1En 1952, la mise en place de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier à Luxembourg justifie l’envoi d’une représentation gouvernementale américaine composée de membres du service du Mutual Security Agency (msa). La msa, qui remplace l’Economic Cooperation Administration du Plan Marshall en 1951, a pour tâche de concrétiser les programmes d’assistance militaire au monde libre, ainsi que les programmes de défense économique. D’emblée, la représentation américaine affiche une approche très critique à l’égard de la politique charbonnière européenne conçue par la Haute Autorité. Cette démarche permettra de saisir l’état des relations entre les Etats-Unis et la ceca dans les années 1950 sous un nouveau jour.

Comment remplacer le charbon polonais ?

2Tout d’abord, Mac Naren, le responsable du Département acier à la msa, « a été surpris et un peu étonné de voir la Haute Autorité déclarer qu’il n’y a pas de pénurie de charbon, alors que les pays de la Communauté ont besoin d’importer dix millions de tonnes par an de charbon américain.1 » Et d’ajouter : « La possibilité de combler les insuffisances de la production européenne par le recours à l’Amérique conduit-elle à dire qu’il n’y a pas de pénurie ? » Les représentants américains insistent particulièrement au cours des entretiens sur l’idée que leur pays ne représente pas un marché d’approvisionnement habituel. Le représentant de la Haute Autorité se charge alors de les rassurer sur ce point puisque, bien au contraire, « le programme qu’elle poursuit et compte faire réaliser est un accroissement de la production qui met fin aux importations en dollars.2 »

3Toutefois, il est difficile d’accorder un certain crédit aux propos tenus par Mac Naren, ni même à sa satisfaction liée aux propos rassurants de la Haute Autorité cités ci-dessus. Le même homme reconnaît au cours d’un entretien avec T. Rollman, de la Division de la Production de la ceca, « qu’il était effectivement question de mettre à la disposition de l’exportation une quantité accrue et (de) cit(er) le chiffre de 10 millions de tonnes.3 » Cette perspective soulève quelque inquiétude de la part de Rollman qui estime ce projet grave, mais celui-ci trouve dans les propos suivants de Clarence Randall4, des motifs d’apaisement : « les industries américaines sont forcées aujourd’hui de travailler à une allure de 100 à 105 %. Or ce qui dépasse l’allure de 85 à 90 % est produit à des prix prohibitifs et n’ajoute rien au bénéfice des entreprises, au contraire. L’idéal pour le rendement d’une usine se situe dans une allure entre 85-90 %. Les usines américaines verraient donc avec plaisir la possibilité de revenir à une allure plus normale... Il ne faut pas s’attendre à ce que ces industries fassent des sacrifices pécuniaires pour les marchés d’exportations.5 » Ces réflexions sont assez étranges car elles ne précisent pas du tout de quelles industries il s’agit et restent donc bien vagues. J. Monnet a-t-il accordé un quelconque crédit aux propos de Randall, connaissant ses critiques à l’égard de la ceca ?

4La position de la Haute Autorité consistera à ménager la délégation américaine sur sa politique charbonnière européenne. En effet, son principal but vise à réduire les importations en charbon américain afin d’alléger les balances de paiements des pays membres de la ceca. Pour cela, elle mise sur une augmentation de la production de la ceca qui permettrait une autosuffisance en matière charbonnière. Or l’augmentation de la production implique une amélioration de la productivité liée au matériel productif qui doit être renouvelé. Un gros programme d’investissements permettrait d’atteindre ces objectifs. C’est dans cette optique que la Haute Autorité va entreprendre bientôt une démarche auprès du gouvernement américain pour solliciter un prêt afin de financer ce programme d’investissements de la ceca. C’est pourquoi on peut aisément supposer que sa position devient extrêmement délicate face à ce projet d’exportations de charbon américain qui risque de compromettre singulièrement l’orientation de la ceca.

5Plusieurs éléments contenus dans ces propos relevés à la fin de 1952 préfigurent la situation future, politique et économique, du marché charbonnier à l’échelle mondiale. Cette fin d’année représente une période charnière marquée par le changement de gouvernement à la suite des élections présidentielles américaines en novembre 1952. Le Républicain Eisenhower est élu à la Maison Blanche, rompant là une longue période de gestion démocrate allant de Roosevelt à Truman. Au demeurant, les membres de la msa n’ont pas manqué de signaler à la Haute Autorité que : « Le changement d’administration américaine n’entraînera pas de changements substantiels dans la politique vis-à-vis de l’Europe, mais on y verra peut-être employer un ton plus ferme »6. La politique d’Eisenhower se basera particulièrement sur le pragmatisme et illustrera la responsabilité mondiale clairement engagée des Etats-Unis. Mais quelle sera précisément sa ligne de conduite dans le domaine charbonnier ?

6Une nouvelle orientation, indubitablement liée à ces élections, se dessine au sein de la msa. Au début de 1953, il est remis à Harold Stassen, récemment nommé directeur, un bilan des dernières années. Ce rapport constate l’échec des politiques précédentes, et met en lumière la nécessité de revoir les programmes de défense économique et les politiques : « une de nos plus grandes défaites dans notre approche antérieure du problème de la défense a été celui de développer d’une manière adéquate un programme plus spécifiquement désigné à diminuer la dépendance des entreprises étrangères et des nations à l’égard du marché du Bloc Soviétique.7 »

7En 1952-1953, les pays de l’Europe de l’Ouest continuent de commercer avec le monde soviétique malgré la mise en place du Plan Marshall. Le succès à long terme de ce Plan est implicitement remis en question. « L’Autriche, le Danemark, et la Suède », est-il signalé, « absorbent presque 3/4 de l’approvisionnement total fourni par l’Est à l’Ouest.8 » Les courants d’échanges traditionnels persistent plus que jamais, peut-être depuis les quotas européens établis sur le charbon américain en 1948. De plus, ces trois pays cités ont habituellement fait partie du programme privilégié des Etats-Unis. Depuis l’offensive de la Trésorerie américaine en 1947, le partage implicite des marchés charbonniers entre la Pologne et les Etats-Unis n’a plus cours. A présent, l’objectif du Département d’Etat est le suivant : « Le principal problème quant au charbon est de faire accepter que le charbon polonais devrait occuper une petite place en Europe de l’Ouest comme le charbon américain. Même en tant que principe, il sera extrêmement difficile, sinon impossible, de faire admettre ce point de vue par l’Europe de l’Ouest.9 » On verra par la suite que le pessimisme affiché s’avèrera peu justifié.

8Une nouvelle politique charbonnière des Etats-Unis s’esquisserait-elle au lendemain de l’élection d’Eisenhower ? « La véritable meilleure arme, » déclare Eisenhower, « aux mains d’un diplomate est le commerce... Si la production charbonnière de l’Europe pouvait augmenter de 50 %, « on sera comme un coq en pâte. » Le charbon est le secret de bien des difficultés auxquelles doivent faire face les nations libres pour conclure des contrats avec le monde soviétique.10 » S’achemine-t-on vers une guerre économique, tout comme peut-on supposer qu’il s’agit aussi de remettre à l’ordre du jour les accords de Bretton Woods au sein du marché charbonnier européen, qui a vu le système commercial multilatéral difficilement se mettre en place malgré le Plan Marshall ?

9La révision officielle de la msa s’insère aussi dans un contexte de guerre froide de plus en plus tendu entre les deux puissances, guerre froide symbolisée par l’éclatement de la guerre de Corée en juin 1950, et jusqu’en juillet 1953. Cet événement international contribue largement à radicaliser la politique étrangère des Etats-Unis à l’égard de l’Europe de l’Est et à accroître la militarisation américaine. On connaît au niveau diplomatique ses répercussions d’ordre militaire, car elles forcent à réactualiser la militarisation de l’Europe de l’Ouest tout en favorisant, au grand dam de la France, le nécessaire réarmement de l’Allemagne. Mais on ne connaît pas les répercussions de la guerre de Corée au niveau de la politique économique internationale des Etats-Unis. On va tenter ici de les mettre en valeur.

10La situation de l’industrie charbonnière de la Pologne justifie-t-elle tant d’appréhension ? Elle évolue en fonction des directives de l’urss. En effet, celle-ci lance en 1950 un projet de grande envergure qui concerne la Pologne, la Tchécoslovaquie et l’Allemagne de l’Est. Il s’agit de « réaliser un puissant « kombinat » industriel, modelé sur celui de la Ruhr, englobant les ressources charbonnières de la Silésie polonaise et de la Moravie tchécoslovaque, ainsi que les puissantes industries lourdes de ces deux bassins industriels et celles de la Saxe... Dans le cadre du Plan, la Pologne fournit la plus grosse part du charbon, de l’acier et des produits de l’industrie lourde, car elle possède les ressources les plus importantes et les installations les mieux adaptées.11 » Toutefois, le charbon polonais conserve son rôle vis-à-vis de l’Occident dans le sens où « il doit non seulement combler les déficits des pays de l’Europe de l’Est, mais il doit constituer une monnaie d’échange vers l’Ouest nécessaire au bon équilibre de l’économie polonaise.12 » L’industrie charbonnière polonaise joue sur deux tableaux, d’une part l’approvisionnement énergétique aux économies des pays du bloc soviétique, et d’autre part, l’économie de la Pologne elle-même grâce aux échanges avec l’Europe de l’Ouest. Les échanges entre les pays de l’Ouest et la Pologne ont-elles connu un nouvel essor au cours de ces dernières années ? Dans l’ensemble, la Pologne contribue pour un dixième de l’approvisionnement européen occidental, ce qui permet de conclure que la dépendance de l’Europe de l’Ouest à l’égard du bloc soviétique s’avère somme toute relative.

Tableau n° 16. Production et exportations polonaises vers la ceca et la Scandinavie en milliers de tonnes (1) et en pourcentage par rapport aux importations totales (2)

11D’après le tableau n° 16, en 1950, le marché Scandinave est encore le débouché le plus important pour la Pologne comme en 1945-1947. Cependant, alors qu’en 1949-1950, les exportations polonaises battent le record avec une part de 20 % pour l’ensemble de l’Europe de l’Ouest, elles chutent de moitié pour aboutir à 10,3 % en 1952. Cette baisse des exportations est générale sur le marché charbonnier, car elle reflète la régression de la demande après le conflit de la Corée. Or déjà en 1951, les pays Scandinaves rompent les accords commerciaux avec la Pologne au plus fort de la demande.

12Selon la presse, cette décision intervient « surtout parce que les principaux acheteurs de charbon polonais - les pays nordiques - jugeaient les prix de celui-ci trop élevés.13 » Il est entendu que la comparaison se fait avec les prix du charbon américain. Dès 1951, le Danemark a rompu ses échanges avec la Pologne, et pour combler son déficit charbonnier a dû importer du charbon américain. Tout comme la Suède qui a interrompu le courant d’importations traditionnel en estimant le charbon polonais coûteux. Face à cela, la Pologne n’hésite pas à leur accorder de grandes concessions de prix afin de garder ses parts de marché. Cette hausse des prix du charbon polonais peut paraître aussi étonnante, car celui-ci est en général considéré comme avantageux. Par exemple, en 1952, dans le cadre des négociations avec la Suède, « la Pologne demande 24,85 $ la tonne, soit un prix supérieur de 7,35 $ à celui demandé par les Etats-Unis « cif port suédois »14 (ce qui signifie que le charbon américain livré en Suède vaut 17,5 $).

tableau n° 17. Exportations en charbons polonais et américains (en milliers de tonnes et en pourcentage) par rapport aux importations totales de charbon

13En 1953, à la lumière du tableau n° 17, on peut se douter que la nouvelle conduite du gouvernement américain tient compte de la part croissante des exportations polonaises dans certains pays alors que celles des Etats-Unis baissent. L’approvisionnement américain reste toujours déterminant dans l’économie des pays de la ceca, mais il enregistre une très forte baisse en 1953 à cause de la demande devenue régressive. Or l’approvisionnement polonais progresse ou se maintient à cette même date en Allemagne et en Italie. Seule la France affiche un dépassement de l’approvisionnement polonais de plus de 10 % malgré la conjoncture.

14L’offensive américaine contre le charbon polonais a effectivement commencé en 1951, comme on peut le voir : « B.P. ( ?) estime que pendant l’année fiscale 1952 il est possible que le charbon américain puisse avoir remplacé la moitié des exportations en charbon polonais à l’Ouest ou environ cinq millions de tonnes.15 » La méthode adoptée est simple : si le charbon américain livré à un pays européen en remplacement du charbon polonais s’avère plus cher, la différence des prix sera prise en charge par un fonds de réserve ouvert par l’eca. Il est prévu de débloquer un fonds de 40 millions de dollars pour cette substitution, dont 30 millions viendraient des fonds inclus dans les aides individuelles des pays concernés16. Il s’agit ni plus ni moins de dumping. Face à une telle perspective, les négociations commerciales que veulent alors reprendre réellement la Suède, la Norvège, l’Autriche et la Suisse avec la Pologne en août 1951 ne peuvent bénéficier de la tolérance américaine, d’où l’annulation des accords commerciaux constatée auparavant. L’exemple de la Norvège illustre aussi ces conditions. Elle endosse la responsabilité de la rupture des négociations commerciales avec la Pologne, en précisant notamment qu’elle : « refuse de délivrer des matériaux stratégiques et de conclure un marché sur la base des importations particulières de commodités contre des exportations particulières de commodités plutôt qu’une liste complète d’importations contre une liste complète d’exportations comme dans le passé.17 » Il s’ensuit que la Norvège devra s’approvisionner auprès des Etats-Unis. L’heureuse issue du cas norvégien, qui a tenu compte des objectifs du gouvernement américain, incite ce dernier à persévérer dans cette voie, comme on peut le voir : « La Mission sent que les Etats-Unis devraient prendre l’avantage du leadership norvégien...18 » La tentative d’isoler le bloc soviétique se fait par le moyen du blocus sur les produits essentiels et considérés comme non exportables dans le cadre du cocom. Annie Lacroix-Riz a aussi mis en valeur les pressions américaines sur les relations commerciales entre la Pologne et la Suède particulièrement19. Mais ces pressions n’impliquent-elles pas une réduction de débouchés commerciaux pour les pays occidentaux dans la mesure où ils ne peuvent plus exporter des biens industriels ? Il est utile de remarquer que la chute des exportations polonaises coïncide avec les événements de Corée, tout comme la rupture commerciale des pays nordiques avec la Pologne En ce qui concerne le coût du charbon polonais, une certaine contradiction subsiste : est-il plus cher que le charbon américain comme le signale la presse en 1952, ou est-il moins cher comme le prouve la méthode de subvention envisagée par l’administration américaine en 1951 ? Or les échanges avec la Pologne progressent en 1953. Il est délicat de répondre car peu d’informations sont disponibles. Ce serait une voie de recherche intéressante à approfondir.

15Un autre exemple, toujours en 1951, permet de saisir les conséquences d’une telle stratégie. L’accord germano-italien se trouve en effet contesté par les représentants américains à l’oece, et fait l’objet de négociations ardues entre les protagonistes. L’Italie, soutenue par l’Allemagne, refuse la réduction de ses livraisons en charbon allemand en échange d’une augmentation de celles en charbon américain. Cette modification substantielle s’effectuerait dans les mêmes conditions financières que pour le charbon polonais. Quel sera l’élément persuasif pour amener ces pays européens à coopérer avec les Etats-Unis ? Ces derniers évoquent le commerce multilatéral auquel les pays européens ont adhéré, mais comme le représentant Kate le constate lui-même, que « les participants sont peu enclins à se soumettre à la décision multilatérale de distribuer équitablement les combustibles solides », à cause de l’énorme effort à fournir, et à partager, au niveau du programme de la défense20. Le recours serait dans ce cas de rappeler les obligations de coopération internationale, en particulier en direction de l’Allemagne, qu’il s’agit d’impressionner en arguant que : « les Etats-Unis ont assuré le leadership pour une reconnaissance totale dans les corps internationaux dans l’expectative que l’Allemagne honorerait totalement ses engagements internationaux21. » Rien n’est plus sensible pour l’Allemagne que sa reconnaissance politique. Le message est clair et valable pour tous les pays européens : il s’agit de faire valoir les engagements multilatéraux pris en particulier au sein de l’oece22. Or il semble bien que cette considération soit intervenue après les difficultés rencontrées par les négociateurs américains pour mener à bien leur travail en faveur du charbon américain, ce qui signifie que cette démarche ne découle vraisemblablement pas d’une volonté de parachever le modèle multilatéral.

16Cette stratégie de remplacement du charbon polonais se situe en 1951, soit un an avant la visite des membres de la msa à Luxembourg, et aussi avant le constat d’échec des politiques menées par la msa. Par conséquent, la révision de cette stratégie au début de 1953 par l’administration d’Eisenhower répond à cette progression perceptible des exportations polonaises en Europe de l’Ouest. La guerre économique se renforce parallèlement à la guerre froide. Ces objectifs ne diffèrent guère de ceux de l’administration Truman, mais trouvent une nouvelle vigueur à cause de la guerre de Corée, qui a été un choc international important. On retrouve la traditionnelle continuité en matière de politique extérieure américaine, et ceci en dépit de la sensibilité différente du nouvel occupant de la Maison Blanche. Pour ces années-ci, la politique charbonnière d’Eisenhower illustre cette ambiguïté du New Look prôné par le gouvernement, et qui s’avère au bout du compte peu différent, à quelques nuances près, du Look démocrate dans le domaine extérieur.

17Les considérations d’ordre idéologique dans le domaine charbonnier ne doivent pas faire perdre de vue l’autre objectif fondamental qui inspire la politique charbonnière américaine. En effet, la décision prochaine d’augmenter les exportations américaines vers l’Europe correspond à une situation critique de l’industrie charbonnière américaine. D’après le tableau n° 1, les exportations en charbon américain ont enregistré une baisse de 10,5 millions de tonnes entre 1947 et 1948, puis entre 1948 et 1950 une baisse encore plus forte de 15,1 millions de tonnes et enfin ont connu un renversement de situation en 1951-1952 grâce à la guerre de Corée qui a remis d’actualité ce courant d’échanges par un accroissement d’une dizaine de millions de tonnes.

18Le volume de 10 millions de tonnes n’est donc pas un chiffre imaginaire mais correspond à une moyenne de la baisse des exportations américaines vers l’Europe de l’Ouest. Il correspond aussi à une réalité douloureuse puisque l’industrie charbonnière est toujours en état de crise de surproduction, tempérée dans les années 1945-1947 par les programmes charbonniers étudiés auparavant, mais qui redevient aiguë dès 1948. D’après le graphique n° 6, le niveau des stocks de bitumineux rejoint en 1948 le niveau de la production, parallèlement à la baisse des exportations de charbon. Cela signifie que la production est directement stockée, à cause de la baisse continue de la demande intérieure. 1948 rappelle la dépendance de l’industrie charbonnière américaine à l’égard du marché européen si elle veut survivre de façon assez correcte, surtout au moment d’une conjoncture de crise économique23. Dès lors que les quotas européens ont été mis en place à cette date, et que la production européenne a désormais retrouvé son niveau, de même que les devises dollars ont été utilisées différemment, l’industrie charbonnière des Etats-Unis n’a plus les moyens de résister au déclin sur le marché face à la prééminence du pétrole. En effet, l’anthracite est supplanté par le mazout et le gaz naturel, et le bitumineux est largement remplacé par les produits pétroliers chez les gros consommateurs, tels les chemins de fer, l’industrie en général, et l’électricité.

19Si on continue l’examen du graphique n° 6, on observe une légère amélioration de la situation en 1949, essentiellement due à une grande grève menée en hiver 1949 et qui s’est poursuivie jusqu’au printemps 1950. Dans ce cas, la production a enregistré une grande baisse qui a justifié le recours à l’utilisation des stocks. A partir de 1950, la surproduction de charbon deviendra constante aux Etats-Unis malgré la possibilité d’en évacuer une grande part par le moyen des exportations au cours des événements de Corée. Les stocks sont définitivement supérieurs à la production. Ensuite, malgré l’alimentation du marché européen en charbon américain, l’industrie charbonnière américaine restera sinistrée.

20Si l’on compare la situation des exportations américaines en charbon vers l’Europe de l’Ouest avec celle des exportations de la Pologne, on constate que les quotas européens n’ont pas eu la même sévérité selon la provenance. En effet, les années 1948-1950 enregistrent une hausse des exportations polonaises alors que celles des Etats-Unis baissent dangereusement. Cette situation compétitive n’a pas dû laisser indifférents les responsables de la Mutual Security Agency.

211952 sonne plus précisément la fin de l’euphorie des exportations américaines vers l’Europe de l’Ouest (de 56 722 000 tonnes en 1951 à 47 643 000 tonnes de bitumineux en 1952). Le niveau des stocks croît; malgré une baisse importante de la production, ils atteignent le même volume qu’en 1951 où la production restait encore élevée, 76 745 000 tonnes de bitumineux. L’année suivante verra cette situation s’amplifier. La conjoncture internationale ne permet plus d’envisager de grands flux d’exportations vers le marché européen, qui se ferme progressivement par l’instauration de quotas sur le charbon américain. L’industrie charbonnière américaine peut-elle espérer, grâce au projet d’exportations vers la ceca, limiter son déclin ?

22Au moment où une partie de l’Europe de l’Ouest se dote d’une infrastructure institutionnelle, qui est la ceca, le gouvernement américain par l’intermédiaire de la msa pose les bases de ce qu’on a appelé l’intégration européenne. L’intention de revitaliser le courant d’échanges charbonnier américain jointe à l’aménagement d’une disposition administrative permettant à la msa d’octroyer des sommes à la Haute Autorité qu’on étudiera plus loin, préfigurent un schéma de relations entre les Etats-Unis et la Haute Autorité. La Haute Autorité s’achemine-t-elle vers un renoncement à la mise en place de structures favorisant un marché autosuffisant ? Les Etats-Unis n’auront de cesse auprès de la Communauté Européenne de prévenir les dispositions à tendance protectionniste des pays membres, afin de conserver un large débouché commercial. Il n’est pas incorrect d’affirmer que l’origine des relations difficiles entre les Etats-Unis et la Communauté Européenne dans le domaine commercial se situe déjà à l’ouverture du marché commun du charbon. Alors que l’eco avait été mise sur pied par les Anglais et les Américains en temps de pénurie, la ceca voit le jour sur une base franco-allemande, même si elle est activement soutenue par les Etats-Unis, en temps de surproduction. Voilà la différence de taille entre ces deux institutions : dans les années 1950, la ceca devra gérer un engorgement du marché charbonnier. Ainsi, la reprise des exportations américaines, voulue par les responsables américains, ne correspond pas véritablement à une conjoncture charbonnière de la ceca en difficulté.

23C’est pourquoi je parle d’un mythe du déficit charbonnier au cours de cette époque. Cet argument permet de mieux comprendre la ligne politique suivie par les Etats-Unis en Europe de l’Ouest depuis 1947. Les Etats-Unis n’auront de cesse de signifier à l’Europe de l’Ouest qu’elle court vers un déficit insurmontable au moment même où leur propre industrie charbonnière connaît de très graves difficultés d’écoulement... « Notre vue, » déclare Draper, en octobre 1952, « est que, bien que les pays membres réclament moins de charbon américain qu’en 1951, la production de charbon dans ces pays reste toujours insuffisante pour éliminer le besoin d’importer des dollars. Le rapport du Groupe Ministériel de la Production de Charbon indique approximativement que 12 millions de tonnes de charbon américain sont nécessaires en 1953.24 » Cet argument trouve un écho sensible en Europe de l’Ouest, où la hantise de connaître à nouveau une pénurie, comme dans les années 1945-1947, est encore très vivace, ce qui semble paradoxal. En effet, comment se persuader autrement que la ceca s’achemine vers un déficit en charbon alors que les années 1953-1954 sont caractérisées par le gonflement des stocks de charbons invendus et qui restent sur le carreau des mines ? On retrouve là la situation de 1947 qui a vu le marché charbonnier se rétablir et paradoxalement se mettre en place une politique américaine insistant sur un déficit en charbon permanent et à venir. Or ne l’affirme-t-on pas au sein du gouvernement américain en mai 1953 : « En dépit d’une offre facile, l’Europe est fondamentalement en manque d’énergie à long terme et vit chroniquement sous la menace d’une pénurie.25 » Et ceci est jugé d’autant plus grave que la Grande-Bretagne va devoir bientôt, alors qu’elle amorçait une légère reprise, diminuer à nouveau ses exportations pour mieux assurer sa demande intérieure. Jamais aucun rapport n’a fourni des estimations précises du déficit européen comme en 1945 ; seul est cité le montant de 10 millions de tonnes de charbon américain à exporter en Europe. Alors que penser de ce déficit européen : réel, chronique, permanent, absent ?

24Le marché charbonnier européen fait précisément face à « un excès de la production en flambant et une disette en charbon à coke » ; la France et la Belgique produisant surtout du charbon flambant alors que l’Allemagne domine la production du charbon à coke. Doit-on conclure que l’approvisionnement allemand est défaillant ? En 1953, la production de houille en Allemagne s’élève à 140 889 000 tonnes, ce qui correspond à peu près à un mauvais niveau d’avant-guerre - celui de 1930 - mais elle est inférieure de 24,3 % par rapport à 38. Mais la comparaison s’arrête là car après-guerre, les mines de Silésie vont à la Pologne. Quand on sait que les exportations polonaises sont devenues insignifiantes pour l’Europe de l’Ouest, on s’aperçoit que l’approvisionnement européen continue d’être « bancal » au niveau des principales qualités, malgré la hausse des productions charbonnières.

25D’après le tableau n° 18, en 1952-1953, le déficit charbonnier n’existe pas puisque la consommation totale dépasse en 1952 celle de 38 d’environ 40,9 %, et en 1953 de 42,3 %. Alors, où se trouve la réalité ? En 1945-1947, la pénurie était de l’ordre de 20 à 30 % pour les pays de l’Europe occidentale, et était alors considérée comme alarmante en raison de la défaillance importante des productions. Or les années 1952-1953, liées à la guerre de Corée, se caractérisent par une formidable euphorie économique qui favorise grandement la consommation du charbon. Les productions nationales ont dépassé le niveau de 1938, sauf en Allemagne, et contribuent à résorber le déficit d’une manière très importante. Il est donc bien difficile de parler d’un déficit charbonnier global au cours de cette période.

tableau n° 18. Consommations nationales apparentes de charbon (houille et coke) (production + importations exportations-stocks) en Europe de l’Ouest (en milliers de tonnes)

26En 1952-1953, il s’agit davantage d’un déficit chronique d’une qualité spécifique, le charbon à coke, illustrant l’excès de la demande liée à la guerre de Corée et à la spéculation qui l’a raréfié sur le marché de l’offre. C’est pourquoi la production d’acier en 1952 atteint un niveau record : l’Allemagne retrouve le niveau de 1929 avec 15 806 000 tonnes, la France dépasse le niveau d’avant-guerre en franchissant les 10 867 000 tonnes, de même pour la Belgique avec 5 067 000 tonnes. Mais un autre facteur de déséquilibre a contribué à raréfier les charbons cokéfiables sur le marché de l’offre : la spéculation. Ce phénomène a limité l’offre afin de bénéficier d’une belle hausse de prix à un moment où le prix affiché n’a plus d’importance... Les Pays-Bas se sont particulièrement distingués dans ce domaine. Et ceci est d’autant plus frappant que leur propre production d’acier à cette même date n’atteint pas un volume en rapport avec celui de leur consommation, ce que montre justement le graphique n° 3.

27Quelle est précisément la position de la Haute Autorité face à cette situation ? Il ne faut toutefois pas oublier que ce secteur économique recrute beaucoup de main-d’œuvre et se trouve par conséquent être l’un des secteurs économiques les plus sensibles socialement. Les importations de charbon américain ont permis de pallier à ce déficit passager de charbon à coke, de fines à coke, tous produits cokéfiables par le système des contrats. C’est à ce niveau-là que la Haute Autorité fait une erreur d’appréciation en ne jugeant pas suffisamment la portée de ce phénomène de « pénurie ». Le mot même de « pénurie » est bien trop fort pour cette situation en comparaison des années 1945-1947, dans la mesure où elle est davantage provoquée par la spéculation et une demande anormale. La Haute Autorité a été comme dépassée par la soudaineté des variations cycliques au moment de son entrée en fonction. En effet, elle aurait pu tirer les conclusions de son propre relevé de la situation dans son rapport de 1952-1953, qui signale que : « la demande en charbon à coke continue d’être élevée, mais il apparait qu’une amélioration se dessine au niveau de l’offre de la part des pays membres, qui est le résultat du début de disponibilité des tonnages en Belgique et le résultat d’une entente des exportateurs allemands avec le Marché Commun pour livrer.26 » Cette situation est aussi le reflet d’une évolution pacifique du conflit coréen, évolution qui rend la spéculation moins intéressante. Le marché charbonnier connaît alors une détente et permet une plus grande disponibilité générale. Le résultat est que les stocks de charbon s’accroissent de manière inquiétante, car ils sont devenus difficilement vendables en raison de la baisse brutale de la demande. Par ailleurs, la Haute Autorité justifie la cassure des années 1951-1952, qui a signifié un nouvel accroissement des exportations de charbon américain, « dans le but de satisfaire pleinement nos besoins27 », sans préciser qu’ils ont été inspirés par la guerre de Corée.

28Le 8 février 1953, deux jours avant l’ouverture du marché commun du charbon, la Haute Autorité reçoit une visite importante de personnalités américaines, comme Foster Dulles, Secrétaire d’Etat du président Eisenhower, Harold Stassen, directeur de la msa et Draper, représentant américain auprès de la Haute Autorité. Cette visite est l’occasion d’annoncer la tenue prochaine d’une réunion d’hommes d’affaires à Washington, réunion qui aura pour tâche d’évaluer le programme de la msa en Europe, principalement dans les pays qui bénéficient d’importantes fournitures en dollars (Belgique, Danemark, France, Allemagne, Grèce, Italie, Pays-Bas, Turquie, Royaume-Uni...). Serait-ce une préfiguration de la Commission de Randall qui fut nommée par Eisenhower le 14 août 1953 afin d’élaborer une politique économique étrangère ?

29« Chaque équipe, », est-il précisé par Harold Stassen, « qui aura en charge l’étude d’un secteur, examinera les travaux du programme de la msa, incluant la situation commune des différentes parties - militaire et économique - du programme, l’efficacité de ce programme comme celle de l’organisation américaine et du personnel.28 » L’intérêt d’un tel travail réside dans le fait que « ... l’Administration croit que ce programme est essentiel à la sécurité des Etats-Unis.29 » Face à ce déploiement d’activités, Jean Monnet se voit sollicité par lettre pour : « exprimer sa satisfaction face à à la création de ce groupe, et pour signaler l’importance de l’intégration européenne dans l’ensemble de ce programme, et pour l’inviter lui (Clarence Francis qui a la responsabilité de ce projet) ou des membres de la Mission qu’il pourrait désigner, afin de le rencontrer et les autres membres de la Haute Autorité à Luxembourg pour participer à cette vue d’ensemble.30 »

Le délicat prêt américain à la Haute Autorité

30Conjointement à cette action de grande envergure, une nouvelle disposition administrative à la même époque permet à la msa d’étendre son aide financière à la ceca. Cependant, la msa constate que : « il n’y a pas eu de demande officielle pour une telle aide, et aucun plan allant dans ce sens n’est à l’étude.31 » Il est certain que le gouvernement américain prévoyait déjà quelques mois auparavant la démarche de Jean Monnet, compte tenu du programme d’investissements de la ceca très lourd financièrement (de l’ordre de 600 millions de dollars, à convertir en monnaies européennes). Or les fonds de la ceca ne permettent pas un total autofinancement. « Nous pouvons espérer », signale alors W. M. Tomlinson, adjoint du représentant américain auprès de la Haute Autorité, en janvier 1953, « que Monnet sollicitera un prêt à la fin de l’année 1953 auprès des Etats-Unis soit par l’intermédiaire de la Banque Mondiale, soit auprès du gouvernement des Etats-Unis.32 » Auparavant, les Etats-Unis lui ont fait, en août 1952, « savoir officieusement, de leur propre mouvement, qu’ils cherchaient des moyens de libérer certaines sommes au profit de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier.33 » Ceci préfigure l’évolution des rapports diplomatiques et économiques inextricables qu’entretiennent les Etats-Unis et la Haute Autorité de la ceca. Jusqu’alors, on dispose de très peu de renseignements sur les modalités liées au prêt américain pour les investissements à réaliser dans la ceca. Avec ce travail, on peut en savoir un peu plus, dans la limite des documents disponibles, mais déjà fort éclairants.

31Bien avant la visite des membres de la msa, la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement (bird) déclare à l’oece en mai 1952 qu’elle « estime que ce serait faire œuvre utile que de contribuer au règlement du problème européen du charbon en aidant à accroître la production charbonnière en Europe... Il est à prévoir qu’il sera demandé à la Banque soit de fournir une aide directe aux différents pays, soit de passer par l’intermédiaire de la Haute Autorité de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier.34 » La Haute Autorité prend contact en prévision de son programme d’investissements, et rencontre à la fin de l’année 1952 les représentants de la bird. On discute clairement des « possibilités de fournir des fonds par l’intermédiaire de la msa aux pays de la Communauté, au profit de nouveaux investissements dans l’industrie du charbon et de l’acier.35 »

32C’est à cette même époque qu’on s’interroge dans les bureaux de la Haute Autorité sur la réduction des importations américaines. On sait que cette instance préconise dans le premier rapport d’activités de la ceca de 1952-1953 une réduction des achats de charbon américain afin de résoudre le déséquilibre des balances des paiements de ses pays-membres. Le dollar reste toujours une devise recherchée et peu abondante, d’où la nécessité de l’utiliser à d’autres fins que l’achat du charbon en provenance des pays tiers lorsque celui-ci est en assez bonne abondance en Europe. En effet, les devises dollar servent à acheter tous les biens nécessaires à la reconstruction sur le seul marché approvisionné, qui est celui des Etats-Unis. Les moyens dont elle dispose pour mener à bien une telle orientation sont contenus dans le strict cadre juridique du Traité de Paris. Cependant, le Traité reste frileux sur l’aspect fondamental de la politique commerciale de la ceca : l’article 71 laisse tout pouvoir décisionnel aux gouvernements en ce qui concerne la politique commerciale. Ce domaine, il faut bien le reconnaître, a constitué une chasse gardée des Etats membres. Comment alors promouvoir une politique homogène d’approvisionnement lorsque chaque Etat membre peut décider des flux d’importations de charbon des pays tiers ? Ce sera le dilemme des années 1950 de la ceca.

33D’après la Division de la Production, le problème quantitatif est dépassé puisque la situation est désormais équilibrée, mais reste la question d’un « équilibre qualitatif », en tenant compte de la difficulté de s’approvisionner en fines à coke. Or il ressort de l’étude « qu’il importe de vérifier si les besoins exprimés pour les prochains trimestres par les pays de la Communauté en fines à coke ne sont pas exagérés.36 » La Division indique qu’il y aurait moyen de remplacer ces tonnages importés par une meilleure orientation des tonnages de la Communauté : « Une possibilité pourrait se présenter par exemple sur le marché du sud de l’Allemagne qui consomme actuellement chaque trimestre environ un million de tonnes de charbon gras en provenance de la Ruhr, du meilleur charbon à coke par conséquent.37 » Il s’agit dès lors de promouvoir officiellement un meilleur usage des qualités de charbon, ainsi que le développement de la capacité des cokeries. En effet, dans son premier rapport d’activité, la Haute Autorité recommande expressément que : « dans le but d’atteindre à l’avenir un marché équilibré, et d’assurer une réduction progressive des importations en charbon américain, l’utilisation rationnelle des charbons à coke doit être développée aussi loin que possible et un éventail plus large des différentes qualités doit être utilisé pour fabriquer le coke.38 » Toutefois, elle fait part d’une étude commandée qui démontre que le niveau de la production de coke en Europe, même en l’augmentant, ne satisfera jamais la demande. Un vaste programme est conçu afin d’augmenter la capacité des cokeries, grâce à des investissements adéquats. Aucune allusion n’est faite en ce qui concerne la conjoncture elle-même qui justifie les variations de la demande, ni même en ce qui concerne la perspective sur une courte ou longue durée de tels phénomènes. La Haute Autorité fonctionne délibérément sur un mode de strict court terme en formulant des recommandations qui semblent orienter le marché vers une évolution à long terme.

34Quant à la situation de pénurie en charbon cokéfiable, la Haute Autorité choisit néanmoins de ne pas intervenir directement dans l’équilibre de leur répartition entre les pays membres, ce que lui permettrait le Traité de Paris dans ce cas précis. Cette démarche est considérée comme habile diplomatiquement, car « la déclaration de pénurie aurait conféré à la Haute Autorité des pouvoirs de répartition, sans procurer de ressources supplémentaires de charbon.39 » Aussi la principale recommandation de la Haute Autorité tient-elle dans la formulation suivante : « La croissance des tonnages extraits devrait viser, comme principal objectif, l’amélioration des ressources de la Communauté en charbon bitumineux afin d’éviter le besoin d’importer du charbon américain...40 » Or le charbon bitumineux est la principale qualité exportée par les Etats-Unis, et qui est, de surcroît, en surproduction.

35Mais en dehors de l’approvisionnement américain, la Pologne serait en mesure de répondre à la demande européenne en charbon à coke, et ceci d’autant mieux que son charbon est habituellement considéré d’aussi bonne qualité que le charbon allemand. La ceca aurait pu contribuer à accroître ces exportations et par conséquent à assurer le maintien des accords bilatéraux, mais cette orientation n’est pas possible lorsqu’on considère les objectifs du gouvernement américain.

36Après s’être emballé en 1952, le marché charbonnier va connaître l’année suivante une période conjoncturelle plutôt morose, qui va se traduire par un ralentissement général à tous les niveaux. Cette situation n’inquiète pas considérablement les producteurs de charbon eux-mêmes. Ces derniers se réunissent régulièrement au sein d’une association, le Comité d’Etude des Producteurs de Charbon de l’Europe Occidentale (cepceo), créé au moment de la mise en fonction de la ceca, qui réunit la Belgique, l’Allemagne, les Pays-Bas, et la France.

37Pour eux, ce ralentissement conjoncturel correspond davantage à une situation où « dans tous les pays, la période de pénurie a fait place à une période normale, qui pour la Belgique et la France pose déjà des problèmes d’écoulement..41 » Or ce phénomène s’explique par le fait que ce sont des charbons d’assez basse qualité, c’est-à-dire principalement du charbon flambant, qui ne bénéficie plus d’une demande régulière, surtout en période de basse conjoncture. En effet, les gros consommateurs font aussi face à des stocks de charbon anormalement élevés et les autres secteurs économiques commencent à amorcer un changement dans le choix énergétique. Le cas de la France est bien représentatif puisque « les grands services publics ont atteint un niveau des stocks très élevé de 1950, c’est-à-dire d’une période de pré-crise. L’industrie privée a stabilisé les siens à un niveau assez bas. Quant au secteur domestique, le fuel-oil pèse lourdement sur le marché.42 »

38Il est intéressant de voir confirmer que l’année 1950 présentait des conditions semblables à celles de 1929. Mais la grande Dépression a bien eu lieu aussitôt après cette date, alors que la guerre de Corée a durablement faussé les règles du jeu en reportant à une autre date la crise imminente du marché charbonnier. C’est dans ce sens-là que la Division du Marché de la ceca estime que « les mines belges ont été sauvées par la guerre de Corée.43 » Il semble que la Belgique maintienne un niveau de consommation de charbon qui ne soit pas représentatif de la réalité. Alors que sa production atteint un niveau record et qu’elle continue d’importer du charbon américain dans une proportion encore importante par rapport à la récession ambiante, « sur les sept premiers mois de 1953 comparés à la même période de 1952, les livraisons à la consommation, tous combustibles solides, ont baissé de 788 000 tonnes, soit de 7 %.44 » Le résultat est que les Charbonnages belges envisagent un chômage forcé si les stocks ne baissent pas. Ils atteindront bientôt 3 millions de tonnes, ce qui représente 10 % de la production.

39Les stocks en Belgique et en France représenteront 85 % des stocks totaux de la Communauté quelques mois plus tard en 1953. Face à cette ampleur, les producteurs s’interrogent et reconnaissent que l’accumulation des stocks est due à la baisse de la consommation. Quelques nuances politiques apparaissent entre les Belges et les Allemands dès qu’il s’agit de trouver des solutions. Le représentant belge estime que la Haute Autorité pourrait intervenir sur ce chapitre, mais il est aussitôt contré par le représentant allemand qui, lui, estime qu’il ne faut pas trop étendre sa compétence et qu’il vaut mieux recourir aux gouvernements45. Ce dernier représentant pose la question, qui sera évacuée immédiatement, de « savoir si la baisse de la consommation en Belgique de charbon est due à la concurrence des autres énergies ou si au contraire cette diminution est attribuée au recul conjoncturel plus accentué que dans d’autres pays et qui frappe dès lors même les combustibles liquides.46 » Pour avoir la réponse, il suffit de regarder le tableau n° 19. La Belgique affiche une progression régulière de la consommation des autres sources d’énergie dépassant celle du charbon : depuis 1949 pour le fuel-oil et le gas-oil, et depuis 1950 pour l’énergie hydraulique. Force est de constater que les stocks traduisent un problème structurel que la conjoncture économique redevenue normale après les événements de Corée n’a fait qu’amplifier.

tableau n° 19. Évolution de la consommation des sources d’énergie : illustration de la concurrence, date de substitution du charbon (indice 1948 = 100)

40Les stocks sont aussi largement constitués de produits charbonniers que la consommation ne demande plus guère. C’est pourquoi les producteurs s’interrogent tôt sur une meilleure utilisation des charbons, suivant en cela la directive de la Haute Autorité. Il s’agirait de ne livrer que les produits donnant satisfaction, mais aussi de valoriser le charbon par sa transformation en énergie électrique et en gaz, qui suivrait ainsi la demande de ces dernières sources d’énergie47. A son tour, la Haute Autorité se demande, mais tardivement, « si ces stocks répondent à une conjoncture temporaire et non à une baisse permanente des débouchés de certains charbonnages.48 » Il est tout de même étonnant que les fondateurs de la ceca ne se soient pas interrogés plus tôt sur la situation globale énergétique. Si on considère à nouveau le tableau n° 19, on s’aperçoit que le charbon a été supplanté dans la consommation énergétique sur l’ensemble des pays de la future ceca en 1949 par le pétrole et le gaz naturel, et en 1951 par l’énergie hydraulique. Certes, les compétences de la Haute Autorité concernent seulement le charbon et l’acier mais il est alors impossible, dans les années 1950, d’ignorer l’évolution rapide de la consommation d’énergie dans son ensemble. Pour expliquer cette erreur de prévision, il faut considérer le contexte de l’époque comme le note justement Marc Ippolito : « Il est de fait qu’à l’époque de la rédaction du Traité de Paris, l’idée prévalait que le marché mondial de l’énergie, comme le marché européen, allait connaître une expansion considérable des besoins et que dans une perspective, qui était alors celle de la pénurie de l’énergie, il fallait faire échec en Europe Occidentale, à l’exploitation par les producteurs de charbon d’une position que l’on croyait pour longtemps encore dominante sinon monopolistique.49 » Il est peut-être utile d’ajouter à ces considérations que l’industrie charbonnière implique aussi une politique sociale très sensible et qu’il était aussi nécessaire de « stabiliser » ces relations sociales au moyen d’une politique plus globale.

41La situation de l’Allemagne présente la particularité d’accumuler au cours de cette période des stocks de coke. Que doit-on penser ? Les exportations de coke ont baissé de 11,7 % de 1952 à 1953, parallèlement à une baisse de la production d’acier de l’ordre de 2,5 %. Le tableau précédent montre en effet que l’écart entre le charbon et le pétrole est plus important en Allemagne qu’ailleurs, et parallèlement, les producteurs allemands ne semblent pas enclins à écouler ces stocks de coke, qui, eux-mêmes, ne cessent de signaler la faiblesse de la sidérurgie... La sidérurgie allemande suit d’une manière très sensible les humeurs du temps qu’elles soient d’ordre militaire ou civil, car, tout de suite après la guerre de Corée, sa consommation de coke marque un arrêt important. Mais la reprise sera fulgurante dès 1955.

42Il existe là un problème fondamental d’utilisation des différentes qualités de charbon. La solution serait-elle de procéder à des formes d’échanges entre les pays afin d’écouler les quantités produites, comme cela a été suggéré parmi les producteurs de charbon ? Mais cette proposition ne sera pas retenue... On pose la question de la régulation du marché charbonnier en période de basse conjoncture et en haute conjoncture. D’après les constats précédents, la haute conjoncture, comme en 1951, favorise l’écoulement de toutes les qualités produites grâce à la forte demande, et les importations servent à combler la demande en qualités déficientes. Puis, en période de basse conjoncture, comme en 1952-1953, c’est le retournement de situation : les qualités de charbon moins sollicitées par la demande industrielle et domestique se stockent et les importations ne se révèlent plus utiles. La ceca subit les oscillations de la consommation en charbon plus qu’elle ne les dirige étant donné qu’elle-même, tout comme les gouvernements des Etats membres, pratique surtout le court terme.

43Pour revenir au programme de la msa, il se concrétise au cours des discussions engagées durant le printemps 1953 entre la Haute Autorité et les responsables américains. La Haute Autorité présente à cette occasion un mémorandum qui trace les lignes futures de sa politique charbonnière et qui précise ses besoins financiers en prévision du programme d’investissements. Les buts affichés sont toujours les mêmes, avec cependant de fortes nuances qui semblent avoir été introduites en dernier lieu. Alors que ce mémorandum débute avec le souci de réduire le coût des importations américaines en misant pour cela sur une augmentation de la production, il spécifie néanmoins que « sur les bases actuelles de production et de consommation, il semble que c’est annuellement au moins 10 millions de tonnes de charbon américain qui sont nécessaires en année moyenne à la Communauté. Ce chiffre pourrait se trouver fortement accru en cas de reprise accentuée de l’activité économique, ou simplement du fait du développement de l’industrie sidérurgique (en 1952, les importations ont atteint 16 millions de tonnes).50 » Le surplus qui pourra en résulter sera aisément dirigé vers les cokeries « afin de faire face à l’accroissement de la production de la sidérurgie. » On est assez loin des inquiétudes formulées par le représentant de la Haute Autorité à la fin de 1952 auprès de J. Monnet, et des avis de la Division du Marché. Ce mémorandum contient en outre le montant nécessaire à la réalisation des investissements, de l’ordre de 500 à 600 millions de dollars. Les entrevues avec la msa ont quelque peu contribué à modifier sensiblement les objectifs fixés par la Haute Autorité à la lumière de cette demande d’emprunt. Dès lors, la politique charbonnière de la Haute Autorité conservera une certaine ambiguïté tout au long des années 1950. Au cours de l’été 1953, une note de la Haute Autorité insiste à nouveau, sans souci de contradiction, sur les objectifs de ce programme d’investissement : supprimer les importations de charbon américain ; supprimer ainsi le déficit en dollars ; étaler ce programme sur une durée de 4 ans : de 1954 à 195751.

44Tout en considérant la demande de la Haute Autorité, les représentants américains signalent d’emblée les conditions difficiles qu’elle pourra rencontrer : « quand ceci (la nécessité de combler le déficit en dollars) est indiscutablement la manière la plus facile pour susciter le soutien chez nous, on doit noter qu’une telle approche provoquera une opposition immédiate et implacable de la part des producteurs-exportateurs et mineurs de charbon américain.52 » La Haute Autorité est pressée de tenir compte de la situation des mineurs américains au moment où la mauvaise conjoncture charbonnière en Europe risque de mettre ses propres charbonnages au chômage forcé. La mise au point du programme d’investissements reprend le projet annoncé par le service de la msa à la fin de 1952 dans les termes suivants : « Sur la base de la production et de la consommation actuelles, les importations nécessaires en dollar charbon américain peuvent être estimées à 10 millions par an. Ce secteur n’est pas habituellement un importateur de charbon dollar ; la Communauté devrait prendre des mesures nécessaires afin de combler ce déficit naturel... Néanmoins, ce programme assurera le développement normal du niveau de la production de l’ensemble de l’industrie minière et réduira ses coûts53.

45Les conditions du programme se précisent pour envisager un prêt de la manière suivante : « 1 - Un prêt en dollar équivalent à des importations en charbon annuelles sur une durée de trois ans devrait être disponible annuellement à la Haute Autorité à des bas taux d’intérêts. 2 - La Haute Autorité vendrait des dollars aux gouvernements contre des monnaies locales. Les gouvernements utiliseraient ces dollars pour importer du charbon (ou la Haute Autorité pourrait importer le charbon et le vendre ensuite aux gouvernements). Les gouvernements garantiraient les taux de change, et s’engageraient à utiliser ces dollars contre des monnaies locales pour le remboursement de leurs intérêts... 4 - La Haute Autorité pourrait aussi faire une péréquation entre les gouvernements des charges supplémentaires liées aux importations en charbon américain et contrôler ces importations afin de faciliter les allocations et les politiques de prix et afin d’améliorer l’utilisation de leurs ressources.54 » Pour préciser le terme de charges supplémentaires, au début de 1953, les gouvernements des pays membres de la ceca obtenaient une sorte de compensation financière afin de contrebalancer les coûts des importations55. Peut-être est-ce aussi en prévision de l’évolution des taux de frets qui, au cours des années suivantes, fluctueront considérablement. Dans ces conditions, peut-on aussi suggérer que ces frais de transports par bateau ne reflèteront pas vraiment la réalité du marché dans la mesure où ils peuvent tenir compte de la mesure de péréquation sur le charbon américain établie par la Haute Autorité ? Il est étonnant de noter dans ces conditions de prêt formulées par Tomlinson un renforcement des pouvoirs de la Haute Autorité dans la mesure où elle aura la responsabilité de gérer les arrivées en charbon américain au nom de l’ensemble de la Communauté. Il semblerait qu’il y ait quelque lapsus quant au rôle de la Haute Autorité peut-être identifié à celui de l’eco, à moins que cela ne corresponde à une volonté d’intégration européenne des Américains. Alors que la politique commerciale est réservée aux pays membres, de telles conditions ne peuvent être acceptées par ceux-ci mêmes. Il y aurait là une possibilité de tracer une nouvelle voie de recherches afin de poursuivre cette réflexion : y-a-t-il eu confusion des rôles des institutions européennes, entre l’eco et la ceca, au sein de l’administration américaine, et quelle a été l’issue du document précité ? La réponse se trouve peut-être dans d’autres archives encore inaccessibles.

Les fluctuations des taux de fret américains

46Le schéma d’ensemble du programme de la msa, tel qu’il se présente, consiste donc à fournir un prêt en dollars à la ceca pour acheter du charbon américain qui permet aussi de compenser financièrement le coût supplémentaire du charbon américain par rapport au charbon communautaire. En 1945-1947, par exemple, le prix du charbon américain était supérieur (à cause du fret compris pour moitié) au prix des charbons allemand et polonais, qui ne constituent pas en eux-mêmes une bonne référence, étant donné le contexte. Il semble dès lors que le gouvernement américain soit décidé à corriger cet écart en portant ses efforts sur les taux de frets.

tableau n° 20. Frets maritimes du charbon de Hampton-Roads à Anvers ou Rotterdam (en $)

47Si on considère le prix du charbon américain sur le marché en 1953, prix qui est de 8,39 $, avec un taux de fret compris entre 4,58 et 4,57 $ (tableau n° 20), on aboutit à un prix qui s’établit à 12,97 $. Face à cela, le prix du charbon de la Ruhr s’affiche à 11,25 $ la tonne. Ce programme de prêt en dollars intervient au moment où le Plan Marshall a pris fin en juin 1952, tout comme le programme charbonnier lancé en 1947 et établi sur trois ans. S’agit-il d’une coïncidence, ou bien d’une volonté de prolonger ce système, ce qui permettrait dans l’immédiat de réaliser l’objectif de remplacer le charbon de l’Est ? D’après les informations recueillies, on peut argumenter que la msa continue le travail qui lui avait été assigné dans le cadre du Plan Marshall. Il s’agissait de gérer les fonds américains afin de compenser le déficit européen en dollars56. A présent, son objectif consiste à concrétiser le programme de défense économique par l’intermédiaire de la ceca, peut-être à son insu.

48L’intégration européenne désirée par les Etats-Unis se présente sous un aspect différent de celle des années 1945-1947. Cette fois-ci, il ne s’agit pas tant de former le « monde libre » que de rappeler les intérêts économiques américains. Pourtant, les événements de la guerre de Corée ont remis à l’ordre du jour la sécurité militaire et la question de l’assistance américaine dans ce domaine, et par conséquent la nécessité d’importer du charbon américain. La stratégie de stabilisation d’ordre pacifique des années 1945-1947 évolue-t-elle alors vers l’assurance d’un équipement militaire suffisant et adéquat en Europe de l’Ouest ? Déjà en mars 1951, le prêt américain à la Haute Autorité semble répondre à cet ordre d’idées : « On peut faire des prêts dans le but de prolonger de tels programmes d’investissements déjà en route, comme celui d’apporter une rapide contribution à la croissance de la production de charbon et d’acier en Europe de l’Ouest avec pour objectif de soutenir l’effort militaire.57 » La mise en place de l’otan est déjà une réponse. Et la production d’acier commence son envol à partir de 1952... Mais quelques mois avant la visite des membres de la msa à la Haute Autorité, l’ambassadeur Draper signale confidentiellement, au cours d’une réunion de l’otan, le contraste existant entre l’avancée rapide du point de vue politique et économique de l’intégration européenne (Traité de la Communauté Européenne de Défense, Union Européenne de Paiements, Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier) et l’intérêt relatif accordé à l’otan. « Cet aspect des relations publiques ne contribue en rien à la réalisation de nos objectifs communs.58 »

49Par la suite, la Haute Autorité amorce un repli notable à la fin de l’année 1953, déjà concrétisé par son précédent mémorandum, en exposant au Conseil des Ministres que : « C’est une situation paradoxale de prendre une vue à très long terme, alors que l’avenir même du charbon est soumis à de sérieuses incertitudes du fait du développement des autres sources d’énergie, l’hydroélectricité, le gaz naturel et les produits pétroliers... L’objet de la Communauté n’est pas de maintenir ou développer la production à tout prix, mais de couvrir les besoins tout en faisant du charbon une source économique d’énergie... Cette politique du charbon ne peut être finalement déterminée que dans le cadre d’une politique de l’énergie où la collaboration avec les Etats membres est nécessaire du fait qu’ils gardent entièrement compétence dans les domaines autres que le charbon.59 » La Haute Autorité revoit ainsi plus modestement l’expansion attribuée au charbon, mais il n’est pas de son ressort d’élaborer une politique globale de l’énergie qui impliquerait sa plus grande participation sur le marché. Le programme de la msa a singulièrement influencé les objectifs premiers de la ceca.

50En septembre 1953, les importations en charbon américain connaissent un regain d’activité grâce à la baisse opportune des taux de fret qui grèvent habituellement les prix de vente, à 4 $ la tonne, taux qui n’a jamais été aussi bas depuis 1950. Le prix du charbon américain se rapproche progressivement de celui du charbon communautaire à 12,39 $ la tonne. Or la Division du Marché considère que le principal obstacle à la réduction de ces importations provient des gouvernements qui « considèrent les importations (américaines) comme favorables...60 »

tableau n° 21. Comparaison des prix américains aux prix de la Ruhr en septembre 1953 (en $ par tonne)

51Néanmoins, d’après les comparaisons des prix cités dans le tableau n° 21, on peut véritablement s’interroger sur l’économie réalisée par rapport au charbon communautaire, car la différence est tout de même bien faible. La comparaison des prix de charbon se situe en général ailleurs, car ils ne reflètent pas toujours la réalité des engagements conclus, comme par exemple les rabais consentis par les exportateurs. On s’aperçoit que ces charbons livrés à certains prix aux ports européens sont bien supérieurs au prix américain du marché calculé précédemment. Ils illustrent à leur manière les suppléments financiers qui s’ajoutent, comme les droits de douane et taxes supplémentaires.

52La baisse des taux de fret intervient à un moment particulier de la conjoncture économique, qui s’avère plutôt morose et qui ne justifie plus un rythme de déchargement important. Mais elle coïncide bien heureusement avec le projet de la msa d’accroître les importations américaines. Cela est-il dû à un hasard ? Un peu plus tôt, en mai 1953, une étude du gouvernement américain sur le marché charbonnier remarque que : « Le taux moyen des importations (en charbon américain) n’est pas entièrement en fonction d’un besoin. Il est dû en partie au fait que le charbon américain est quelque peu moins cher avec les taux de fret actuels à 4,50 $ par tonne et à la fourniture honnêtement satisfaisante en dollars aux Pays-Bas, en Italie, et en Allemagne, qui sont les principaux importateurs de charbon américain.61 » Ainsi, les importations en charbon américain ne seront désormais plus entravées par le problème de disponibilité en devises dollars comme au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. On ne peut plus parler du « dollar gap » dans ces circonstances. On assiste là à une loi inéluctable du marché qui consiste à acheter le produit au prix le plus intéressant ; dans ce cas, ce prix semble être agrémenté d’autres conditions attractives.

53La Division du Marché insiste alors particulièrement sur les incidences futures de ces importations, notamment sur le rythme de la production de la ceca, qui irait immanquablement vers la baisse. Ce serait remettre en cause toute l’orientation de la Haute Autorité, déjà quelque peu compromise auparavant. C’est pourquoi cette Division l’invite à considérer que « l’importation non limitée de charbon américain ne peut être approuvée malgré les avantages momentanés de prix. » Et elle suggère, « sans tomber dans l’erreur d’une politique protectionniste, ... que la Haute Autorité prenne les mesures adéquates pour réduire les importations de charbon américain.62 »

54Cette note, malgré tout, amène la Haute Autorité à rappeler sa ligne politique devant le Conseil des Ministres de la manière suivante : « L’existence du marché commun appelle, dans les relations avec les pays tiers, la définition d’une politique conforme à l’ensemble des règles et des objectifs du Traité.63 » C’est là la seule action possible de la Haute Autorité, car elle signale clairement ses limites : « le Traité n’habilite la Haute Autorité à restreindre ou à éliminer les importations en provenance des pays tiers que dans des cas strictement limités. Les restrictions d’importations en provenance des pays tiers ne peuvent être décidées pour l’ensemble de la Communauté que dans les conditions prévues dans l’article 74 du traité, qui ne semblent pas réunies actuellement.64 » Elle fait allusion à la libre circulation des produits importés au sein de la ceca qui peuvent porter préjudice à la production de ces mêmes produits ou concurrents. Le chapitre de la politique commerciale du Traité de Paris est très succinct quant aux pouvoirs attribués à la Haute Autorité, à moins de considérer la seule possibilité de formuler des recommandations comme des pouvoirs... Ce sujet sera pourtant le talon d’Achille de la ceca. Un marché ne peut pas seulement être régulé intérieurement, car il implique obligatoirement de prendre en considération les échanges extérieurs au cadre du marché lui-même.

55Les producteurs concernés par la baisse soudaine des frets poussent la Haute Autorité à intervenir sur ce chapitre mais jamais ils ne considèrent son manque de pouvoirs en la matière. Il serait plus opportun de s’adresser aux gouvernements nationaux qui détiennent toute responsabilité dans ce domaine. Mais lorsqu’une matière première peut être obtenue à un prix meilleur marché, ici le charbon américain, les gouvernements suivent les lois du marché et concèdent à leurs consommateurs le droit de l’importer, ce qui est le cas en Italie et aux Pays-Bas. Ainsi, le représentant belge en est bien conscient pour déclarer que : « bien que constatant l’obligation de mettre en stock, les producteurs belges ont tout d’abord admis que des importations s’effectueraient en provenance des pays tiers, car ils n’ont pas le pouvoir de les faire cesser ; la question est du ressort du gouvernement.65 » Sur ce sujet, il est bien difficile de trouver parmi les producteurs de la ceca un terrain d’entente pour entreprendre une action, et concluent que : « ceux qui y ont intérêt fassent les démarches nécessaires auprès de la Haute Autorité, et que les autres s’abstiennent.66 » Certaines pressions s’exercent alors au sein du marché en particulier en direction de l’Italie, grande bénéficiaire des importations de charbon à coke américain. La Haute Autorité ne tolère guère ce genre d’actions et se contente « d’exercer une pression pour importer des charbons de la Communauté, qui sont plus chers que le charbon à coke importé maintenant.67 » Cette affirmation inciterait plutôt à se tourner justement vers les importations américaines...

56La msa confirme aussi l’évolution des pressions internes au marché afin de réduire les importations américaines, comme l’indique cette note informative : « Depuis le mois de juin, certains éléments, suscités pour l’essentiel par l’industrie charbonnière belge et peut-être par les Français, ont tenté de persuader la Haute Autorité de prendre des mesures, sous le coup des articles 58 et 74 du traité, afin d’instaurer des restrictions quantitatives sur les importations en charbon américain.68 » La Haute Autorité est extrêmement sollicitée, à la fois par les producteurs de la ceca et par les responsables américains chargés d’appliquer le programme. Toutefois, les Etats-Unis disposent de solides appuis tissés depuis la Libération notamment dans les pays européens largement approvisionnés en dollars et aussi principaux importateurs de charbon américain à cette date, comme les Pays-Bas, l’Italie, et l’Allemagne. « La France et la Belgique », constate un responsable de la section charbon de la Division des ressources industrielles, Louis Lister, « ont à peu près 5 millions de tonnes de charbon invendu sur les carreaux des mines et les producteurs belges en particulier ont essayé de se décharger de leurs stocks de charbons à coke à des prix élevés, plus élevés que ceux des Etats-Unis et de l’Allemagne. Les Italiens, les Néerlandais, et les Allemands ont résisté. Les producteurs belges ont alors essayé d’amener la Haute Autorité à arrêter les importations en charbon américain (même les importateurs belges ont l’intention d’acheter 165 000 tonnes de charbon américain parce qu’il est moins cher, ce qui embarasse fort le gouvernement belge).69 »

57Malgré tout, le moment ne semble pas propice au responsable américain pour lancer le programme définitivement à cause du danger persistant de voir s’instaurer sous la pression des quotas, comme en Italie. En cette fin d’année, la situation est à peu près stationnaire, avec toutefois une forte progression de l’utilisation du fuel qui s’est traduite, par exemple, en France par « une augmentation de la consommation de fuel de plus de 300 000 tonnes, soit 10 % par rapport à la période correspondante de l’année dernière (les neuf premiers de l’année).70 » La Haute Autorité manque véritablement l’opportunité d’asseoir son rôle politique sur la scène internationale. Comme le suggère M. Ippolito, la Haute Autorité aurait-elle été influencée par le contexte de mise en forme du Fonds Monétaire International et du gatt qui visent le développement des échanges internationaux sans restrictions ? « Dans ce climat politique », précise-t-il, « était-il possible à l’Europe en voie de gestation de poser des restrictions aux échanges internationaux particulièrement avec les Etats-Unis dont elle recevait d’autre part fournitures et capitaux nécessaires à sa reconstruction ?71 » Mais les gouvernements européens affichent des attitudes fort divergentes en matière de politique économique.