1Amorcée à la fin de 1954, une nouvelle phase économique autorisant les prévisions les plus optimistes s’ouvre pour la ceca. En effet, ces années sont symbolisées par une haute conjoncture, portée par les croissances de la production industrielle et de la demande énergétique. Mais la diversité des politiques économiques dans la ceca permettra-t-elle à tous les pays membres d’y participer pleinement ? D’une mission pacifique de reconstruction économique européenne en 1945-1947, la place du charbon en tant que source d’énergie semble évoluer vers la recherche d’une stabilisation d’ordre militaire afin de consolider les bases de l’otan, et d’assurer un rempart contre le bloc soviétique. La politique charbonnière américaine réactualisée en 1954 par Eisenhower portera-t-elle ses fruits au cours de ces années ? Qu’en est-il de l’intégration européenne ? Le programme des exportations de charbon américain accompagnera-t-il ou au contraire aidera-t-il l’essor économique de l’Europe de l’Ouest ?

La conséquence dramatique des importations américaines

2Au début de 1955, le marché charbonnier connaît une situation « excellente » aux dires des producteurs. La demande en charbon est en nette progression dans tous les pays, sauf en France1. En effet, cette dernière tarde à participer à l’essor charbonnier tant elle est confrontée à diverses politiques énergétiques. Les premiers plans, qui ont accordé une grande priorité dans la diversité des approvisionnements énergétiques à l’hydroélectricité, afin de permettre à l’économie française une certaine autonomie, commencent à porter leurs fruits. Le charbon est à la fois durement concurrencé par le fuel-oil et la houille blanche. Il en résulte que des produits charbonniers considérés comme des bas-produits ou secondaires s’accumulent sur le carreau des mines, puisqu’ils ne trouvent plus leur débouché habituel vers les centrales thermiques produisant l’électricité. Néanmoins, un protocole d’accord est signé le 1er décembre 1954 entre les Charbonnages de France et l’Union des Chambres Syndicales de l’Industrie du Pétrole en France pour limiter les ventes de fuel sur le marché français pendant l’année 19552.

3C’est à cette date que les Pays-Bas commencent à se retirer du marché du charbon par une fermeture progressive des mines. Mais la ceca s’achemine à nouveau en 1955 vers un manque de fines à coke pour la sidérurgie, notamment en Allemagne, qui enregistre une augmentation de production d’acier de 18 % par rapport à 1954 (il y a lieu de noter une évolution technologique qui permet d’utiliser moins de coke dans les hauts fourneaux qu’auparavant). Toutefois, on aboutit à une tension du marché qui se caractérise par une nette augmentation des importations de coke au sein de la ceca, et par la remarquable progression de la production d’acier dépassant les prévisions établies pour l’année 61 par le Rapport Tinbergen, soit 52 millions de tonnes, et alors considérées comme extrêmement optimistes en 1953 par les producteurs de charbon3. A la fin de 1955, tous les pays de la ceca connaissent un niveau quasi nul de leurs stocks, sauf en France. Est-ce là un signe inquiétant pour le marché charbonnier, ou bien signifie-t-il une reprise économique vigoureuse ? Tant et si bien que l’Allemagne a recours aux importations surtout en provenance des Etats-Unis. De même, la Belgique importe des fines à coke en autorisant ses cokeries à recevoir du charbon américain, afin de faire face à une baisse des livraisons allemandes et hollandaises. A l’inverse de la France, la Belgique voit heureusement ses stocks fondre car ils étaient surtout constitués de classés gras, c’est-à-dire cokéfiables4. Quant à la France, elle suit le même mouvement de reprise des importations américaines.

4L’étude graphique du marché charbonnier sur le long terme nous rappelle que les phases de reprise économique se succèdent depuis 1945 à un rythme de plus en plus court et sont d’une ampleur de plus en plus grande. Assiste-t-on à un nouvel emballement du marché charbonnier à l’image de ce qui s’est produit au moment de la guerre de Corée, mais d’une manière plus accentuée ?

5L’année 1956 confirme la tendance conjoncturelle amorcée auparavant : la disette en coke se confirme en Allemagne, qui doit être comblée par des importations en charbon bitumineux américain dépassant celles de 19555. La situation charbonnière devient tendue aussi pour l’approvisionnement des foyers domestiques à cause d’un hiver rude qui a particulièrement contribué à diminuer la disponibilité pour l’ensemble de la ceca. A mon avis, cette situation exprime surtout les priorités gouvernementales assignées à la production charbonnière, qui tend à être réservée à la consommation industrielle en général. La marge disponible pour les consommateurs domestiques se trouve ainsi considérablement réduite. La sidérurgie prend désormais une place dans l’évolution de la consommation de charbon telle qu’elle ne l’avait jamais connue auparavant, comme le constatent d’ailleurs les producteurs de charbon européens6. Si on considère l’évolution de la production d’acier, on constate que la Belgique, la France et les Pays-Bas atteignent, au cours de ces années, des niveaux records. Quant à l’Allemagne, elle atteint des niveaux proches des années 1938-1940, alors considérée comme une période d’armement, c’est-à-dire une production de plus de 20 millions de tonnes.

6Mais à la fin de l’année 1956, plusieurs événements, dont le principal est l’affaire de Suez, marquent le marché charbonnier sans pour autant inquiéter les producteurs de charbon. L’Egypte de Nasser décide de nationaliser le canal par lequel le pétrole est acheminé en Europe par bateau. Cette crise révèle au grand jour la dépendance de l’Europe en pétrole. Dans ce contexte de psychose de pénurie en pétrole, les pays européens accumulent des stocks de charbon gigantesques, afin de se constituer des réserves stratégiques. Alors que les stocks se trouvaient à un faible niveau inquiétant auparavant, ils retrouvent rapidement un niveau plus conforme aux structures du marché, comme en France où l’industrie possède déjà des stocks élevés. Tous accusent une vive hausse de la production en coke par rapport à 1955 (l’Allemagne, + 6,7 %, la Belgique + 9,3 %, la France + 12,5 %, les Pays-Bas + 7,9 %), et les livraisons américaines continuent d’arriver massivement. 1956 est aussi la date d’un événement tragique dans les mines belges à Marcinelle. Face à la crise de Suez, la Haute Autorité n’envisage pas de recourir à l’article 59 qui vise les cas de pénurie sérieuse, et mise sur les importations américaines pour couvrir les besoins7.

7Le marché charbonnier en 1957 s’annonce pour les producteurs de charbon d’une manière favorable dans le sens où ils considèrent que la France peut enfin reconstituer des stocks dits de sécurité, et évite ainsi une mévente. Les Pays-Bas constatent toutefois une contraction des importations en charbon américain, mais estiment que la consommation industrielle est toujours aussi bonne. Quant à la Belgique, elle est seule à signaler l’importance des stocks détenus par les secteurs industriels, ce qui annonce une situation difficile. Son cas est préoccupant : les stocks de houille ont augmenté de 87,3 % pour la Belgique par rapport à 1956, de 12,5 % en Allemagne, de 1,3 % pour la France, et de 17 % pour les Pays-Bas. Selon les producteurs, la détente que connaît le marché charbonnier viendrait des conditions atmosphériques favorables de l’hiver 1956-1957, et serait responsable de cette accumulation de stocks8. A moins qu’ils préfèrent ne pas manifester ainsi ouvertement leur inquiétude, cette interprétation semble cependant considérablement occulter le ralentissement net du marché charbonnier. Le ton est différent par rapport à 1955, où l’optimisme était facile.

8A la fin de 1957, la situation du marché s’aggrave, bien que les producteurs estiment qu’elle n’a guère changé. Ils sont désormais confrontés au cours du dernier trimestre à l’importance des stocks chez les consommateurs dans tous les pays membres (1 413 000 tonnes de houille en France, 4 583 000 en Belgique, soit presque 6 millions de tonnes à elles deux). Toutefois, ils s’inquiètent du regain jugé dangereux des importations de charbon américain, lié à la baisse des taux de frets atlantiques qui poussent les utilisateurs à conclure des contrats en plus de ceux déjà existants. La sidérurgie maintient son activité, mais elle commence à stagner et son carnet de commandes ne se renouvelle pas9. En effet, l’envolée de la production d’acier tend à s’essouffler, pour déjà être moindre en 1956, et pour régresser légèrement dans certains pays en 1957. De plus, l’écoulement des stocks de charbon de la ceca est menacé face aux deux concurrences : le charbon américain supplante le charbon communautaire grâce à ses prix inférieurs à ceux de la ceca dans les secteurs de consommation encore fidèles au charbon, et le pétrole a accru ses parts de marché au cours du boom conjoncturel.

9Dès la fin de 1956, le problème de la disette en coke est réglé, au moment où surgit la crise de Suez. Les réserves qui jusque-là étaient à un niveau critique sont vite reconstituées. On aboutit en 1957 à un équilibre précaire entre la hausse de l’offre et la baisse de la demande en charbon malgré l’accumulation des stocks liée à la crise de Suez. C’est pourquoi l’enthousiasme de 1955 est bien vite retombé, et le boom conjoncturel n’aura guère été bénéfique pour le marché charbonnier qui s’est encore une fois emballé, pour sombrer ensuite dans le marasme des stocks, tout comme en 1953-1954. L’euphorie du marché charbonnier aura duré un temps bien court, de la fin de 1954 à la fin de 1956, soit deux ans. Une grande similitude existe avec la situation de la guerre de Corée, qui avait aussi provoqué une hausse vertigineuse des productions dans la ceca sur une période très courte et qui s’était soldée par un niveau inquiétant des stocks. Dans ce cas, les années 1955-1957 correspondraient-elles aussi à une conjoncture d’armement ?

10On pourrait s’interroger à nouveau sur les mécanismes de haute et basse conjoncture qui régissent en quelque sorte les flux du marché charbonnier. L’exemple du marché français qui, au moment de la reprise économique, se trouve en proie à une accumulation de stocks de bas-produits, semble contredire la règle habituelle qui consiste à considérer qu’en période de haute conjoncture, l’évacuation des produits charbonniers de moindre qualité est facilitée, alors qu’en basse conjoncture la tendance serait à leur stockage. Elle est valable pour les années précédentes, car on assiste ici à une situation différente. La demande devient extrêmement précise : le coke et tous les charbons cokéfiables sont les qualités les plus sollicitées, ce qui indique qu’on assiste à un essor économique d’une autre nature que celle des années 1945-1947. La hausse de la production d’acier renforce cet argument mais ne suffit pas à l’expliquer. En consultant les statistiques, il apparaît que le marché charbonnier est dominé par le coke, comme il ne l’a jamais été. En effet, l’essor économique a principalement concerné le marché du coke, qui est alors en pleine expansion tant au niveau productif qu’au niveau des échanges. Cela signifierait-il que la pénurie en charbon est désormais dépassée puisque les industries concernées peuvent choisir leurs qualités (sans avoir à accepter toutes les qualités de charbon pourvu qu’elles brûlent et fassent marcher la machine industrielle comme c’était le cas de 1945 à 1946) ? 1947 ajustement correspondu à une conjoncture où la demande se précisait davantage mais la crise liée à une pénurie en dollars n’avait pas permis à cette tendance de s’affirmer. Les négociations engagées en 1954 permettent de résoudre le délicat problème des devises en dollar, puisqu’elles incluent un prêt en dollar, mais aussi l’établissement d’un commerce triangulaire sur la base de devises européennes. De plus, les pays de l’Europe de l’Ouest affichent une bien meilleure situation financière : ils possèdent un stock d’or et de dollars de 8,4 milliards de dollars à la fin de 1949, qui passe à 17,2 milliards en 195610, de la même façon que leurs balance de paiements s’améliorent. Ces diverses constatations permettent d’affirmer le caractère différent de cet essor économique, qui n’est désormais plus dépendant du déficit en dollars, bien qu’il persiste dans les esprits tout comme il est étrangement associé à une pénurie en charbon, et qui permet enfin à l’industrie de spécifier sa demande charbonnière. Les négociateurs américains ne pouvaient pas ignorer une telle situation, d’où des conditions d’achat attractives. L’importance des envois en charbon américain ne risque-t-elle pas à terme, malgré tout, de fragiliser la nouvelle et meilleure santé financière des pays de la ceca ? La grande question qui se pose réellement est de savoir si l’objectif d’autosuffisance en charbon de la Haute Autorité est réalisable, et par conséquent si les importations en provenance des Etats-Unis sont nécessaires.

11Que constate-t-on tout d’abord au niveau du marché américain ? Le charbon bitumineux est très intéressant car il peut être converti en charbon à coke et en charbon vapeur par exemple, et connaît par conséquent une envolée des exportations, qui en 1956 dépassent le niveau record de 1947 (graphique n° 6).Quant à l’anthracite, son sort permet de confirmer la nature différente du boom conjoncturel que connaît l’Europe de l’Ouest. En effet, malgré une pointe en 1956, les exportations n’atteindront jamais les niveaux de 1946-1948 ni même celui de 1951, années heureuses où tout pouvait être écoulé. La production chute inexorablement depuis 1948. Cependant, peut-on croire à l’utopie d’une vocation fondamentale du charbon américain dans le contexte mondial lorsque Tom Pickett, vice-président de la National Coal Association of the United, déclare : « Il y a encore beaucoup à faire pour que l’industrie charbonnière atteigne la capacité nécessaire à la sécurité nationale en cas de mobilisation totale pour faire face à une crise internationale.11 » ? Ce discours de circonstance met surtout en valeur la précarité des débouchés du charbon aux Etats-Unis. Parler là d’un déficit charbonnier serait une aberration de fait.

12La situation est plus subtile en Europe de l’Ouest à cause du traumatisme de la pénurie des années de guerre et de Libération, et même des années 30, qui ne permet vraisemblablement pas aux pays membres de la ceca, ni même aux producteurs de charbon, de constater une évolution de la disponibilité en charbon. Mais il est vrai aussi que les gouvernements de la ceca n’ont guère eu le choix en matière de politique commerciale charbonnière à la lumière des négociations entreprises en 1954. Ainsi le destin de la ceca se trouve-t-il pris dans un filet de contradictions, de pressions sans qu’il ait été possible à la Haute Autorité de modifier cet état de choses. Quelle sera alors la réalisation du programme d’exportation du foa et surtout quelles seront les conséquences sur le marché européen ?

13Tout d’abord, le volume des exportations en charbon américain de 1955 à 1957 a dépassé les prévisions, pourtant considérées comme élevées (tableau n° 1). Si on considère le volume de 5 à 6 millions de tonnes importées par la ceca comme une moyenne « normale » d’après les estimations américaines (comme en 1953-1954), on constate qu’en 1955, il a été effectivement importé 10 millions de tonnes de charbon américain, mais qu’en 1956, ce sera une moyenne de 25 millions de tonnes. En 1957 près de 35 millions de tonnes de charbon américain seront déversées dans la ceca. On aboutit à un total de 70 millions de tonnes au lieu des 30 millions de tonnes de charbon américain prévu par le programme du foa sur trois ans, soit 40 millions de tonnes supplémentaires. Ce programme aurait-il évolué vers des objectifs plus élevés dans un contexte d’essor économique, ou au contraire aurait-il été rendu caduc par ce contexte-même ?

14Le tableau n° 27 permet d’évaluer l’influence du charbon américain sur le marché européen au cours de ces années.

Tableau n° 27. Comparaison du déficit houiller par rapport à la consommation nationale apparente de 1938 (en milliers de tonnes)

Comparaison du déficit charbonnier en houille (importations des États-Unis exclues) sur la même base

15Force est de constater que le déficit de la ceca dans le premier cas, est grandement résorbé dès 1955, pour disparaître effectivement en 1956-1957. Mais peut-on vraiment considérer l’approvisionnement américain comme salvateur, étant donné que la haute conjoncture permet elle-même de résorber les stocks de la Belgique, mais fait gonfler ceux de la France ? En considérant le deuxième cas, on constate que la différence entre les deux calculs n’accuse pas un grand écart. En 1955, elle est effectivement de 10 millions de tonnes pour la ceca, comblée par le charbon américain, puis en 1956, la différence s’élève à 14 millions de tonnes, comblée et au delà par un apport effectif de 25 millions de tonnes de charbon américain, soit 11 millions supplémentaires, et enfin en 1957, la différence s’accroît avec 27 millions de tonnes, avec un apport de 35 millions de tonnes de charbon américain, dont 8 supplémentaires. Au total, la consommation charbonnière européenne a absorbé un supplément de presque 20 millions de tonnes de charbon américain. En tenant compte des 40 millions supplémentaires au programme du foa, la ceca a importé 20 millions de tonnes de charbon américain en trop en fonction de son déficit. Quel usage en a-t-il été fait ?

16Il est nécessaire de replacer les exportations américaines dans leur propre contexte pour juger de leur importance. Les années 1945-1947, malgré l’état critique réel de l’économie européenne, n’ont jamais enregistré un tel volume d’exportations de charbon américain : il s’est chiffré pour les années 1946-1947 à moins de 40 millions de tonnes pour un déficit annuel de 30 millions de tonnes. Alors que le déficit est de 20 millions de tonnes en 1955, pour ensuite disparaître en 1956-1957, la ceca a importé un total de 88 millions de tonnes de charbon américain. On peut juger excessif ce volume d’exportations si on tient compte des meilleures bases économiques de l’Europe de l’Ouest, de la réorganisation du marché charbonnier symbolisée par la ceca et aussi de la concurrence énergétique qui se développe. La croissance du déficit charbonnier a surtout signifié une baisse de la consommation en charbon, liée à la concurrence des autres sources énergétiques. Le charbon occupe désormais une part moindre dans la hausse de la demande globale de l’énergie.

17Toujours d’après le tableau n° 27, lorsqu’on considère l’influence des exportations américaines par pays, les Pays-Bas en sont les grands bénéficiaires puisqu’ils affichent un solde charbonnier toujours positif par rapport à la consommation de 1938. S’ils n’en avaient pas bénéficié, le solde resterait néanmoins positif mais dans une proportion bien moins grande. Il est clair que les Pays-Bas ont pratiqué une politique charbonnière spéculative grâce au charbon américain réintroduit par transit dans la ceca, alors que dans le même temps ils optent pour une réduction de leur production charbonnière, permettant ainsi la mutation de l’économie vers le pétrole et le gaz. En ce qui concerne la Belgique, le déficit total de 1955-1957 s’élève à presque 8 millions de tonnes, mais il est de 13 millions de tonnes si on exclut les importations américaines. La différence bien faible de 5 millions indiquerait-elle que l’apport américain n’a pas été aussi décisif dans son économie ? Quant à la France, son déficit reste autour de 40 à 50 millions de tonnes dans les deux cas. Le charbon américain n’aura ainsi pas pu contribuer à le réduire. Ces deux exemples opposés traduisent-ils la faible influence du charbon américain sur la résorption de leurs déficits ? Mais l’Allemagne a pu résorber son déficit de moitié grâce au charbon américain (environ 30 millions de tonnes pour le premier cas, et 60 millions de tonnes pour le deuxième). Ces diverses situations sont liées au volume des importations de charbon américain dans chaque pays : en 1956 l’Allemagne détient la première place avec 11,6 millions de tonnes, la France 6 millions de tonnes, les Pays-Bas 4 millions de tonnes, et la Belgique 2 millions de tonnes.

18L’influence des exportations américaines se manifeste à des degrés divers, et le tableau pousse à conclure à leur bien relative utilité dans les économies européennes. On peut aussi s’interroger sur cette utilité lorsqu’on constate une baisse des échanges au sein de la ceca au moment même où elle entre dans une phase de boom conjoncturel. En effet, le paradoxe réside dans le fait qu’on assiste à une augmentation de la production charbonnière au cours de ces années, suivie d’une baisse des échanges intra-européens et d’une hausse des importations en provenance des Etats-Unis. La logique du marché aurait impliqué que ces importations diminuent puisque la baisse des échanges dans la ceca pouvait indiquer une évolution du marché énergétique vers l’utilisation d’autres sources d’énergie. Ou bien la logique aurait voulu que les importations des Etats-Unis baissent puisque les productions de la ceca sont en hausse croissante, ce qui avait été un objectif ancien du Département d’Etat à la Libération. Dans les deux cas, les importations américaines auraient dû tendre vers la baisse au lieu d’atteindre ces niveaux records. Le déficit charbonnier de 1955-1957 n’en est donc pas un, au sens dramatique du terme. C’est bien ce que pensaient les producteurs européens de charbon en 1955 : « Les achats massifs de charbons américains ne pourront manquer de peser un jour sur le marché. Certes, bien des éléments d’appréciation nous font défaut, mais on peut cependant croire que le déficit ne sera pas important... Une grave pénurie n’est pas à craindre.12 » Et en 1956 : « la liberté d’importations et l’existence de stocks spéculatifs de charbons américains au port d’Anvers par exemple prouvent qu’il n’y a pas de difficultés quantitatives d’approvisionnement.13 »

Tableau n° 28. Taux de croissance des échanges de houille dans la ceca de 1955 à 1957

Taux de croissance des échanges de coke dans la ceca de 1955 à 1957

19Il est indéniable, d’après le tableau n° 28, que les importations de houille ont connu un grand succès avec un taux de croissance de 124,3 % pour la ceca. Mais ils ont porté préjudice à l’équilibre des échanges intra-européens : ils ont diminué de moitié (50,7 %), de même que les exportations vers les pays tiers, ce qui représente pour cet ensemble une diminution de l’ordre de 108,3 %, qui est presque proportionnelle à l’augmentation des arrivées en charbon des Etats-Unis. Quelques nuances s’imposent selon le pays. Deux pays, l’Allemagne et la Belgique, perdent leur vocation exportatrice au cours de cette période. Toutes deux enregistrent une forte baisse des exportations de 13,7 % et de 36,3 % respectivement. La France au contraire, accentue son rang de pays importateur en conservant malgré tout une part réservée à l’approvisionnement européen : la très grande chute de ses exportations de 48,2 % s’équilibre avec la hausse des importations des pays tiers. Les Pays-Bas affirment quant à eux leur vocation exportatrice avec une augmentation de 13,6 %, mais abandonnent la source d’approvisionnement européen au profit de l’extérieur.

20Quant aux échanges de coke, il est difficile de les comparer à ceux de la houille puisque les statistiques de la ceca ne détaillent pas les importations des pays tiers en coke. Seule celles de l’Allemagne donnent une idée de leur taux de croissance. On constate que le marché de la ceca est moins délaissé puisque les importations ne croissent que de 0,51 %, et surtout que les exportations atteignent une croissance de 22,7 %. Quant aux exportations vers les pays tiers, l’effondrement est semblable à celui de la houille : de l’ordre de 38,4 %, sauf que l’Allemagne occupe une meilleure position avec un taux de croissance de 13,8 %, mais la Belgique avec seulement 3,4 %. Les exportations de coke au sein de la ceca sont encore bonnes pour l’Allemagne, mais relatives pour la Belgique, et se dirigent vers la France qui en a toujours manqué.

21Dans l’ensemble, on peut affirmer que le marché des échanges européens est fortement perturbé par les envois massifs de charbon américain, et tend à se fermer sur lui-même en négligeant la voie extérieure, c’est-à-dire exporter vers les pays tiers. Il est donc important de nuancer l’image courante d’une poussée exportatrice de l’Allemagne, comme celle de Diebold par exemple14. Au cours de ces années, l’Allemagne saisit l’opportunité du marché européen pour évacuer le surplus houiller menaçant de 45,5 % en 1957, alors que ses exportations décroissaient régulièrement (-56 % en 1956), ce qui est dû à un tassement de la demande en houille, qui s’est maintenue grâce au phénomène de transit du bitumineux américain. Le cas des Pays-Bas est sensiblement identique, puisqu’ils utilisent aussi le marché européen non plus pour s’approvisionner mais pour exporter grâce au transit. Seul le coke fournit à l’Allemagne l’opportunité d’exporter vers la ceca, et dans une plus faible proportion vers les pays tiers, traduisant en cela l’évolution de la demande énergétique. Ainsi, le problème d’approvisionnement en coke apparaît bien léger. Quant à la Belgique, elle ne parvient pas à réaliser le contrat conclu avec les négociateurs américains, qui consistait à exporter le coke produit à partir des fines à coke américaines vers les pays tiers, puisque ces exportations enregistrent un taux de croissance négatif de presque 8 %. Le marché de la ceca a permis aux pays membres d’évacuer leur surproduction soit en houille, soit en coke. Or ce surplus ne peut pas trouver de débouché à l’extérieur pour la simple raison que le charbon américain n’est pas réexportable, ce qui explique les faibles taux de croissance des exportations vers les pays tiers.

22A la lumière de ces constats, on pourrait s’interroger sur le coût des importations américaines pour l’Europe de l’Ouest (tableau n° 29). La valeur des importations de charbon est un bon indicateur étant donné la part des importations américaines dans le total.

Tableau n° 29. Taux de croissance en % de la valeur du commerce extérieur

23Le bilan est mitigé pour l’Allemagne et la Belgique. En effet, l’Allemagne enregistre une perte des échanges de 2,34 % pour les années 1955-1957 (avec des taux de croissance des importations de -9,14 % et des exportations de 6,8 %). Quant à la Belgique, sa perte est de 1,23 % (taux de croissance des importations, -8,13 % et des exportations, 6,9 %). L’étude de la France confirme sa position de pays importateur, mais qui connaît une meilleure position : avec une diminution des importations de -12,51 % et une augmentation des exportations de 16,44 %, elle enregistre un bénéfice de 3,93 %. Quant aux Pays-Bas, le rang de pays exportateur leur permet d’enregistrer les meilleurs bénéfices tirés du marché charbonnier de l’ordre de 4,28 %, grâce à un faible coût supplémentaire des importations de produits charbonniers de 2,89 % et à un coût des exportations de 7,17 %. Ces observations ne font que renforcer l’étude des échanges de la ceca : l’incidence du coût des importations américaines est variable selon le pays en fonction de son contexte économique et politique, et aussi de ses réserves financières.

24On pourrait s’interroger sur la difficulté de maintenir une industrie charbonnière, qui ne permet de dégager que de très faibles bénéfices au niveau des échanges. Deux pays, les Pays-Bas et la France, ont profité des conditions avantageuses d’achat de charbon américain, le premier grâce à sa position sur le marché international, et le second grâce à ses négociations liées au financement de la guerre d’Indochine, comme on a pu le voir. Quant à l’Allemagne et la Belgique, leur situation se ressemble fort, aussi bien au niveau des échanges qu’au niveau du coût. Leur bilan mitigé fait ressortir leur apparente place dans le commerce international, et fait prendre conscience du faible gain de leur industrie charbonnière alors que le pétrole perce plus vite là qu’ailleurs. Ces deux pays avaient auparavant posé beaucoup de problèmes au niveau diplomatique, à cause de leur refus de supprimer leurs quotas. Quel a été le contenu de ces négociations, qui ont peut-être été militaires ? Il semble aussi que les conditions commerciales ont été plus contraignantes pour ces deux-là, lorsqu’on constate par la suite leur difficulté à résilier leurs contrats de charbon américain. La France et les Pays-Bas ne connaîtront pas de telles difficultés. Les importations de charbon américain ont donc leur part de responsabilité dans ces bilans, et ont grandement contribué à rendre plus douloureux le passage du charbon au pétrole, puisqu’il a été retardé depuis bien avant l’ouverture du marché commun du charbon et de l’acier.

25Ce nouveau regard sur les échanges de la ceca permet de mieux saisir l’état critique du marché charbonnier en 1958. On se trouve face à un grave déséquilibre du marché, qui tend vers l’implosion. Cette crise imminente est largement révélée par le déséquilibre entre le marché de la ceca, qui concentre toutes les importations américaines et européennes sans compter l’apport de la production, et le marché extérieur, qui se trouve gravement délaissé par les pays membres, malgré la présence plus active des Pays-Bas. Seul le retournement conjoncturel en 1957 permettra de relativiser l’abandon de cette dernière part de marché. Le marché charbonnier amorce paradoxalement son déclin dans une économie en pleine croissance, dont la reconstruction prend appui sur un renouvellement de la société, et non plus sur le simple relèvement des années 1945-1947, comme le signale Alan Milward15. La place désormais permanente et officielle du charbon américain met aussi en cause la politique de sécurité d’approvisionnement de l’Europe, comme le signalent les experts européens dès le début de 1955 : « A plus longue échéance, l’importation massive de charbons américains risque de compromettre les approvisionnements de l’Europe non seulement au point de vue des prix mais aussi des quantités.16 »

26L’étude de la conjoncture charbonnière au cours du premier semestre de 1955 confirme les effets de la mécanique mise en place par le programme d’exportations du foa lancé à la fin de 1952. Comment ne pas retrouver la trace des concessions belges, par exemple, à l’égard des importations américaines en fines à coke, alors seule qualité non soumise aux quotas comme le souhaitait le Département d’Etat ? En effet, le gouvernement belge signale ce changement de procédure à la Haute Autorité en déclarant « qu’il a jugé prudent de libérer provisoirement l’importation des fines à coke américaines, indépendamment du régime en vigueur autorisant ces importations en fonction d’exportations de coke à destination de pays tiers exclusivement.17 » Au cours des mois suivants, les contingents seront régulièrement relevés. Les échanges intra-européens sont aussi modifiés au bénéfice de ces importations. Les livraisons allemandes de charbon à coke à la Belgique se sont considérablement réduites, et posent de sérieux problèmes de gestion charbonnière. Or le phénomène du transit permet de pallier cette absence puisque « les fournisseurs allemands ont proposé à leur clientèle belge d’acheter des charbons à coke américains à concurrence d’un montant de 330 000 tonnes jusqu’au 30 mars 1956.18 » La Belgique s’en accommode en relevant à nouveau les contingents fixés sans toutefois préciser les tarifs de vente, qu’on peut imaginer plus avantageux que le charbon allemand lui-même, mais peut-être semblables au prix du charbon américain livré directement aux ports belges. L’année suivante ne justifie plus le maintien des mesures de contingentement lorsque la conjoncture économique est si bonne ; la Belgique procède alors à la mise en place d’un régime de liberté d’importation : elle délivre des licences de six mois pour le charbon américain et de quatre mois pour les autres provenances19.

27Les Pays-Bas n’échappent pas non plus à cette modification des échanges, illustrée par l’anecdote suivante. Une entreprise sidérurgique proteste contre l’accroissement régulier des livraisons de charbons à coke américains au moment où l’Allemagne réduit considérablement les siennes. Elle revendique le maintien des courants d’échanges traditionnels : « Il est à remarquer toutefois qu’à la suite des difficultés susmentionnées nous avons constaté, depuis 1954 – bien que ceci ne fût pas intéressant du point de vue commercial – l’augmentation régulière du pourcentage de charbon américain dans notre consommation de charbon par suite de l’impossibilité d’acheter suffisamment de charbons à coke dans les pays de la ceca.20 » Quant aux livraisons britanniques, elles se restreignent à nouveau considérablement dès 1955, et poussent le gouvernement en question à suspendre toutes les exportations à partir de 1956 afin de réserver le charbon à la consommation intérieure.

28Quant aux répercussions sur les importations de l’Est, la France admet, à la fin de 1955, une réduction des courants d’importation de charbon de l’Est, russe et polonais, en même temps que s’accroissent les importations américaines21. La presse s’en fait l’écho : « étant donné que les possibilités d’exportations de la Pologne et de l’urss sont limitées, c’est une obligation pour la France d’importer pour 1957 8,5 millions de tonnes de charbon américain.22 » En Allemagne, le ton est plus franc, où on reconnaît mettre au point un plan « qui vise à remettre en service un certain nombre de Liberty ships actuellement à la chaîne en vue de promouvoir les ventes de charbon américain en Allemagne occidentale... » L’un des buts est de : « placer le charbon américain dans une situation plus concurrentielle vis-à-vis du charbon d’Outre-mer, celui-ci comprenant également le charbon polonais et d’autres pays de derrière le rideau de fer.23 » Néanmoins, ce pays affirme la nécessité de conserver des liens commerciaux avec la Pologne, qui seule peut fournir du charbon à coke. 1955 est l’année de fortes réductions des importations en provenance de la Pologne et de l’urss dans l’ensemble de la ceca, reflétant en cela la substitution au courant de l’Est du courant de l’Ouest, mais aussi l’usage croissant du charbon polonais par l’urss.

29Seules l’Allemagne et la France se distinguent dans cette évolution, puisqu’elles enregistrent une augmentation sensible des livraisons polonaises, à contre-courant de la ceca (tableau n° 30). L’Allemagne a-t-elle pu mieux négocier l’équilibre des courants commerciaux, comme la réflexion précédente le laisse entendre ? Il faut toutefois relativiser la taille des importations d’Europe orientale qui est de 2 millions de tonnes par rapport aux 30 millions de tonnes américaines...Quant aux autres pays, les importations de charbon polonais sont quasi nulles.

Tableau n° 30. Importations de houille en provenance de la Pologne (en milliers de tonnes)

30La faiblesse de ces échanges amène à conclure au succès de la politique américaine. L’Europe de l’Ouest a donc difficilement eu recours au charbon polonais alors que sa proximité aurait favorisé son expansion en ces temps de désistement de la Grande-Bretagne et, à une moindre échelle, de l’Allemagne. Ce serait une nouvelle voie de recherches à poursuivre car il est étrange de constater que les archives américaines publiées ne mentionnent pas le cas du charbon polonais, et les archives de la Haute Autorité en font très peu allusion. Pour l’anecdote, la faiblesse des échanges avec le bloc soviétique est soulignée au cours d’une réunion de la Commision de la politique commerciale en 1957. Spierenburg, se voit interpellé par un membre de la Commision, Sabass, au sujet de la politique libérale de la Haute Autorité à l’égard des pays tiers : « Ce principe est-il appliqué à l’égard de tous les pays, même sur les marchés des pays tiers où le charbon de la Communauté est en concurrence avec du charbon importé des pays occidentaux, et, notamment des pays du bloc oriental ?24 » La réponse de Spierenburg repose sur le principe de liberté d’importation accordé par la Haute Autorité aussi bien pour le charbon américain que pour le charbon polonais. Il est en effet difficile d’expliquer en d’autres termes la ligne adoptée par la Haute Autorité au cours de ces dernières années.

31En 1957, la Pologne se manifeste auprès du Comité du charbon de la Commission Economique pour l’Europe afin de reprendre ses exportations vers l’Europe de l’Ouest, alors que la conjoncture charbonnière se dégrade progressivement25. Il semble bien que ce retour sur le marché européen soit motivé par une « nécessité absolue de se procurer des devises et des marchandises occidentales.26 » Cela ne manque pas de surprendre la Division du Marché de la ceca qui signale que : « jusqu’à présent l’exportation était soutenue en période de pénurie pour profiter des hauts prix du marché, alors que les ventes se ralentissaient en période d’abondance.27 » Cette réflexion démontre que les responsables de la ceca ne disposent pas de toutes les informations sur le marché polonais. En effet, la période de pénurie correspond aux années 1945-1947 ; ensuite on a vu qu’il n’a plus été guère possible à la Pologne de conserver ses parts de marché. Il est vrai que la Haute Autorité a toujours considéré cette source d’approvisionnement comme peu intéressante.

32Le cadre des exportations de charbon américain, on l’a vu, se situe à plusieurs niveaux : le prêt de dollars, et le commerce triangulaire avec des devises européennes. Au cours de ces années, le système des contrats à long terme conclus entre les partenaires européens et américains prendra une ampleur dramatique. Le système de contrats à long terme s’insère-t-il dans les modalités du programme du foa, le rendant obligatoire pour participer au commerce triangulaire ? Tous les pays membres de la ceca ont souscrit à ce système au cours du dernier trimestre 1954, c’est-à-dire au moment des négociations américaines et de la hausse perceptible des taux de frets, conclus dans l’ensemble pour un an. C’est à partir de 1955 que les contrats s’étaleront jusqu’à trois ans, puis en 1956 à quatre ans28. La Haute Autorité elle-même incite les pays membres à s’engager dans cette voie, « avec certains pays tiers, notamment les Etats-Unis »29, en insistant sur l’économie réalisée sur les coûts des frets négociés sur un long terme et sur l’utilité d’être préservé des fluctuations des taux de frets. Mais elle n’adopte visiblement pas la même attitude pour le charbon polonais, puisqu’elle déclare : « ceci étant du ressort exclusif des importateurs et des consommateurs des pays de la ceca.30 » Le charbon de l’autre côté du rideau de fer n’est désormais plus le bienvenu.

33Le tableau n° 31 donne un nouvel aperçu sur les véritables économies à réaliser sur les taux de frets grâce aux contrats à long terme. Ces taux enregistrent les plus bas niveaux au moment des négociations en 1953-1954, et en 1955, ils augmentent à cause d’une nouvelle spéculation qui mise « sur le fait de savoir si les niveaux atteints lors du boom coréen pourraient éventuellement être surpassés.31 »

Tableau n° 31. Moyennes annuelles des taux des frets maritimes Hampton Roads-Rotterdam pour voyage isolé (en $)

34Pour mettre en évidence le renchérissement des frets, la presse indique par exemple que : « le taux minimum d’un fret en 1954 pour le transport du charbon du port Hampton Roads à Anvers était de 27/6 shillings la tonne et en 1955, de 51/6 s. ; le charbon américain vers l’Italie de 4,45 $ en 1954 contre 7,55 $ en 1955 ; et vers l’Allemagne occidentale, de 30/-s. en 1954 à 1953/-s. actuellement.32 » Mais en mars 1955, les taux de frets atlantiques enregistrent une baisse à cause d’une révision des taux spéculatifs, qui ont contribué à freiner la demande. C’est pourquoi « il serait plus exact de dire que le marché des frets se trouve actuellement soumis à un processus de régulation technique.33 » Les affréteurs acceptent quelques mois plus tard de réduire à nouveau leurs taux à la suite d’un nouveau record « post-coréen » du mois d’octobre34. Le taux fluctue ensuite au début de 1956 et atteint une hausse de 35 %, mais on signale heureusement que : « des majorations des frets peuvent être obtenues pour des contrats couvrant de longues périodes pour le transfert de charbon américain.35 »

35On ne peut que constater que toute la période des engagements à long terme a coïncidé avec les hausses régulières et aussi spéculatives des taux de frets. Jamais les bas niveaux de 1953-1954 ne se reproduiront. Ils ont correspondu non seulement à une conjoncture économique morose, mais, à mon avis, à une sorte de duperie quant à la possibilité de les voir se baisser encore. A présent que la conjoncture est bien meilleure, les taux de frets remontent progressivement sous l’effet d’une meilleure demande quoique artificielle. 1956 est ainsi une année proche du niveau des années de guerre de Corée : décembre est le mois le plus élevé principalement à cause de la crise de Suez avec le taux maximum de 119/6 shillings et minimum de 98/-s. ; des contrats sont néanmoins conclus pour une période de deux ans à un prix de fret de 77/6 s., qui est aussi le plus élevé depuis 195336. En 1957, les taux baissent sous le coup du renversement conjoncturel du charbon, et par conséquent sous l’effet d’une contraction de la demande, mais restent tout de même supérieurs à ceux de 1955. Paradoxalement, les contrats à long terme connaissent un regain d’intérêt puisqu’ils se concluent pour la première fois sur une période de plus de quatre ans, contribuant peut-être à entretenir l’utopie d’un avenir sûr du charbon.

36Pour avoir aussi une idée des prix des charbons livrés, si on considère les taux de frets du tableau n° 31 ainsi que le prix du marché du charbon américain en 1955 de 8,56 $ la tonne, on obtient un prix c.i.f. de 16,92 $, alors que le charbon américain affiche pour la même année un prix départ mine de 5,03 $ la tonne. Or il doit être livré à 10 $ la tonne, ce qui permet d’obtenir pour un contrat à long terme d’un an 7,25 $ la tonne en septembre 1955, et pour un contrat de deux ans 7,30 $. La liste des prix c.i.f. du charbon américain donnée par la ceca pour la même date, septembre 1955, mentionne un prix de 20,51 $ la tonne, qui peut être un prix hors contexte incluant les diverses taxes. Il n’est donc pas faux d’affirmer que le charbon américain a bénéficié de subventions indirectes, financées par les octrois de dollars et de devises européennes de la part du Département d’Etat aux pays membres, soit dans le cadre du prêt, soit dans le cadre du commerce triangulaire, et encore des contrats à long terme. Or il est certain que suivant le système commercial adopté, les prix du charbon américain divergent. Ces financements se sont exercés dans le contexte d’aide économique étrangère, supervisés par le foa.

La signification militaire des importations américaines

37L’urgence de la reconstruction économique qui a prévalu après-guerre, et qui a motivé le recours à l’industrie charbonnière, est désormais dépassée. En 1955, la haute conjoncture signifie davantage une reconstruction sélective de certains pans d’économie, une amélioration économique vers le bien-être. Ce sera l’avènement de la société de consommation dans la diversité de ses produits, et de ses matériaux grâce aux progrès technologiques liés au pétrole. Mais il faut nuancer cet essor selon les conjonctures économiques de chaque pays, dont bien souvent le contexte international joue son rôle. Les importations américaines ont-elles aussi traduit l’effort civil et militaire de l’Europe dans le cadre de l’otan, survenu après l’échec de la c.e.d. en août 1954 ? On ne peut nier que les populations ont vécu sous la pression d’une menace militaire, et que les débats étaient grandement dominés par les questions de défense. L’otan, augmentée de la présence désormais officielle de l’Allemagne en mai 1955, se voit opposer un modèle militaire similaire du côté de l’Est, qui est le Pacte de Varsovie conclu le 14 mai 1955 entre l’urss, la Pologne, la Tchécoslovaquie, l’Allemagne de l’Est, la Roumanie, la Bulgarie, l’Albanie, et la Hongrie. Les Etats-Unis sont désormais défiés sur le même plan de tactique militaire. Dans un tel contexte, la Conférence des quatre Puissances à Genève en juillet 1955 peut difficilement aboutir à des solutions positives. Il est désormais clair que la « coexistence pacifique » entre les deux blocs est un leurre. C’est pourquoi il me semble qu’une bonne partie de cet excès de la production d’acier et de fonte ait été dirigée vers la fabrication de matériel militaire comme en 1951-1952. Cela expliquerait qu’en dépit de la baisse de la consommation en charbon dans la ceca, la production d’acier ait pu atteindre ces niveaux étonnants. L’exemple de l’Allemagne est assez significatif si on constate que son niveau de 1955-1957 correspond au niveau de 1938-1940. Cette fois, le niveau de cette production pourrait coïncider avec une participation de l’Allemagne dans l’otan. La France pourrait avoir aussi tiré avantage de cette orientation étant donné son implication dans les guerres coloniales (Indochine, Algérie). Seuls les Pays-Bas échappent à cette orientation puisqu’ils produisent peu de coke et d’acier, et se prévalent essentiellement de leur place sur le marché international. Ces considérations contredisent l’argumentation d’Alan Milward, qui refuse de considérer ces années de haute conjoncture comme déterminées par les politiques d’armement37. Pour le marché charbonnier européen, il est indéniable qu’il a fonctionné dans une conjoncture d’armement. Le charbon américain excédentaire a été dévié vers l’industrie militaire, ou plus tard vers le stockage.

38Or le Daily Freight Register signale en 1956 que : « le danger de surproduction commence à se faire sentir dans tous les pays Ouest-européens. Les programmes de réarmement et de défense ont constitué le point de départ du boom de la production industrielle. Mais ils représentent une production statique puisqu’il n’y a pratiquement pas de débouché pour l’exportation des produits finis. Entre-temps, la tension permanente de la situation politique internationale n’a certainement pas pour effet d’imposer des mesures strictes d’économie dans ces programmes.38 » Dans un tel contexte, le charbon américain a prouvé son utilité, alors qu’il ne remplit pas le rôle complémentaire dans les économies civiles des pays membres. Que la production militaire soit statique permet aussi d’expliquer l’essoufflement constaté de la production d’acier, et le fait que la sidérurgie ait du mal à renouveler son carnet de commandes.

39Cette perspective pourrait se trouver contredite par la constatation émise au sein de l’administration américaine que le charbon ne jouera plus un grand rôle dans une future guerre39. Au début de 1955, de nouveaux débats ont lieu à Washington sur la position stratégique des sources d’énergie, pour tenir compte de l’évolution du marché lui-même : « Etant donné que les conditions de fournitures et de réserves de charbon, de pétrole et de gaz changent et que les besoins militaires et civils ont hérité de cette image, il est nécessaire de revoir la position des politiques gouvernementales sur les besoins énergétiques.40 » Ces débats se concentrent particulièrement sur le sort de l’industrie charbonnière, et cherchent à prolonger l’action du foa. En effet, le programme de Stassen annoncé en août 1954 a découlé directement de la mise en place le 30 juillet 1954 d’un comité chargé des questions de politique d’approvisionnement énergétique, dont la tâche était la suivante : « améliorer la défense nationale, promouvoir une croissance industrielle méthodique, et assurer les livraisons pour notre économie nationale en expansion et pour parer à toute éventualité d’urgence. » Afin de replacer dans ce contexte une telle initiative, la question suivante définit clairement l’enjeu : « Quels moyens peuvent-ils être envisagés pour améliorer la position économique de l’industrie charbonnière, actuellement en grande dépression, sans pénaliser les industries compétitives, tout comme pour augmenter sa capacité à contribuer à la défense nationale ? » Le double enjeu lié au charbon, commercial et militaire, reste toujours inextricable, car l’un sert opportunément l’autre, et reste toujours le meilleur exemple quant à la politique étrangère des Etats-Unis dans son ensemble. Le charbon en tant que source d’énergie trouverait là sa dernière chance de remplir encore un rôle non négligeable dans un contexte de stratégie militaire, agrémenté alors de conditions commerciales avantageuses.

40Dans cet ordre d’idées, la politique charbonnière américaine devient plus explicite en ce début de 1955, car l’action menée depuis fin 1952 par la msa, puis par le foa, était toujours restée dans l’ombre. On constate que dès lors que les négociations ont abouti et que le programme est lancé, le gouvernement américain définit d’une manière officielle les priorités de politique extérieure assignées au charbon : « a – Le gouvernement devrait inciter les gouvernements étrangers à réduire les mesures discriminatoires sur les importations de charbon américain, b – Le gouvernement, lorsqu’il fait des prêts à l’étranger, devrait mettre à profit ses efforts pour obtenir des garanties de prévention contre les discriminations sur le charbon américain, c – Le gouvernement devrait déléguer ces démarches pour établir des crédits à la banque Import-Export vers les institutions bancaires étrangères dans les pays où il existe des possibilités de remboursement correct si bien que les exportateurs américains de charbon pourront offrir des modalités de paiement plus compétitives aux importateurs étrangers, d – Là où le charbon américain peut être livré d’une manière compétitive par rapport à d’autres charbons disponibles, le gouvernement devrait utiliser ses efforts pour étendre la participation du charbon américain dans le cadre du programme d’aide à l’étranger, e – Le gouvernement devrait indemniser les très hauts taux de frets, quand il y a risque de perte, en exigeant que 50 % de tous les frets américains soit à des taux de marché des Etats-Unis corrects et raisonnables41 ».

41Voici les conditions réelles du prêt américain à la Haute Autorité qui ont constitué la base des démarches étudiées auparavant pour la mise en place du programme d’exportations de charbon américain de trois ans. Au demeurant, il est enfin clair que le gouvernement américain concentre aussi son action sur la subvention des taux de frets atlantiques. Toutes les négociations futures des Etats-Unis au sein du gatt avec les autres partenaires seront marquées par ces directives. Alors que les précédentes s’étaient déroulées dans les coulisses, le caractère officiel de la stratégie américaine permet dorénavant d’engager une lutte méthodique contre les quotas établis principalement sur les surplus agricole et charbonnier. Doit-on convenir que c’est l’ouverture des négociations au gatt qui a contribué à l’officialisation de telles démarches ?

42A cette même époque, il est aussi important pour le gouvernement américain de connaître le résultat du prêt octroyé à la ceca qui, d’après un rapport, aurait contribué à promouvoir des politiques restrictives42. A cela la Haute Autorité n’hésite pas à répondre que : « la Communauté du Charbon et de l’Acier ne considère pas qu’il soit possible d’administrer le prêt de 100 millions de dollars pour éliminer les pratiques restrictives.43 » Les limites sont claires.

431955 correspond au lancement officiel d’une politique globale économique étrangère contenue dans le « Trade Agreements Extension Act of 1955 » qui établit des programmes de trois ans. La durée de trois ans a une signification explicite, car elle garantie la stabilité et l’assurance d’une politique commerciale étrangère des Etats-Unis et du développement d’un commerce extensif44. Il s’agit bien d’une offensive générale de la position commerciale des Etats-Unis, qui après avoir été progressivement mise en place depuis fin 1952, se révèle au grand jour en 1955. Malgré la place du pétrole, une production charbonnière minimum qui serait d’ordre vital doit être conservée, comme le stipule un adjoint du Secrétaire d’Etat, Hoover. « Si la production charbonnière chute à des niveaux trop bas, les mines seront abandonnées prématurément, envahies par l’eau et par des autres facteurs, quand alors on aura besoin d’une production substantielle de charbon en cas d’urgence.45 » Or il semble que cette constatation a été motivée par la création du Pacte de Varsovie, d’autant plus renforcée qu’on s’interroge sur l’efficacité du rôle de l’otan. « Cependant », signale le représentant de la msa, « il est question de l’efficacité de ces forces, grandement due en partie à l’échec des pays de l’otan de fournir un support monétaire adéquat.46 » Il en résulte que les besoins militaires se chiffrent d’une manière peu importante alors qu’ils devraient représenter une plus grande part dans la stratégie de défense européenne. La croissance économique reste toujours un atout afin de fournir une force militaire qui soit adéquate aux objectifs fixés par les Etats-Unis.

44Néanmoins, une évolution est perceptible au milieu de l’année 1956 vers une définition d’un programme de défense en fonction de la nouvelle situation mondiale. Elle concerne principalement un changement de rapport de force entre les Etats-Unis et l’urss puisque cette dernière possède désormais la maîtrise de l’arme nucléaire. Il devient nécessaire pour le Département d’Etat de réactualiser son programme de défense ce qui implique une révision d’ordre géographique : « Il y a cinq ans, nous croyions tous que la première ligne de défense des Etats-Unis se trouvait en Europe de l’Ouest. Maintenant, avec ce que nous savons des possibilités nucléaires de l’Union Soviétique, nous sommes venus à penser que notre ligne de front est dans la capacité de nos représailles massives et dans la stabilité de l’économie américaine.47 » Le 27 septembre 1956, le président Eisenhower chargera officiellement un comité de proposer des recommandations sur les programmes d’assistance étrangère. S’agirait-il de revoir l’assistance américaine à l’étranger telle qu’elle a été établie par la Commission Randall en 1954 ? Tout d’abord, ce comité constate que les Soviétiques bénéficient de meilleures conditions pour négocier avec l’Europe de l’Ouest que les Américains eux-mêmes. Ensuite, dans le cadre du programme d’assistance, le bien-fondé d’une telle politique se révèle ambigu : « Les pays étrangers affirment fréquemment qu’une telle politique est la meilleure façon d’obtenir de larges montants dans le cadre de l’assistance américaine en ayant une bonne peur communiste intérieure, menacés d’accepter l’aide du bloc soviétique, ou affaiblis pour nous soutenir aux Nations Unies et ailleurs, etc. ...Devrions-nous alors considérer notre assistance économique comme une arme politique ?48 » Et Dulles de déclarer, « notre programme d’aide à l’étranger, qui n’est pas réellement une aide parce qu’elle n’aide pas les étrangers mais nous-mêmes, est un facteur indispensable pour diffuser notre politique étrangère.49 » Cette remise en cause du programme d’aide étrangère implique une révision globale de la politique étrangère.

45Connaître les nouvelles conséquences au niveau charbonnier est difficile puisqu’aucune mention n’est faite dans ces archives. Le programme du foa établi sur trois ans s’en trouvera-t-il renforcé dans ses objectifs, ce qui permet de juger sur son actualité et non pas sur sa dépréciation dans un contexte de boom conjoncturel ? Toujours est-il qu’on peut supposer un renforcement d’une stratégie énergétique dans un contexte économique et militaire qui s’est accompagné d’un accroissement de livraisons en charbon au cours des années 1956-1957. En effet, la ceca a importé deux fois le volume initial en 1956, et autant en 1957. Après la crise de Suez, la politique étrangère des Etats-Unis se définit en ces termes : « protéger et faire avancer l’intérêt national, améliorer la sécurité et le bien-être des Etats-Unis et de sa population.50 » La sphère stratégique se résume essentiellement aux Etats-Unis, et ne concerne plus l’Europe de l’Ouest. Cette nouvelle vision géographique influencera-t-elle aussi la politique d’intégration européenne ?

46La politique charbonnière des Etats-Unis évolue en fonction des nouvelles données : du point de vue économique, la place du pétrole, et, du point de vue militaire, la possession de l’arme nucléaire par l’urss. Comme les programmes d’assistance économique étrangère sont déjà lancés, il ne reste que la possibilité de les réajuster, comme l’illustre l’ampleur des exportations de charbon américain en 1956-1957. Après les événements de Suez, on peut affirmer que l’administration d’Eisenhower révise une politique étrangère diffusée à travers l’aide économique d’une manière qui semble substantielle, et qui permet de renforcer les structures de défense par le biais d’une économie européenne forte dans le but de garantir l’inviolabilité du territoire américain.

Les règles du marché de la CECA sont-elles adaptées ?

47La question des importations en charbon américain ébranle considérablement les structures de la ceca, car elle met en question la répartition des pouvoirs en matière de politique commerciale entre la Haute Autorité et les gouvernements des Etats membres. En effet, le dilemme persistant est : « la compétence des gouvernements des Etats membres en matière de politique commerciale (qui) n’est pas affectée par l’application du Traité, sauf dispositions contraires à celui-ci », mais « outre le principe d’une politique de libre importation en provenance des pays tiers, celui de la libre circulation (qui) fait partie intégrante du Traité.51 » La raison de ce choix est, d’après le bilan dressé par la ceca en 1962, qu’ : « il eût été difficile de mettre en œuvre une politique commerciale commune valable pour deux secteurs seulement, alors que la souveraineté nationale aurait régi les relations commerciales dans des domaines non intégrés de l’économie des Etats membres.52 » Mais on a aussi considéré qu’il a fallu tenir compte du contexte international, et non pas tant du moindre problème des importations des pays tiers à cette époque.

48Le phénomène du transit est le problème immédiat, lié aux importations en provenance de l’extérieur, et est aussi un délicat problème d’ordre politique, car il s’inscrit dans la libre circulation des produits de pays tiers. Ce principe a été approuvé par tous les pays membres au moment de la signature du Traité. Cette pratique concrétise la libération des échanges dans le marché charbonnier, chère aux Etats-Unis. Mais à présent, de nombreuses protestations proviennent de ces mêmes gouvernements. Apparemment, ces protestations sont principalement issues des gouvernements français et belge, qui tentent de trouver la faille juridique afin de limiter ces importations sur leur territoire. Ceci n’est guère étonnant lorsqu’on connaît la division des intérêts qui ont opposé les producteurs allemands et hollandais aux producteurs français et belges. Le service juridique de la Haute Autorité, alors saisi de ce problème, se base sur le fait que le système mis au point par le Traité ne favorise en rien le charbon des pays tiers puisqu’il « doit franchir la barrière douanière qui circonscrit la Communauté alors que le produit de la Communauté circule en franchise de douane sur le marché commun.53 » On verra plus loin que cette juridiction constitue justement un problème. Le cas français, quant à lui, est explicite sur la question : « Par exemple, en ce qui concerne les Etats-Unis, les qualités susceptibles de rentrer par les pays de la Communauté sont celles que la France n’importe pas, la production française dans ces qualités étant suffisante ou excédentaire : elle sortirait des devises tout à fait inutiles et ses mines supporteraient un chômage supplémentaire si du charbon américain était importé chez elle par l’intermédiaire d’autres pays de la ceca.54 » Aucune réponse n’est apportée par la Haute Autorité.

49Le marché de la ceca est finalement régi par des pratiques subtiles de politique commerciale qui contribuent à rendre les échanges plus « opaques » si l’on peut dire au lieu de cette transparence professée par la Haute Autorité. En effet, il existe aussi de nombreux accords commerciaux bilatéraux dits de compensation qui incluent des contingentements, et qui peuvent, sur la base de la libre circulation, être faussés par l’introduction incontrôlée de produits par un pays membre55. « Si, par exemple, on importe de la fonte d’un pays tiers par l’intermédiaire d’un autre pays membre, le pays de destination doit d’une part, payer cette fonte en devises de l’uep au lieu de le faire grâce à l’exportation de ses propres produits et il doit éventuellement, d’autre part, réduire les achats directs dans le pays tiers et contrevenir ainsi à un engagement commercial qu’il a souscrit.56 » N’est-ce pas justement cette pratique que les Etats-Unis ont cherché à supprimer avec l’instauration de l’uep ? Une contradiction flagrante existe entre les systèmes commerciaux opposés : le principe de libre circulation s’inscrit dans le cadre multilatéral et les accords bilatéraux compensés dans le cadre bilatéral. Il est clair que les gouvernements focalisent implicitement leurs protestations sur la libération des échanges et non sur le cadre bilatéral de leurs échanges, en dépit de leur approbation du Traité de Paris. Ceci n’est pas sans rappeler le front des pays européens face aux Etats-Unis au sein de l’eco.

50Mais la libre circulation influence aussi un autre aspect du marché charbonnier qui a été peu étudié jusqu’à présent et qui a son importance, celui des cours de change. Le marché des changes s’avère plutôt arbitraire par rapport aux pays de l’Est, et aussi par rapport aux Etats-Unis, et affiche par conséquent « des prix de charbons importés différents d’un pays à l’autre.57 » Les conséquences sont double : « d’une part, s’il y avait liberté de circulation des produits originaires des pays tiers, certains pays de la Communauté pourraient faire indûment un bénéfice de change au détriment d’un autre. D’autre part, il se produirait un appel artificiel sur ces produits par l’intermédiaire des autres pays de la Communauté au profit des voies de transports, même plus coûteuses.58 » En d’autres termes, cela s’appelle spéculer sur le charbon des pays tiers au détriment du charbon communautaire. En octobre 1955, une motion déposée au Conseil des Ministres et au Comité Consultatif de la ceca, par un groupe de sidérurgistes allemands, la Hütten-werk-Oberhausen A. G., permet de saisir leur parfaite maîtrise de cette pratique. « Un mécanisme financier commun pour l’importation du charbon américain et l’abaissement de ses prix » est mis en place, dont le but est « d’améliorer la situation de l’approvisionnement sur le marché du charbon et notamment du charbon à coke de la Communauté, et par conséquent l’approvisionnement de la sidérurgie allemande en charbon à coke ou en coke métallurgique.59 » Cette mesure financière s’applique aux régions côtières de l’Allemagne, et s’appuie sur la pratique des taux de change arbitraires. L’intérêt de cette mesure est qu’elle procède à un amortissement du coût de ces importations, réparti entre les sidérurgistes, et permet ainsi « d’éviter une hausse excessive des prix probablement provoquée par de nombreuses demandes séparées.60 » L’avantage des régions côtières de la ceca (c’est-à-dire celles de l’Allemagne avec Hambourg et Kiel, celles de la France avec Rouen et Bordeaux, et celles de la Flandre), qui constituent la moitié des centres de l’Europe, confirme le fait que « la possibilité de s’approvisionner en charbons américains est fonction de la position de chaque pays en matière de change.61 » Et qu’en est-il du charbon allemand lui-même ?

51La Division du Marché de la ceca n’apprécie guère cette méthode, comme on peut le voir : « Pouvons-nous admettre purement et simplement que, par des mesures de compensation privée, on en arrive à une répartition des produits ou des sources d’approvisionnements (voir article 65) ?62 » Le problème provient du cantonnement de la consommation du charbon américain sur les côtes, ce qui ne permet plus une confrontation « normale » au niveau des prix puisque ce charbon américain bénéficie d’une subvention et que le charbon allemand peut continuer à se vendre sur le reste du territoire à des prix qui ne souffrent pas de cette concurrence. Le contenu des contrats conclus par la sidérurgie allemande se présente de la façon suivante : elle importera 2,67 millions de tonnes de charbon à coke américain pour l’année 1955-1956 ; le coût de cette opération s’évaluera à 77-78 millions de DM à la charge de la sidérurgie. En effet, si on considère que le charbon de la Ruhr se vend en mai 1955 à 12 $ la tonne et le charbon américain à 18,10 $ la tonne en juin 1955, la compensation financière joue un grand rôle. Mais il faut tenir compte des distorsions des prix à cause des taux de change arbitraires d’une part, et des rabais consentis dans le cadre des contrats à long terme d’autre part, comme le prix fixé à 10 $ la tonne du charbon américain. On aboutit ainsi à un probable avantage du charbon américain sur le charbon allemand livré sur les côtes du Nord de l’Allemagne. Il n’est pas certain que la sidérurgie allemande ait dépensé autant afin de compenser l’écart de prix. On apprend par la presse que l’institution de ce mécanisme financier « a été approuvée unanimement par le Comité Consultatif.63 »

52Malgré cela, chaque pays membre de la ceca revendique le contrôle sur les charbons des pays tiers, afin de « sauvegarder leur propre production et leur situation de l’emploi ainsi que de maintenir l’équilibre de la balance des paiements.64 » Cela conduirait à établir des restrictions aux importations, que pourtant les Américains se sont employés à faire lever les années précédentes. Comme la libre circulation est une règle fondamentale du Traité de la ceca, les gouvernements ne peuvent l’ignorer unilatéralement, et par là même, peuvent difficilement la restreindre. Sauf d’une manière solidaire, qui s’appelle « le concours mutuel » de l’article 71 du Traité : « les Etats membres sont tenus de se prêter un concours mutuel afin de permettre à chacun d’eux d’appliquer correctement la politique adoptée par lui, et notamment de rendre efficaces les mesures qu’il aurait prises et qui seraient reconnues par la Haute Autorité conformes au Traité et aux accords internationaux en vigueur.65 » Finalement, d’après le Traité, la politique commerciale des Etats membres de la ceca relève de conditions solidaires et non unilatérales. Toutefois, comme le signale le service juridique de la Haute Autorité, « l’absence d’un pouvoir unique dans la Communauté en matière de politique commerciale peut faire surgir des conflits réels qui exigent des exceptions au principe de la libre circulation.66 » Les pays membres se sont engagés à réaliser par les accords du gatt, de l’uep, et enfin en signant le Traité de Paris, la libération des échanges et la concrétisation des échanges multilatéraux. Mais lors des négociations dans le cadre du programme d’exportations, les représentants américains auraient-ils fermé les yeux sur les accords bilatéraux qui impliquent de surcroît des contingentements afin de garantir le succès du programme d’exportations de charbon américain ? C’est très probable. On peut remarquer aussi que la Haute Autorité ne conteste absolument pas la pratique du bilatéralisme au sein du marché charbonnier.

53Le passage d’un marché bilatéral à un marché multilatéral semble finalement bien compromis. Le marché charbonnier possède des structures trop difficiles à changer, alors que le marché pétrolier symbolise cette modernité économique d’un système multilatéral telle que l’appréhendent les Etats-Unis. Le combat contre le bilatéralisme du marché charbonnier a perdu de son intérêt, déjà après l’élection du président Eisenhower, même si la Trésorerie espère toujours voir se réaliser le multilatéralisme67. La politique charbonnière d’Eisenhower est dépourvue d’idéologie économique pour se concentrer sur les grandes lignes générales, car, comme le signale J. Gaddis, la stratégie d’Eisenhower consiste principalement : « à combattre le plus possible la force de dissuasion du communisme au moindre coût possible.68 »

54Les producteurs de charbon européens prennent à nouveau position face à un tel enchevêtrement de pratiques commerciales tolérées : « La libre circulation du charbon des pays tiers est incompatible avec les pouvoirs que se sont réservés les Etats membres.69 » A la volonté première de voir la Haute Autorité intervenir directement auprès du gouvernement des Etats-Unis succède une autre, beaucoup moins directe, qui consiste à étudier scrupuleusement ses armes juridiques auprès des gouvernements nationaux de la Communauté (par le moyen des traités de commerce de la ceca et du gatt). Mais ces contentieux ne peuvent être réglés qu’en vertu de quelques articles du Traité de la ceca, qui sont les articles 71, 74, 58 (l’article 71 permet le recours au concours mutuel, l’article 74 concerne les distorsions liées à la concurrence et offre à la Haute Autorité la possibilité de prendre des mesures, et enfin l’article 58 permet l’instauration de quotas de production en cas de crise). On se heurte toujours à la la législation de la ceca qui laisse aux Etats membres le soin de gérer leur politique commerciale. Sur le marché extérieur du charbon, se juxtaposent des politiques commerciales d’inspiration diverse, ce qui peut aboutir à paralyser toute action susceptible de réaménager le marché. Mais « en attendant », comme le suggère un rapport du cepceo, « chaque gouvernement devrait être autorisé à contrôler l’origine des produits échangés avec les autres pays de la Communauté et à faire éventuellement obstacle aux échanges de charbon tiers dans la mesure où ils entraveraient l’exécution des accords commerciaux ou la mise en œuvre de la politique générale de régulation.70 » Le changement le plus significatif est qu’on considère à présent le charbon américain comme un concurrent réel sur le marché européen, et non plus comme un appoint.

55Cette nouvelle position des producteurs européens qui semble commune peut paraître surprenante si on se souvient de leur scission précédente. Mais cette cohésion n’est qu’apparente, car, dans ce cas, pourquoi n’avoir pas étudié le cas du dumping, soulevé par les producteurs français et belges, sous un angle juridique ? Le cepceo reconnaît lui-même que deux thèses s’affrontent et que la position de la minorité est celle de la Haute Autorité. Or le représentant belge souligne que cette position « peut avoir de désagréables répercussions sur l’économie de certains pays, dont la Belgique.71 » Le service juridique de la Haute Autorité fait aussi ressortir quoique d’une manière fort diplomatique que : « la seule divergence de vues avec certains gouvernements concerne les méthodes qui doivent être employées pour parer à ces difficultés.72 »

56« Les principaux producteurs ont adopté une politique souple à l’égard des charbons en provenance des Etats-Unis : libéraux en période de pénurie, ils ont au contraire limité strictement les arrivées de ces charbons en période de crise. La question qui se pose est celle de savoir si l’attitude de prudence adoptée jusqu’ici par les principaux Etats producteurs est plus qu’un simple réflexe de défense, en d’autres termes si elle ne constitue pas en même temps la plus sage des politiques à longue échéance.73 » Ces points de vue finalement communiqués à la fin de 1956 à la Haute Autorité et aux gouvernements, et diffusés par voie de presse spécialisée, n’ont pas fait l’unanimité au sein du cepceo. Les producteurs allemands et néerlandais jugent cette action négative, car elle surgit à un « moment peu favorable ». Ce « moment peu favorable » s’explique par le fait qu’il vaut mieux « éviter de susciter des difficultés avec les fournisseurs d’outre-mer, dont nos pays peuvent difficilement se passer en ce moment.74 » Alors qu’un délégué français affirme qu’ : « au contraire c’est en ce moment-ci que certains intéressés sont tentés de conclure des contrats à long terme, et il serait opportun de profiter des circonstances pour faire disparaître certains préjugés défavorables au charbon de la Communauté.75 » Je voudrais signaler à ce propos qu’un rapport de la ceca a démontré que « la politique d’importations sur le marché commun est déterminée, dans la mesure où les frais de transport le permettent, par l’Etat membre dont la politique d’importations est la moins restrictive par rapport aux pays tiers.76 » C’est ainsi qu’un pays peut influencer par sa politique libérale l’ensemble des politiques commerciales nationales au sein d’un marché unique (ici, on pense surtout aux Pays-Bas).

57Les régimes des importations de charbons dans chaque pays de la ceca s’organisent de différente façon, et déterminent la position du pays au moment de la crise de 1958. Pour l’Allemagne, les contrats à long terme sont établis dans le cadre d’une économie privée, c’est-à-dire que l’importation de charbons en provenance des pays tiers de l’oece et de la zone dollar est libre. C’est pourquoi les sidérurgistes allemands peuvent conclure eux-mêmes des contrats d’importation de charbon américain. Les licences d’importations par quantité sont octroyées par un organisme gouvernemental, la Landeszentralbank, et normalement limitées à dix-huit mois, mais dans le cas des charbons américains portées à trois ans77. Ces importations sont couvertes par les contrats à long terme à raison de deux-tiers des importations totales. Les gouvernements des autres pays membres sont directement responsables des importations. La Belgique délivre les licences d’importation par l’intermédiaire de l’Office des Contingents et Licences, pour une durée de six mois78. Elle bénéficie ainsi d’une possibilité d’intervention rapide sur les flux des importations. La politique des importations en France est du ressort de l’atic, qui exerce un monopole sur la question. Les engagements à long terme sont de 10 ans, et dans le cas du charbon américain, comportent « des contrats entre l’atic et les utilisateurs par lesquels ceux-ci s’engageraient à importer des tonnages déterminés de charbons américains.79 » Mais le gouvernement français conserve juridiquement la possibilité de résilier ces contrats s’ils portent préjudice au charbon national. Dans le cas des Pays-Bas, les importations sont entièrement couvertes par des contrats dégressifs au fil des années, pour une durée de trois ans comme en Allemagne. Afin d’avoir une idée de l’importance du transit, les Pays-Bas ont importé en 1956 12 millions de tonnes de charbon américain dans leurs ports, dont 2 millions destinés à l’Angleterre. Sur les 10 millions de tonnes restantes, les Pays-Bas ont consommé presque 4,3 millions, et le reste, soit 5,7 millions répartis entre les importateurs de la ceca80. Le port de Rotterdam absorbera au cours du premier trimestre 1956 près d’un tiers des importations totales de la ceca, soit deux millions de tonnes81. « Les autorisations délivrées par le gouvernement néerlandais et par la Banque Centrale pour l’importation de charbon américain ne sont accordées en général qu’à la condition que le charbon ne soit pas réexporté. Le gouvernement néerlandais impose cette condition pour des considérations de balance de paiements.82 » Il est nécessaire de replacer cette condition dans son contexte, c’est-à-dire qu’elle constituait une des bases du programme d’exportations du foa, et aussi de préciser que cette réexportation se situe hors de la ceca.

58Le succès des livraisons sous contrats à long terme amène les producteurs et exportateurs américains à fonder une société appelée American Coal Shipping, Inc., le 28 mai 1956, qui a la responsabilité de gérer les livraisons à destination de la ceca, et qui est passée complètement inaperçue dans l’histoire de la ceca. L’origine d’une telle initiative semble se situer au moment de la conclusion des contrats avec la sidérurgie allemande. Les exportateurs américains tentent d’obtenir de leur gouvernement la permission d’utiliser des Liberty Ships pour le transport des charbons vers l’Allemagne occidentale au prix coûtant, avec pour résultat une contraction du taux de fret à 46 s.-48 s. la tonne contre 63 s.-64 s.83. Ce projet semble avoir connu des antécédents lors de la guerre de Corée, notamment entre les exportateurs américains et les producteurs allemands. Désormais, les liens tissés sont solides. « Le but de ce nouveau groupe d’exportations, » spécifie le représentant américain à la Haute Autorité, L. B. Tennyson, « vise apparemment l’élargissement et l’amélioration des facilités de manœuvre dans les principaux ports charbonniers de la côte est, l’achat, la construction d’autres bateaux comme charbonniers de haute mer, l’amélioration et la standardisation de la qualité des affrètements par bateau, la tentative de réduire les taux de frets atlantiques actuels, et l’aide à améliorer les facilités de déchargement aux principaux ports charbonniers de la Communauté.84 » La création d’une société couvrant une telle gamme d’activités directement liées à la politique charbonnière de la ceca, société qui ressemble fort à un cartel, met en état d’alerte la Division du Marché de la Haute Autorité. En effet, deux aspects très sensibles sont soulevés là : d’une part, les prix de charbon américain s’en trouveront fort réduits par la panoplie de mesures envisagées par la Société, et, d’autre part, l’augmentation de la capacité en tonnages des bateaux va justifier une augmentation des livraisons, puisqu’on parle d’exporter jusqu’à 100 millions de tonnes par an vers la ceca, et non plus jusqu’à 55 millions de tonnes en 1975 comme l’a estimé l’oece85. Aucune contestation officielle ne provient de la part de la Haute Autorité, qui cherche à définir avec les pays membres une attitude commune face à ces importations accélérées, pour justement faciliter le déchargement dans les grands ports européens.

59Il serait étonnant que cette société se soit créée sans avoir obtenu l’aval du gouvernement américain, et ceci à un moment où il révise sa politique charbonnière. Au sein de la Haute Autorité, diverses voix se font entendre et laissent deviner une difficile cohésion sur ce sujet : Potthoff, membre de la Haute Autorité, rappelle le premier objectif qui consistait à couvrir les pointes de consommation avec le charbon américain ; Spierenburg, lui, insiste sur le fait que la ceca fait face à une pénurie de coke ; Finet conteste l’accroissement de la dépendance à l’égard de ces importations que va connaître la ceca. René Mayer avoue l’impuissance de la Haute Autorité dans ce contexte. « La Haute Autorité n’a aucune action », déclare-t-il, « sur les agissements de la nouvelle Société américaine et elle ne peut empêcher un pays comme les Etats-Unis de prendre des mesures visant à abaisser les prix de son charbon non seulement en vue de son exportation mais aussi pour faire face à la concurrence des nouvelles sources d’énergie à l’intérieur du pays.86 » Elle se borne à souligner "la nécessité d’importer du charbon en quantité croissante. » L’oece est aussi saisie de ce problème, mais exclusivement dans le cadre d’une diminution des taux de frets pour le transport du charbon vers l’Europe. En décembre 1956, le Comité Exécutif conclut à la nécessité de faire appel à la flotte de réserve des Etats-Unis tout en signalant l’opposition de la Grande-Bretagne, des Pays-Bas et de la Norvège. C’est ainsi que la création de l’American Coal Shipping a fait admettre le principe concurrentiel d’utiliser la flotte de réserve afin de comprimer les prix des transports. Cette compression s’avère être dans la droite ligne poursuivie par le gouvernement américain. Toutefois, l’idée d’un plafonnement des taux de frets est vite abandonnée, le « seul motif indiqué dans le rapport du groupe consultatif des experts commerciaux étant l’impossibilité dans laquelle se trouvaient certains pays de différer des importations.87 »

60Lorsqu’on considère la date de la création de l’American Coal Shipping, on constate qu’elle intervient peu de temps après la visite de René Mayer à Washington en février 1956. Cette visite a pour but de négocier un volume de 25 millions de tonnes de charbon américain, en tenant compte de « la pénurie d’énergie en Europe, pénurie due en grande partie au fait que la production charbonnière n’est pas en mesure de suivre le rythme d’expansion rapide de la production industrielle.88 » Cette visite a quelque peu surpris car la presse signale que « la Haute Autorité n’a pas reçu mandat des Etats membres pour négocier actuellement avec les Etats-Unis au sujet de la mise au point des courants d’importations de charbon et de mitraille vers la ceca. » et que ce voyage est entrepris pour obtenir des crédits américains d’investissements89. Existerait-il donc un parallèle entre la visite du président de la Haute Autorité, René Mayer, à Washington en février 1956 et l’ampleur des objectifs de la société American Coal Shipping ? Fort probablement. Le programme initial du foa de 10 millions de tonnes par an va être dépassé de 15 millions de tonnes. Dans ce cas, il est obligatoire d’envisager un accroissement de la capacité de transport par bateau. Une telle situation n’est pas sans rappeler la visite de Jean Monnet, en 1954 à Washington. La ceca a effectivement importé 25 millions de tonnes de charbon américain en 1956 et souscrit à des emprunts américains révélés en 1957 pour une valeur totale de 35 millions de dollars.

L’impact de la crise de Suez

61A présent, face à un retournement de la conjoncture en 1957 lié aux conséquences de la crise du Canal de Suez de 1956, les producteurs de charbon s’inquiètent de la pérennité du succès des contrats à long terme, « au point de constituer à l’heure actuelle un réel danger pour l’équilibre de l’économie charbonnière de la ceca en cas de récession économique ; en effet, il serait extrêmement difficile de mettre fin à ces importations, de telle manière que c’est à la production communautaire qu’il incomberait dorénavant de supporter les à-coups de la conjoncture.90 » Ceci est d’autant plus alarmant que les contrats à long terme se concluent, comme on l’a vu, au prix fort.

62D’après le tableau n° 32, les pays de la ceca devront importer jusqu’en 1960, 64 millions de tonnes de charbon américain. Ces engagements prévus peuvent effrayer, d’autant plus que 88 millions de tonnes de charbon américain ont été exportés vers la ceca de 1955 à 1957. A présent que les stocks augmentent à nouveau et qu’un fléchissement du marché charbonnier est perceptible, on observe un revirement de la position des producteurs de charbon européens à l’égard des charbons américains.

63Ces producteurs s’interrogent sur les besoins réels de la ceca en rappelant la situation des années 1953-1954 : « Au cours des années de basse conjoncture, les importations de charbons américains se sont considérablement réduites et, dans la mesure où elles ont été maintenues, elles ont déterminé des mises en stocks très pénibles pour l’industrie minière de la ceca. On peut affirmer en outre que ces importations ont provoqué un freinage de la production. L’exemple de 1953 est caractéristique à cet égard : cette année-là, les importations américaines ont été parfaitement inutiles (mis à part quelques cas particuliers, justifiés pour des raisons de qualités). Il est incontestable que les difficultés d’écoulement, aggravées par les importations, ont freiné considérablement les investissements.91 » C’est là une analyse parfaitement lucide du marché de la ceca, qui malheureusement n’a pas servi pour la suite des événements. De même, « Or on ne peut nier que l’existence d’un courant d’importations permanent et dépourvu de toute souplesse agit dans un sens exactement inverse (d’une certaine stabilité). Il serait vain, en effet, de demander aux producteurs de faire un immense effort d’investissement s’ils ont, par ailleurs, la certitude de devoir supporter périodiquement, à chaque récession conjoncturelle, tout l’impact du recul de la demande au profit de charbons importés ; de même, la main d’œuvre ne se sentira guère attirée par une industrie dans laquelle l’emploi deviendrait fort instable.92 » Le retournement conjoncturel en 1957 est-il indubitablement lié à cette crise diplomatique majeure ?

Tableau N° 32. Programme d’importations de charbon américain sous contrats à long terme en milliers de tonnes

64Lorsque l’approvisionnement en pétrole est entravé par la fermeture du Canal de Suez, on s’aperçoit de la grande dépendance des économies nationales, dépendance peu perçue par les gouvernements et ceci à cause des prévisions en matière de charbon extrêmement optimistes. Le tableau n° 33 révèle que l’Allemagne est le pays qui a enregistré la plus forte progression en matière de consommation de pétrole : elle croît de 36,8 % en 1957 par rapport à 1955. Ensuite, viennent, selon l’importance, l’Italie avec 26,3 %, les Pays-Bas avec 24 %, la Belgique avec 21 %, et enfin la France avec 19,2 %. La croissance de cette consommation s’est réalisée d’une manière très rapide, en raison d’une moyenne de 20 % en deux ans, due à la vigueur de l’expansion industrielle favorisant ainsi les investissements pétroliers.

Tableau N° 33. Consommation intérieure brute des combustibles liquides (en milliers de tonnes) équivalent en charbon

65La comparaison avec la consommation de houille sur la même base fait ressortir deux clans, ce qui avait été observé plusieurs fois au cours des discussions au sein de l’association des producteurs. La Belgique et la France se rangent du côté des utilisateurs fidèles au charbon, illustrant là leur politique de protection de leur production nationale, avec une progression respective de 10 % et de 23 %. Puis, l’Allemagne et les Pays-Bas se distinguent par leur très faible augmentation respectivement de 4,2 % et de 0,6 %, mettant en valeur une orientation énergétique qui a davantage suivi l’évolution du marché. Le pétrole s’est substitué au charbon au cours de l’essor économique des années 1955-1957. Cependant, la consommation en coke bénéficie d’une meilleure situation sans toutefois prétendre rivaliser avec le pétrole. Alors que tous ces pays affichent des records de production de coke, certains ne l’utilisent guère pour leur propre usage. Force est de constater que l’avancée du pétrole a été aussi conditionnée par la stabilité de ses prix face à la hausse croissante de ceux du charbon, et aussi par la marge bénéficiaire très intéressante dont disposent les distributeurs de pétrole. Or l’Allemagne (depuis 1957) et les Pays-Bas pratiquent les plus bas prix, car ils sont exemptés de taxes dans le premier pays et dans le second seul le brut importé est taxé93. Ces pratiques commerciales et financières ont été fondamentales pour son expansion.

66Les répercussions de la crise de Suez au niveau de l’industrie sont variables en fonction de la part du pétrole dans les approvisionnements totaux de l’industrie en énergie : 27 % pour l’Italie, 26 % pour les Pays-Bas, 13 % pour la Belgique, 13 % pour la France et 3 % pour l’Allemagne94. Ce sont les transports qui souffrent davantage de cette pénurie momentanée en pétrole, car ils sont principalement alimentés en pétrole. En novembre 1956, le Comité du Pétrole de l’oece, très actif à ce moment-là, recommande à chaque gouvernement de réduire de 10 % la consommation de produits pétroliers95. Les taux de frets de pétrole augmentent à cause de l’allongement de l’itinéraire, du relèvement des taxes fiscales nationales afin de compenser la perte liée à la réduction de la consommation en pétrole, et bien sûr du prix du pétrole lui-même du fait de sa raréfaction. Ces incidences sur les prix se répercutent sur la balance des paiements des pays de l’Europe de l’Ouest en raison du surplus de sortie de devises dollars qu’occasionnent des importations désormais coûteuses et raréfiées. Par exemple, la France a été durement touchée par cette crise dans la mesure où sa compagnie pétrolière a dû, « pour remplir son rôle de fournisseur, acheter en dollars de grandes quantités de pétrole qu’elle revendait ensuite contre des monnaies de l’uep.96 »

67Quant aux conséquences proprement dites de la crise, elles doivent être relativisées. Le Comité du pétrole de l’oece constate avec le recul possible après les événements que : « lorsqu’on étudie les aspects économiques de la crise de Suez, il est difficile de distinguer les facteurs qui ont influé sur la demande réelle de pétrole de ceux qui découlaient de la restriction des approvisionnements.97 » Et il conclut que : « il semble même que les seuls effets durables de cette crise seront les répercussions générales de la tension sur la balance des paiements... Le surcroît de dépenses en dollars représentait environ 300 à 400 millions de dollars par an. » La crise a pu être en partie amortie grâce à un ralentissement de la demande énergétique survenu auparavant, crise qui trouve son origine dans le rendement maximum atteint par la production et aussi dans les mesures anti-inflationnistes mises en place par les pays européens. Il est aussi important de signaler qu’à cause de cette crise de Suez, les sociétés pétrolières axent désormais leur politique vers la diversification des sources en Afrique, en Amérique du Sud, au Canada, et en Indonésie. Le surplus extraordinaire de la production qui va en résulter se trouvera ainsi convergé vers le marché européen, seul marché dit libéral, alors que les Etats-Unis de leur côté, étant grands importateurs de produits pétroliers, se sont prémunis contre cette orientation en établissant dès 1957 une protection très stricte sur leur propre territoire98.

68Quant au charbon, a-t-il tiré profit d’une situation énergétique qui permettait de valoriser son rôle utilitaire et fondamental dans l’équilibre du marché ? En fait, il en a été autrement. Déjà à la fin de 1956, le niveau des stocks de charbon avait bien augmenté, et était préoccupant en 1957 : la France et la Belgique se plaçant en tête avec un peu plus d’un million de tonnes, soit 83 % du total des stocks de la ceca. L’Allemagne et les Pays-Bas se maintiennent encore dans des limites raisonnables. Dans un contexte de pénurie de pétrole, le réflexe d’entreposer des réserves en charbon a lourdement joué, mais a aussi contribué à mettre en lumière un état de crise latent du marché charbonnier, déjà surchargé. Ces stocks auraient dû être facilement écoulés pour suppléer au manque de pétrole dans l’économie. Or la substitution n’a pas fonctionné. La Haute Autorité établit aussi ce constat lors de son programme prévisionnel pour le deuxième trimestre 1957 : « bien que ne possédant pas de données exactes, l’impression générale se dégage que les tonnages de charbon demandés pour être consommés à la place du fuel-oil resteraient à un niveau très inférieur aux estimations faites par les pays membres.99 » Cet état de fait est confirmé par les producteurs de charbon européens.

69La crise de Suez a permis des prévisions excessivement optimistes dans le camp des industriels du charbon. Mais on n’a pas tenu compte du haut degré d’investissements des secteurs industriel et domestique pour l’utilisation du pétrole, qui ne permet plus une substitution provisoire, et qui justifie ainsi le choix d’une restriction de l’approvisionnement en pétrole. Cependant, cette crise révèle que le programme d’exportations du charbon américain est largement responsable de cette situation puisqu’il a été planifié sur des prévisions en croissance. Il est d’autant plus perturbateur en période de basse conjoncture que le système des contrats à long terme peut difficilement être restreint, compte tenu des engagements obligatoires contractés avec les exportateurs américains, comme il avait été justement prévu par les producteurs de la ceca. Les arrivées de charbon américain dans la ceca en 1957 atteignent leur niveau record avec 41,7 millions de tonnes, soit 25 millions de tonnes qui s’ajoutent aux 10 millions de tonnes du programme du foa et aux 5 millions de tonnes normalement compris dans les échanges commerciaux.

70On retrouve là une situation similaire à celle qui a prévalu à la fin de la guerre de Corée en 1953-1954. L’effet psychologique de la crise a particulièrement contribué à masquer un ralentissement de l’expansion industrielle survenu auparavant, sur lequel on a peu insisté jusqu’à présent. La production atteint son rendement maximum, mais paradoxalement semble souffrir du problème de recrutement de main-d’œuvre100. Les Etats-Unis commencent à connaître une récession au cours de la même année, et, en 1958, un sérieux déséquilibre de la balance des paiements. L’ensemble de ces informations amène à conclure sur la très relative incidence de la crise de Suez et son caractère circonstanciel au niveau du marché énergétique, sauf en ce qui concerne le stockage et les balances de paiements. Mais sur ce dernier point, il s’agit surtout de la gestion proprement pétrolière, et non pas charbonnière, puisque les engagements conclus dans ce domaine-ci ne peuvent être remis en cause en raison de leur assurance obligatoire. Par ailleurs, les fluctuations des frets à la hausse concernent le transport de pétrole et non pas celui du charbon. En effet, les taux de frets charbonniers enregistrent une légère baisse à cause de la stagnation du marché charbonnier. Dès lors que les paiements deviennent difficiles, qu’il devient moins opportun de continuer à régler les importations en charbon puisqu’elles ne se sont révélées guère déterminantes dans l’économie civile national, on peut aisément imaginer la tentation des gouvernements d’utiliser les fonds disponibles pour des achats de pétrole devenu coûteux. C’est à ce niveau-là que se situe la remise en cause de l’utilité du charbon américain. Quelle sera la réponse de la Haute Autorité face à cette situation ?

71Elle maintient sa politique de contrats à long terme « afin de soustraire les consommateurs à la tension périodique des frets »101, et s’engage dans une nouvelle orientation politique, inscrite dans le cinquième rapport d’activité de la ceca. Selon elle, la hausse des frets au début de 1957 contribue pour une grande part à encourager la conclusion des contrats à long terme afin de bénéficier de taux forfaitaires. Elle confirme le rôle désormais complémentaire du charbon de la ceca par cette recommandation : « Les charbons américains seraient appelés à couvrir une part du diagramme de base des besoins européens, tandis qu’incomberait à la production communautaire la tâche d’assurer les pointes conjoncturelles de la consommation.102 » Lors de période de mévente, la production communautaire serait stockée. Telles sont les grandes orientations de la politique de la Haute Autorité. Jamais elle n’a été aussi loin, enterrant définitivement le projet d’autosuffisance en charbon. Il est étonnant de constater cette radicalisation alors que l’année 1957 voit croître les stocks de charbon dans la ceca, justifiant en cela le mythe du déficit charbonnier. Or les dépenses communautaires concerneront la mise en stocks de charbon, envisagée dans un vaste programme, tandis que les pays membres continueront à assurer les paiements des futurs contrats. Cette position fort surprenante entérine-t-elle une situation de fait sans pouvoir la modifier ? Coppé, alors vice-président de la Haute Autorité, se rend aux Etats-Unis pour parler des perspectives du Marché Commun vers la fin du mois de septembre 1957 où il déclare notamment que : « les intérêts américains ne sont pas menacés car l’Europe aura toujours besoin d’au moins 40 millions de tonnes de charbon américain, ainsi qu’un approvisionnement régulier en pétrole, ferraille et autres produits qui lui manquent (ceci en prévision des besoins de l’Euratom).103 » Il s’agit selon toute apparence d’une visite de séduction de la part de la Haute Autorité afin de rassurer les Etats-Unis sur les conséquences futures de la mise en place de la Communauté Européenne Economique. Est-ce dans la crainte de représailles économiques ? Après les 10 millions de tonnes de charbon américain nécessaires à la ceca avec Jean Monnet, on est passé à 25 millions de tonnes avec René Mayer, et enfin à 40 millions de tonnes avec Albert Coppé. Les 40 millions entreraient-ils dans le cadre d’un compromis entre l’institution de la cee et la position américaine à la lumière des précédentes négociations ? Mais on peut déjà constater que les importations américaines au cours des années suivantes n’atteindront pas 40 millions de tonnes.

72Toujours est-il que cette annonce a fort surpris les producteurs de charbon européens qui avaient eu l’assurance de la part de Coppé peu de temps auparavant au cours d’un entretien que seulement une partie des importations actuelles resterait toujours nécessaire104. La Haute Autorité considère l’actualité de 1957 comme passagère, et estime la politique de stockage opportune en période de récession. Le combat des producteurs face à cette nouvelle orientation s’en trouve comme renforcé, et soutiennent ainsi fermement que : « inapplicable matériellement, la politique d’importations proposée par la Haute Autorité se trouve au surplus en contradiction flagrante avec les objectifs prescrits à long terme à l’industrie minière.105 » Au contraire, cette dernière soutient que les contrats à long terme « ne couvriront jamais la totalité de l’importation mais représentent sa partie la plus stable.106 » Pour cela, elle préfère envisager une recommandation qui incite les importateurs à stocker ces arrivées obligatoires plutôt que de les annuler purement et simplement grâce à l’article 74 qui autorise les restrictions. Son principal but est de pouvoir répondre à la demande lors d’une reprise économique. La seule solution qui est véritablement envisagée par les producteurs eux-mêmes, et qui a recueilli une large approbation, est le contingentement, en sorte « que l’on pourrait contrôler rapidement et d’une manière souple les importations de charbon dans la ceca.107 » Or l’établissement d’un contingentement est du ressort des gouvernements, comme l’avait confirmé Jean Monnet, aux représentants américains en 1954, et qu’il avait été justement fort combattu par les négociateurs américains.

73Des prévisions établies par les producteurs européens jettent une singulière lumière sur l’équilibre entre les ressources et les besoins de cokéfaction des pays de la ceca, équilibre qui pourrait être satisfait jusqu’en 1965. Ceci remettrait en cause par conséquent l’utilité d’augmenter les importations108. Malgré cette constatation intéressante, le rapport ne sera pas diffusé à l’extérieur, à cause des divergences de vues qui se sont affirmées en particulier de la part de l’Allemagne. En effet, ses représentants préfèrent ne pas s’engager envers les sidérurgistes à long terme avec de telles prévisions, alors que les Belges et les Français voudraient dissuader ceux-ci dès maintenant de conclure de nouveaux contrats dans la crainte de ne pouvoir assurer leur approvisionnement109.

74Cette étude contredit en effet singulièrement les estimations établies en 1956 par la Haute Autorité qui prévoyait un déficit en 1957 de 2,1 à 2,3 millions de tonnes de coke, et en 1960 un déficit de 3,5 à 5,2 millions de tonnes dans le cas où la capacité des cokeries ne serait pas utilisée à 95 %, avec une production de 83,3 millions de tonnes de coke. Elle estime que la capacité des cokeries augmentera annuellement de l’ordre de 70 %110. Le rapport des producteurs table, lui, sur des prévisions nettement moins élevées : en 1960, la production sera de l’ordre de 49 millions de tonnes de coke pour un taux d’accroissement de 8,5 % pris sur une base de 1953-1955. En considérant que les données ne sont pas tout à fait les mêmes, on peut comprendre que la différence entre ces prévisions peut soulever quelque inquiétude quant à leur solidité. Par un excès d’optimisme, ces prévisions peuvent engager le marché dans une voie dangereuse, tout comme un excès de pessimisme peut le conduire à ne plus satisfaire la demande. Les prévisions peuvent difficilement intégrer les perturbations futures indépendantes du contexte prévu. En ce qui concerne la capacité des cokeries, il semble que la ceca n’a pu recueillir les effets à long terme de la politique de cokéfaction lancée par la Haute Autorité en 1953-1954, et que cela justifie peut-être des prévisions de déficit en coke. Mais à l’inverse, la Haute Autorité a-t-elle tenu compte dans ses prévisions de la réalisation effective des investissements consacrées à l’équipement minier ?

75Il n’est pas certain que les gouvernements des pays membres de leur côté aient saisi l’ampleur de la crise charbonnière à venir. Comme on peut le voir pour la Belgique, « la perspective d’un déséquilibre structurel croissant entre les ressources et les besoins énergétiques de l’Europe occidentale incite les gros utilisateurs de charbon à se couvrir par des contrats à long terme.111 » De même, le gouvernement français affirme par l’intermédiaire des Charbonnages de France la volonté de voir réaliser les objectifs de son Plan. Il est prévu que la consommation en charbon va s’accroître au cours des vingt prochaines années, et le recours au charbon américain est considéré comme « une nécessité permanente.112 » L’Allemagne supprime « le droit compensatoire de la taxe sur le chiffre d’affaires de la houille importée des pays tiers, notamment des usa.113 » Elle vise particulièrement à maintenir l’intérêt du charbon américain grâce à son prix, alors que des tendances à la hausse ont cours. La Belgique, quant à elle, supprime le régime de licences d’importation afin de les laisser tout à fait libres, et par là même éviter une aggravation du stockage.

76Mais la plus grave contestation sur la nouvelle orientation de la Haute Autorité provient de l’intérieur, c’est-à-dire de la Division du Marché, qui s’est déjà distinguée par son autonomie d’esprit. « Le fait nouveau », pointe le responsable Vinck, mis en lumière par les travaux du Comité mixte, « réside en effet dans le rôle structurel, et non plus épisodique, joué par les importations américaines dans l’approvisionnement de la ceca.114 » L’ampleur des contrats à long terme sur des volumes élevés portera, selon lui, préjudice à l’équilibre du marché européen puisque la production charbonnière est par définition non élastique et ne pourra participer aux variations de la consommation. C’est pourquoi « ces faits bien connus donnent à penser que la production communautaire sera d’autant plus perturbée par les variations de la demande que sera plus grand le volume de l’approvisionnement en provenance des usa soumis à contrats. » Mais il considère aussi un aspect qui me semble extrêmement important, et qui rejoint l’interrogation précédente, à savoir si le succès de ces importations ne va pas compromettre la situation financière alors toute nouvelle des pays membres. En effet, les balances commerciales risquent de subir la pression de ces contrats dans un contexte de basse conjoncture. « Et il est évident que l’équilibre des balances commerciales sera d’autant plus compromis à long terme que les importations américaines seront stabilisées à un niveau plus haut. » Vinck appelle la Haute Autorité à reconsidérer l’ensemble de sa politique charbonnière en tenant compte de ces éléments : « C’est pourquoi elle se trouve dans l’obligation de chercher à concilier par un mécanisme adéquat (voire plusieurs mécanismes) la stabilité de l’importation américaine et la continuité de l’extraction communautaire avec la souplesse relative de la demande.115 »

77Le coût de ces importations risque en effet de peser bientôt d’une manière cruciale, d’autant plus que le programme d’exportations américain se termine en 1957, et que les conditions de prêt en devises dollars et européennes ne se renouvelleront pas pour assurer le paiement des contrats à long terme engagés après cette même date. C’est là toute la question : les gouvernements européens accepteront-ils de payer eux-mêmes les importations américaines alors que le charbon n’a pas pu se substituer au pétrole au moment décisif et qu’il ne contribue plus guère à l’essor économique ? Il est clair que, tant que le charbon américain était subventionné et qu’il permettait d’établir d’autres relations commerciales grâce au système triangulaire, les gouvernements européens ne se sont pas préoccupés de revoir leur politique énergétique menée individuellement. On pourrait imaginer pour continuer l’histoire que le gouvernement américain mettra en place un nouveau programme... Cependant, les arrivées décroissent à partir de 1958, pour atteindre 14 millions de tonnes en 1959. Quant à la Haute Autorité, elle ne dispose pas de pouvoirs l’autorisant à intervenir auprès des gouvernements pour qu’ils harmonisent leur politique énergétique, c’est-à-dire qu’ils concilient les consommations de charbon et de pétrole. De ces constatations, on peut très justement s’interroger sur la nature de cette débâcle. La fin prochaine des subventions américaines a-t-elle eu une conséquence immédiate dans cette crise de 1958 ?

78Cependant, une politique de stockage, même financée, implique à un moment donné le chômage forcé des mineurs à cause de son coût et provoque une baisse de la production malgré l’objectif de maintenir sa pleine expansion. Les objectifs de la Haute Autorité ne tiennent guère compte de ces effets à long terme. Le cheminement vers une implosion du marché charbonnier en 1958 s’avère désormais inéluctable, et aucune étude prévisionnelle ne l’a annoncée. L’utopie d’une expansion charbonnière est tenace et cache les signes précurseurs de la « vraie » crise. On est aussi loin des objectifs du Département d’Etat visant à assurer une stabilisation européenne par le biais du charbon, puisqu’à présent, il devient facteur de crise économique. Les politiques de plein emploi grâce au productivisme, assurées dans un milieu sensible socialement trouvent là leur limite et surtout leur fin. Ici, se clôture tout un volet d’une politique stratégique menée depuis 1946. Ceci est significatif d’une évolution des économies européennes qui n’ont plus besoin de s’assurer de la stabilité du marché charbonnier pour permettre une paix économique, sociale et politique, et qui est d’autant plus paradoxale que c’est au moment où l’opposition entre les deux blocs est très vive.

79L’ère du charbon est révolue puisqu’il n’offre plus la structure nécessaire à l’affirmation d’une Puissance. Les années 1955-1957 ont correspondu à un approvisionnement militaire, qui ne tenait plus compte du nécessaire équilibre du marché lui-même. Le relais du pétrole est entré dans les faits et les Etats-Unis révisent leur mode d’action dans le monde libre. « Cependant, la croissance économique étrangère est nécessaire à l’établissement et au maintien de sociétés stables, en paix, et amies... La force économique étrangère est aussi un à-côté de la construction de forces militaires solides avec lesquelles on découragera la subversion ou l’agression potentielle communiste.116 » Les événements de Hongrie en automne 1956 ont considérablement frappé l’opinion, peut-être même davantage que la crise de Suez.

80Il y a donc eu une rupture d’équilibre du marché charbonnier qui se situe au moment du boom conjoncturel, car les échanges n’ont plus joué le rôle de « régulateur » entre les différents éléments du marché, comme la production et les stocks. On peut parler d’un véritable succès du programme foa étant donné les conséquences à long terme qu’il a occasionnées sur le marché européen, en supprimant toute possibilité aux pays membres de conserver leurs échanges traditionnels, en particulier avec l’Europe de l’Est. Du point de vue quantitatif, le gouvernement américain a entièrement réalisé ses objectifs : 10 millions de tonnes de charbon américain en 1955, 25 millions de tonnes en 1956 ; ces tonnages ayant fait l’objet de négociations. Quant aux 35 millions de tonnes en 1957, il n’existe pas d’indice précis. Le charbon ne constitue plus désormais un facteur économique essentiel : d’une part, il n’apporte plus beaucoup de devises étant donné que les exportations régressent, et d’autre part il ne présente plus un caractère stratégique du point de vue américain. Les besoins européens ont été assurés par une source d’approvisionnement extérieure à la ceca, au détriment de la source européenne, car il s’est établi un curieux équilibre entre la croissance des importations de charbon américain et la chute des échanges du charbon communautaire, et ceci malgré la hausse régulière de la production charbonnière européenne.

81A la fin de cette période, les pays européens ont surtout révélé leurs divergences tant politique qu’économique plus qu’une attitude commune cadrant avec la ceca. La progression du pétrole a bouleversé les enjeux, puisque l’Allemagne, alors premier producteur de charbon, ne tire plus ses bénéfices du charbon lui-même, comme le révèle la non symétrie existant entre le volume croissant de ses liquidités internationales, de 5 197 millions de dollars en 1957, le plus élevé de la ceca, et les exportations de charbon en régression qui aboutit à un solde négatif de ces échanges.

82Comme l’illustre le tableau n° 34, la production industrielle croît sans faillir révélant ainsi la place déterminante du pétrole aussi bien économiquement que financièrement.

83La France et les Pays-Bas ne dépendent plus du charbon, étant donné le lien inexistant entre la baisse de leur volume en liquidités internationales au cours de cette période (respectivement 645 millions de dollars en 1957 contre 1 371 millions de dollars en 1956, et 1 009 millions de dollars contre 1 107 millions de dollars) et le bénéfice retiré des échanges du charbon. Or leur production industrielle est en forte hausse, ce qui signifie une croissance énergétique dépendante du pétrole. Seule la Belgique continue de dépendre du marché charbonnier, car la stagnation de sa production industrielle est réelle dès 1956 et révèle le poids négatif du charbon sur l’activité économique. Mais dans leur ensemble, les réserves financières ont été particulièrement affectées en 1957 par la crise de Suez qui a eu pour conséquence de renchérir le coût du pétrole, surtout pour la France. Seule l’Allemagne en a tiré profit, probablement à cause de l’absence de taxes sur les prix du pétrole, alors que les autres pays les ont relevées.

Tableau N° 34 Indices de la production industrielle (base 100 = 1958)

84Les gouvernements auraient pu envisager plus tôt une révision de cette politique charbonnière à court terme s’il leur avait été possible de mener une politique énergétique plus indépendante d’un contexte international et d’un traumatisme des années 1930 et des années de la Libération. C’est pourquoi il est difficile d’accorder un quelconque crédit au déficit charbonnier de la ceca, qui finalement s’est entretenu dans les esprits comme un mythe.