouvence, ne peut guère compter à Marseille que sur Le Courrier, Le Nouvelliste ou Le Phare. Or, le premier, trop inféodé à la municipalité Bernex, est suspect de ce fait aux autorités gouvernementales ; le second a été un excellent quotidien dans la décénnie 1850-1860, mais il est à présent vieilli, dépassé et « papavéreux » ; et Le Phare, journal à un sou comme Le Petit Marseillais qui lui a dérobé les classes moyennes, disparaît en 1869. C’est pourquoi la même année, les menaces de marasme économique tout comme les suffrages républicains triomphants déterminent une collusion plus qu’une coalition des classes dirigeantes marseillaises et des autorités gouvernementales conjointement alarmées. C’est de cette collusion que naît en mai 1870 Le Journal de Marseille. Les capitaux des Gayet, Sarlin, Rivoire, Rabaud, Bauer, Jullien, Bartro... l’ont financé, mais son inspirateur et rédacteur principal en sera sans conteste Eugène Rostand dont le nom est inséparable de ce que l’on a appelé le « paternalisme » marseillais.

6L’instauration du régime républicain, en même temps que la loi sur la presse de 1870, entraîne une floraison de périodiques surgis au hasard des loges maçonniques ou des ambitions individuelles. Rares en sont les charistes natifs de Marseille : Cabrol est originaire de Montpellier, Esquiros de Paris, Dutasta de Toulon, Clovis Hugues du Vaucluse, Auguste Thomas de Smyrne ; et de Nîmes, Gaston Crémieux exécuté à l’issue de la Commune de Marseille qui a valu au département un long état de siège... tandis que de plus habiles politiques, tels Challemel-Lacour ou Gambetta guettent en coulisses le moment de « tirer les marrons du feu ». C’est une avalanche de République, Vraie République, République Radicale, Midi Républicain, Républicain Marseillais, Tribune Républicaine, Phare Républicain, Petit Républicain Provençal, une prolifération d’Ami du Peuple, de Liberté pour Tous, de Doctrine, de Fraternité, de Démocratie du Midi, de Voix du Peuple, de Vrai Marseillais, une orgie de Suffrage Universel, de Libre Penseur, de Sans-Culotte, de Père Duchesne, de Travailleur des Villes et des Campagnes... Des femmes ne veulent pas être en reste et une dame Andréa Bessières, originaire de Lyon, crée Le Devoir. Ce rythme se poursuit jusque vers 1879 malgré les foudres de l’Ordre Moral. Mais la censure n’intervient pas en tant qu’élément majeur dans la disparition d’un périodique à peine né. L’explication en est plus simple : tout le monde n’a pas le goût du risque du brasseur Velten qui va jusqu’à financer L’Egalité. Quel citoyen sensé eût consenti à dilapider ses deniers dans l’abonnement à une feuille nouvelle alors que toutes sont interchangeables ? En effet la substance en est à l’image de la terminologie ou des bureaux de rédaction qui malaxent les mêmes « ferrailleurs » : une affligeante monotonie à l’appui d’un anticléricalisme qui se prétend rationnel et n’est guère qu’infantile, des relents de Café du Progrès cantonal égaré dans une grande ville, des vociférations sommaires... Et une source importante de revenus fait régulièrement défaut car la publicité boude la quatrième page qui lui est normalement destinée : sociétés et commerces se soucient peu d’investir dans des journaux dont les rares lecteurs, instables, ne comptent pas parmi les meilleurs consommateurs éventuels... Plus affligeante encore est la presse dite « humouristique », et qui, destinée à faire rire, n’y parvient le plus souvent qu’à ses dépens. Ainsi La Critique, Le Bouffon, Le Corsaire, Diogène, La Lanterne, La Marotte, Le Tremplin, Marseille-Tintamarre, Le Feu Follet, Les Pendus, Le Diable à Quatre, Le Cri-Cri, La Binette, Le Furet. Nous en exceptons volontiers Le Bavard appelé d’ailleurs à une longue existence, lequel se risque rarement à la satire, ne se mêle point de vilipender « l’obscurantisme » et s’en tient sagement à une moquerie de bon ton... Mais la sérénité est loin de régner au sein de l’église républicaine malgré la discipline imposée par le Comité Central et la situation n’est guère clarifiée par l’inquiétant Léo Taxil4 ou par Clovis Hugues qui a épousé l’encombrante Jeanne Royannez et qui va répétant, après avoir fondé La Jeune République que « si nous sommes un journal à un sou, nous ne consentirons jamais à être un journal d’un sou ».

7Toutefois l’affermissement du régime républicain aux environs de 1880 déblaie quelque peu le terrain. La presse républicaine, n’étant plus dans l’opposition, s’assagit et s’organise sur de nouvelles bases. La Jeune République devient Le Petit Provençal et une équipe de jeunes gens convaincus mais soucieux aussi d’information sur le plan national ou local – ainsi Lucien Pasquier alias Menvielle, Louis Pierotti tué en duel en 1889 – lui compose avec des chroniques souriantes, des feuilletons correctement choisis, un ton modérément « mal pensant » et un rouge sans excès, la physionomie que l’on a connue à ce quotidien jusqu’à sa disparition, tandis qu’en quatrième page, la publicité, désormais, afflue. Charles Audibert transforme L’Egalité en un Radical que de certains libraires, offusqués, refusent de prendre en dépôt, ce en quoi ils ont tort : Le Radical est aussi inoffensif qu’insipide – il s’anime seulement en 1881 contre les Italiens et en 1893 contre les Juifs. Le Petit Marseillais continue à informer ou à faire rêver sa clientèle de paisibles Cafés du Commerce. Son tirage atteint 50.000 en 18795, il possède même en 1871 une sorte d’édition du soir, Le Mistral qui trouve, et on s’en étonne, si peu à dire qu’il disparaît après trois numéros, et un hebdomadaire, Le Roman où « il déverse le trop-plein de ses feuilletons »6. Aux mains des Barlatier, Le Sémaphore poursuit ses judicieuses explications et constate, par exemple, que le canal de Suez favorise Gênes au détriment de Marseille7. En revanche, les journaux d’opinion plus affirmée à droite souffrent sur le plan local. La Gazette du Midi s’inquiète de la diminution de son tirage et s’efforce de conquérir des couches sociales plus étendues. Ses premières tentatives, toutefois, ne sont pas heureuses : Le Vrai Patriote (Dieu, La Patrie, Le Roi) distribué gratuitement vide les caisses, Le Légitimiste de 1871 qui s’adresse aux ouvriers a un gérant qui se révèle rapidement douteux, et une aventure similaire guette Le Droit National et Le Mérovingien en 1873. En outre une partie des actionnaires de La Gazette est entraînée dans le krach de l’Union Générale en 1882 et l’un de ses rédacteurs, Sumien, est compromis l’année suivante dans le scandale d’une Nouvelle France qui fait miroiter à de petits épargnants une contrée océanienne imaginaire. En revanche Le Balai et La Trique, hebdomadaires satiriques composés à la même époque par une génération dont la causticité et le dynamisme effraient quelque peu la vieille équipe de la Gazette, ont un impact certain. On retrouve ce style neuf dans La Petite Gazette du Midi à un sou ou dans La Voix Universelle qui est un journal d’économie domestique, mais au coeur des années difficiles, la cause légitimiste a trouvé son plus fougueux défenseur dans un autre journal à un sou animé par l’abbé Magnan, aumônier au Lycée de Marseille. Le Citoyen, tel est son nom, acquiert d’emblée le style et le ton propres à séduire les humbles, mais son intransigeance sur le plan religieux est absolue, de même qu’il n’admet aucun compromis sur le plan politique, ce qui l’entraîne à des discourtoisies, ainsi envers Le Journal de Marseille. En effet, de toute la presse d’opinion, c’est Le Journal de Marseille, lié à un régime déchu, qui, après 1870, a la partie la plus difficile à jouer ; or, c’est avec brio, trop au gré du Citoyen, qu’il a franchi le cap de la République et qu’il est parvenu à s’adapter au nouveau régime. Au prix, il est vrai, de bien des reniements que lui reprochent, avec plus de sévérité encore que Le Citoyen, les journaux résolument bonapartistes reparaissant après 1873 : ainsi La Dépêche Marseillaise qui préfère se faire imprimer chez Olive (Gazette du Midi) qu’au siège du Journal, 6 rue Sainte, L’Eclaireur Provençal, Le Petit Figaro Marseillais, L’Aigle dont le rédacteur en chef Joseph Daime est tué en duel par Clovis Hugues en 1877, La Nouvelle Presse Funambulesque ou Le Canard. En revanche les attaques de La Vedette restent très pondérées car ses propriétaires, les Chataud, sont liés sur le plan des rapports culturels à la famille Rostand. Pourtant, lorsqu’elle se mêle de pourfendre, La Vedette a des traits fugurants ; mais ce petit hebdomadaire trop méconnu, qui paraît sur dix pages de 1877 à 1893, a surtout le mérite de présenter la meilleure chronique mondaine, intellectuelle et artistique de toute la presse marseillaise.

8Car les périodiques qui se sont voulus « littéraires et artistiques » ont été de successifs fiascos. Ainsi L’Epigramme qui prône en 1873 « la verve et la belle humeur », L’Ecot de Marseille, La Cloche qui n’a du Kolokol que le nom, L’Esque, L’Album et L’Abeille en 1875, Le Demi-Monde en 1877, L’Arlequin, Le Boudoir qui se dit « gazette galante » ou La Vie de Province créée par un libraire véreux. Quelquefois ce sont les théâtres eux-mêmes qui lancent une revue commentant leurs programmes ou présentant les acteurs. Le Palais de Cristal assume L’Avant-Scène, l’Alcazar possède L’Echo Phocéen, le Casino Musical Le Bourdon tandis que le Gymnase commandite Les Coulisses, Le Monde Artistique, Succès-Programme et surtout Le Masque qui est par la suite vendu au Bavard tandis que les Bains du Roucas-Blanc prennent en charge L’Etoile de la Méditerranée. Les républicains qui se découvrent, selon l’expression de La Vedette, « nourrissons des Muses » devant le mois de mai, les papillons ou le temps qui passe, s’épanchent dans L’Echo de Marseille, Les Trois Mousquetaires, Le Tintamarre ou Le Charivari Marseillais ou encore dans Le Mutin lancé par un pauvre diable de Billiotet, car les journaux d’opinion radicale répugnent à d’aussi compromettantes déliquescences. Mais à l’exception, peut-être, de la Régénération, de la Cannebière qui devient Le Petit Phocéen auquel collaborent Jean Aicard et Louis Léon Gozlan ou encore du Journal Musical qui publie les oeuvres symphoniques de Théodore Thurner et d’Alexis Rostand, toute cette presse accuse un échec évident. Des compilations maladroites voire des paraphrases y tiennent lieu de critiques. On y chercherait en vain quelque trait piquant, quelque mot à l’emporte-pièce, la plaisanterie porte à faux, les allusions sont rien moins que primesautières, la grivoiserie est lourde. En effet, l’esprit marseillais n’est pas boulevardier, l’art de l’anecdote frivole ou du calembour polisson lui fait défaut, ses « blagues » sont de sève essentiellement populaire, du fabliau fort en gueule dont l’accent déconcerte et qui aiguise sa saveur au sel méditerranéen... La tentative de Chichois-Journal8 dont une partie de la chronique est rédigée en dialecte marseillais plutôt qu’en langue provençale, est à cet égard plus heureuse, tandis que Le Tron de l’Er qui est remplacé en 1891 par La Sartan est entièrement rédigé en provençal9.

9Avec l’étude des périodiques d’inspiration religieuse, économique ou sociale, on parcourt un labyrinthe de problèmes, d’engouements passagers, d’intérêts menacés ou antagonistes. Ainsi La Semaine Liturgique relayée en 1881 par L’Echo de Notre-Dame de la Garde est restée très attachée à l’évêque, Mgr Place, d’opinions bonapartistes et très réticent quant à l’infaillibilité pontificale. Aussi les royalistes assurent-ils, de 1870 à 1874, la publication d’un Bulletin Catholique qui « ne s’occupe en aucune manière de chronique diocésaine » et « n’a en vue que les principes et les grands faits qui intéressent Rome »10. Il est dommage, toutefois, qu’il ait disparu au moment des affrontements de 1878 dus à l’interdiction des processions et aux obsessions de Paul Peytral face à la statue de Mgr de Belsunce sise alors sur le Cours... Deux journaux d’inspiration saint-simonienne paraissent en 1873 : La Défense du Commerce qui s’élève contre la Boulangerie Générale de Reinouard protégé par Le Journal de Marseille dont il est l’un des actionnaires, et L’Intérêt Public créé peut-être par l’éphémère compagnie Calais-Marseille (il sombre d’ailleurs en même temps qu’elle) qui réclame la multiplication des lignes locales et dénonce le monopole du PLM, dont les administrateurs, Nonette-Delorme puis Bargmann, entretiennent d’excellents rapports, encore, avec le Journal. L’inspiration saint-simonienne de la Revendication est plus appuyée au début des années 1880 et l’on y évoque en termes enthousiastes le projet d’un tunnel sous la Manche ou d’un percement de Panama. Et plus délirant encore est L’Echo des Inventeurs de 1882 qui préconise la construction, et rien moins, d’un chemin de fer transplanétaire. La Mouette, d’opinion monarchiste, aborde des problèmes plus réels ; créée pour défendre les intérêts des capitaines marins et des ouvriers des arsenaux, elle déplore que ces derniers, bien que dispensés depuis la guerre de Crimée du service militaire « se voient, en entrant dans le droit commun... disputer le travail par les ouvriers italiens les plus médiocres »11 Quant à L’Echo de la Minoterie du Midi lancé par la Société du même nom en 1882 et qui s’est adjoint l’économiste local Joseph Mathieu, elle ne cesse de réclamer l’abolition des droits sur les blés, démontrant que la France manque du blé dur indispensable à l’industrie marseillaise des pâtes alimentaires. C’est dans le même sens qu’oeuvre La Gazelle des Travaux Publics très apparentée au Sémaphore tandis que Le Moniteur de Provence s’obstine dans le même protectionnisme résolu que la Gazette au moment où Le Messager du Commerce, aux opinions politiques limpides, dénonce les comices agricoles comme « les derniers refuges de la réaction ». Marseille a eu même un Cultivateur lu aussi bien en ville que dans le département car il sait faire bonne mesure entre l’exploitation agricole et les activités d’appoint auxquelles s’adonnent de nombreux Marseillais autour de leurs « cabanons » de banlieues... Aucun organe avant la décénnie 1880 n’est spécialisé dans les problèmes sociaux. Signalons toutefois L’Apprenti, modeste feuille manuscrite diffusée par l’oeuvre religieuse des Saints-Anges et rédigée par les apprentis eux-mêmes sous l’égide de Maurice Bertin, l’un des administrateurs de l’Oeuvre laquelle est une sorte de patronage organisant des cours du soir et des excursions dominicales pour les très jeunes travailleurs. Quant à La Mutualité sous la houlette du docteur Mittre, les organismes de secours mutuels dont elle est le porte-parole lui paraissent la solution à tous les problèmes... Le Sud Médical du docteur Ménétrier s’est tenu de 1875 à 1878 dans les strictes limites de sa spécialité, de même l’éphémère Pilote Marseillais, tout comme Le Carnet qui se destine aux voyageurs de commerce, « association intéressante entre toutes »12 et Les Petites Affiches – marseillaises, ou méridionales, ou de la Méditerranée et du Littoral ne sont qu’indicateurs, guides ou « annuaires ». Le Logos ou Le Découpeur proposent, outre quelques pâles anecdotes, des jeux et charades, mais Le Petit Poucet annoncé en 1875 et destiné aux enfants n’a jamais paru... La presse marseillaise a été honorée, enfin, par ce singulier clerc de notaire péricordier que ses voyages démentiels ont réduit à l’état de gueux et qui poursuit en 1872 ses élucubrations de mythomane, on a reconnu Orélie-Antoine (de) Tounens, roi pour lui seul d’un état-fantôme de Patagonie et d’Araucanie. Echoué dans un hôtel de la rue Beauvau, il dilapide les derniers deniers que lui dispense encore un frère compatissant, au lancement de La Couronne d’Acier. Mais aucun négociant, fût-il bonapartiste – Tounens ne fait pas mystère de sa fidélité au régime déchu – ne se soucie de créer quelque comptoir en Terre de Feu.

10La loi de 1881 n’a pas eu sur la presse marseillaise l’impact qu’on en aurait pu attendre. Hormis Le Progrès Social qui maintient scrupuleusement la tradition anticléricale, et des hebdomadaires socialistes dont il sera reparlé, aucune parution spectaculaire. Quelques périodiques « littéraires » deviennent il est vrai politiques, puisque cette démarche n’est plus astreinte au cautionnement, ainsi L’Universel ou L’Avant-Garde. Plus sagement La Gueuse Parfumée, La Provence Artiste, La Provence Illustrée, La Provence à travers Champs, ou La Provence artistique et pittoresque choisissent de rester tels. Et très semblables à celles de la précédente décennie, des feuilles légères, « satiriques et théâtrales » voltigent au gré des années : La Méditerranée, L’Indiscret, Le Fumiste, Le Musset, La Vie Marseillaise, La Vie Amusante, Marseille Artiste, Le Réveil du Midi, La Mascotte, L’Oursin, Le Tohu-Bohu ou La Sirène. Faute d’abonnés, elles savent disparaître parfois avec quelque humour, ainsi Le Monde Elégant s’efface en août 1883 quand « tout ce que Marseille compte de notabilités élégantes a disparu aussi ». Elles reparaissent parfois sous un autre nom : La Rue devient Le Martinet, Le Masque est momentanément L’Etincelle, et Succès-Programme se métamorphose en Orchestre en 1891. Marseille Illustrée subsiste en s’agrémentant des dessins de Silvère Bernard et Le Mondain, grâce à ses transformations financées par le Bavard, poursuit une longue carrière, dédaignant Le Lecteur ou Marseille Fin de Siècle qui, en 1890 et 1892, lui reprochent ses publications « outrageantes pour la morale publique ».

11D’autres feuilles littéraires illustrent la pluralité des « écoles » et ne dissimulent guère leurs options politiques. Très modérés sont Le Rabelais, Le Petit Mousquetaire, Le Troubadour, La Guêpe, Guignol-Aristophane, ou encore Polichinelle qui, en 1883, essaie de ressusciter avec des zélateurs vieillis – Eugène Rostand, Horace Bertin, Michel Savon – le mouvement du Portique si célèbre dans les années 1860 ; d’ailleurs, l’année précédente, Xavier Maunier, avec L’Etudiant, n’avait-il pas lancé un second Portique ? En revanche La Sève et plus tard La Carmagnole à laquelle collaborent Jean Lombard et Clovis Hugues expriment sans réserves des sympathies selon leur propre expression « progressistes ». Par ailleurs, à une époque où l’on parle volontiers de décentralisation, ainsi dans L’Indépendance du Midi13, La Ligue du Midi qui succède à La Sève souhaite vivement que la décentralisation soit aussi littéraire et demeure persuadée que ce sont les talents de ses rédacteurs qui l’assureront. A savoir la nouvelle école félibréenne d’Antide Boyer ou d’Anfos Tavan très marquée à gauche, privilégiant la ligne populaire de Bénédit ou de Gélu et le dialecte marseillais contre le dialecte rhodanien. La Ligue du Midi est sévère pour le mouvement félibréen classique14 tandis que Le Tambour ou Le Tambourin, au contraire, parlent du « modernisme » comme d’« une ablation du bon sens et du bon goût »15. La Cornemuse qui rassemble Pierre Mazières, ancien rédacteur du Tron de l’Er, Jean Richepin, Antide Boyer mais aussi Horace Bertin et Richard Luce, ne ménage pas sa tendresse au félibrige qui évolue, mais continue à vénérer Mistral, tandis que ces différentes querelles laissent sceptiques La Cigale ou l’élégant Passant lequel met en garde contre l’école « romane » quelle qu’elle soit, surtout depuis que Charles Maurras se mêle de lui imposer sa férule16 On peut déplorer à la même époque l’existence éphémère du Merle qui réservait ses poèmes à « l’homme du peuple » et surtout du Myosotis17 qui représentait une intéressante initiative : cette feuille créée en 1892 par Joseph Aymé dit le Sarpaïre, ouvrier à la minoterie Argelasto, devait être un journal poétique rédigé uniquement par des ouvriers, mais Le Myosotis ne parvient pas à réunir un cénacle suffisant et disparait après deux numéros.

12Toutefois, les préoccupations intellectuelles sont le plus souvent reléguées au second plan de la presse marseillaise au temps de la municipalité Brochier. Le mandat du radical Brochier parachève le divorce entre l’Union Républicaine et les républicains radicaux, et le malheureux a non seulement contre lui une levée générale des boucliers de la grande presse à l’exclusion, bien sûr, du Radical, mais de nouveaux organes fort combatifs lancés pour la circonstance : ainsi L’Obus, Le Mirabeau entièrement rédigé par des Parisiens du XIXe Siècle et du Voltaire ou le fugitif Scorpion. En vain Brochier riposte-t-il avec L’Homme Libre, Le Danton, La République et surtout L’Egalité, il doit renoncer à se représenter en 1884 tandis que Marseille Républicaine, Le Tribun du Peuple, La Tribune de Marseille, La Vérité laquelle avait d’abord soutenu Brochier, et plus tard L’Union Libérale et 1889 secondent l’appel de Félix Baret en faveur d’une « alliance républicaine ». Mais malgré sa très sage gestion, Baret doit compter avec la montée des socialistes18.

13Un très important Congrès ouvrier s’était réuni à Marseille en 1879, donnant naissance à un mouvement collectiviste, la Fédération du Parti des Travailleurs Socialistes, en même temps que Jules Guesde rédigeait un programme de revendications ouvrières. Cette soudaineté s’exprime dans La Fédération, « bulletin mensuel des intérêts du prolétariat » dirigé par Jean Lombard, La République du Travail, « organe des classes ouvrières », Le Pilori qui deviendra Le Peuple Libre, une Voix du Peuple, une Trinité Diabolique et. un Travailleur qui fusionne en 1884 avec Le Navigateur. La liberté d’association conforte le mouvement de même que la montée de la IIe Internationale. Mais si Le Peuple radical socialiste, L’Indépendance ou La Marseillaise de 1892 composent avec Baret, La Lutte, socialiste révolutionnaire, qui représente l’Union des Chambres Syndicales de la Bourse du Travail, n’admet aucun compromis. Il en est de même d’autres organes que patronne le Syndicat de la Presse Socialiste du Midi et qu’animent Jean Lombard, Reybaud, Sextius Goirand, Honoré André, le cordonnier Amoretti, le menuisier Antoine Allemand et les frères Bernard et Henri Cadenat, l’un coupeur cordonnier, l’autre mécanicien. Ainsi Le Petit Montagnard, La Justice Sociale, L’Ouvrier Syndiqué, Le Quatrième Etat qui exalte le souvenir de la Commune, La Marseillaise de 1887, La Voix du Peuple de 1889 sous l’égide de Félix Pyat, Le Premier Mai d’Auguste Clerissy qui essaie de combattre la xénophobie à l’encontre des Italiens, Le Petit Navigateur qui représente la chambre syndicale des « maîtres d’hôtel et garçons de navigation », Le Mouvement Socialiste d’Etienne Bellot, ou Le Pavé qui ouvre ses pages à des anarchistes, tandis que Le Réveil Agricole et La Terre de 1893 essaient de promouvoir le syndicalisme dans le monde rural. Tous ces journaux douloureux malaxent des poncifs et exsudent une haine qui diminue leur crédibilité, mais ils sont moins mal écrits qu’on ne le redoutait. Par ailleurs Marseille Socialiste exprime à la même époque un socialisme fort policé qu’orchestre le docteur Flaissières devenu en 1892 maire de Marseille... Face à une presse socialiste véhémente, il est évident que les journaux modérés traitant de questions ouvrières peuvent difficilement en imposer. C’est le cas du Relèvement, du Petit Marin Marseillais, ou même de L’Avenir Marseillais, de L’Ami du Peuple et du Démocrate. Le Journal de Marseille pèse moins lourd encore, et pourtant l’oeuvre sociale d’Eugène Rostand est considérable dans les années 1890, si l’on songe qu’à partir de la Caisse d’Epargne, Eugène Rostand a financé des groupes d’habitations ouvrières aux Catalans et à la Belle de Mai, et créé La Pierre du Foyer en attendant Les Jardins Ouvriers.

14Le boulangisme est peu en faveur à Marseille19 encore qu’il y soit propulsé par un comité où figurent notamment les Hornbostel. Il a eu pourtant ses journaux Le Bulletin Révisionniste et Le Réveil National en 1888, La Marseillaise en 1889 – et ses journalistes, ainsi Belz de Villas qui tue en duel Louis Pierotti, Louis David, Chalois... Certains se retrouvent plus tard dans Le Faubourg, Marseille-Combat ou Le Clairon vaguement nationaliste. D’autre part le boulangisme a rendu un moment de la combativité sinon de l’espoir à des bonapartistes marseillais, ce qui explique l’éphémère parution d’un Militant Bonapartiste et d’un Napoléon... La frontière est mal définie à Marseille entre les milieux socialistes et anarchistes. Etienne Bellot, Léonce et Théophile Jean écrivent simultanément dans les deux presses, et c’est un journal anarchiste, L’Agitateur qui, en 1893, publie le chant de l’internationale. Le Paysan Révolté, qui est en 1882 le premier journal anarchiste marseillais, rappelle quelque peu La Feuille de Jean-Pierre André qui, dans les années 1870, promenait à travers les campagnes son profil d’almanach. La vieille corde de l’anticléricalisme y vibre encore en formules lapidaires, de même que dans L’Affamé de 1884, Le Droit Social de 1885 ou L’Agitateur. Mais dès sa parution, L’Affamé a énoncé les grandes lignes du programme qui consiste en « une propagande énergique et assidue » afin de « soutenir toute lutte qui a pour but de détruire les ennemis séculaires de l’humanité : le capitalisme et l’autorité ». C’est ainsi que « le gouvernement de la République aussi féroce que la royauté d’autrefois », « les flibustiers de la politique » ou « les vendus » sont dénoncés successivement par L’Affamé, Le Droit Social, L’International Anarchiste lequel se livre par ailleurs à une sereine apologie du vol, de même qu’Anarchia en 189020. Mais ce sont l’Armée et le patriotisme taxé de « religion du crime » qui drainent les torrents d’injures les plus tumulteux à travers les pages d’Harmonie qui se veut essentiellement ouverte aux jeunes ou de L’Action Antimilitariste. Les soi-disant feuilletons sont pêle-mêle de vieux textes de Proudhon ou des éditoriaux de Sébastien Faure, d’Elisée Reclus, d’Octave Mirbeau, de Kropotkine, surtout, assemblés par les soins d’André Bolmène, d’Eugène Bure ou de Marius Georges. Tout comme les organes socialistes, les journaux anarchistes prêchent une union dans la révolte, rédigent une partie de leurs colonnes en langue italienne, et L’Agitateur déplore en 1897 « les petites chapelles fermées » que lui-même et ses confrères constituent trop souvent.

15A travers ces excès, la grande presse poursuit sa route et les quotidiens à un sou atteignent de forts tirages : 110.000 pour Le Petit Provençal et 170.000 pour Le Petit Marseillais. Le Soleil du Midi a relayé en 1886 Le Citoyen ; journal vespéral, lui aussi à un sou, il assume l’information tandis que la vieille Gazette continue à symboliser la doctrine, et les rapports entre le fief légitimiste d’Olive érodé depuis 1883, mais qui lance encore La Probité en 1886 et L’Avant-Garde en 1889 ne sont pas toujours cordiaux, car Le Soleil du Midi, sous l’impulsion de Fournier, accuse un néo-orléanisme plus appuyé que celui du Sémaphore. Ce dernier a d’ailleurs complètement oublié ses lointaines origines, et les milieux d’affaires continuent à se référer à ses jugements ou à les inspirer. D’où peut-être le mince succès, a priori surprenant à Marseille, des feuilles traitant de questions économiques ou coloniales : Le Phare du Commerce et de l’Industrie de 1891, Le Commerçant, Le Colbert ou La Marine de 1892, La France Coloniale de Marseille, hebdomadaire pourtant fort bien documenté, Les Tablettes de Marseille et de l’Algérie ou Marseille port franc... Le Journal de Marseille, quant à lui, connaît une perte de vitesse. Eugène Rostand l’a déjà dispensé d’antisémitisme en 1893, alors que La Gazette, Le Soleil et Le Radical multipliaient leurs attaques dans le sillage de La France Antisémite. Il l’engage ensuite lors de l’Affaire Dreyfus dans une voie plus difficile encore qui consiste à défendre l’honneur de l’Armée tout en soutenant Dreyfus, ce qui entraîne une désertion progressive des abonnés – Le Journal disparaît en 1904. Mais la grande presse, dans son ensemble, s’est considérablement étoffée en trente ans, l’éventail de ses rubriques s’est largement ouvert, les chroniques littéraires s’enrichissent de correspondants parisiens que les rédacteurs locaux imitent avec succès, et il n’est aucun domaine qui ne soit abordé. La Vedette et Le Journal de Marseille ont d’excellentes rubriques de modes tout comme Le Petit Provençal dont les recettes culinaires sont également célèbres. Le Sémaphore triomphe dans les récits de voyages, tandis que Le Petit Marseillais, qui a la meilleure chronique sportive, possède par ailleurs, déjà, de véritables reporters sur les théâtres d’opérations coloniales ou étrangères.

16Mais au cours de la décennie 1885-1895, les journaux spécialisés dans ces diverses questions sont encore nombreux à Marseille. Depuis les lois sur la gratuité, l’obligation et la laïcité, un Bulletin de l’Enseignement Primaire s’est constitué pour parachever, selon ses dires, la démocratisation, et il oeuvre en faveur du Sou des Ecoles qui doit assurer aux enfants nécessiteux les fournitures scolaires, tandis que Les Amis de l’Instruction est désireux de promouvoir l’enseignement professionnel – c’est l’époque, par ailleurs, où L’Echo Sténographique de Provence et Marseille Sténographique, encouragés par l’Ecole de Commerce, s’appliquent à diffuser la méthode Duployé. L’Echo de Notre-Dame de la Garde conserve ses abonnés, en revanche La Feuille Populaire, de pieuse inspiration, n’a pas eu grand succès ; et, en 1892, les protestants marseillais publient, sous la tutelle de Kunkler, Schloessing, et surtout Sauerwin, un Bulletin de l’Eglise Réformée... Surgissent de nouvelles feuilles d’avis – un Indicateur du Commerce et un Indicateur Marseillais en 1887 – et même d’annonces plus spécialisées : ainsi Le Matrimonial et Le Mariage qui s’estiment fort utiles dans une grande ville « où l’on ne connaît même pas son voisin ». En revanche Le Lien du Mariage est, lui, un journal de modes, les toilettes des cortèges nuptiaux lui paraissant la référence suprême à l’élégance et au bon goût... L’épidémie de choléra de 1884-1885 a inspiré un Bulletin de la Santé Publique qui s’est élevé contre la psychose collective entretenue, à son avis, par une municipalité maladroite, et un autre Bulletin a été consacré à l’Exposition marseillaise de 1886. Quant à La Revue de Marseille et à un certain moment Marseille-Charité, elles continuent, dans l’esprit du fondateur Matabon, à se vendre « au profit des pauvres »... Quelques feuilles « sportives » émergent parfois ; Le Journal des Tirs du Midi essaie de renouer avec une tradition du Second Empire ; l’engouement pour la tauromachie et le prestige du torero Metodo inspirent, malgré l’effondrement catastrophique des gradins du Prado lors d’une corrida en 1882, un Toreador et un Matador, tandis qu’une revue « vélocipédique », La Pédale Marseillaise, voit le jour en 1892. Les courses cyclistes ou les concours de pétanque suburbains tiennent aussi une grande place dans Marseille-Banlieue, mais progressivement Le Petit Marseillais et Le Petit Provençal en monopolisent, à titre de publicité, le financement... Enfin, à une époque où un déisme mal assimilé dégénère volontiers en spiritisme, nous n’aurions garde d’oublier une presse ésotérique inspirée par l’Athénée Spirite : Le Réveil des Morts, La Vie Posthume, L’Echo de. la Tombe, Le Journal des Morts où l’on retrouve fidèlement Marius Georges lorsque ses activités de militant anarchiste ne le requièrent pas.

17Les journaux corses – Le Sampiero ou Le Progrès de la Corse – ont peu d’intérêt ; leur seule originalité consiste à n’être nullement bonapartistes, et les préoccupations qu’ils formulent ne concernent même pas les Corses résidant à Marseille. En revanche Marseille a eu, dès 1876, un journal rédigé en italien, L’Eco d’Italia, tandis que La Lega Latina, puis L’Alliance Latine (ce dernier rédigé en français) ainsi que Patria déplorent les affrontements où s’opposent des éléments du monde ouvrier. Mais la feuille la plus connue imprimée en langue étrangère est sans conteste Armenia sous la férule du peaussier Portukalian qui, à la suite de démêlés avec le gouvernement ottoman, a fui l’école de Van où il enseignait, car Armenia est non seulement une feuille nationaliste qui souhaite un état arménien autonome, mais aussi un bulletin économique qui s’efforce de coordonner les intérêts commerciaux des Arméniens dispersés.

18Au terme de cette rétrospective, nous aimerions pouvoir citer Jean Cocteau qui, traitant du Tour de France cycliste, évoquait, non sans exagération « une chanson de geste dont les reporters sont des troubadours ». Hélas ! le dit de la presse marseillaise, à l’orée du XXe siècle, se compare bien plutôt sans grandeur à une histoire qui ne finit même pas mal... S’amenuise progressivement le nombre des publications car, à part quelques « revuettes », ainsi les appelle-t-on, aux volets désespérément uniformes et qui ne sont plus que des brochures de feuilletons vendues à crédit contre des traites hebdomadaires ou mensuelles, la petite presse, décidément, ne « passe » plus. L’information politique ou culturelle est monopolisée par quelques quotidiens qui, seuls, peuvent assurer au lecteur l’inédit rare et coûteux que désormais il exige. Si bien que, plutôt que de s’aventurer dans l’entreprise dès lors incongrue d’une publication individuelle, les talents marseillais préfèrent sagement s’exercer dans les colonnes de la grande presse locale. Mais pour s’assurer l’envergure nécessaire à sa survie, la grande presse a dû acquérir des dimensions différentes, et la concentration des capitaux a précédé celle des talents. Le Sémaphore l’avouait cyniquement dès 1893, et la cotte idéologique mal taillée où se débattait, on l’a vu, Le Journal de Marseille, a entravé aussi sa démarche vers une indispensable transformation financière si bien qu’il a sombré en 1904. De même, dix ans plus tard La Gazette du Midi que l’on continuait à lire par fidélité ou nostalgie, que visiblement les Balkans ou Madame Caillaux déconcertent, et qui, surtout, ne peut faire appel à n’importe quels renflouements sous peine de perdre son caractère spécifique. En revanche, allègrement, en 1901, Le Petit Provençal et Le Bavard délesté, et c’est dommage, de sa gouaille depuis la mort d’Auguste Laroche en 1893, ont procédé à la fusion de leurs fonds et représentent un bloc « à gauche » plutôt que « de gauche » avec Le Radical lequel est remanié par un consortium formé pour deux tiers des groupes Hubert Giraud et Adrien Artaud, tandis que le dernier tiers est assuré par de menus souscripteurs. Le Petit Marseillais et Le Soleil rassembleront en 1921 leurs capitaux, rassemblement conforté par des liens matrimoniaux et, en 1925, les administrateurs du Petit Marseillais reconstitueront la Société du vieux Sémaphore où les Barlatier conservent toutefois, jusqu’en 1944, date de la disparition des deux journaux, la moitié des actions...

19Des hardiesses ? Ainsi en jugera-t-on alors, à Marseille voire à Paris. Et pourtant, au regard d’une presse américaine, par exemple, à la même époque, les timides consortiums marseillais qui ont seulement consolidé leurs liens et resserré leurs rangs, sont loin de poser déjà aux juristes les problèmes des « apporteurs de capitaux » confrontés aux « apporteurs de compétences » et la « mort d’une liberté » n’est pas encore consommée...