1La presse destinée aux militaires, peu répandue sous l’Ancien Régime, se constitue véritablement au début de la « guerre patriotique », en 1792. L’Ami Jacques est un des premiers journaux, organe de propagande politique, diffusé dans les rangs de l’armée, mais aussi dans le département du Nord, principalement dans les grandes villes. C’est un exemple d’un genre original do presse1.

2Le rédacteur de ce quotidien, François Melletier, semble un folliculaire vagabond : né à Lyon en 1760, il se marie à Rouen en 1786, il réside à Valenciennes en 1792, devient membre influent de la Société des Amis de lu Constitution. Il lance alors, le 2 avril 1792, l’Ami Jacques, Argus du département et de l’Armée du Nord, imprimé chez Henri Prignet, à Valenciennes. Son prospectus expose ses objectifs :

« Déjouer les projets des factieux et propager les bons principes constitutionnels, voilà quel est le but de mon entreprise et, pour l’atteindre, en véritable Argus, j’aurai un oeil constamment dirigé sur les pas et sur les menées honteuses de l’aristocratie, un autre sur la marche ferme, assurée et glorieuse du patriotisme ».

3Il promet de transcrire, « avec exactitude et sans frais », les discours prononcés durant les séances importantes de la Société des Amis de la Constitution qui, d’ailleurs, patronne son initiative. Quelques jours plus tard, le 7 avril 1792, il précise sa mission : publier un journal de propagande politique destiné à conforter le patriotisme ; « ceux qui voudront coopérer à mon travail et me faire passer des notes et avis propres à éclairer et à instruire leurs concitoyens sont invités à le faire ». Le 10 avril, il proclame : « La guerre est nécessaire, la guerre est inévitable ». Le 18 juin 1792, Melletier parachève sa profession de foi : « la guerre à laquelle la nation a été appelée et même forcée, doit donc intéresser indistinctivement tous les Français ; il importe à tous d’y prendre une part quelconque ». Il n’est pas impossible que cette feuille de propagande politique et patriotique ait été inspirée, voire subventionnée par le ministre des Relations extérieures, notamment par Dumouriez, le général cambrésien.

4L’Ami Jacques parut du 2 avril 1792 au 1er février 1793, 234 numéros durant moins d’un an. Son titre, imité de Beffroy de Reigny, le publiciste arrageois, subit plusieurs modifications mais conserva, en tout temps, l’expression Argus du département et de l’armée du Nord. Comme la plupart des feuilles militaires, l’Ami Jacques, avec ses dimensions réduites (18 cm x 11 cm), compte huit pages, parfois avec un supplément ; il parait tous les jours sauf le Dimanche. Il est imprimé chez Henri Prignet, imprimeur de la ville de Valenciennes, membre des Amis de la Constitution. En juin 1792, Melletier acquiert une presse en bois et le matériel pour tirer 3.000 feuilles en 24 heures. Le prix de la souscription – nous dirions abonnement – est de 34 livres pour un an, de 18 livres pour un semestre, de 9 livres pour un trimestre, franc de port, diffusion par la poste. Ces sommes sont élevées : la solde d’un volontaire ne dépassait pas, dans le meilleur des cas, 12 à 15 sous par jour. L’Argus s’adressait aux officiers plus qu’aux soldats mais une lecture collective était possible et la transmission des informations se faisait par voie orale. Le public comprenait vraisemblablement des lecteurs de Valenciennes et d’autres villes de la région. Il était concurrencé par les journaux parisiens et, de juillet à septembre 1792, par la Trompette de L’Armée du Nord, distribué aux hommes de troupe.

5Melletier s’informait lui-même en puisant dans les gazettes publiées à Paris, dans les capitales françaises et étrangères, dans les camps militaires. Il se fît aider dans la rédaction par Chesneau, volontaire au 3ème bataillon de Paris. Il avait conscience du rôle de la propagande aux armées, comme en témoigne un de ses exergues : « L’effet d’une presse à l’Armée vaut celui d’un canon ».

* * *

6Le contenu des 234 numéros est varié : il comprend des informations militaires, politiques, religieuses, locales, diverses. Nous n’examinerons ici que les nouvelles politiques, bien qu’il soit arbitraire de les séparer des considérations d’ordre militaire, puisque ce journal est né dans l’atmosphère belliqueuse d’avril 1792. Melletier proclamait : « Des despotes sont armés contre nous... », et, le 20 avril : « La voilà enfin cette crise qui va donner lu liberté à l’Europe ou l’ôter pour jamais à la France ». Ainsi est défini l’objectif de lu lutte : la libération de l’Europe ; ainsi est soulignée la gravité de l’enjeu : la sauvegarde de la liberté de la France. Les moyens consistent à stimuler le patriotisme et le courage des combattants, à faire du soldat, un missionnaire capable de convertir les peuples étrangers à l’idéal révolutionnaire. Melletier n’a pas été convaincu par l’argumentation de Robespierre :

« La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tête d’un politique est de croire qu’il suffise à tout un peuple d’entrer à main armée chez un peuple étranger pour lui faire adopter ses lois et sa constitution. Personne n’aime les missionnaires armés ».

7Melletier veut inculquer à nos soldats, une foi solide et militante en les plongeant dans une atmosphère appropriée : plantations d’arbre de lu liberté, prestations de serment, fêtes civiques, lecture de feuilles patriotiques, fréquentation de clubs... L’Argus commente cette pédagogie civique2.

8Contrairement aux autres périodiques, l’Argus réserve peu de place aux informations en provenance de la capitale ; il insère brièvement sous la rubrique « Bulletin de Paris », une série de décisions ou de décrets pris par l’Assemblée Législative, mais les commente rarement3. Ses articles reflètent la position politique du rédacteur, dans une tonalité opportuniste : il rappelle son attachement à la monarchie constitutionnelle mise en place par l’Assemblée Nationale en 1791 ; cependant, le 11 avril 1792, sous le titre « Explication sur le mot républicain », il précise qu’être républicain, c’est se comporter en adversaire des émigrés et des factieux et il complète ce critère négatif par l’idée que le républicanisme se confond avec la vertu, conception inspirée de l’Antiquité et que Robespierre expose également.

9Partisan de Pétion de Villeneuve, le Maire de Paris, l’Argus s’insurge contre les « infâmes folliculaires » appartenant à la Section Saint-Joseph, qui tendent à discréditer ce monarchiste modéré. A la mi-avril, Melletier donne pour la première fois le compte rendu des séances de l’Assemblée et précise les efforts financiers en faveur de l’armée : amélioration de la solde, décret sur l’établissement des hôpitaux militaires, dons patriotiques... Brusquement, sans explication, il abandonne cette rubrique et concentre son attention sur les préparatifs de l’offensive confiée aux armées du Nord ; il reproduit, en son supplément, une lettre d’Auguste Prouveur de Pont, député originaire de Valenciennes, rapportant la démission du maréchal de Rochambeau, la nomination du maréchal de Luckner, prescrivant les mesures à prendre pour éviter de nouveaux échecs, analogues à ceux de Mons et de Baisieux. « Il faut que les traîtres soient punis ». La lettre a-t-elle été publiée parce qu’elle émanait d’un ancien conseiller pensionnaire de la Ville de Valenciennes et Membre des Etats du Hainaut ? a-t-elle été provoquée ? Dans le même esprit, le 24 mai, l’Argus diffuse une lettre du ministre Roland de lu Platière adressée aux sociétés patriotiques : « Du courage, des moeurs et de l’instruction », c’est un appel au devoir du citoyen mais aussi au soldat défenseur de lu propriété, ce qui correspond bien à l’idéal de ceux qu’on appellera bientôt les Girondins.

10Attaché à la Constitution et au loyalisme monarchique, Melletier estime que Louis XVI se trouve à la merci des comploteurs qui infestent la capitale et il s’accorde avec les Jacobins parisiens qui, parlant de l’attitude de Théobald Dillon, au Pas de Baisieux, déclarent : « Cette trahison est l’anneau d’un grand plan dont les créateurs principaux sont ici à Paris » ; le but de ces factieux est de rétablir la noblesse, de créer une chambre haute, d’introduire le bicamérisme, d’amorcer le retour des abus de l’Ancien Régime. Bien que le mot ne soit pas employé, l’Argus dénonce les intentions des Feuillants qui venaient de recevoir l’appui de La Fayette ; le général avouait être prêt à marcher sur la capitale avec ses troupes pour disperser les Jacobins.

11Le 28 mai 1792, de nouveau, Prouveur, le Girondin valenciennois, adresse de Paris, une lettre rassurante :

« L’Assemblée nationale vient de déclarer ses séances permanentes ; elle sait que la guerre, la marine et les finances exigent le sacrifice de tout son temps. La capitale est tranquille, la Garde nationale maintient l’ordre partout. Les Français peuvent dormir paisiblement quand leurs représentants et leurs administrateurs veillent pour eux ».

12Deux jours plus tard, Melletier annonce : « La garde actuelle du Roi est licenciée. Monsieur de Brissac, son commandant général, est décrété d’accusation » ; la garde nationale assurera désormais la protection du roi. Le 4 juin, notre journaliste considère la conspiration vaincue : un Comité autrichien préparait, sous la direction de la reine, la victoire de l’ennemi et le triomphe de la contre-révolution ; « les complots des ennemis intérieurs de la France sont découverts et déjoués ».

13En réalité, la conjoncture demeure inquiétante. On interroge le ministre Dumouriez sur l’utilisation des fonds secrets et, lui-même, ne pouvant fournir des réponses satisfaisantes, envisage de démissionner. L’Ami Jacquen redoute le départ de son protecteur : « Si Monsieur Dumouriez quittait le timon des affaires, nos maux seraient tels que notre seul espoir, comme notre seul salut, serait l’armée ». Ainsi, l’armée, dans l’esprit de Melletier, reste la sauvegarde de la monarchie constitutionnelle. Le roi refusa la démission de Dumouriez et l’Assemblée lui accorda un crédit de six millions pour dépenses extraordinaires et secrètes.

14Malgré le maintien aux affaires de l’homme providentiel qu’est Dumouriez, aux yeux de Melletier, la situation politique demeure alarmante : « les conspirateurs partent pour Paris, écrit-il le 14 juin 1792, Normands, Alsaciens, Bretons, 400 d’Arles, de la Lozère, de Jalès, 200 de Lyon... Paris est le centre de la révolte ; c’est à Paris qu’il faut frapper les grands coups... ». Si l’Assemblée est détruite et les patriotes égorgés, la guerre civile éclatera, les Feuillants réclameront le rétablissement de deux chambres... Paris doit être défendu pour rester le « Palladium de la Liberté ».

15En effet, à l’initiative de Joseph de Servan, il est prévu de former, au début de juin, près de Paris, un camp de 20.000 fédérés susceptibles d’intervenir en cas de nécessité. L’Ami Jacques associe les considérations politiques et les questions militaires : le 15 juin, il insère de nouveau une lettre du Ministre de l’Intérieur, Roland de la Platière, sur la situation politique ;

« les Français se sont donnés une Constitution ; elle a fait dos mécontents et des rebelles, la majorité de la nation la veut maintenir ; la minorité, soutenue par des espérances, a réuni tous ses efforts pour emporter l’avantage ».

16Le ministre énumère les mesures à prendre, demande à Louis XVI de lever son veto sur le bannissement des prêtres réfractaires, sur la création du camp de 20.000 fédérés, le met en garde contre les dangers de sa conduite : elle provoquera la chute du trône et le massacre des aristocrates. Journaliste officieux, Melletier ajoute laconiquement : « le courageux ministre qui avait écrit cette lettre le 10, a reçu, le 13, l’ordre de rendre son portefeuille ». Le roi renvoya non seulement le ministre de l’intérieur mais aussi Etienne Clavière, ministre des Contributions publiques, et les remplaça par des Feuillants. Melletier s’interroge en même temps sur la conduite du gouverneur des Invalides, M. de Sombreuil dont le patriotisme est mis en doute.

17C’est encore une lettre de Prouveur qui apprend, aux lecteurs de l’Argus la manifestation des 20 et 21 juin : « Les papiers publics nous donneront les détails des événements. Je me bornerai à vous assurer que le calme est rétabli ». Les partisans de Brissot désavouèrent cette journée. Le roi demanda à l’Assemblée « de rechercher les causes de cet événement... et de prendre les mesures nécessaires pour maintenir la Constitution, assurer l’inviolabilité et la liberté constitutionnelle du Représentant héréditaire de la Nation ».

18C’est en cette occasion que le rédacteur de l’Argus choisit comme épigraphe : « La Constitution ou la Mort ». Le 30 juin, il insère une adresse des Marseillais : « La liberté française est en péril, les hommes libres du Midi sont tous levés pour la défendre ». Une autre adresse, plus ferme, montre que Melletier s’éloigait de la fidélité totale au souverain et s’orientait vers les conceptions des Brissotins :

« Vous avez chassé trois hommes de confiance du ministère parce qu’ils vous ont dit la vérité ; vous avez refusé deux décrets Les conseillers du Roi veulent empêcher que l’on nuise aux prêtres réfractaires, mais ils refusent un rassemblement de 20.000 patriotes près de Paris... Roi des Français, vos flatteurs vous perdent ; ils vous font croire que ce n’est qu’une faction particulière qui vous tient le langage sévère de lu vérité ! ».

19Dans le Midi de la France, patriotes et aristocrates s’égorgeaient mutuellement. Les gardes nationaux de Marseille durent intervenir à Arles, à Avignon, à Orange. Deux commissaires furent envoyés sur place contribuer au rétablissement de l’ordre. L’un des chefs rebelles était le sieur Saillant qui entretenait une correspondance secrète avec les frères de Louis XVI. Selon son habitude, Melletier annonce, le 21 juillet, avec satisfaction, que la rébellion est écrasée.

« Une vaste confédération dont le principal foyer était à Jalès, devait commencer la contre-révolution dans le Midi, tandis que les troupes étrangères envahiraient la France du côté du Nord. Arles devait être une des places qu’occuperaient les « émigrés ». »

20C’est toujours le recours à l’explication simpliste de la conspiration fomentée par les contre-révolutionnaires en accord avec les émigrés. Les patriotes doivent se défendre sur deux fronts, contre les ennemis de l’intérieur, contre les armées étrangères.

21La Constitution, comme la notion de Loi, prenait une valeur essentielle, une sorte de sauvegarde des réformes acquises. Un membre de l’Assemblée proposa, le 7 juillet, de vouer, par une déclaration solennelle, à l’exécration publique tout projet d’altérer la Constitution. Peu après, l’avocat Pierre Vergniaud, député de la Gironde, lance un appel au peuple :

« Citoyens, votre Constitution repose sur les bases de la justice éternelle... Les troubles intérieurs appellent votre surveillance... L’Assemblée Nationale a déclaré la Patrie en danger ».

22Jérôme Pétion avait tenté, le 20 juin, d’empêcher l’envahissement des Tuileries et surtout des appartements royaux. Bien qu’accusé par les royalistes de ne pas avoir tout fait pour assurer la sauvegarde du souverain, le maire de la capitale adressa une proclamation au peuple de Paris pour l’inviter à « couvrir de ses armes, le Roi et la Constitution, à respecter sa personne et son asile ». Sous la pression de la Cour, l’administration départementale, le 6 juillet, suspendit provisoirement Pétion de ses fonctions. Melletier, comme la Société des Amis de la Constitution de Valenciennes, approuve, au contraire, la conduite du maire lors des événements du 20 juin.

23De tendances brissotines, Melletier publie un discours prononcé par Salmon, président du Directoire, à Lille, qui affirme sa confiance dans le roi. Somme toute, Melletier ne pactise pas avec les Feuillants accusés de vouloir mettre un terme à la guerre et restaurer l’Ancien Régime ; il fonde tous ses espoirs en Louis XVI et dans la Constitution et espère l’harmonie entre lus deux pouvoirs pour conduire la France à la victoire.

24Le 13 août, Melletier relate la journée du 10 août ; pour lui, le pouvoir exécutif qui avait fait le serment d’être le soutien du peuple, semble, au contraire, s’être coalisé avec nos ennemis de l’extérieur pour nous asservir. La Cour était devenue un foyer de contre-révolutionnaires. L’Argus reproche aux Suisses d’avoir ouvert le feu sur les gardes nationaux et transcrit le décret présenté par Vergniaud : réunion d’une Convention nationale, suspension du pouvoir exécutif, nomination d’un Conseil provisoire de six ministres, projet de décret pour la nomination d’un gouverneur du prince royal, assignation de Louis XVI à résider au Palais du Luxembourg.

25Melletier demeure indécis alors que son confrère lillois Joseph Paris de Lespinard réagit violemment dans la Gazette du département du Nord. Quant à Mme Barbe Lefebvre-Marchand, elle décrit, dans son Journal général du département du Pas-de-Calais, publié à Tournai, le pillage du château des Tuileries par une meute sanguinaire4. Le 14 août, l’Argus se résigne et affirme, une fois de plus, le retour au calme, mais « les noms de roi et de royal ont été biffés de toutes les enseignes ».

* * *

26Le 15 août 1792, Melletier donne des indications nécessaires pour l’élection d’une Convention Nationale. Bientôt, dans son Bulletin de Paris daté « du 15 août 1792, l’an IV de la liberté et de la destruction des traitres et des tyrans », il adopte un autre ton : « Le monstre couronné fut conduit hier dans la Tour du Temple... ». La collusion de Louis le Traître avec les émigrés est affirmée ; les pièces découvertes dans un des secrétaires du cabinet du roi, lues à l’Assemblée, le prouvent ; « on a encore trouvé chez le tyran, un autre mémoire de l’emploi des fonds pour ruiner la chose publique ».

27L’Argus poursuit ses informations. Paris se calme, affirme-t-il encore. Les presses des contre-révolutionnaires sont dispersées ; San terre devient le chef de la garde nationale ; on prépare un décret fixant l’habitation et le traitement de la famille royale... Les ex-constituants et les ex-ministres feuillants : Barnave, Alexandre et Charles Lameth, Duport-Dutertre, Bertrand, Duportail et Tarbé sont mis en accusation, les commissaires du roi, dont Canquelain du District de Valenciennes, sont révoqués. Le journal mentionne les sanctions qui frappent ceux que l’on considère coupables. La pensée politique de Melletier évolue. Le 22 août, il reconnaît :

« Tant que Louis XVI s’était bien conduit, il avait des amis parmi le peuple ; aujourd’hui que le peuple a reconnu, dans beaucoup d’occasions, que Louis XVI ne marchait pas d’après la Constitution, ce despote est jugé comme il le mérite ».

28Le roi est ainsi accusé de n’avoir pas respecté la Constitution. L’Argus vient en aide aux veuves et aux orphelins des citoyens morts le 10 août pour la défense de la liberté. Melletier offre lui-même dix livres, les compagnons imprimeurs, neuf, le département du Nord, 1304 livres ; les noms des souscripteurs sont publiés.

29Melletier reste aux aguets : le 31 août, il signale qu’on a arrêté des personnes qui s’étaient introduites dans la Tour du Temple où est enfermée la famille royale. Au moment des Massacres de Septembre, il explique brièvement ce carnage :

« L’avancée des Prussiens a fait que le peuple a couru aux armes... Il a massacré les prisonniers contre-révolutionnaires détenus à l’Abbaye, au Châtelet, à la Conciergerie, aux Carmes... ».

30Le numéro suivant précise :

« Le peuple ne paraît pas apaisé par les victimes qu’il a immolées à sa vengeance ; il sait tout ce qu’il en risque, il voudrait en purger Paris avant de marcher à l’ennemi du dehors ».

31Sans les approuver, ni les condamner, Melletier explique ces meurtres par la nécessité de poursuivre la guerre sans craindre une insurrection à l’intérieur du royaume. Apprenant que plus de 1200 personnes avaient été mises à mort, Roland lui-même conseillait, le 3 septembre, de « jeter un voile » sur ces événements ; Mme Marchand, la rédactrice du Journal général de la Guerre, mit ces épisodes sanglants sur le compte du « peuple cannibale » et de « l’anthropophage Marat ».

32L’Argus joue son rôle d’organe militaire en annonçant les mesures prises par l’Assemblée Législative pour enrayer l’invasion prussienne. Il faut éviter que ne se reproduisent des trahisons comme celles de Longwy et de Verdun ; ceux qui parleraient de se rendre seraient punis sur-le-champ. Les commandants des places assiégées doivent désarmer les suspects. Il faut contenir les traîtres et les conspirateurs.

33Bientôt, Melletier lance un nouveau cri d’alarme : « Maintenons la paix au dedans et nous triompherons de nos ennemis extérieurs ». Il ne semble pas s’inquiéter des mouvements provinciaux, il redoute surtout l’action de ces tyrans déguisés à Paris et, sans doute, songe-t-il, non plus aux contre-révolutionnaires, mais à la Commune insurrectionnelle. Il accuse

« Marat qui ne cesse d’induire le peuple en erreur, de lui prêcher la doctrine de l’anarchie. Marat est un homme qui s’est investi de quelque confiance parce qu’il a flatté quelques passions. Tant qu’on n’apprendra pas au peuple que son intérêt est de respecter les lois, nous ne serons jamais libres ».

34Le 24 septembre, notre rédacteur rapporte que, sur la proposition de Collot d’Herbois, la royauté a été abolie et, le lendemain, il décrit le déroulement de la séance qui a abouti à fonder une ère nouvelle, l’An I de la République Française. Melletier, dans l’Argus, remplace « l’An IV de la Liberté » par « L’An I de la République ». Du nouveau régime, il se borne à dire :

« Le peuple nomme ceux qu’il croit les plus instruits et les plus dignes de sa confiance pour administrer ses affaires parce qu’il voit qu’il ne peut les administrer lui-même. Par ce mouvement naturel et spontané, il prélude à la confection de la loi ».

35Il compare monarchie et république :

« L’amour de la monarchie n’est, chez tous les hommes corrompus, que l’amour de l’argent. On pourrait citer parmi les partisans de la monarchie une foule de charlatans, de fripons, de scélérats... Il n’y en a pas chez les Républicains parce que le vice n’y a pas cours. Les hommes vicieux sont forcés, sous un régime républicain, de se corriger ou de renoncer aux suffrages de leurs concitoyens ».

36Remarques qui surprennent chez ce monarchiste modéré du mois d’avril. Le 26 septembre, il emprunte encore cette phrase catégorique à un Avis aux Français, paru au lendemain de l’arrestation de Louis XVI à Varennes : « Les malheurs du peuple viennent des rois ».

37Il approuve les mesures prises par la Convention à l’endroit de la famille royale. Le 6 octobre, il combat les formules de politesse, les titres de noblesse, il estime ambiguë l’appellation de citoyen. « Certes, nous dirons avec joie le citoyen Pétion, le citoyen Concordet mais quel est le patriote qui pourrait dire le citoyen Marat ? ». Il clame son opposition aux Montagnards le 29 octobre : c’est « une faction qui veut la République pour elle et non pour le peuple, qui calomnie Paris et les départements, soudoie les journalistes pour égarer et semer la défiance ».

38Le procès du roi retient son attention. Pour appuyer la mise en accusation de Louis XVI, il cite Voltaire : « Si l’homme est créé libre, il doit gouverner / Si l’homme a des tyrans, il doit les détrôner ».

39Melletier se réfère rarement aux écrivains et aux philosophes. Il réclame le supplice du tyran et l’expulsion de sa famille ; il donne de larges extraits de l’interrogatoire de Louis Capet. Il signale son calme : « Nulle altération sur sa physionomie. Son attitude était fière, son ton ferme, la voix même assez élevée ». Louis XVI manifesta, en effet, en plusieurs circonstances, un réel courage. Le publiciste retrouve-t-il en dépeignant l’attitude du souverain persécuté ses sentiments d’autrefois ?

40Le 31 décembre, Melletier reconnaît la responsabilité royale des fautes qu’il attribuait naguère aux conseillers. « Il ne s’agit donc que de consulter l’intérêt national pour décider du sort de Louis, de le consulter sans passion, sans précipitation, avec un entier dévouement à la patrie ». Le premier Janvier 1793, il écrit : « L’opinion la plus sage et qui paraît avoir le plus de partisans est celle de bannir, après la guerre, Louis et sa famille, du territoire de la République et de porter la peine de mort contre ceux qui rentreraient ».

41Brusquement, le 3 janvier, Melletier se sépare des Girondins qui préconisaient l’appel au peuple et rejoint Robespierre qu’il ne cite qu’une fois, en cette occasion : « A la tournure que prend cette affaire, il est évident que tous les membres de la Convention Nationale prononceront la peine de mort contre Louis Capet ». A-t-il été impressionné par le procès de Louis XVI ? Lui a-t on imposé cette volte-face ? Dans le dernier numéro de l’Argus, il prophétise ; « La cause des rois avec les peuples a été jugée le lundi 21 janvier et, avec Capet, tous les autres tyrans ont été condamnés à mort ». Dans sa profession de foi terminale, le 1er février 1793, il attaque des Girondins tels que Louvet et il conclut : « Un vrai républicain doit haïr les rois et tous ceux qui voudraient asservir leur patrie ». S’est-il rapproché de Robespierre tout en détestant Marat ?

42Le 2 décembre, il commentait le discours de Kellermann, prononcé aux Jacobins de Paris : « Je viens renouveler au milieu de vous, l’engagement solennel de faire triompher au prix de tout mon sang, la cause sacrée de l’égalité ». Le 11, il approuve la généralisation du tutoiement déjà en usage à la Convention nationale, dans les administrations départementales, dans les sociétés populaires... Mais, en même temps, Chesneau poursuit Marat de sa haine : « le soi-disant Ami du peuple aurait-il été attaqué de la maladie que le général Dumouriez a donné aux Prussiens dans la Champagne ? »

43Le 1er février, Melletier avertit ses lecteurs :

« Chargé par le Conseil exécutif d’une mission dans la Belgique, je dois m’y vouer tout entier ; et, comme je n’ai point de collaborateur, comme je ne trouve ici qui que ce soit qui pourrait se charger de la rédaction de mon journal pendant mon absence, je suis donc forcé de l’interrompre totalement ».

44Nommé commissaire adjoint par le ministre Lebrun, il quitte l’Athènes du Nord pour préparer l’annexion du Hainaut belge.

* * *

45Pendant près d’un an, ce folliculaire a diffusé des informations conformément aux vues du gouvernement. Il a exalté l’esprit civique, le patriotisme, la discipline parmi les troupes recrutées à la hâte, dans un environnement politique fluctuant, privées de leurs chefs d’Ancien Régime. Il s’efforça de combattre les désertions et de glorifier la vaillance des soldats français. Melletier inséra dans son journal le Credo du bon soldat qui précise les devoirs essentiels du militaire.

46S’adressant à des soldats, Melletier leur livre des informations sur les ennemis, sur les puissances neutres, sur les pays annexés. Parmi les adversaires, les émigrés sont les plus combattus. L’occupation des Pays-Bas autrichiens s’avère délicate :

« Je regarde, dit Melletier, et vois avec peine qu’il sera impossible de former la Belgique en une République seule et indivisible ; les caractères, les moeurs et les principes des habitants du Hainaut, des Brabançons, des Flamands, des Namurois... sont trop différents les uns des autres pour jamais compter sur cette réunion de provinces » (30 nov. 1792).

47Par convictions personnelles ou parce qu’il croit au rôle déchristianisateur de l’armée, il manifeste un anticléricalisme virulent ; il attaque les prêtres réfractaires : « Prêtres perfides et imposteurs, abuserez-vous donc constamment de la bonne foi et de la crédulité de certaines classes de fidèles ». Il accuse les religieux de fanatiser le peuple belge, il s’en prend aux Ursulines de Valenciennes ; il ne montre une certaine compréhension qu’à l’égard des ecclésiastiques jureurs.

48Les nouvelles locales, les faits divers, les petites annonces foisonnent dans l’Argus comme dans la plupart des périodiques de l’époque. Il signale les livres nouveaux, insère des études historiques régionales, fait allusion aux confrères : La Sentinelle de Louvet, la Feuille villageoise, de Grouvelle et Ginguené, les Annales patriotiques et littéraires, de Jean-Louis Carra, la Chronique de Paris, des frères Millin, combat le Postillon de la guerre ou Gazette générale de l’Europe, périodique contre-révolutionnaire, créé en avril 1792, subventionné par la Cour.

49L’organe de Melletier diffuse essentiellement un récit des événements politiques et militaires. Sans doute, est-il au service de Dumouriez, de Lebrun, de Prouveur... au printemps 1792. Puis, il évolue en direction des Rolandins et des Brissotins ; il éprouve plus de peine à passer aux côtés des Montagnards, ne manifeste guère de sympathie pour Robespierre, ne cite pas Danton qui, cependant, incarne un idéal patriotique proche du sien, méprise Jean Paul Marat. Evolue-t-il sous l’influence de l’environnement politique ? pur opportunisme ? parce qu’il est subventionné par le gouvernement ?

50Son langage, celui de ses collaborateurs, celui des discours reproduits donnent quelques indications sur l’idéologie interprétée par l’Argus. Le vocabulaire nouveau : Nation, Patrie, citoyen ou les néologismes comme « tyrannophage » apparaissent ; Melletier respecte les consignes de lu Convention au sujet des formules de politesse. Le vocabulaire militaire s’actualise : « bas-officier » est remplacé par « sous-officier » ; le mot « volontaire » qui désignait un jeune noble cherchant à faire carrière, s’applique désormais à celui qui s’enrôle pour défendre la Patrie mais aussi la Révolution. Des noms étrangers entrent dans le langage ; Kaiserlich, Schnaps, Uhlan... Les « officiers » assurent des fonctions dans l’ordre administratif et deviennent des « serviteurs de la nation ».

51En revanche, l’orthographe et la syntaxe ne sont pas renouvelées pendant la crise révolutionnaire.

52Si l’on procède à une étude de fréquence des vocables, on constate la rareté du mot « démocrate », sauf quand il désigne les Vonckistes belges, l’augmentation de l’emploi du terme « peuple », surtout lorsqu’il s’agit des Belges ; mais le nom « société » n’apparaît guère, pas plus que la notion « contrat social » ; Rousseau est absent de l’horizon politique de l’Argus. Melletier réserve plutôt le substantif « peuple » à la Belgique et « Nation » à la France. Les vocables « Constitution », « lois », sont fréquents ; les « aristocrates » également, ce sont les ennemis à combattre.

53Parmi les termes spécifiquement révolutionnaires, « Liberté » l’emporte ; elle figure parmi les droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Le mot « Egalité » est employé avec moins d’insistance. Celui de « Fraternité » ne paraît que pour évoquer la fraternité d’armes. Tandis que la fréquence du signifiant « Egalité » s’accroît au cours de l’année 1792, celle de « patriote » décroît après une période de succès. Le terme de « citoyen » est très fréquent, celui de « sans-culotte » apparaît le 21 août et il est très peu utilisé ; le Girondin Pétion en souligne l’ambiguïté.

54Parmi les vocables se rapportant à la Contre-Révolution, le plus fréquemment employé est celui de « Tyran » ; mais, dans un premier temps, il s’applique aux souverains coalisés contre la France ; par la suite, il se généralise et Melletier appelle l’évêque de Liège un « tyran mitré ». « Despote » est réservé aux souverains de Prusse et d’Autriche. « Complot, conspiration, conjuration, perfidie, infamie, crime, trahison » parsèment les colonnes de l’Argus jusqu’en août 1792. Les soldats ennemis, qualifiés de lâches en mai-juin, deviennent les esclaves au service des Tyrans puis des brigands, des scélérats, des monstres.

55Dans l’ensemble des mots à valeur morale, courage et bravoure sont très employés au moment des revers de l’armée française, moins lors de ses succès ; mais cette notion demeure le fondement du civisme ; la nation doit alors « venger » les outrages subis. L’honneur exprime la fidélité intransigeante aux principes révolutionnaires, à la loi, à la Liberté. Les substantifs confiance, discipline, obéissance sont abondamment utilisés par Melletier de mai à juillet 1792, au lendemain de la panique de Baisieux et de Quiévrain, ensuite lors de l’offensive manquée du Baron de Luckner sur Courtrai, suivie d’une retraite inexpliquée.

56Les termes à fondement philosophique sont très rares ainsi que les références aux penseurs des Lumières. La personnalité de Melletier étant peu connue, il est difficile d’expliquer ces attitudes successives et les choix de son langage. C’est un homme d’action. Son périodique doit informer mais il entend infléchir l’opinion. Il gonfle la valeur du volontaire de 1792 et minimise les qualités de l’ennemi. L’analyse du contenu met en lumière les aveux et les silences, les redites et les oublis mais l’historien mesure difficilement l’influence de ce quotidien sur le lecteur, les traces qu’il laisse dans sa mémoire, l’emprise qu’il exerce inconsciemment sur son action5. L’Argus nous semble néanmoins un bon témoin de ce qu’était la presse périodique à connotation politique destinée aux soldats à l’heure de la Marseillaise.