Le marché du charbon, un enjeu entre l’Europe et les États-Unis de 1945 à 1958
|Conclusion
Texte intégral
1De nombreuses études économiques se sont penchées sur le marché de l’énergie, en mettant en valeur certains aspects comme le prix de l’énergie, l’équilibre entre l’offre et la demande, ou bien la répartition des sources d’énergie. Toutes s’accordent pour projeter dans l’avenir le sort des sources d’énergies étudiées. Mais peu se placent dans un contexte historique qui offrirait pourtant la possibilité de mieux saisir les indices permettant de tabler sur l’avenir de ces sources d’énergie. Le marché, dans le sens strict du terme, ne permet pas seul de déterminer la place que peut occuper une source d’énergie dans l’approvisionnement mondial. Les acteurs que sont les gouvernements, répartis en fonction de la position du pays sur le marché énergétique en tant qu’importateurs, exportateurs, producteurs, non producteurs, ainsi que les producteurs de la source d’énergie considérée, déterminent une grande part active dans l’élaboration du marché de l’énergie. C’est dans ce sens que le marché de l’énergie comprend des impératifs relevant simultanément de l’économie et de la politique. C’est ce qu’on pourrait appeler la politique de l’énergie.
2Ici, l’étude porte sur le charbon, encore première source d’énergie après la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la fin des années 1950. Le charbon est la véritable clé de voûte des relations à consolider et à venir : il devient très vite l’excuse à de nombreuses négociations soit purement diplomatiques, soit économiques dans le but d’établir un monopole du marché par exemple, ou bien les deux à la fois. Je voudrais insister sur un aspect trop souvent étroit dans lequel on a confiné le charbon, qui est celui des relations franco-allemandes, le limitant à un aspect quasi « régional ». Certes, avant 1938, la configuration du marché était plus européenne, et était liée aux bassins houillers du Nord-Ouest de l’Europe, réunissant l’Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique et la France sur des mêmes bases charbonnières. Pourtant, on ne doit pas oublier la Grande-Bretagne qui était le premier fournisseur de charbon sur le continent européen. Après-guerre, l’arrivée du charbon américain sur le continent européen renouvelle et élargit considérablement les horizons de ce marché à un niveau quasi mondial ; jusqu’à présent, on s’est concentré sur les revendications françaises sur le charbon allemand. La raison d’une telle régionalisation peut venir des structures mêmes de l’industrie charbonnière qui, à la différence de celles de l’industrie pétrolière, sont fortement localisées dans ces bassins du Nord-Ouest de l’Europe. N’oublions pas ces formidables konzerns allemands, les constitutions de cartels, le monopole des échanges par les Comptoirs de vente. La lenteur de la rentabilité des investissements miniers a pu aussi favoriser un état d’esprit plus enraciné en un lieu bien délimité. Face à ces considérations, le charbon possède les mêmes caractéristiques que le pétrole même si celui-là paraît plus « empesé » dans son aspect stratégique.
3La contribution de la thèse s’insère dans ce contexte : elle met en relief les rapports, établis au niveau économique et diplomatique, entre les pays européens et les Etats-Unis au niveau décisionnel, c’est-à-dire les gouvernements et les producteurs de charbon, autour d’une source d’énergie à une époque cruciale pour le devenir de l’Europe de l’Ouest ainsi que pour le devenir du marché européen de l’énergie. La thèse offre, de cette manière, une vision différente de l’histoire de l’après-guerre grâce à l’angle charbonnier, et aussi grâce à la perspective européenne apportée par les archives consultées. Par ailleurs, l’apport statistique constitue un élément déterminant, car il a permis de dégager des stratégies économique et politique de la part des parties concernées, et aussi d’affiner certains arguments.
4Ce travail a cherché à répondre à l’hypothèse principale mettant en jeu les relations entre les Etats-Unis et l’Europe au niveau du marché charbonnier de 1945 à 1958, qui est la suivante : le charbon des Etats-Unis n’aurait-il pas faussé le marché européen de l’énergie en retardant la substitution du pétrole au charbon ?
5En tout premier lieu, il a fallu s’interroger sur les origines de la crise du marché charbonnier. La pénurie en charbon que connaît l’Europe de l’Ouest en 1945 provient de cette crise, qui se mesure à long terme depuis l’après Première Guerre mondiale, et qui n’est pas le résultat d’un effet temporaire de la Seconde Guerre mondiale. L’origine de ces difficultés réside dans les politiques monétaires de l’entre-deux-guerres, car elles n’offrent pas la possibilité aux charbonnages de se constituer des réserves financières pour envisager une politique solide d’investissements. En effet, l’urgence du renouvellement de l’équipement productif cède le pas aux impératifs à court terme. La crise des années 30 marque un tournant décisif dans les rapports entre l’Etat et les Charbonnages, alors privés. Elle inaugure une politique de subventions gouvernementales afin de maintenir le plein emploi dans un secteur clé de l’économie en général, ce qui aurait permis de limiter les effets de la crise elle-même. Ensuite, le contexte politique mouvementé d’après 1935 oriente l’économie vers la production d’armement, qui confisque les capitaux qui auraient pu servir aux investissements miniers. Dans ce contexte, le régime autarcique de l’Allemagne hitlérienne doit être relativisé au niveau des échanges charbonniers, assez importants dans le but d’acquérir des devises. Par ailleurs, l’Allemagne axe ses exportations vers les pays alliés et annexés. L’expansion économique qui caractérise cette période est artificielle puisque grandement due à la hausse de la productivité d’acier destinée à l’armement. Cependant, l’effet statique à court terme de la production d’armement ne pourra pas être ressenti car la Seconde Guerre mondiale intervient. A la veille de cette guerre, les industries du charbon allient deux modèles économiques différents, d’une part elles fonctionnent dans un cadre privé, et d’autre part elles intègrent les interventions de l’Etat.
- 1 Alan Milward, European rescue of the Nation State, London, 1992.
6A cause de ses structures lourdes et de son poids dans l’économie, l’industrie charbonnière se révèle tributaire des événements économiques et politiques de l’entre-deux-guerres, mais continuera à l’être aussi après 1945. Les cycles économiques s’accélèrent alors d’une manière préoccupante, passant brusquement à la Libération d’une pénurie de charbon à une surproduction dans les années 1950. Malgré tout, de courtes périodes de dépression du marché succèdent régulièrement à des périodes de relance, qui ne sont que l’expression d’événements internationaux. Ici, on peut répondre à Alan Milward qui considère le marché des années 1950 comme assez étrange à cause de ses mouvements d’échanges chaotiques1. Il faut nécessairement tenir compte de l’accélération des cycles économiques, comparés aux « oscillations du pendule », de plus en plus courts et d’une amplitude croissante, ce qui est révélateur d’une perturbation économique remontant aux années précédentes. Cette situation préfigure un véritable emballement du marché européen. La rupture se situe au moment de la guerre de Corée : le fait le plus frappant est la similitude observée entre la situation précédant la crise de 1929 et celle d’avant la guerre de Corée. Dans les deux cas, la consommation du charbon accuse une grande baisse, ce qui signifie le retrait du charbon mais elle est relancée au cours de ces « crises ». La fragilité du marché charbonnier est néanmoins peu perçue par les gouvernements étant donné qu’il a toujours constitué la base économique intangible jusqu’à 1945. Dans ce cas, il est évident que le marché charbonnier sert difficilement de référence en ce qui concerne le jeu normal de l’offre et de la demande étant donné les nombreuses distorsions qui l’affectent.
- 2 Charles Maier, In search..., op. cit.
7L’élément déterminant de ce travail est qu’après la Seconde Guerre mondiale, l’évolution du marché charbonnier européen reflète nettement une stratégie découlant d’une politique assurée par les Etats-Unis. Qui détient une source d’énergie détient le pouvoir. Son action principale de 1945 à 1958 en Europe de l’Ouest tient en la dualité des objectifs, à la fois idéologique et commercial, comme l’a fait remarquer Charles Maier2. Le marché charbonnier se révèle être le terrain idéal des liens inextricables de l’économie et la politique, et permet ainsi de comprendre la politique extérieure américaine dans son ensemble, ainsi que celle de l’Europe de l’Ouest qui lui est intimement liée. Il s’en dégage une certaine constance des politiques malgré le changement de responsables au fur et à mesure des années, des deux côtés de l’Atlantique. Tout d’abord, en 1945-1946, les Etats-Unis n’exercent que peu de contrôle sur la principale source européenne convoitée, le charbon allemand, étant donné que ce sont les Britanniques qui détiennent les pouvoirs décisionnels sur la zone qui couvre l’essentiel du bassin charbonnier allemand, la Ruhr. Mais la création de la Bizone les amènera à partager ces pouvoirs. Grâce à la configuration du marché des échanges en 1947 - c’est-à-dire que le courant du charbon américain est acquis en Europe de l’Ouest -, les Etats-Unis pourront conserver leur prédominance au cours des années 1950.
8La première question préalable à toute étude sur les sources d’énergie doit être la suivante : la puissance d’un pays qui détient les sources d’approvisionnement trouve-t-elle son fondement dans l’abondance ou la qualité de la source d’énergie ? Là se situe le dilemme de 1945 à 1958 puisque deux sources d’approvisionnement en charbon sont immédiatement en concurrence : l’Allemagne a la chance géologique de posséder de très bonnes qualités de charbon, reconnues par les pays européens, alors que les Etats-Unis peuvent rivaliser seulement en termes quantitatifs. Or le courant d’échanges de charbon américain ne cessera de prendre de l’ampleur dans l’approvisionnement européen, allant jusqu’à réduire les échanges de charbon allemand au sein du marché européen. La place prise sur le marché européen par les deux concurrents de 1946 à 1958 est représentée par le graphique n° 7 : elle est de presque 18 millions de tonnes pour le charbon américain, et de 10 millions de tonnes pour le charbon allemand, soit presque la moitié. L’abondance du charbon américain a primé sur la qualité du charbon allemand.
9Cette situation paradoxale provient de la mise en place successive de politiques charbonnières élaborées par le gouvernement américain. Celles-ci sont diversement appliquées à la Libération dans les zones d’occupation allemandes, à cause de la rivalité existant entre le Département d’Etat et le Département de la Guerre ; puis, dans les années 1950, elles sont plus sérieusement suivies par les pays européens au nom de certains engagements. L’histoire du charbon pose la question cruciale de la dépendance des pays importateurs à l’égard de sources d’approvisionnement, et par conséquent à l’égard du pays qui les contrôle. Le déroulement de cette histoire concerne alors le mouvement opéré par les protagonistes (gouvernements et producteurs de charbon) allant soit dans la volonté de concilier les intérêts, soit de contourner les engagements, ou encore de les combattre.
10L’influence américaine sur le marché européen s’articule autour de plusieurs thèmes constants, établis sous la présidence de Truman et consolidés ensuite sous la présidence d’Eisenhower. Tout d’abord, le déficit charbonnier de 1945-1947 offre l’occasion d’organiser « le monde libre » par le moyen d’une institution européenne, l’European Coal Organisation (eco). Héritant des fonctions de la Solid Fuels Section, alors corps armé des Forces Alliées en temps de « guerre totale » fin 1944-début 1945, et d’origine anglaise et américaine, cet organisme international se révèle davantage être un corps administratif gestionnaire du marché charbonnier de l’Europe presque entière. L’eco sert véritablement de façade européenne à la politique américaine, qui pose ses priorités quant à la distribution des allocations en charbons américain et allemand à destination de pays ayant un poids stratégique politique (comme la présence d’un fort Parti Communiste en France et en Italie), ou encore géographique (comme la sphère scandinave à cause de sa proximité du monde soviétique, et ensuite la sphère méditerranéenne en fonction des guerres civiles soutenues par l’urss). Le charbon assure la lourde responsabilité de garantir la stabilisation, alors principal but du gouvernement américain. Le charbon relève d’une logique politique à « escaliers », si l’on peut dire. Garantir une stabilité économique grâce au charbon, une stabilité sociale grâce au plein emploi, et enfin une stabilité politique à cette partie de l’Europe, principalement de l’Ouest, la préserve soit de la tentation de faire partie du monde soviétique, soit de la confiscation de ces territoires par l’urss. Toute la politique extérieure des Etats-Unis sera déterminée par le souci de fournir assez de charbon à l’Europe de l’Ouest pour atteindre ce but.
- 3 Werner Abelshauser, Der Ruhr..., op. cit.
11Or les années 1945-1947 connaissent une grave pénurie ayant son origine dans la crise à long terme depuis la Première Guerre mondiale, et dans les dégâts causés par la Seconde Guerre mondiale qui ont accentué l’état de crise. La désorganisation des échanges et la chute de la production constituent les deux obstacles immédiats au relèvement économique de l’Europe de l’Ouest, y compris celui de l’Allemagne occupée. Produire assez de charbon sera le leitmotiv des années de la Libération, traduisant la politique du productivisme, pour reprendre le terme de Charles Maier, qui constitue la base de la politique charbonnière des Etats-Unis. Ces derniers voient là une solution immédiate. Mais curieusement, ce leitmotiv se maintiendra au cours des années 1950. Quant au réseau des échanges qui représente le deuxième obstacle au redressement économique, l’Allemagne, alors premier producteur de charbon et second fournisseur en Europe après la Grande-Bretagne avant-guerre, peut difficilement satisfaire et ses besoins intérieurs et ceux des pays libérés. Les statistiques de cette période ont permis de situer dès le début de 1946 son relèvement économique, prévu et assuré par les Occupants britanniques puis américains dans le but de se décharger des coûts d’occupation. Cela signifie bien plus tôt que ce qu’on a assuré jusqu’à présent3. Il doit être désormais reconnu que l’Allemagne n’a joué qu’un rôle très relatif dans la Reconstruction européenne avec les réparations fournies en charbon, de la même façon que sa responsabilité dans une économie européenne stable doit être reconsidérée. Depuis la Conférence de Potsdam, les Etats-Unis ont opéré un net revirement sur les priorités charbonnières, notamment à l’égard de l’Allemagne. Les exportations en charbon allemand se réduisent sous le coup de diverses mesures qui jalonnent l’histoire de l’Occupation du pays par les militaires anglo-américains. Face à ces mesures - occultées car elles n’ont jamais été officielles ou alors tardivement , l’histoire des livraisons en charbon allemand dans le cadre des réparations est jalonnée de plaintes incessantes de la part des pays importateurs, la France en tête. Ces plaintes sont justifiées. Mais le contexte de l’époque ne permet pas d’envisager ouvertement une égale reconstruction entre les pays anciennement occupés par l’Allemagne et l’Allemagne elle-même. L’eco n’aura de cesse de gérer une situation délicate en faisant office de tampon entre les responsables anglais et américains, et les pays importateurs. Malgré le souhait de ses dirigeants plus sensibles aux plaintes des pays importateurs, l’eco protège la source allemande en ne leur permettant pas d’y puiser directement. La qualité de ses charbons permet à l’Allemagne de conserver une place primordiale dans le concert européen d’après 1945, non plus en tant qu’exportateur, mais en tant que concurrent du charbon américain.
12Toutefois, le déficit charbonnier prend dès 1947 la dimension d’un mythe, soigneusement entretenu par le Département d’Etat lors de tournants décisifs pour l’avenir de l’Europe de l’Ouest. Ainsi, en 1947, alors que la situation charbonnière s’améliore nettement, le Plan Marshall table sur un déficit charbonnier permanent, et consolide les structures du marché charbonnier établies depuis 1945 - en réponse à la guerre froide. Ensuite, en 1952-1953, le déficit charbonnier est à nouveau agité au nez des gouvernements européens, qui persistent d’une manière paradoxale dans la crainte d’une nouvelle pénurie à l’heure même du gonflement inquiétant des stocks de charbon. Ce charbon devient difficilement vendable en raison de la progression de la consommation du pétrole. Le traumatisme de la pénurie en charbon est réel et favorise une politique énergétique à court terme engagée indépendamment par chaque pays européen. Cette date correspond aussi à la création de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier, qui mise sur l’autosuffisance en charbon européen grâce à la poursuite du productivisme, mais paradoxalement sur la crainte aussi d’une pénurie en reprenant à son compte le mythe du déficit charbonnier.
- 4 Melvyn Leffler, Preponderance of power, National security, Truman adminsitration and the Cold war,(...)
13On pourrait s’interroger sur l’utilité du productivisme, à savoir s’il est essentiel au succès d’une économie. La situation charbonnière des années 1950 permet difficilement de l’affirmer. En effet, à l’inverse de l’eco dans laquelle elle trouve ses origines, la ceca aura pour tâche de gérer une situation de surproduction. Et pour finir, en 1958, certains responsables américains parlent encore d’un déficit charbonnier en Europe alors que le marché européen s’effondre sous l’accumulation de stocks de charbon. Leffler insiste dans son ouvrage sur l’exagération des menaces soviétiques présentées par les responsables américains, exagération qui a permis la réalisation de vastes programmes stratégiques4. Il en est de même pour le déficit charbonnier, qualifié de mythe, puisqu’il est implicitement admis par les pays européens sans qu’aucune vérification statistique ne vienne l’ébranler. C’est pourquoi on peut aussi parler d’une exagération du déficit charbonnier européen. La persistance du mythe du déficit charbonnier est la trame de la politique américaine depuis exactement 1947.
14Dans le contexte du réel déficit charbonnier en 1945-1947, il s’agit de mettre en place un réseau d’échanges qui puisse assurer des livraisons suffisantes à l’Europe de l’Ouest puisque la source allemande ne contribue pas véritablement à la stabilité européenne. C’est alors que va s’établir un courant d’échanges de charbon américain qui d’appoint en 1946 deviendra par la suite permanent. L’occasion se présente pour s’interroger sur le partenaire américain dans le domaine du charbon, qui a suscité une littérature quasi inexistante. La stabilisation sert l’industrie charbonnière américaine alors en crise de surproduction, et secouée par de nombreuses grèves. Ces troubles sociaux sont l’expression d’une difficile reconversion d’une production militaire à une production civile. Ils expriment aussi l’évolution du marché énergétique américain car la concurrence pétrolière y est très vive depuis la période d’avant-guerre. Cette situation préoccupe particulièrement le gouvernement américain car les grèves sont organisées par le puissant syndicat des mineurs, dirigé par J. Lewis. Les stocks accumulés sont alors envoyés vers l’Europe de l’Ouest permettant de garantir l’emploi aux Etats-Unis et offrant l’avantage de désamorcer une situation sociale difficile. Presque 40 millions de tonnes de charbon américain sont acheminées vers le marché européen de 1945 à 1947. Ensuite, la guerre de Corée relance ce courant, alors restreint depuis 1948, et incite les producteurs-exportateurs américains à revendiquer l’ouverture réelle et permanente du marché européen, et non plus circonstancielle. La surproduction de charbon américain atteint un niveau très critique qui rend l’industrie définitivement sinistrée (malgré la relance des exportations au cours des années 1950, le volume des stocks restera toujours supérieur à la production). A cette date, en 1952-1953, l’attitude en politique européenne des Etats-Unis ressemble fort à une volonté de maintenir les portes ouvertes pour leur propre charbon, en dépit de l’orientation communautaire vers une réduction des importations américaines. C’est assurément l’origine des difficiles relations entre les Etats-Unis et la Communauté Européenne. L’offensive américaine s’identifie à une guerre économique pour permettre l’exportation de 1955 à 1957 de presque 88 millions de tonnes, soit plus du double des années 1945-1947. La mauvaise qualité et la cherté du charbon américain ont été revues depuis 1947 grâce à des mesures commerciales fort intéressantes. La faillite de l’industrie américaine du charbon se trouve de cette manière reportée à quelques années plus tard. Par ailleurs, on peut constater que le marché charbonnier européen connaît à cette date un jeu anormal entre l’offre et la demande, car les besoins en charbon américain ne correspondent pas à l’état réel du marché européen.
- 5 Alan Milward, The reconstruction..., op. cit
15Etablir un courant d’échanges régulier implique une nécessaire mise en place d’une structure commerciale. En 1945-1947, le charbon américain est livré sous forme d’allocations aux pays européens prises en charge financièrement par la Trésorerie américaine. Il est donc subventionné indirectement grâce à cette administration qui règle les producteurs-exportateurs américains au nom de quelques pays européens sélectionnés, comme la France, l’Italie, le Danemark... Cette solution constitue une chance puisque l’Europe de l’Ouest affiche de sérieux problèmes de balance de paiements liés au déficit en devises dollars, alors que le charbon américain, payé à 19 $ la tonne, est bien cher. Mais l’impasse financière du marché charbonnier européen prend une dimension tragique à la fin de 1946 qui est signalée par l’eco et qui risque de remettre en cause la politique extérieure des Etats-Unis. Habituellement, on considère l’année 1947 comme l’année de la crise financière ; or ce problème existait déjà auparavant puisque l’eco le soulève dès l’automne 1946. Les Etats-Unis doivent surtout faire face au front d’opposition des pays importateurs à cause de la cherté et de la mauvaise qualité du charbon américain, sans qu’il leur soit possible de s’approvisionner en charbon allemand offrant indubitablement un meilleur rapport entre le prix et la qualité. La fin du financement de la Trésorerie coïncide avec le lancement, au début de 1947, d’un programme d’exportations de trois millions de tonnes de charbon américain par mois sous contrats à long terme pour une durée de trois ans. Le Plan Marshall intervient quelques mois plus tard en offrant l’opportunité aux pays importateurs de financer ces contrats conclus par la force des choses puisque ce courant d’échanges reste le seul qui soit abondant et régulier. Le Plan Marshall permet de garantir et de maintenir le courant d’échanges américain en Europe de l’Ouest. Dans ce sens, l’étude du marché charbonnier à cette époque permet d’affirmer la thèse d’Alan Milward que la crise de 1947 est bien le résultat du mauvais fonctionnement du marché et de la difficulté pour les pays de trouver les modes de paiements, à cause du succès de la reconstruction5. En effet, en 1947, les productions charbonnières européennes se sont nettement améliorées, et les exigences des pays deviennent plus pointues en matière de qualité en charbon en raison de l’amélioration de la situation économique. La véritable année de crise se situerait plutôt en 1946, et non pas en 1947, et s’avère être de nature financière. L’Europe de l’Ouest s’oriente vers un engagement vis-à-vis des Etats-Unis qui n’est plus seulement quantitatif, mais qui est consolidé par des liens d’obligation économique. La politique extérieure américaine s’engage dorénavant dans des perspectives qui rompent avec le court terme habituel.
16C’est alors qu’une nouvelle politique commerciale décidée par le Département d’Etat est lancée avec un succès indéniable, mettant en place un nouveau programme d’exportations de charbon américain. Annoncé en août 1954 par le service administratif d’aide économique étrangère (foa), ce programme a été âprement négocié un an auparavant directement avec chaque pays européen, pour un volume global de 10 millions de tonnes par an et pour une durée de trois ans, c’est-à-dire de 1955 à 1958. Le précédent programme expirait en 1951, et désormais, la relève des exportations est assurée. Mais cette fois-ci, la cherté n’est plus un obstacle puisque le charbon américain se livre à 10 $ la tonne, car le gouvernement américain a particulièrement mis l’accent sur un remaniement des taux de fret qui grèvent lourdement le prix de vente, en assurant une politique de subventions et la mise en flotte de cargos de plus grande capacité. Dans ce contexte, il autorise la création d’un cartel américain (American Coal Shipping) régissant le transport et la vente du charbon américain à destination de l’Europe de l’Ouest. Diverses modalités d’achat sont proposées par ce programme sous couvert d’aide économique étrangère : un prêt en dollars ou un financement en devises européennes dans le cadre du commerce triangulaire, qui revêt un intérêt hautement stratégique au niveau commercial. Grâce à ces financements, le charbon américain est livré aux ports européens dans le cadre des contrats à long terme, alors vivement encouragés par la Haute Autorité de la ceca. Plus tard, ils se révéleront être une bombe à retardement sur le marché charbonnier.
17Les Etats-Unis ont mené une politique extérieure pour ainsi dire « au-dessus des prix », puisque la stabilité politique n’a pas de prix. C’est ainsi que le charbon américain a pu se vendre en Europe de l’Ouest au prix fort au moment de graves difficultés économiques et financières en 1945-1947, étant subventionné par la Trésorerie et le Plan Marshall. La situation de pénurie permet toujours de vendre au prix le plus élevé. Mais les années 1950 voient une situation économique européenne nettement améliorée, ainsi que des finances plus solides. Il s’agit dès lors d’adapter le prix du charbon américain à cette nouvelle situation qui rend les pays européens plus exigeants en matière de prix et aussi en matière de qualité.
- 6 Références des prix prises dans : Marc Ippolito, Contribution..., op. cit.
18D’après le graphique n° 8, on constate l’évolution chaotique des prix de charbon américain, allemand et britannique, sur le marché au cours des années 1950. A l’ouverture du marché commun du charbon en 1952, les prix de charbon européens augmentent considérablement pour être supérieurs au prix du charbon américain alors qu’en 1950, c’était l’inverse. Cette tendance ne se démentira pas par la suite. Malgré la fixation de prix maxima, les prix allemands (appelés aussi prix Ruhr) étant la référence de l’ensemble des prix de la ceca, continuent d’augmenter régulièrement de 1953 à 1958. Les prix américains, au contraire, tendent vers la baisse au cours de ces mêmes années, à l’exception de 1956-1957. Depuis 1952, ils se situent à un niveau inférieur aux prix européens. Après 1952, l’écart de prix entre le charbon allemand et le charbon américain est de l’ordre de deux dollars, ce qui n’est pas négligeable. En valeurs françaises, de 1953 à 1958, le charbon allemand a augmenté de 24,50 francs et le charbon américain de 6,50 francs6.
19Le prix du transport n’est pas inclus dans ces considérations. Toutefois, les taux de frets transatlantiques sont subventionnés par le gouvernement américain, et sont aussi spéculatifs. Quant aux prix des transports de la ceca, ils sont divers en fonction du mode choisi (canaux, chemins de fer, routes, mer) et présentent en général des niveaux assez élevés. Malgré les transports, on aboutit à un prix de vente de charbon américain inférieur au prix de vente du charbon allemand grâce aux fonds de l’aide économique étrangère des Etats-Unis. Même si les prix européens étaient subventionnés, il leur serait difficile de rivaliser avec les prix américains à cause des variations opportunes des taux de frets, et aussi à cause des taux de changes arbitraires qui ont lieu dans les régions côtières, là où le charbon américain est livré. Les côtes françaises, allemandes, belges et néerlandaises bénéficient de ces conditions. De même, les Pays-Bas réexportent le charbon américain dans la ceca à des tarifs préférentiels. Il est particulièrement délicat de situer le mécanisme d’une concurrence juste dans les cas cités précédemment. La question suivante se pose inévitablement dans un tel contexte : les pays européens ont-ils intérêt à conserver leur industrie charbonnière dont le coût de production est élevé, alors que le charbon américain se livre à des prix défiant toute concurrence ? Le prix du charbon reflète des conditions géologiques et salariales fort différentes des deux côtés de l’Atlantique. Les mines américaines sont à ciel ouvert, et le charbon est extrait avec une forte mécanisation, d’où un prix de revient très faible. Les veines de charbon de la ceca sont de plus en plus profondes, et son extraction se fait avec une très forte main d’œuvre, d’où un prix de revient élevé. Il faut surtout considérer la rentabilité de la mine elle-même, c’est-à-dire principalement au niveau de l’état de son appareil productif qui ne permet pas toujours d’atteindre un prix de revient qui soit le plus bas possible.
20Si on se place du point de vue du marché, il est certes plus intéressant pour les pays de la ceca de s’approvisionner avec un charbon en provenance des pays-tiers qui coûte moins cher, transports compris, que le charbon communautaire. Les Pays-Bas se sont engagés dans cette voie, ainsi que l’Italie. Mais si on se place du point de vue politique, il est aussi important de préserver un équilibre social et économique primordial dans les régions entièrement consacrées à l’extraction du charbon. C’est le cas pour l’Allemagne, la France, et la Belgique, qui toutes trois possèdent une industrie charbonnière de grande taille à la différence de celle des Pays-Bas. Il est important de signaler que toute étude sur les prix du charbon touche un domaine sensible car tabou. On pourrait parler de « prix politiques ». A l’heure actuelle, on achète du charbon venant d’Australie, de Colombie en raison de leur moindre coût sans que cela ne pose de problème.
21Des investissements adéquats dans l’appareil productif de la ceca pour réduire le prix de revient du charbon auraient-ils permis de concurrencer plus justement le charbon américain ? La politique menée, dans ce cadre, par la Haute Autorité dans les années 1950 se révèle avoir été tardive. Face au succès rapide du charbon américain, les investissements réalisés dans les mines de la ceca ne peuvent être rentables que sur un moyen terme. L’enjeu entre les deux sources d’approvisionnement en charbon s’est finalement joué dans un très court terme qui se situe entre 1953 et 1954. Ces dates correspondent au démarrage de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier. Puis, les investissements réalisés commencent à porter leurs fruits au moment de la crise de 1958. Il se produit alors un véritable gaspillage de capitaux industriels puisque la reconversion est désormais à l’ordre du jour. C’est de ce point de vue-là qu’on peut estimer que la politique des investissements a été déficiente depuis la Première Guerre mondiale car l’industrie charbonnière européenne, sauf celle des Pays-Bas, a fonctionné avec un équipement datant des années 20. Mais l’utilisation des capitaux industriels prêtés par la Haute Autorité est parfois sujette à caution, comme en Belgique, où ils ont servi à construire des centrales thermiques alors qu’ils auraient dû théoriquement contribué à améliorer le prix de revient de ses mines. Ici, on s’est préoccupé essentiellement d’offrir des débouchés au charbon belge. Dans le marché commun actuel, la situation des mines espagnoles est analogue à celle des mines belges des années 1950 en ce qui concerne le nombre élevé des mines non rentables et le prix de revient élevé.
- 7 Alan Milward, The Pound Sterling, the Franc, and the Deutschmark, 1950-1955, Paris, 3-4 décembre 1 (...)
- 8 Annie Lacroix-Riz, « le Plan Marshall... », op. cit.
- 9 Melvyn Leffler, Preponderance..., op. cit.
22Assurer la permanence d’un courant charbonnier américain implique aussi d’autres considérations qui relèvent de l’aménagement des concurrences entre les sources d’approvisionnement. Le charbon anglais n’est pas considéré ici car il est retiré du marché dès août 1945, et n’occupera jamais par la suite la même place qu’avant-guerre. Le retrait de la Grande-Bretagne du marché charbonnier contraste singulièrement avec son activité politique quant à l’élaboration d’un « one-world system », mise en valeur par Alan Milward7. La difficulté de mettre en place un réseau d’échanges abondant et efficace en 1945 a incité le gouvernement américain à faire appel à la source polonaise. Grâce à l’étude du marché charbonnier, on peut mieux connaître la position de l’Europe de l’Est, symbolisée par la Pologne. Il est très étonnant que ce pays ait suscité très peu d’études. Annie Lacroix-Riz comble ce vide, par exemple, avec l’étude du cas de la Suède8. C’est ainsi que lorsque Leffler, de son côté, parle de fermeture du marché de l’Europe de l’Est9, il s’agira désormais de la relativiser et surtout de voir de quel côté elle a été encouragée.
- 10 Charles Maier, In search..., op. ci
- 11 John Gillingham, Coal, Steel,..., op. cit.
- 12 Gérard Bossuat, La France, l’aide américaine et la construction européenne, 1944-1954, Paris, 1992
23La Pologne, alors deuxième source d’avant-guerre, trouve là l’heureuse possibilité d’acquérir des devises mais surtout des biens industriels en échange de son charbon dans le cadre d’accords bilatéraux. Son atout principal réside dans la très bonne qualité de son charbon et dans son moindre coût, puisqu’il se vend quasi au rabais, accentuant encore sa position concurrentielle avec le charbon allemand, mais surtout avec le charbon américain. Là se situe toute l’ambiguïté de la politique extérieure américaine liée à des objectifs idéologiques et commerciaux. Le contexte international de la guerre froide est l’occasion pour le gouvernement américain (surtout de la part de certaines administrations) de réaliser le nouvel ordre économique international : le multilatéralisme, conformément aux accords de Bretton Woods. Il s’agit dès lors de combattre le courant d’échanges polonais fondé sur un système commercial qui ne cadre pas avec ce nouvel ordre économique, le bilatéralisme. Mais pour des raisons stratégiques relevant des relations avec l’urss, le charbon polonais se trouve confiné dans la sphère Scandinave et livré aussi à la Suisse. La Pologne est ravie de commercer avec ces pays, d’autant plus qu’elle peut trouver des crédits auprès de la Suède et la Suisse, alors seuls pays européens capables d’en fournir, en échange de son charbon. Une certaine tolérance s’établit de cette manière sur la base d’un partage du marché, reflétant toute l’ambiguïté de la « porte ouverte » des Etats-Unis. Le marché charbonnier en 1946-1947 symbolise déjà à lui tout seul la coupure des deux mondes, autant idéologique que commerciale : l’Europe de l’Ouest est désormais réservée au charbon américain, qui a l’avantage de diffuser le système multilatéral, mais étant subventionné, et le charbon polonais à l’Europe Scandinave et à la Suisse, sur la base d’accords bilatéraux, conservant ainsi les bienfaits du troc. Le Plan Marshall est là pour consolider cette structure idéologique et commerciale du marché charbonnier européen : organiser le marché charbonnier de l’Europe de l’Ouest sur une base idéologique (garantir le monde libre) et économique (instaurer le multilatéralisme) pour concrétiser la politique d’intégration européenne américaine. 11 a aussi permis une mise en place de systèmes politiques économiques plus souples que ne l’auraient permis la Trésorerie américaine et le F.M.I.10. On peut répondre à John Gillingham que le Plan Marshall n’a pas modifié profondément la politique américaine car elle observe la même ligne depuis 1945, depuis 1946 exactement11. L’exemple de l’eco est là pour renforcer cet argument car il a permis au gouvernement américain d’observer la distribution des cartes diplomatiques qui se déroulait en Europe au cours de ces années décisives. Gérard Bossuat affirme que les aides américaines ont conduit à l’unité européenne, mais qu’elles ont été inexistantes de 1945 à 194712. L’étude du marché charbonnier permet d’affirmer que les Etats-Unis ont aidé financièrement en 1945-1947 l’Europe de l’Ouest, et que l’élaboration de l’unité européenne était à l’ordre du jour. Le Plan Marshall est l’apothéose de la politique charbonnière liée à l’intégration européenne.
- 13 Charles Maier, In search..., op. cit.
- 14 Darryl Holter, « Politique charbonnière et guerre froide, 1945-1950 », janvier-mars 1985.
24On pourrait prolonger l’argument de Charles Maier que, sans le Plan Marshall, le monde européen n’aurait probablement pas versé dans le chaos autant que le gouvernement américain l’avait prédit13. Peut-être l’aurait-il été si de réelles difficultés d’investissements dans l’industrie minière étaient apparues, et que cela aurait accentué sa fragilité et aurait débouché sur une déstabilisation tant redoutée. Mais ce chaos est tout de même assez inimaginable. Les courbes de croissance de la consommation en houille et en coke sont là pour confirmer le succès de la politique du productivisme alimentée par le Plan Marshall. Par la suite, ce Plan sera-t-il victime de son propre succès car les dollars servent surtout à investir dans l’industrie lourde et non plus pour acheter le charbon américain ? Dès 1949, la baisse de ces livraisons fait réagir les producteurs-exportateurs américains. Ils se manifestent particulièrement pour réclamer des mesures visant à freiner la baisse de leurs ventes en Europe, comme l’octroi d’une aide supplémentaire de charbon à l’étranger et la fin du contingentement européen14. Peut-être l’aide américaine a-t-elle été plus limitée qu’on ne l’a cru, mais elle a néanmoins été décisive dans le domaine charbonnier. Elle a eu le mérite d’établir un courant d’échanges régulier, même s’il a été restreint de 1948 à 1950.
- 15 Gérard Bossuat, La France..., op. cit.
25Il est clair que la guerre froide a enlevé la possibilité aux pays européens dans leur ensemble de persévérer dans le bilatéralisme qui offrait le net avantage de contourner le problème financier, mais qui peut-être les aurait conduits dans un réseau d’échanges assez fragile. Cette coupure des deux mondes ira en s’accentuant avec le durcissement de la guerre froide. Malgré la constatation de Gérard Bossuat15, il me semble que l’économie de l’Europe de l’Est aurait pu grandement contribué à la reconstruction européenne dans son ensemble si on le lui avait permis. N’oublions pas qu’avant la Seconde Guerre mondiale il existait des échanges commerciaux avec cette partie de l’Europe, que d’ailleurs les pays de l’Europe de l’Ouest souhaitent retrouver. La guerre économique livrée au charbon polonais concerne à la fois la lutte contre le communisme soviétique et les intérêts strictement commerciaux des Etats-Unis sur le marché européen.
26La guerre de Corée radicalise le combat contre le charbon polonais, mais non plus tant contre le bilatéralisme. La présidence d’Eisenhower se concentre plutôt sur les relations Est-Ouest. Au cours des années 50, il s’agit de substituer définitivement le charbon américain au charbon polonais afin de limiter les relations commerciales de l’Europe de l’Ouest avec l’Europe de l’Est. Cette offensive coïncide avec l’établissement de la ceca. Commencent alors des négociations parfois difficiles entre les Etats-Unis et chaque pays européen. Leur contenu est explicite sur le rôle du charbon polonais : les pays de l’Europe de l’Ouest doivent supprimer tout échange avec l’Est, et le remplacer par le courant américain. Dès lors, le retrait de la Pologne du marché européen s’effectue, toutefois ralenti par l’entêtement de l’Allemagne et de la France. Mais il s’effectue aussi à cause des objectifs des plans quinquennaux soviétiques qui engagent davantage le charbon polonais vers l’approvisionnement de l’urss et des pays-satellites.
- 16 Alan Milward, European rescue..., op. cit.
27Le marché charbonnier européen sert aussi à la réalisation progressive d’une structure de défense européenne sous tutelle américaine. Le charbon représente en effet un intérêt stratégique militaire dans la stabilité européenne, ce qui conduit à une certaine ambiguïté. La défense européenne est sous-jacente à la mise en place d’exportations massives qui doivent contribuer à renforcer l’économie européenne aussi bien dans le domaine civil que militaire. En 1945-1947, il s’agit de maintenir des troupes alliées dans une Europe encore peu stable. Ensuite, la guerre de Corée rappelle la nécessité de se prémunir contre toute attaque soviétique. Cet événement radicalise la position américaine à l’égard de l’Union Soviétique. Les Etats-Unis se préoccupent davantage de la place de l’otan, institution de défense européenne créée en 1949, qui en 1954 se trouve à un tournant. Les pays européens s’en détournent quelque peu, préoccupés par les débats qui ont lieu pour la création de la ced. Mais ce projet avorte. Le dernier programme d’exportations de charbon américain surgit à cet instant précis de l’échec de la ced. L’offensive américaine, sous l’impulsion d’Eisenhower qui insuffle un nouvel intérêt à l’otan avec l’escalade de l’armement nucléaire, s’organise par conséquent autour de l’impérieuse obligation de respecter un certain niveau de production d’armement. Enfin, le marché charbonnier connaît une euphorie de la fin 1954 à la fin 1956, davantage liée à une conjoncture de réarmement, contrairement au point de vue d’Alan Milward16. En effet, le boom des années 1954-1957, difficile à expliquer en raison de la logique du marché en général, et qui correspond aux années des négociations pour la Communauté Européenne Economique, est compréhensible du point de vue du marché charbonnier. C’est l’excès de charbon (tant produit qu’importé) qui conditionne une demande européenne artificielle ainsi que la production d’acier, en dépit de la stagnation de sa consommation et de la montée du pétrole. Mais la crise de Suez même circonstancielle, force à une révision de la stratégie énergétique, qui sera fondée davantage sur le pétrole dans la mesure où il constitue désormais la base de toute économie remplaçant ainsi le charbon.
28Tous ces éléments de la politique charbonnière américaine n’ont pas pu se réaliser sans le consentement des pays européens en question, et en fonction d’une hégémonie américaine. Toutefois, cette hégémonie pèse inégalement et est mise à rude épreuve à quelques moments décisifs pour le futur du marché charbonnier.
29Tout d’abord contenus dans l’eco de 1945 à 1947, ces pays constituent plutôt un front européen qu’une intégration européenne, car les contestations ne manquent pas à l’égard des priorités américaines. Il est nécessaire de dépasser l’habituelle vision du conflit franco-allemand qui doit s’intégrer dans une vision internationale et qui de ce fait se réduit à une place moindre alors que l’enjeu charbonnier des pays européens face aux Etats-Unis est plus important. Or la constitution du front européen se fonde sur la défense du système bilatéral face à la tentative américaine de le supprimer, sinon de le réduire. Le Plan Marshall permet précisément la consolidation des liens tissés par le moyen du marché charbonnier de l’Ouest, en insistant sur l’interdépendance économique entre ces pays grâce à l’établissement du multilatéralisme. Il a pour but de contrarier à terme le succès des accords bilatéraux en Europe.
- 17 Alan Milward, The Pound sterling..., op. cit.
30Du front européen de 1945-1947, on passe à l’intégration européenne des années 1950. Elle est alors représentée par une nouvelle institution européenne, la ceca, qui illustre toute l’ambiguïté de la politique extérieure des Etats-Unis. En effet, la Haute Autorité oscille entre les propres objectifs de la Communauté et les orientations du gouvernement américain, reflétant là une constante de la politique menée par les pays européens depuis la Libération. La Haute Autorité vise l’autosuffisance européenne en matière de charbon et la réduction des importations en charbon américain, alors que les Etats-Unis visent le maintien de leur courant d’échanges grâce à la levée des quotas. Le front européen, si l’on peut dire dans ce nouveau contexte, consiste surtout à conserver les quotas établis sur le charbon américain depuis 1948-1949, quotas qui contrarient singulièrement l’établissement du multilatéralisme. Les pressions américaines s’exercent particulièrement sur la base du respect des précédents engagements européens, et non pas véritablement sur la volonté d’appliquer le modèle multilatéral, comme le cas de l’Allemagne l’illustre. L’hégémonie américaine est à nouveau testée sur le terrain des négociations qui se révèlent avec certains pays, comme la France, assez difficiles. Ces négociations sont entreprises en premier lieu en dehors du cadre du gatt en 1953-1954, et ensuite au sein du gatt lorsque la situation le permettra en 1955. L’année 1954 correspond à un changement de situation au sein de l’administration américaine, où le Département d’Etat perd son influence au profit de la Trésorerie et du Département du Commerce17, habituellement toutes deux sensibles au multilatéralisme.
- 18 Melvyn Leffler, Preponderance..., op. cit.
31La possibilité offerte aux pays européens d’acquérir des parts de marché dans le Tiers monde grâce au commerce triangulaire n’est pas étrangère au succès du programme d’exportations. Dans le cas de la France, elle négocie les importations du charbon américain contre le financement de la guerre d’Indochine. Mais le contenu des négociations avec l’Allemagne et la Belgique reste inconnu alors que ces deux pays semblent avoir concédé la plus grande part de leur marché national au charbon américain. Quant aux Pays-Bas, leurs négociations se fondent principalement sur leur position dans le commerce international, dans la mesure où ils représentent une porte ouverte à l’introduction du charbon américain dans la ceca. Leffler considère que l’approvisionnement de l’Europe de l’Ouest a été particulièrement encouragé par le gouvernement américain vers, ce qu’il a appelé, la périphérie, c’est-à-dire principalement vers les colonies, pour la nourriture et les matières premières18. En ce qui concerne le charbon, matière première par excellence, cette orientation paraît fausse. Les Etats-Unis n’ont pas cherché à réduire la dépendance de l’Europe de l’Ouest à l’égard de leur pays dans le domaine charbonnier malgré leurs vœux pieux. Il me semble que Leffler ait considéré les contrats triangulaires qui ont en effet instauré des échanges de ce type, mais qui n’ont pas été motivés par les mêmes raisons.
- 19 Alan Milward, European rescue..., op. cit.
32Les années 1948-1949 correspondent aussi à la récession économique des Etats-Unis, marquée par une grande grève des mineurs. Est-ce cela qui a motivé la croisade américaine contre les quotas européens ? Ensuite, 1953 est aussi une année de récession américaine, et parallèlement, une année de dures négociations entre la ceca et les Etats-Unis. Pour répondre à Alan Milward19, ces récessions n’ont peut-être pas eu de répercussions sur l’économie européenne, à la différence des années 30, mais elles ont eu pour conséquence indirecte d’influer sur les politiques économiques des pays européens à cause d’une plus grande implication des responsables américains dans les négociations commerciales. Parler d’indépendance commerciale de l’Europe de l’Ouest à l’égard des Etats-Unis est impossible. Certes, les quotas européens sur les automobiles américaines pourraient apporter la preuve du contraire, mais le combat mené contre les quotas sur le charbon américain confirme que cette indépendance commerciale n’est pas réelle. Peut-on penser par exemple que le difficile accès au marché européen de l’automobile américaine relève de certaines concessions secrètes dans le cadre des négociations commerciales... ?
33Après quelques années d’expérience de la ceca, les pays membres critiquent d’une façon plus voilée l’établissement de la libre circulation des produits à l’intérieur du marché commun, qui constitue le principe unilatéral du Traité de la ceca. A nouveau, ils revendiquent le bilatéralisme, qui continue à fonctionner envers et contre tout avec des accords bilatéraux contingents. Alors que la ceca fonctionne sur le principe de libre circulation symbolisant la libération des échanges dans le cadre multilatéral, la Haute Autorité ne ressent aucune gêne face à cette coexistence de deux modes économiques opposés. Peut-on penser là aussi que la persistance des accords bilatéraux est le fruit d’une concession américaine dans le cadre des négociations afin de favoriser le succès du programme d’exportations de charbon américain ? Probablement, car ce programme ne constitue pas en lui-même une croisade contre le modèle bilatéral, même si le Département du Commerce et la Trésorerie dominent le gouvernement américain de leur influence. L’Union Européenne des Paiements (uep) se charge de cette croisade.
- 20 John Gillingham, Coal, Steel..., op. cit.
34Le système multilatéral convient surtout aux pays européens dans la mesure où il leur permet d’obtenir des crédits. L’importance des liens tissés avec les Etats-Unis dépend en effet de cette considération financière. En 1945-1947, la plupart des pays de l’Europe de l’Ouest bénéficient du financement de la Trésorerie, puis des fonds du Plan Marshall. Cela leur permet de résoudre le grave obstacle que représente le déficit en devises dollars, alors devenue monnaie internationale, pour assurer le relèvement de leurs économies. Ensuite, la réalisation du programme d’exportations de 10 millions de tonnes de charbon américain pour les années 1955-1957 est permise grâce à des conditions de vente fort intéressantes pour les pays européens, contenues dans le prêt américain pour les investissements attribués à la Haute Autorité en 1953, que Jean Monnet sollicite auprès du gouvernement américain. Dès l’ouverture du marché commun du charbon, la Haute Autorité se trouve confrontée à un choix décisif pour son avenir : réaliser les investissements nécessaires dans l’appareil productif minier mais abandonner la voie d’indépendance énergétique tracée par l’objectif d’autosuffisance en charbon. La crainte de la pénurie plane. Les archives n’ont pas pu fournir l’intégralité du déroulement des négociations entre la Haute Autorité et les Etats-Unis quant aux conditions du prêt pour les investissements. La raison du choix de la Haute Autorité découle d’une logique de situation, mais demande à être approfondie. Les gouvernements membres auraient-ils exercé une pression sur la Haute Autorité ou bien celle-ci aurait-elle pris une décision indépendamment d’eux ? Par la suite, de nouvelles négociations entre les deux protagonistes portent sur 25 millions de tonnes de charbon américain qui, semble-t-il, sont liées à de nouveaux emprunts auprès du gouvernement américain. Ensuite, au moment de la création de la Communauté Economique Européenne, on parle de 40 millions de tonnes de charbon américain, projet qui ne semble pas avoir été concrétisé. L’histoire de la Communauté Européenne est jalonnée de nécessaires compromis bien pragmatiques, mais qui portent singulièrement préjudice à l’indépendance énergétique aussi nécessaire que vitale. La Haute Autorité a réellement manqué la concrétisation d’une politique commerciale internationale alors que les circonstances l’exigeaient ; mais pouvait-elle seulement la réaliser ? Etant donné la faiblesse de ses pouvoirs dans le domaine-clé de la politique commerciale, on peut comprendre son manque d’envergure. C’est ici l’occasion de prolonger la réponse de John Gillingham quant au relatif succès du Plan Schuman20. Certes, de nombreuses pressions américaines et industrielles d’une part, et les concessions de la Haute Autorité d’autre part, ont singulièrement sapé les bases de la ceca. Mais il est une autre raison importante. Les objectifs économiques ont été trop contradictoires en fonction de la conjoncture présente. Une vision à long terme a véritablement manqué à l’élaboration de la ceca. Quant au débat sur les origines de la ceca, sa création n’est pas en elle-même une chose nouvelle puisque ce marché existait précédemment, sans structures institutionnelles, par la force des liens commerciaux établis entre les pays européens depuis le début du siècle. De même, la ceca trouve assurément ses antécédents dans l’expérience de l’eco, où Jean Monnet a travaillé en tant que représentant du gouvernement français. Il connaissait donc parfaitement le mécanisme de cet organisme, et il a repris son schéma d’ensemble. Cet aspect permet de considérer la ceca sous un autre angle, puisant son origine dans une expérience concrète des années 1945-1947 et non pas exclusivement dans la pensée de Jean Monnet et de ses collaborateurs. L’originalité de la ceca réside principalement au niveau du pouvoir supranational.
35L’intégration européenne sur le marché charbonnier s’assimile davantage à une diversité de politiques économiques menées par chaque pays européen en fonction de ses sensibilités, ses ressources et ses contraintes. Ces diverses prises de position ont rendu le travail de la Haute Autorité difficile et ont certainement contribué au résultat constaté quant à sa place relative sur la scène internationale, dans la mesure où chaque pays-membre est maître de sa politique commerciale.
- 21 Alan Milward, The reconstruction..., op. cit.
- 22 Alan Milward, European rescue..., op. cit.
36Les pays de l’Europe de l’Ouest s’organisent en effet autour de deux tendances qui vont à rencontre de ce qui est habituellement admis, et qui sont mises en évidence par le travail de l’association des producteurs de charbon européens. Une véritable césure va s’établir au sein de cette association, reproduisant fidèlement la coupure en matière de politique économique qui s’exerce au sein même de la ceca. La première tendance est représentée par l’Allemagne et les Pays-Bas pour un système commercial dit libéral, et la deuxième défendue par la Belgique et la France pour un système de protection des frontières. Contrairement à Alan Milward21, il faut désormais relativiser le libéralisme prôné par la Belgique car ce pays a surtout fait preuve dans le domaine du charbon d’un grand intérêt pour le maintien du bilatéralisme d’une part, et d’autre part pour la protection de ses frontières. Ces sensibilités ont fortement influé sur la défense ou non contre le charbon américain, et ensuite sur l’avenir du pétrole. Or les engagements politiques et économiques se sont répartis différemment, contribuant à rendre le poids du charbon américain plus lourd financièrement en Belgique et en Allemagne. La France et les Pays-Bas s’en tirent nettement mieux grâce à des négociations opportunes. Les répercussions de tels engagements se traduisent au niveau des échanges au sein de la ceca, qui se trouvent fort perturbés par l’excès des exportations en charbon américain. Le marché les assimile d’autant plus mal que la production européenne en expansion doit aussi être écoulée. Dans un tel contexte, l’Allemagne occupe une position fort ambiguë : elle est le premier producteur et exportateur du charbon dans la ceca, mais aussi le premier importateur de charbon américain. Le marché national allemand va vite connaître un engorgement d’où il en résultera une crise grave, et qui se répercutera au niveau communautaire du fait de sa prédominance au niveau de sa production, de ses prix, et de ses échanges. Pour revenir à la Belgique, certes, si elle avait connu à l’avance le contenu et la nature du document présenté par Jean Monnet, pour discuter des formalités de la ceca, elle aurait refusé comme la Grande-Bretagne22. Il ne faut pas oublier que le marché charbonnier existait déjà sous une forme « communautaire », si ce n’est institutionnelle, et que ne pas vouloir en faire partie est une décision lourde de conséquences car c’est se couper irrémédiablement du marché extérieur, qui est vital à la Belgique. Je tiens à insister sur ce point que l’adhésion de la Belgique, du Luxembourg, des Pays-Bas, et de l’Italie au projet franco-allemand relève d’une logique inéluctable. De plus, les principaux représentants des industries charbonnières ont cet avantage de se connaître à cause de leur travail, mais aussi à cause de l’expérience de l’eco. Quant à la Grande-Bretagne, son refus est d’autant plus facile qu’elle s’est plus ou moins retirée du marché depuis la Libération, et que le marché continental est davantage lié au courant américain.
37Le marché charbonnier européen s’avérerait-il peu apte à intégrer le nouvel ordre économique international des Etats-Unis ? Mais ces derniers, de par leurs concessions sur les accords bilatéraux n’ont guère favorisé son établissement en signant peut-être l’échec du multilatéralisme intégral en Europe de l’Ouest. Le marché pétrolier semble avoir davantage répondu aux ambitions américaines, grâce à ses structures souples et peut-être aussi grâce à un meilleur contrôle des sources d’approvisionnement.
- 23 Louis Armand, « Quelques aspects du problème européen de l’énergie », Rapport préparé pour l’oece, (...)
38L’Europe de l’Ouest dans les années d’après-guerre gère difficilement la concurrence entre le charbon et le pétrole. L’utilisation du pétrole commence à percer dans la période de l’entre-deux-guerres, mais elle est quelque peu retardée par la Seconde Guerre mondiale et les années de Reconstruction. En effet, les investissements vont à l’industrie minière tout d’abord, mais en 1949, une vaste politique de construction de centres de raffinage dans les pays européens est lancée par l’oece. Ainsi, vont coexister la production croissante de produits raffinés du pétrole en les mettant sur le marché européen à des prix concurrentiels, et la production charbonnière nécessairement croissante afin de pallier un hypothétique déficit charbonnier. Les politiques charbonnières tant européennes qu’américaines n’ont jamais pris en considération l’aspect concurrentiel du pétrole, ni même cherché à rendre la coexistence moins douloureuse pour le charbon. Et ceci est d’autant plus renforcé par le rapport proposé par Louis Armand à l’oece en juin 195523. Tout en reconnaissant la nécessité d’une coordination de politiques d’énergie, avec l’idée de mettre sur pied un Comité Economique de l’Energie, - qui à cette date correspond aux premiers débats sur la question au sein de l’association des producteurs de charbon européens - il tient le même discours constaté au niveau gouvernemental que le charbon a un grand avenir, et que « dans l’immédiat, il n’est pas question d’une réduction des besoins en houille, bien au contraire... Les programmes de modernisation de certaines houillères gardent tout leur intérêt pour bien des années encore. » 1955 correspond en effet à une situation tendue sur le marché mais en matière de coke et non pas en houille, et annonce un emballement rapide du marché lui-même. On observe souvent la différence d’analyse des producteurs européens qui reconnaissent eux-mêmes qu’une « grave pénurie n’est pas à craindre », et signalent déjà que « les achats massifs de charbon américains ne pourront manquer de peser un jour sur le marché. » Puis, la crise prévisible de 1958 sera un gâchis au niveau des investissements miniers. Il reste toutefois à mettre en évidence la responsabilité de l’oece dans le domaine du charbon. Mais on peut déjà avoir une idée de l’influence américaine au sein de l’oece en considérant l’exemple cité de l’accord germano-italien en 1951. Cet accord est contesté par les représentants américains car l’Italie refuse de remplacer les livraisons en charbon allemand par les livraisons en charbon américain.
- 24 Marc Ippolito, Contribution..., op. cit
39Le graphique n° 8 donne aussi un aperçu de l’évolution des prix du pétrole et du charbon, et met en valeur la stabilité des prix du pétrole au cours des années 1950. La croissance rapide du commerce du pétrole a grandement bénéficié de cet atout. De même, ce commerce s’avère fructueux pour les négociants car ils obtiennent des marges bénéficiaires tirées du prix de vente des produits pétroliers beaucoup plus importantes que celles tirées des ventes du charbon. En tenant compte de la comparaison des prix entre éléments solides et liquides, on peut considérer que les prix du pétrole offrent un écart difficile à combler : le pétrole présente des prix inférieurs de 6 à 10 $ à ceux du charbon. Quant aux produits pétroliers américains, ils se vendent entre 3 et 4 $, soit moins du double du charbon allemand. Le prix des transports doit aussi être considéré dans le cadre des fortes fluctuations des taux de fret pétroliers en fonction de la conjoncture. Le faible niveau des prix du pétrole, leur stabilité essentielle, ainsi que les avantages tirés de son commerce, concourent à assurer une expansion rapide et durable sur le marché énergétique. D’autres circonstances favorables ont aussi contribué à accroître cette expansion : de 1953 à 1959, les Pays-Bas et l’Allemagne ont permis aux grandes sociétés pétrolières de pratiquer les prix les plus bas grâce à une totale liberté. La France et la Belgique ont davantage régulé la fixation des prix du pétrole. Mais la charge fiscale imposée sur les produits pétroliers diffère lourdement selon le pays : elle est de 9 % en France, de 22 % en Belgique, de 4 % en Allemagne, et de 0 % aux Pays-Bas24. Les prix du pétrole peuvent de cette manière bénéficier d’une grande souplesse en fonction de la conjoncture. Toutefois, les gouvernements sous la pression des producteurs de charbon établissent quelques taxes douanières pour contribuer à une hausse du prix de vente des produits pétroliers. Mais ces mesures sont épisodiques.
40La politique des investissements menée dans l’industrie pétrolière depuis 1949 a été très positive. La structure pétrolière est telle qu’elle permet d’offrir des prix de revient très bas, d’où un prix de vente sur le marché à un niveau bas et stable (les capitaux investis dans le domaine pétrolier sont rentables dans un délai plus court que dans celui du charbon). Ces conditions contribuent à favoriser la construction de centres de raffineries de pétrole. On se pose à nouveau la question de savoir si l’industrie charbonnière européenne avait pu bénéficier d’une politique d’investissements adéquats, le charbon aurait-il pu conserver un avenir face à une source d’énergie moins chère ? La réponse se trouve dans l’écart des prix de revient, et dans le temps de rentabilité des investissements. C’est dans cette optique qu’on rejoint le débat des producteurs de charbon européens au sein de leur association. Pour eux, l’avenir du charbon est envisageable dans un cadre protégé, qui ne fait plus jouer la concurrence entre les sources d’énergie, mais qui, au contraire, aménage la concurrence au bénéfice de chacune. L’aménagement de la concurrence énergétique aurait dû se faire au moment de la création de la ceca en 1952, et non pas en 1957.
41Dans de telles conditions, l’intérêt de maintenir une industrie charbonnière s’est-il posé à un moment donné ? En 1958, la question est à l’ordre du jour. La responsabilité du pétrole dans la crise charbonnière de 1958 doit être nuancée car il faut aussi considérer l’apport du charbon américain qui a fortement déséquilibré les échanges communautaires, ainsi que la part de responsabilité de la Haute Autorité et des gouvernements dans la politique charbonnière dans son ensemble. Le tort est d’avoir maintenu en Europe de l’Ouest deux industries énergétiques concurrentes avec deux politiques parallèles : d’une part, augmenter la production du charbon pour combler le déficit charbonnier, et d’autre part, augmenter la production pétrolière pour répondre à la demande. Dans le cadre de la concurrence, la fermeture progressive de l’industrie charbonnière européenne aurait pu se faire aux alentours de 1949-1950. Mais la guerre de Corée a surgi à cet instant-là et a relancé les ventes de charbon.
42Il est très difficile de se prononcer sur les choix politiques, car le poids social des charbonnages est à considérer. De nombreuses mesures ont été prises après-guerre en faveur des mineurs (traitement, logement, alimentation, etc.) afin de les inciter à produire davantage. S’agirait-il de remettre tout cela en question ? L’industrie charbonnière européenne a davantage été victime des visions à court terme des gouvernements de la ceca. Mais ces derniers pouvaient-ils seulement voir autrement si on tient compte du contexte de l’époque ? En effet, le marché de l’énergie est jusqu’alors dominé par le charbon, sans souci pour son avenir et le traumatisme des années de pénurie en charbon se ressent encore au cours des années de surproduction. Surproduction qui ne parvient pas à changer les mentalités. En 1958, il sera trop tard. L’arrivée du pétrole concurrent sur le marché est une situation entièrement nouvelle, qui a été peu maîtrisée par les gouvernements. Et enfin, les contraintes d’ordre politique, économique, et social pèsent lourdement : il s’agit de considérer l’énorme responsabilité qui consiste à envisager la fermeture des mines de charbon à une époque où on considère encore le charbon comme vital. Il y aurait eu certes une grande incompréhension tout d’abord de la part des mineurs, et ensuite de la part du reste de la population. Il est nécessaire de se replacer dans l’esprit de l’époque afin de mieux comprendre les erreurs. Avec le recul des années, on peut mieux dégager les carences politiques. Mais on pourrait aussi méditer sur la phrase suivante de Pierre Mendès-France : « gouverner, c’est choisir »...
43Les Etats-Unis auraient-ils maintenu une industrie charbonnière aux dépens de l’industrie du pétrole ? Certes, non. Ils ont mieux aménagé la coexistence de ces deux sources d’énergie, en trouvant pour son charbon des débouchés à l’extérieur et en dégageant des subventions. Mais on peut très bien supposer qu’il y ait eu entre les producteurs concernés tant de charbon que du pétrole un aménagement du marché énergétique. Comme la prééminence du pétrole est acquise aux Etats-Unis, des parts de marché respectifs ont pu certainement être conclus entre pétroliers et charbonniers américains en Europe de l’Ouest. Par ailleurs, ces subventions peuvent aussi provenir d’une partie des bénéfices dégagés par les sociétés pétrolières. Ceci est formulé à l’état d’hypothèse, mais elle pourrait être fort juste étant donné la structure du marché de l’énergie elle-même. La plupart des grandes compagnies pétrolières possèdent actuellement des parts dans l’industrie charbonnière. Les subventions sur le prix du charbon américain auraient-elles perduré alors que le pétrole s’affirme en tant qu’élément stratégique ? Déjà, les priorités américaines sont moins fermes à l’égard du charbon en 1957. La dépendance de l’Europe de l’Ouest à l’égard du pétrole va en s’accroissant, malgré la création de sociétés pétrolières européennes (snpa et snplm, cfp, eni). Les plus grandes sociétés pétrolières, au nombre de sept, appelées les sept Majors, ou encore les sept sœurs, dont cinq sont d’origine américaine, contrôlent la plupart des sources pétrolières, et par conséquent influent sur les cours mondiaux. Il est fort probable qu’elles ont difficilement toléré les velléités d’indépendance des compagnies pétrolières européennes. Par là même, l’Europe de l’Ouest accroît sa dépendance à l’égard des Etats-Unis par l’intermédiaire du pétrole. Le schéma de contrôle de source d’énergie par une seule puissance se renouvelle avec le pétrole, avec plus de force semble-t-il.
44L’envoi massif du charbon américain en Europe pour l’équipement civil et militaire a faussé le marché européen de l’énergie, c’est-à-dire que le charbon des Etats-Unis n’a pas permis une substitution du pétrole au charbon en vertu des règles commerciales normales, ou plutôt dans des conditions moins dramatiques. La nécessité des importations américaines de charbon dans la ceca, alors principe intangible, s’avère plus que critiquable. On aboutit à une implosion du marché charbonnier en 1958, retardée depuis quelques années par les événements de la guerre de Corée. Elle est l’expression de deux facteurs : la perte de grands secteurs de consommation à cause du pétrole, et la surcharge du marché avec un supplément de 20 millions de tonnes de charbon américain, provoquant la rupture de l’équilibre des échanges intra-européens. On pourrait s’interroger sur la configuration du marché charbonnier d’après-guerre sans l’intervention des Etats-Unis. Elle aurait été sûrement différente, en offrant aussi un autre avenir à la Reconstruction européenne. Peut-être le marché charbonnier aurait-il gardé les schémas d’avant-guerre avec une plus grande intervention de la Grande-Bretagne et de la Pologne ? Mais la crise de pénurie aurait-elle pu se résoudre aussi vite ?
- 25 René Girault, Robert Frank, Jacques Thobie, La loi des géants, 1941-1964, Paris, 1993.
45On a considéré ici l’influence de la politique américaine sur le marché de l’énergie. Mais le contexte de la guerre froide entre les deux blocs peut aussi correspondre à une guerre de l’énergie. En effet, il serait intéressant de s’interroger sur la position de l’urss dans cette « course à l’énergie. » Quelle a été sa position face à l’organisation du marché charbonnier, énergétique par extension, par les Etats-Unis ? La « loi des géants » s’est-elle imposée unilatéralement au niveau de l’énergie25 ?
46La suite de l’histoire voit la guerre froide persister et trouver son expression dans la construction du Mur de Berlin en août 1961. Les limites des deux mondes sont désormais établies par la force des choses. La sécurité de l’Europe de l’Ouest se traduira davantage dans la compétition économique entre les deux blocs. Krouchtchev, alors responsable du Kremlin, revendique cette situation. Les années 60 seront des années de grande expansion économique en Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis, marquées par la prééminence du pétrole dans l’approvisionnement industriel. De cette constatation, on pourrait considérer les années 1950 comme tributaires d’une mutation douloureuse du marché énergétique. Le charbon aurait-il malgré tout constitué un frein à une véritable expansion économique ? Or les pays à forte tradition charbonnière connaissaient une production industrielle peu croissante, alors que les pays à forte consommation pétrolière affichaient une production industrielle bien meilleure. Les Etats-Unis eux-mêmes n’auraient-ils pas bénéficié aussi du résultat définitif de la mutation du marché énergétique ? Paradoxalement, ils se ferment aux importations pétrolières par mesure de prudence, qui sont détournées vers le marché européen ayant enfin les structures aptes à les accueillir. Avec le pétrole, l’influence américaine sur le marché européen s’approfondit, et permet d’apporter de nombreux capitaux. L’histoire de l’énergie d’après 1945 serait une succession de contrôles des sources d’approvisionnement par une puissance politique et économique.
47Une nouvelle étape dans la construction européenne a été dernièrement franchie ; les négociations ardues entre les Etats-Unis et la Communauté Européenne au sein du gatt ont semblé répéter une histoire déjà connue. Le discours était néanmoins plus cru puisque le libre échange ne constituait plus l’alibi de l’hégémonie américaine. Ne serait-il donc pas temps de proposer un modèle économique qui dépasse le conflit usé fondé sur le multilatéralisme ? Les données ont évolué, et la dimension mondiale a été encore élargie, et le poids humain et écologique autrement dramatique en cette fin de siècle. Le tournant de l’histoire, dont les grandes lignes ont été définies par les éléments de 1945, est dans l’air, et ne doit pas être ignoré.
Notes
1 Alan Milward, European rescue of the Nation State, London, 1992.
2 Charles Maier, In search..., op. cit.
3 Werner Abelshauser, Der Ruhr..., op. cit.
4 Melvyn Leffler, Preponderance of power, National security, Truman adminsitration and the Cold war, Stanford, 1992.
5 Alan Milward, The reconstruction..., op. cit
6 Références des prix prises dans : Marc Ippolito, Contribution..., op. cit.
7 Alan Milward, The Pound Sterling, the Franc, and the Deutschmark, 1950-1955, Paris, 3-4 décembre 1992.
8 Annie Lacroix-Riz, « le Plan Marshall... », op. cit.
9 Melvyn Leffler, Preponderance..., op. cit.
10 Charles Maier, In search..., op. ci
11 John Gillingham, Coal, Steel,..., op. cit.
12 Gérard Bossuat, La France, l’aide américaine et la construction européenne, 1944-1954, Paris, 1992.
13 Charles Maier, In search..., op. cit.
14 Darryl Holter, « Politique charbonnière et guerre froide, 1945-1950 », janvier-mars 1985.
15 Gérard Bossuat, La France..., op. cit.
16 Alan Milward, European rescue..., op. cit.
17 Alan Milward, The Pound sterling..., op. cit.
18 Melvyn Leffler, Preponderance..., op. cit.
19 Alan Milward, European rescue..., op. cit.
20 John Gillingham, Coal, Steel..., op. cit.
21 Alan Milward, The reconstruction..., op. cit.
22 Alan Milward, European rescue..., op. cit.
23 Louis Armand, « Quelques aspects du problème européen de l’énergie », Rapport préparé pour l’oece, juin 1955.
24 Marc Ippolito, Contribution..., op. cit
25 René Girault, Robert Frank, Jacques Thobie, La loi des géants, 1941-1964, Paris, 1993.
Table des illustrations
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Titre | Moyenne des exportations en charbons allemands et américains de 1946 à 1958 |
Légende | Graphique n° 7 |
URL | http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/696/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 292k |
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Titre | Comparaison des prix en dollar de charbon par tonne et du pétrole par barril |
Légende | Graphique n° 8 |
URL | http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/696/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 247k |
© Éditions de la Sorbonne, 1996