Pierre Guiral

1C’est avec empressement que des dizaines d’anciens élèves, de collègues et d’amis ont écrit les textes d’histoire qu’on va lire en hommage à Pierre Guiral. S’il n’avait tenu qu’à eux, ce volume aurait été publié depuis longtemps. La réalisation a été lente, parce que le destinataire de l’hommage ne figure pas parmi les plus grandes « vedettes » nationales, mais le zèle des auteurs nous rappelle que son oeuvre et son influence n’en ont pas moins beaucoup contribué à former l’indispensable tissu provincial de l’enseignement et de la recherche universitaires. Et encore certains amis n’ont pas été pressentis, par crainte de faire un volume trop important.

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2Aix-en-Provence possède une Faculté des Lettres depuis 1846. Un siècle après, sa réputation n’était pas très grande, mais c’est aussi qu’elle avait bien peu de chaires, et par là même bien peu de spécialisations. Lorsque Pierre Guiral y a été nommé professeur, succédant à Jean Vidalenc, en 1955, il avait la charge de toute l’histoire moderne et contemporaine : de la Renaissance à nos jours, de la France jusqu’aux antipodes, et de l’économie à la politique et à la culture.

3Pour « couvrir » ces immenses domaines, à la rentrée de 1957 encore, il n’avait avec lui qu’un assistant (l’auteur de ces lignes) et deux professeurs de lycée chargés de cours complémentaires. A ses côtés Jean Rémy Palanque enseignait l’Antiquité, et Georges Duby le Moyen-Age, avec des moyens aussi faibles. Peu à peu, à partir de l’année suivante, d’autres chaires allaient être créées (Histoire Moderne, Histoire d’Outre-Mer), et les postes d’assistants puis de maîtres-assistants allaient se multiplier. Au bout d’une dizaine d’années, Guiral avait pu replier son enseignement et sa direction de recherches sur ses domaines de prédilection (le XIXe siècle français, la politique et l’opinion, Marseille et ses relations méditerranéennes) cependant qu’il avait empli la « section » d’histoire moderne et contemporaine d’une vingtaine de jeunes collaborateurs. Nous ne dirons pas « de ses disciples ». Dans cette phase de grand essor universitaire qui a immédiatement précédé 1968, Pierre Guiral a recruté largement, librement, libéralement, anciens d’Aix et anciens de Sorbonne, provençaux et gens « du Nord », hommes et femmes, marxistes et chrétiens, en se fiant à sa propre perception des réputations et des talents, et à son intuition des qualités humaines. Il advint naturellement que cette grande famille bigarrée ne réagit pas dans l’ensemble, en Mai 1968, à l’unisson de son fondateur. La jeunesse fut en majorité dans le mouvement, le patron fut plus que réservé, et il se pourrait même que son hostilité à l’effervescence d’alors ait été aggravée par ce qu’il y soupçonnait d’ingratitude chez les siens. Ne forçons pas la note, cependant ! Les historiens aixois de moderne – et – contemporaine ne se sont pas déchirés, parce que Pierre Guiral avait imposé, au-dessus et en dépit de toutes les contestations, des qualités personnelles qui forçaient l’estime et maintenaient l’attachement.

4On n’insistera pas trop ici sur ces aspects psychologiques des choses. Dieu merci ! ce n’est pas un portrait entier ni une biographie achevée que nous avons à écrire, mais un simple bilan scientifique et professionnel. Mais l’humanité n’est pas négligeable dans la profession même ! Un professeur dévoué, consciencieux, toujours présent, toujours disponible, toujours attentif – avec chaleur et délicatesse à la fois – aux soucis privés (parfois aux drames) des élèves ou des compagnons de travail, cela compte, jusque dans le bon exercice du métier.

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5C’est la même ouverture et la même générosité d’esprit qui ont amené Guiral à consacrer beaucoup de temps et de soin aux activités historiques extra-universitaires. Loin de dédaigner les érudits locaux ou les simples professeurs de collèges, il s’est fait une sorte de spécialité de la liaison et de la coopération avec eux. La « Régionale » des professeurs d’histoire et de géographie, les sociétés savantes, réunies dans la Fédération historique de Provence, avec sa revue Provence historique, ont été ses affaires. La coopération avec les archivistes et les bibliothécaires, qui va de soi dans notre profession, a été d’autant plus efficace que les rapports de travail s’inséraient bien dans ces réseaux de la sociabilité érudite, toujours sympathique et courtoise, et parfois amicale. La recherche – comme l’enseignement tout à l’heure – a indéniablement bénéficié de cet heureux climat.

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6Un autre sentiment il est vrai orientait Pierre Guiral vers cette conception du métier, c’était son patriotisme provençal, disons mieux, son patriotisme marseillais.

7La place de Marseille dans l’oeuvre de Pierre Guiral est assez évidente ù la lecture de sa bibliographie. Elle ne l’est pas moins dans sa vie. Marseillais de naissance, il revint dans sa ville natale comme professeur de lycée dès 1936, après les deux étapes de rigueur en plus modestes préfectures (Pau – puis Avignon –). Professeur de Faculté, il ne voulut jamais fixer son domicile à Aix. C’est la Faculté, s’il l’avait pu, qu’il eût transportée à Marseille ! Tenant (à tort ou à raison) pour passéiste et élitiste la tradition qui place les Universités dans de petites villes à prestige, telles que Aix, Oxford ou Princeton, il préférait pour sa part l’immersion du monde savant dans les métropoles du mouvement et de la modernité. Bref, Guiral aime Marseille et parvient souvent à la faire aimer. Il y faut quelque courage d’ailleurs, car l’éloge de Marseille n’est pas aussi facile à faire entendre à Paris que celui de grandes dames comme Lyon ou Strasbourg. Il y a tout un courant de dépréciation à remonter, qui affecte la province en général, le Midi en particulier, et Marseille singulièrement. Mais Guiral se plaît à contre-courant.

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8Tournons-nous vers l’oeuvre à présent pour avoir confirmation de ce dernier caractère. La grande thèse ? une biographie de Prévost-Paradol, « pensée et action d’un libéral sous le Second Empire », soutenue et publiée en 1954.

9Guiral n’ignorait pas alors que la tendance dominante portait vers l’histoire économique et sociale ; il en savait les mérites, et nous l’avons souvent entendu exprimer son admiration pour Ernest Labrousse, Pierre Goubert, ou Charles Carrière. Mais il gardait ses distances. Il admirait les grands manipulateurs de quantitatif, mais sans trop les imiter ; il appréciait les historiens des classes sociales, mais en priant pour qu’on délaissât un peu les éternels ouvriers et paysans et que l’on se penchât sur les marins ou sur les domestiques. Il ne croyait guère à l’histoire des mentalités, bien qu’il sût en goûter le pittoresque, et bien qu’il donnât libéralement, à toute innovation de valeur, la caution universitaire. Il tenait, pour sa part, qu’il fallait étudier les journaux, la bonne vieille opinion politique, et les personnages publics, à la fois comme agissants et comme représentatifs. Pendant vingt ans, classé comme historien de la presse et biographe de Prévost-Paradol, Guiral a été affecté ainsi d’une image de marque de savant indéniablement traditionaliste. Il n’est pas exclu qu’il en ait un peu souffert. Mais les choses changent, sous nos yeux. Le politique et l’idéologique apparaissent décidément indispensables à la compréhension de notre temps, et malaisément réductibles à la lutte des classes. La biographie redevient à la mode..., et le libéralisme aussi ! Ce retour de la réflexion et de la recherche vers des secteurs un temps délaissés permet de qualifier aujourd’hui d’utile mainteneur l’historien jugé naguère archaïsant. « 11 y a plusieurs demeures dans la maison »... de Clio, on le sait mieux aujourd’hui, à l’heure où la « nouvelle histoire » devient à son tour historique.

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10Ce que l’on vient d’écrire relève naturellement d’une interprétation rétrospective. On s’en doute bien : ce n’est pas pour maintenir ouvert un champ ou une rubrique que Guiral a écrit Prévost-Paradol ! La raison du choix a été plus profonde. Il faut bien en venir enfin à l’existentiel, et plus précisément à la politique.

11On ne consacre pas sa vie à l’étude des périodes récentes de l’histoire nationale sans être intéressé, au sens le plus profond du mot, par les débats politiques qui en sont la suite immédiate. Pierre Guiral n’a jamais cherché à dissimuler ce côté de sa personnalité intellectuelle. Sorti d’un milieu catholique et plutôt conservateur, il a fait ses premiers choix personnels dans la Khâgne du lycée Henri IV, en acceptant l’influence d’Alain. Un jeune homme de gauche, donc, passionné par la justice, la paix et la réconciliation internationale espérée sous l’égide de la Société des Nations. C’est la catastrophe de 1939-40 qui, en brisant ces perspectives par le double fait de l’agression des dictatures et de l’effrondrement intérieur du pays, lui a fait rechercher des références réputées solides, autour de la Nation et de la Liberté. C’était se mettre à l’école du grand XIXe siècle libéral. Comme on le voit, Prévost-Paradol était bien plus que le héros mineur d’une thèse-à-faire, il était le commentateur parfait d’une éthique politique.

12Guiral s’est posé alors comme le survivant et le discret prosélyte de cette tradition libérale, à la fois catholique et laïque, universaliste et patriote, méfiante à l’égard des cultes de gauche comme du chauvinisme musclé (il avouait détester à la fois la Révolution et Napoléon), osant défendre le régime parlementaire, épris de toutes les libertés concrètes. Sous la Quatrième République, ce genre de centrisme avait beau se trouver au pouvoir, il n’avait pas précisément le vent en poupe dans les milieux intellectuels, attirés plutôt par le communisme, le gaullisme ou le mendessisme. Pierre Guiral se sentait, là encore, avec une certaine coquetterie, un tempérament de mainteneur et un esprit réfractaire aux engouements.

13Il y avait plus profond. Prévost-Paradol, l’auteur de la France Nouvelle, avait lié la grandeur nationale à l’expansion de la France outre-mer et notamment à l’Algérie. Cette expansion africaine et algérienne avait Marseille pour base de départ. Elle était donc bien le thème commun des deux thèses de Guiral, la principale sur Prévost-Paradol, la complémentaire sur Marseille et l’Algérie. On comprendra ainsi que la perte de « l’Algérie française » ait été pour notre ami un drame intellectuel et humain. Et peut-être aussi le point de départ d’une évolution vers un pessimisme accentué, au cours de laquelle le pur libéralisme de la maturité allait prendre des infléchissements de plus en plus conservateurs. – Mais ce n’est ni le moment ni le lieu pour l’apprécier. –

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14Bien plutôt convient-il de rappeler que, dans toutes ces évolutions, dans ces affaires dramatiques, et dans ces controverses passionnées, Guiral s’est toujours efforcé de garder le sens de l’humain, et de ne rompre – autaut qu’il dépendait de lui – aucun lien personnel. La fidélité en amitié fait partie des quelques vertus dont ce modeste consent à se targuer. A preuve son attachement à Georges Pompidou, son ami de jeunesse, devenu pourtant, arrivé au pouvoir, l’exécutant d’une politique semi-autoritaire et décolonisatrice. On en pourrait donner d’autres preuves encore, mais gardons-nous de l’indiscrétion !

15Jusqu’au seuil de sa propre vieillesse, Guiral a toujours donné l’exemple de l’amitié respectueuse pour les vieux maîtres, ou pour les aînés, si divers qu’ils fussent, à qui il devait quelque aide ou quelque exemple, Félix Tarvernier et Gustave Monod, Daniel Halévy et Jules Isaac, Henri Michel et Philippe Ariès, j’en oublie sans doute.

16Tel est l’homme que ces Mélanges vont honorer. Un historien et un professeur qui a bien tenu sa place dans l’Université française, un « patron » et un ami qui a enrichi et aidé ceux qui l’ont approché et qui l’ont su comprendre.