1Ramadier assure sa carrière politique par un choix fondamental en 1921, celui de rester dans la « vielle maison », la SFIO. Il s’en détache en 1933 sur l’épineux problème de la participation gouvernementale et du soutien aux radicaux. Cet acte de rébellion, suspect aux yeux de certains, ne gêne en rien sa carrière politique qui se poursuit ascendante, ne le coupe pas vraiment de ses anciens camarades et en aucune façon de son électorat.

2C’est donc que la personnalité rayonne et que la confiance en l’homme l’emporte sur les références partisanes. C’est sans doute que les ruptures ne sont pas des reniements mais au contraire des actes de fidélité à une ligne idéologique propre : ne retrouve-t-on pas Ramadier aux côtés de Jaurès avant 1914, de Renaudel en 1921 et de Blum en 1936 dans le gouvernement de Front populaire ?

3Ramadier ne s’est jamais considéré comme prisonnier de son parti ; et après 1928 sa personnalité et sa solide implantation électorale lui permettent de s’émanciper sans risque, de sa tutelle. Il poursuit une œuvre patiente au niveau local et national faite d’avancées sociales prudentes. Peut-on parler d’un système Ramadier en Aveyron ? Peut-on définir son socialisme ?

4Bref qu’est-ce que le ramadiérisme ? Sinon une pratique personnelle du socialisme et la confiance qu’elle a inspirée pendant de longues années dans sa circonscription.

5Ce chapitre envisagera donc les rapports de Ramadier avec la SFIO et essaiera de tracer les contours de sa pensée à travers ses choix politiques, idéologiques, et son œuvre.

Les interrogations et les choix du socialiste

6Le premier choix fut en 1920 de refuser le bolchevisme dans les conditions que nous avons vues au chapitre précédent1.

7C’est un choix qui ne sera jamais remis en cause mais plutôt renforcé. Resté donc dans le parti de Jaurès, Ramadier va participer au lent redressement de la Fédération socialiste aveyronnaise.

La reconstruction du parti autour du courant réformateur de Renaudel

8La scission, après le congrès de Tours, n’a pas été fatale au socialisme aveyronnais¹⁵² ; la plupart des militants actifs sont restés à la SFIO et d’autres y sont revenus peu après ; cependant la perte des adhérents a été sensible et, comme au plan national, ce n’est qu’après 1925 que le redressement s’amorce.

9Le diagramme2 dressé d’après le nombre des cartes prises fait apparaître l’évolution générale entre les deux guerres : chute brutale des effectifs en 1921 (à 49 174), lente remontée et doublement de 1922 à 1925 (111 276), creux en 1927 puis développement continu jusqu’en 1934 où une chute passagère reflète le départ des néo-socialistes, et enfin l’apothéose après 1936 où les effectifs s’envolent littéralement. Un noyau d’adhérents reste fidèle à la SFIO et beaucoup de nouveaux s’y inscrivent en 1936 et 1937.

10La Fédération aveyronnaise vit la même évolution. Après le congrès de Tours, le parti a perdu plus de la moitié de ses adhérents et retrouve son niveau de 1914 en 1926 seulement, probablement par le retour des anciens, un moment égarés, tels Gervais et Tarrisse. Cependant la poussée socialiste y est moins forte qu’ailleurs puisqu’en 1913 l’Aveyron se classait au 29^e rang des fédérations, à Tours au 58^e, en 1926 au 48^e et en 1938 au 57^e rang (sur un total d’une centaine y compris l’Outre-Mer). Les archives de la Fédération aveyronnaise sont inexistantes, peu de documents permettent de retracer l’action militante de Ramadier de 1921 à 1933. A travers presse et rapports de police esquissons quelques pistes ; ce sont les mêmes activités qu’avant 1914, l’expérience du militant étant à présent renforcée par celle de l’élu local depuis 1919 puis national en 1928.

11Ramadier est d’abord l’animateur de la plupart des réunions socialistes, il participe en moyenne par an à une dizaine d’entre elles et à un ou deux grands meetings électoraux, le plus souvent à Decazeville. A cette occasion il invite une personnalité extérieure comme Pressemane en 1926, Spinasse en 1930, Frot en 1932. Il peut alors réunir 400 à 500 personnes et faire face au contradicteur communiste Edmond Ginestet.

12Il participe également aux congrès syndicaux comme en 1921 à Aubin ou en septembre 1932 à Decazeville à celui de la Fédération nationale du sous-sol en présence de Léon Jouhaux.

Fédération socialiste de l’Aveyron (1905-1939)

État des forces (D’après les comptes rendus des congrès nationaux)

13Il entretient le souvenir de Jaurès : le mois de juillet donne toujours lieu à un rappel de sa mémoire.

14Il s’exprime dans la presse ; mais le parti ne dispose plus d’un organe comme « l’Eclaireur » d’avant guerre. Ramadier écrit dans le journal villefranchois « l’Union des gauches », soutenu par les radicaux et les socialistes, et dont l’audience est limitée à l’arrondissement3. A partir de 1924, « le Courrier de l’Aveyron », journal radical départemental lui ouvre ses colonnes puisqu’il a opté pour le Cartel des gauches4. Mais ne s’exprimer que dans la presse radicale est bien insuffisant et peut paraître même suspect à une partie de l’électorat. C’est pourquoi Ramadier avec d’autres crée en 1930 un organe de presse, hebdomadaire, intitulé « le Progès du Tarn, de l’Aveyron et des départements limitrophes », qui se veut la voix de la démocratie républicaine et socialiste, et dont les statuts sont signés à Decazeville chez Maître Tourtonde notaire, le 3 juin 1930. Treize souscripteurs sont chacun propriétaire d’une action de 1.000 F. Parmi eux, Ramadier, Rouquette René instituteur membre du SNI, Joseph Paul-Boncour député du Tarn, et Léon Pompidou professeur à Albi et père du futur Président de la République5 ; on compte trois députés, trois enseignants, quatre négociants ou hommes d’affaires, un conseiller général et deux employés. C’est donc un journal d’élus et de la classe moyenne. Ce n’est pas vraiment un journal de parti, mais Ramadier a changé de statut, c’est un militant élu ! En fait cet organe de presse remplace « l’Union des gauches » qui disparaît ; il couvre deux départements, est géré et imprimé à Rodez par Georges Subervie qui publie déjà « le Courrier de l’Aveyron ». Calvet député de Gaillac et partie prenante, écrit en mars 1930 : « ce sera un grand organe d’information locale et départementale. Ce sera surtout un bon instrument de combat au service d’une politique d’entente des gauches, vers le socialisme, pour la démocratie » ¹⁵⁷. C’est donc l’expression du courant droitier de la SFIO ; mais Crognier professeur et secrétaire de la section de Rodez en est le correspondant pour l’Aveyron. Ramadier y écrit un ou plusieurs articles chaque semaine. Il y rapporte les débats internes à la SFIO, y répond aux adversaires politiques locaux, ouvre ses colonnes aux radicaux (Subervie). Mais en 1933, Paul-Boncour et Ramadier défendent surtout leur point de vue, de sorte qu’ensuite ce journal sera celui du Parti socialiste de France jusqu’en 1936 où il cesse de paraître faute de moyens. Quel fut l’impact de cet hebdomadaire ? Faible sans doute puisque le dernier numéro (9 août 1936) révèle que depuis le début ce journal ne vit que par le sacrifice de ses amis ce que confirme amplement la trésorerie6.

15Dans sa circonscription, de 1921 à 1933, Ramadier s’appuie sur un parti socialiste reconstitué mais moins dynamique qu’avant la guerre. Les rapports de police confirment cette léthargie relative, et notent que l’activité essentielle entre 1921 et 1935 est celle de la droite, autour du général de Castelnau. Le choix politique de l’alliance radicale assure à Ramadier le soutien de l’électorat plus modéré, hostile au communisme et à l’aventure. C’est ainsi nous l’avons vu qu’il remporte ses succès électoraux, alors que le parti socialiste n’est pas au mieux de sa forme dans le département. Quelle place occupe-t-il plus précisément dans la famille socialiste ? Les comptes rendus des congrès nationaux sont très incomplets de 1921 à 1927, de sorte que la tâche est un peu difficile ! Ramadier a sans doute été délégué de l’Aveyron aux congrès nationaux de 1922 à 1931 et pas seulement de 1931 à 33 comme les archives incomplètes le font apparaître. En effet il occupe des fonctions dans les organes directeurs, assez modestes par ailleurs : en 1921, au congrès de Paris, il est désigné comme membre suppléant de la C.A.P. (Commission administrative permanente) avec Marquet et Zyromski ; ses amis, Auriol, Paul-Boncour, Renaudel en sont membres titulaires avec Guesde, Bracke, Faure, Longuet, Salengro et Sembat. En 1927, il fait partie de la sous-commission des Conflits avec Suzanne Buisson ; il intervient à ce titre au congrès de Nancy de 1929 comme rapporteur de deux dossiers d’exclusion. Mais c’est au congrès de Bordeaux de 1930, qu’il ouvre pour la première fois le feu, à la deuxième séance, dès 14 h 30, à propos du vote du rapport moral7. Il défend l’alliance électorale avec les radicaux. Zyromski ironise violemment ; s’ensuit un duel de paroles, un grand tumulte qui entraîne une suspension de séance. Ramadier reprend avec un plaidoyer long et convaincant montrant qu’historiquement les radicaux combattent pour certaines valeurs fondamentales, liberté, égalité, laïcité, donc que ce sont des alliés de la République. Blum parle ensuite dans le même sens en affirmant que l’essentiel est la démocratie qui n’est pas un parti mais un système de gouvernement ; donc l’union doit se faire contre ceux qui veulent la détruire. Ramadier, on le voit, défend au sommet les alliances sur lesquelles il s’appuie à la base.

16C’est qu’en effet il se range dans le courant Renaudel depuis 1921, c’est à ce titre qu’il siège dans les commissions ; il est un porte-parole officiel de ce groupe, celui de la Vie Socialiste, qui croise le fer essentiellement avec le groupe de la Bataille socialiste animé par Zyromski. En 1930, Ramadier a participé à 17 réunions en dehors de sa Fédération, Renaudel à 30, Déat à 57. En 1931, il a accompli douze « tournées », le secrétaire général Paul Faure 70 et Déat a battu les records avec 96. Ramadier n’est donc pas un leader qu’on s’arrache mais tout de même un militant reconnu nationalement.

17Au congrès de Tours de 1931, il vote pour la motion Renaudel préconisant une défense nationale et donc contre le désarmement proposé par la motion Faure. Nous sommes au cœur du débat des années trente chez les socialistes. La Fédération aveyronnaise est acquise au courant « droitier » puisque 13 mandats contre 7 soutiendront cette motion8.

18Ainsi depuis 1921 Ramadier s’appuie en Aveyron sur un parti socialiste reconstitué mais moins vigoureux qu’avant 1914, partisan d’une alliance avec les radicaux, il défend les thèses de la « Vie socialiste » derrière Renaudel, choix politique qui lui a assuré la victoire électorale. Fort de cette position, il pèse davantage aux yeux des militants locaux, il a renversé le rapport des forces entre le parti et lui9.

19Il a donc les coudées plus franches pour rester fidèle à ses convictions profondes or le débat s’intensifie dans le parti à propos des alliances gouvernementales. Il fonce...

L’abandon de la SFIO pour le néo-socialisme

20Le problème de la participation au pouvoir induit par le régime démocratique est un débat permanent chez les socialistes, commencé dès le 19e siècle, tranché pour un temps par le congrès d’Amsterdam (1904) qui se prononce pour un refus intransigeant.

21Toutefois la Première Guerre mondiale avec l’Union sacrée puis les alliances électorales de Cartel ensuite, ramènent la question au premier plan des congrès. Or sur ce sujet existent de profondes divisions dans le parti entre une gauche intransigeante (Zyromski, Pivert) et une droite participationniste (Renaudel, Thomas) suivie par la majorité du groupe parlementaire. Léon Blum a réussi une synthèse subtile pour concilier les divergences en faisant la distinction entre l’exercice du pouvoir dans un cadre capitaliste sans transformation des institutions et la conquête du pouvoir par la voie révolutionnaire. L’exercice du pouvoir peut se concevoir, par exemple, sous la pression des événements, par une victoire électorale qui donnerait à la SFIO la première place sur l’échiquier politique mais pas la majorité absolue. Dans ce cas le Parti peut participer mais ne peut prétendre faire une politique vraiment socialiste et doit respecter les règles constitutionnelles.

22Après les élections de mai 1932 qui consacrent la victoire des forces du Cartel des gauches et sous la double pression de la crise et de la menace fasciste, la SFIO met sur pied un programme de gouvernement dit « les cahiers de Huyghens »10 proposé aux radicaux, qui le refusent le jugeant excessif. Il comprenait les projets de nationalisations des chemins de fer et des sociétés d’assurances. Herriot compose donc un gouvernement sans socialistes. On peut se demander avec S. Berstein11, si les « cahiers de Huyghens » n’avaient pas été rédigés pour être refusés tant Blum, la gauche du parti et même la base militante étaient hostiles à la participation. Mais Renaudel dans la « Vie socialiste » prétend qu’ainsi le parti rejette les travailleurs vers le Parti communiste qui se veut lui révolutionnaire sans ambiguité, et les radicaux vers la droite privant ainsi le pays d’un régime démocratique et réformiste. C’est qu’en effet la question de fond depuis 1921 est de savoir quelle est la vraie nature du socialisme. Si ce n’est pas le marxisme-léninisme russe, est-ce la social-démocratie définie par l’Allemand Bernstein, le belge Henri de Man et les socialistes suédois ? Le débat s’amplifie et se construit autour de Marcel Déat qui publie en 1930 « Perspectives socialistes ».

A la recherche d’un socialisme « moderne » ou « l’esprit des années 30 »

23Depuis la fin des années 20, la doctrine socialiste fait l’objet d’interrogations. Les essais d’A. Thomas, de J. Moch, d’A. Philip, de B. Montagnon et de H. de Man (« Au-delà du marxisme » 1927), dessinent les contours d’une social-démocratie qui sapent les bases traditionnelles de la doctrine12 : tout d’abord le mythe de la révolution est rejeté, l’avènement du socialisme ne passe pas forcément par la rupture brutale avec le capitalisme ; ensuite le rôle de la classe ouvrière n’est pas de prendre le pouvoir et d’éliminer les autres classes mais seulement de prendre l’avantage sur elles ; d’autant plus que contrairement à l’analyse de Marx la classe ouvrière n’est pas appelée à se développer indéfiniment ; ce sont les classes moyennes qui gagneront en importance. Découlent de ces nouvelles bases doctrinales des objectifs nouveaux.

24D’abord ne pas renoncer à la démocratie parlementaire : la délégation du pouvoir et l’expression d’une majorité politique constituent l’essence même de la démocratie. C’était aussi le sentiment de Jaurès. Ensuite un Etat socialiste doit proposer des réformes sociales et économiques pour protéger les classes ouvrière et moyenne des injustices et abus du capitalisme. Un parti socialiste fort, appuyé par les syndicats, peut ainsi négocier des compromis et les faire respecter. Il n’est pas nécessaire de collectiviser tous les moyens de production.

25A ces analyses qui sont celles des socialistes anglo-saxons, allemands et Scandinaves, les socialistes français réformistes qu’on appellera bientôt les néosocialistes ajoutent quelques éléments originaux : Montagnon par exemple dénonce l’ignorance des réalités économiques et opte pour un Etat fort et une économie dirigée, planifiée, qui intègre les corporations de métier. Déat « idéalise l’Etat comme une institution au-dessus des réalités de classe et par le rôle qu’il lui attribue présente son socialisme sous des couleurs étatiques »13. Marquet articule son discours autour de la formule : ordre, autorité, nation ; le socialisme doit apparaître comme un îlot d’ordre et un pôle d’autorité surtout pour attirer les classes moyennes14.

26Donc les néo-socialistes sont résolument réformateurs, planistes, étatistes et pour un socialisme « national ». Ces thèses sont violemment combattues par le Parti et Léon Blum se déclare épouvanté. Il est vrai qu’elles violent les analyses traditionnelles qui sont restées marxistes sur le fond, (comme le fera remarquer Ramadier dans ses propos sur le Front populaire15). La différence entre l’Allemagne ou la Suède et la France constatent les néos, est que celle-ci présente une classe ouvrière non-intégrée au système politico-social, vivant sur le mythe de la grève et de la révolution, et dirigée par des syndicats indépendants des partis politiques. Le résultat est que le monde ouvrier est bicéphale et que ses dirigeants politiques sont surtout des intellectuels et des cadres se complaisant dans les constructions idéologiques rigoureuses.

27Le mouvement ouvrier français est faible. La social-démocratie serait l’unification des forces syndicales et politiques du centre et de la gauche pour conduire une politique réformatrice. C’est en fait l’engagement de Ramadier depuis 1924. En France la faiblesse du parti socialiste et sa doctrine le condamnent au refus de participer (1924 et 1932) ou bientôt à l’échec (1936).

28Or une réflexion parallèle est menée depuis 1926 au parti radical et les « Jeunes Turcs » s’interrogent aussi sur l’inadaptation de leur parti aux problèmes du temps, cause des échecs gouvernementaux d’Herriot depuis 192416. Ainsi autour de J. Kayser, J. Luchaire, E. Roche, J. Montigny, P. Mendès France, J. Zay, P. Cot s’élabore une réflexion dont bien des aspects recoupent celle des néo-socialistes. L’adversaire principal est le capitalisme sauvage ; l’économie doit donc être dirigée par l’Etat selon la formule de B. de Jouvenel dans son livre « L’économie dirigée » : « l’Etat guide mais l’individu agit. La liberté s’exerce dans un cadre fixé par l’autorité »17.

29Ainsi donc une grande effervescence doctrinale secoue les milieux politiques, que Jean Touchard a appelée « l’esprit des années 30 » et qui témoigne des archaïsmes de l’analyse des partis traditionnels face aux problèmes posés par la crise économique et par les succès du fascisme et plus profondément sans doute par les mutations socio-économiques de l’après-guerre18.

30Ainsi un rassemblement de type travailliste était-il peut être en gestation dans les années 30, pour le meilleur ou pour le pire, mais tué dans l’œuf par la tradition socialiste et radicale qui est encore la plus forte. Ces nouvelles idées jugées hérétiques feront cependant leur chemin et certaines seront reprises en 1945.

31Mais en 1933, les positions de la majorité de la SFIO et des néos sont trop contradictoires ; le débat va s’envenimer et aboutir à une nouvelle exclusion qui videra l’abscès.

La scission19

32Au congrès de Paris en juillet 1933, inscrit dans ce contexte politique, le débat porte sur le soutien que des parlementaires socialistes20 ont accordé au gouvernement Daladier en votant le budget en mai, au mépris des décisions du congrès d’Avignon tenu auparavant ; en état de flagrante rébellion, faut-il les blâmer officiellement ? Débat vif et capital comme on le sait. Trois motions sont présentées : celle de la « Bataille socialiste » de Zyromski soutenue par Paul Faure qui blâme le groupe parlementaire, celle de la « Vie socialiste » de Renaudel qui refuse tout blâme et toute sanction qui conduirait à une scission ; enfin celle de V. Auriol qui tente de sauver l’unité. La discussion s’engage mais Montagnon et Marquet la poussent très loin en exposant leur programme provoquant ainsi les dirigeants Faure et Blum. Celui-ci répond en décelant des traces de fascisme dans le triptyque de Marquet : Ordre Autorité Nation, et en refusant la construction d’un régime intermédiaire entre capitalisme et socialisme où celui-ci risquerait de se perdre car Mussolini et Hitler, dit-il, prétendent eux-aussi construire un tel régime.

33Le 17 juillet, la très grande majorité des délégués socialistes à la Mutualité votent pour la motion Faure.

34Les résultats du vote mettent en valeur la prépondérance du courant Renaudel dans la Fédération aveyronnaise, puisqu’il recueille 13 mandats contre 8 à Auriol et 2 à Faure. Toutefois ce n’est pas une majorité écrasante, pourtant Ramadier apparaît comme un chef d’orchestre puisque Zyromski le prend à parti en l’accusant d’exercer une dictature sur sa fédération et d’écraser la minorité21. Ramadier répond qu’il y a débat et vote. Il nous est difficile de juger de son omniprésence sur ces seules remarques, mais son influence personnelle est évidente puisque la Fédération a voté à l’inverse de l’ensemble des fédérations mais bien évidemment comme celles du Var de Renaudel ou de la Gironde de Marquet22 ; il a eu le soutien de Gervais ce qui témoigne de l’influence du député Ramadier sur son entourage et ses amis les plus militants. Cependant on ne peut parler de dictature puisque dix mandats contre treize se sont portés sur les autres motions. Les militants aveyronnais sont toutefois modérés et unitaires puisque « la Bataille socialiste » n’a recueilli que deux mandats23.

35Mais après ce congrès agité, il n’est pourtant pas encore question d’exclusions et les leaders de toutes les tendances se retrouvent lors de la Conférence de l’Internationale socialiste du 21 au 25 août. Mais le 27 août la Fédération socialiste de la Charente conduite par le député Gounin organise une grande manifestation de protestation contre le vote du congrès de Paris, où s’expriment à Angoulême, Marquet, Montagnon et Renaudel. Le 6 septembre la C.A.P. défère les orateurs en Conseil national, « on ne peut tolérer plus longtemps qu’une minorité mène une action publique en opposition nette à la politique tracée par le parti ». Le 12 octobre, 28 députés SFIO votent un texte financier ; d’ultimes tentatives de conciliation échouent. Le Conseil national se réunit donc les 4 et 5 novembre et par 3 046 voix contre 863 et 101 abstentions, déclare que sept membres se sont mis en dehors du parti par leurs actes d’indiscipline répétés ; il s’agit de Déat, Cayrel, Marquet, Renaudel, Deschizeaux, Lafont, Montagnon ; le Conseil donne un dernier avertissement aux autres indisciplinés, leur réclamant un engagement de fidélité au Parti. Mais les exclus furent suivis par un certain nombre de parlementaires ayant refusé de signer cet engagement, dont Compère-Morel, Varenne, et Ramadier, par des intellectuels comme Max Bonnafous, Henri Hauck professeur, Louis Vallon ingénieur, et enfin par quelques fédérations dominées par des personnalités dissidentes (Aveyron, Charente, Var, Gironde). Le 24 septembre, dans « Le Progrès de l’Aveyron », Ramadier s’indigne : « Je ne sais si les traditions communistes ont pénétré le cerveau et l’esprit de quelques camarades. Désormais, pour parler, il faudra exprimer des opinions orthodoxes ; il faudra être dans la ligne... Cette discipline là, discipline de caserne ou discipline d’église, je ne l’accepte pas et je ne l’accepterai jamais ». On ne peut être plus clair !

36Au regard des observateurs et des historiens la scission s’est faite dans la confusion, le débat a mélangé constamment la question de la participation et du néo-socialisme. Des hommes comme Compère-Morel resté guesdiste, Renaudel et Ramadier très peu étatistes se retrouvent dans le même camp que Déat, Marquet, Montagnon. Quel avenir ont ces exclus ou démissionnaires ? Et comment peut-on comprendre l’itinéraire personnel de Ramadier pendant ces années cruciales ?

37Il s’agit avant tout de défendre la République.

38Député depuis 1928, Ramadier a fait alliance électorale avec les radicaux du département dès 1924. Le radicalisme est après tout une doctrine de progrès social attachée au réformisme et reconnaissant à l’Etat un rôle de protection des « petits contre les gros ». Aussi dans la vie locale ou nationale les occasions d’entente entre les deux formations socialiste et radicale sont-elles en réalité nombreuses. Le maître mot est toujours la lutte contre la « réaction » c’est-à-dire la droite cléricale et affairiste, le sabre, le goupillon et les deux cents familles ! C’est ainsi que des amitiés solides naissent entre des hommes comme Renaudel, Ramadier, Paul-Boncour et Herriot par exemple. Ils ont une conception assez proche de la vie politique et cherchent à s’entendre.

39L’inspirateur de ces hommes qui est aussi leur ami et l’un des leurs (ancien parlementaire), est sans nul doute Albert Thomas24 qui fait figure, bien que s’en défendant, de théoricien du socialisme réformateur.

40Paul-Boncour, Renaudel, Ramadier se connaissent depuis longtemps, ont des itinéraires semblables, et défendent les mêmes causes. En raison de la crise, des périls extérieurs et intérieurs qui menacent, l’essentiel doit être défendu c’est-à-dire la démocratie. L’union des républicains sincères est avant tout nécessaire pour barrer la route à la droite et au fascisme. Voilà le mobile essentiel qui anime ces hommes politiques de 1930 à 33. Tous trois se retrouvent dans un nouveau parti qu’ils fondent aussitôt, le Parti socialiste de France dont Renaudel assure la Présidence ; les trois hommes écrivent aussi dans les mêmes journaux et en particulier dans « le Progrès du Tarn et de l’Aveyron »25. Ce journal se fait l’écho depuis 1932 de ce grand débat participationniste.

41Ainsi en 1933, des hommes sincères ont choisi la rupture avec leur « vieille maison » pour défendre mieux ce qu’ils croient essentiel ; leur situation n’est pas vraiment confortable car il perdent leurs appuis militants.

Les conséquences : le député-maire en marge de la SFIO.

42Comme en 1921 après la scission de Tours, Ramadier rédige le 22 juillet 1933, avant la rupture cette fois, pour la section socialiste de Decazeville et la Fédération départementale, une lettre rendant compte de ses actes et de ses prises de position parlementaires. Il veut s’assurer de l’approbation des socialistes aveyronnais qu’il représente au Parlement. Le congrès fédéral devra se prononcer sur ce point avant le fameux Conseil national de novembre. Cette lettre26 fait la synthèse des motivations profondes du « néo-socialiste » Ramadier. Il juge que la France traverse une période « singulièrement critique pour la République ». La crise affaiblit l’énergie du prolétariat et de la paysannerie ; elle affaiblit l’Etat toujours au bord de la banqueroute, or à l’extérieur de graves dangers menacent : la crise américaine et le succès de Hitler compromettent tout espoir d’accord économique et de désarmement. « La puissance internationale du socialisme a été abattue par l’anéantissement de la social-démocratie allemande ». Le seul bastion eu Europe est la République française. De ce fait la position officielle du Parti socialiste est suicidaire car « la politique d’isolement principalement exprimée par le refus systématique du budget est une politique d’impuissance, une véritable démission collective du socialisme ». Il n’acceptera jamais de suivre un tel mot d’ordre qui résulte des passions sectaires et aveugles et des querelles de personnes.

43Le 28 octobre 1933, le congrès fédéral aborde donc la question. Ramadier y fait un exposé, et la section de Decazeville qui le soutient propose une motion approuvant l’action du député jusqu’à ce jour et lui demandant de continuer : les sections d’Aubin, Decazeville, Cransac, Ladiège, Firmi, Fontvergnes, Montbazens, St Roch, Villefranche et celle des instituteurs la votent. Les sections de Rodez, St Affrique, Montjaux et Capdenac s’abstiennent. L’influence personnelle de Ramadier s’exerce donc fortement dans le Bassin houiller et l’arrondissement de Villefranche, à l’exception de Capdenac où un militant commence à s’imposer, Maurice Grès. A Rodez et dans le Sud-Aveyron, le ramadiérisme y est plus tiède. L’influence de Ramadier se mesure ainsi à l’aune de la fidélité à l’orthodoxie socialiste, et à l’occasion de ce débat elle peut être davantage quantifiée et cernée.

44Après l’exclusion officielle des « néos », le 5 novembre 1933, par le Conseil national, le congrès fédéral du 26 novembre tenu à Rodez enregistre la défection de presque la moitié des sections et leur adhésion au nouveau parti : le Parti socialiste de France dont René Rouquette instituteur et membre du bureau du syndicat des enseignants devient le secrétaire fédéral. Encore une fois comme en 1921, de vieux camarades se séparent, on apure les comptes, l’on jure de rester bons amis et ne de pas élargir davantage le fossé.

45Ramadier a cependant perdu certains fidèles comme Albert Rives qui se présente contre lui en 1935, aux élections municipales, il est vrai avec bien peu de succès27. En effet la plupart des militants socialistes sont entrés derrière lui au nouveau parti jusqu’à Eugène Gervais, l’instituteur contestataire, révolutionnaire, surveillé par la police et un moment communiste.

46Cependant de 1933 à 1939, en théorie tout au moins, la situation aveyronnaise se complique puisque le socialisme est à nouveau divisé.

47L’activité du PSDF se concentre dans le Bassin houiller et à Decazeville principalement où se déroulent réunions et congrès.

48Le PSDF organise des rassemblements comme le 7 janvier 1934 à Albi avec le député Camboulives, lui-même adhérent, ou le 16 décembre à Decazeville à l’occasion de solennelles inaugurations d’écoles et du monument aux Morts en présence des autorités (sous-préfet et inspecteur d’Académie), de Paul-Boncour, de Camboulives et du président de l’Union fédérale des Anciens Combattants. Un grand défilé suivi d’une réception à la mairie marquent cette journée. Cependant l’activité du PSDF est difficile à suivre localement après 1935 parce que d’une part, il fusionne le 3 novembre 1934 avec le groupe républicain socialiste et le groupe socialiste français pour former l’U.S.R. (Union Socialiste Républicaine), et que d’autre part la constitution du rassemblement populaire rapproche les partis de gauche qui en font une préoccupation commune, mais l’étiquette politique de Ramadier reste jusqu’en 1940, PSDF ou USR. Le PSDF est surtout constitué de l’état major de Ramadier, peu d’adhésions populaires semblent avoir été enregistrées28.

49En face ou à côté, la Fédération socialiste aveyronnaise ébranlée par le départ des « néos » et de l’élu national, se retrouve-t-elle orpheline ? Va-t-elle dépérir ? oui et non ! On peut approximativement chiffrer la perte que représente la scission ; de 532 adhérents en 1933, la Fédération passe à 330 en 1934 et perd neuf sections sur vingt et un. Il faut attendre l’année 36 pour que dans la foulée du Font populaire elle compte 1 176 adhérents, 1 466 en 1937 et 45 sections ; du jamais vu ! Ce gonflement extraordinaire est nous le savons général et l’absence de Ramadier n’a pas détourné les adhésions au parti de Léon Blum.

50Qui anime ce parti ? Essentiellement Maurice Grès, maire de Capdenac, Max Briançon industriel à Millau et Marius Crognier professeur à Rodez et secrétaire fédéral. Ils essayent de reconstituer une presse socialiste, « le Capdenacois socialiste » paraîtra d’octobre 1934 à août 1935 soutenu par Grès et la section du canton dans un but surtout électoral (Grès sera élu maire de Capdenac) ; « Le socialiste aveyronnais » journal de la Fédération vivra du 9 janvier 1937 au 2 septembre 1939. Malgré les nombreuses adhésions les forces militantes actives restent modestes. Ainsi à l’inverse du PSDF, la SFIO a des bras mais il lui manque des têtes ! Ramadier est le grand absent de ces feuilles socialistes qui l’ignorent délibérément. « Le Capdenacois socialiste » en septembre 1934 parlera de reniement au sujet des « néos » et d’Herriot qui vient de baptiser une cloche ! Le 6 octobre 1935 Léon Blum et Jules Moch participent à la grande fête socialiste organisée par le nouveau maire Grès. Ainsi le centre de gravité du socialisme s’est-il déplacé de Decazeville à Capdenac où chaque année se déroulera la fête socialiste. Cependant il existe toujours une section SFIO à Decazeville qui désormais ne se réunit plus comme avant à la mairie mais au café des Sports, le premier jeudi de chaque mois29. Il ne nous reste aucune trace de son activité (le 1er mars 1937 nous savons que les Jeunesses socialistes ont organisé un grand bal). La section est animée par A. Rives qui n’a pas suivi Ramadier puis par de nouveaux adhérents30. Cependant la presse socialiste qui ne parle jamais de Ramadier pour lui-même, signale bien sûr sa participation aux réunions et manifestations organisées dans le cadre du Rassemblement populaire et ensuite ses déplacements comme membre du gouvernement. Si l’intermède néo rend plus complexe la situation aveyronnaise et semble rejeter Ramadier aux marges de la SFIO, nous avons vu que son électorat lui restera fidèle car, paradoxalement, après les déchirements internes viendra le rassemblement des forces de gauche. Quel est donc plus précisément l’itinéraire politique et idéologique de Ramadier de 1933 à 1936 ?

Le choix du Rassemblement populaire

51Si Ramadier ne s’éloigne pas de la famille socialiste, il n’en est pas de même de certains néos dont l’itinéraire les conduira vers le fascisme. C’est donc que les motivations des uns et des autres étaient ambiguës et qu’assez rapidement les voies vont diverger. Le cas de Déat bien sûr est de ce point de vue exemplaire. Les historiens se sont attachés à comprendre la complexité des années 3031.

52Les ambiguités du néo-socialisme

53Le PSDF qui regroupe les exclus de la SFIO rassemble en fait deux courants principaux :

• celui de Déat dont l’ambition était de transformer les structures du parti et de la vie économique dans un sens dirigiste et technocratique.

• celui de Renaudel dont l’ambition n’était en fait que de mener à bien une politique de Cartel. Déat du reste dans ses Mémoires analyse fort lucidement la situation32 : « Il était évident que notre mouvement comprenait deux catégories bien distinctes d’esprits : il y avait les vieux participationnistes comme Renaudel qui étaient des réformistes traditionnels disciples fervents de Jaurès mais assez fermés aux notions nouvelles, peu capables de comprendre nos histoires « de réformes de structure », de « planisme » et de « révolution dirigée », ombrageusement méfiants devant tout ce qui ressemblait à une méthode autoritaire, profondément « antifascistes », au demeurant très en sympathie avec le syndicalisme et la coopération. Et puis il y avait les authentiques « néo-socialistes » dont Marquet exagérait à plaisir les formules pour s’en faire l’entraîneur... »33. Ramadier se situe bien sûr dans le courant que Déat ne qualifie pas vraiment de néo-socialiste. A l’épreuve des faits, ces divergences vont faire rapidement éclater l’union : d’abord au sujet de Marquet dont l’entrée au gouvernement Doumergue provoque l’indignation de Renaudel, mais pas de Ramadier sur le moment34. Marquet fait rapidement cavalier seul et avec ses amis de la Gironde quitte le PSDF en 1935. Puis au congrès de Pantin de 1935,

54Henry Hauck propose tout simplement le retour à la SFIO, tandis que d’autres iront vers le PPF de Doriot comme Paul Marion. A posteriori il est vrai, Ramadier juge que toute cette opération fut un échec35.

55Cependant au Parlement, le 3 décembre 1935 se réalise l’union de trois groupes voisins sous le nom d’Union socialiste et républicaine. Ce groupe se situe entre le Parti radical et la SFIO et comporte en fait les dissidents de trois époques différentes : ceux de 1904-05 refusant l’unité suivant les thèses du congrès d’Amsterdam, ceux de 1919 attachés à la Défense nationale et enfin ceux de 1933 rejetant les dogmes intransigeants de Blum et Faure36. En somme ce sont tous, depuis plus ou moins longtemps, des socialistes participationnistes, réformistes, et pour la Défense nationale. Le président de l’USR est Paul-Boncour dont l’action a toujours œuvré dans ce sens ; les vice-présidents Maurice Violette et Georges Etienne, le secrétaire général Déat et le trésorier, Ramadier ; le siège de ce groupe est au 53 rue Rochechouart ; il sera le troisième à la Chambre après ceux des radicaux et radicaux-socialistes de C. Chautemps et des socialistes de Léon Blum.

56La déclaration commune affirme poursuivre dans l’union un triple but sans renoncer aux conceptions doctrinales propres à chaque groupe : la défense de la République en luttant contre ses ennemis et en réformant l’Etat pour que le renforcement de l’exécutif assure la stabilité et donne la possibilité d’agir ; la résorption de la crise par une intervention de l’Etat, une nouvelle organisation économique prenant en compte les organismes professionnels, le contrôle du crédit, des échanges internationaux et des grandes productions vitales ; enfin la préservation de la paix en revenant aux méthodes de la sécurité collective au sein de la SDN tout en soutenant la politique de défense nationale. Autorité, ordre, esprit civique ne sont pas synonymes de fascisme mais de volonté d’agir pour préserver la démocratie menacée. Ainsi Ramadier écrivait-il le 30 juillet 1933 dans le « Progrès de l’Aveyron » : « le respect de la liberté implique l’ordre, la victoire de la justice suppose que la démocratie sache exercer avec force l’autorité que lui confère la souveraineté nationale. C’est la tradition la plus ancienne que la participation aux luttes politiques, le combat pour le pouvoir ; serait-on pour abdiquer aussitôt que le Parti socialiste aspire à gouverner ? ». Paul-Boncour quant à lui notait37 : « Notre petit groupe apparaissait comme aussi solidement patriote que républicain et formait l’aile gauche d’une majorité parlementaire ».

57Mais tandis que l’USR recherche avant tout une coalition parlementaire, Marcel Déat poursuit son rêve d’une transformation radicale des structures et se consacre au Comité du Plan.

58Le comité du Plan fit des travaux dont la publicité fut assurée par le livre de Déat « Le Plan français » (1935), l’objectif étant de dépasser l’antagonisme capitalisme/socialisme en élaborant une organisation intermédiaire entre étatisme et individualisme anarchique, en prenant appui sur les classes moyennes. Ce Comité du Plan rassemble, comme le montre la composition des commissions, des socialistes de l’USR et, des radicaux de la tendance « Jeunes Turcs » comme Jean Zay et Pierre Cot.

59Or une réflexion un peu parallèle est menée à la SFIO depuis 1932 par le groupe « Révolution constructive » animé par Georges Lefranc, Maurice Deixonne, Claude Levi-Strauss par exemple, mais qui n’a jamais rejoint les néos et le Comité du Plan38. Face à la crise, la nécessité d’une réflexion théorique, d’une modernisation de la doctrine paraissait donc nécessaire à beaucoup, et le planisme était à la mode. Au congrès national de la SFIO à Toulouse en 1934, il fut au centre des débats et finalement condamné par Blum et Faure qui rejettent vigoureusement l’idée d’un régime intermédiaire. La préoccupation de Blum étant la conquête politique du pouvoir avant toute chose. Or depuis le 6 février 1934 l’idée d’un rassemblement des forces de gauche progresse et c’est cela qui devient pour tous prioritaire. Désormais l’identité néo-socialiste va peu à peu se dissoudre car l’USR fera le choix du rassemblement politique et Déat évoluera un peu en marginal sur une pente dangereuse qui l’amènera en 1940 dans les bras du fascisme39.

60Ramadier a-t-il adhéré vraiment aux thèses planistes ? Il a, semble-t-il, été préoccupé et intéressé par une rénovation du système économique ; dans « le Progrès de l’Aveyron », une majorité d’articles portent sur le rôle du Conseil national économique qui devrait être accru et sur l’application du plan de la CGT qui revient souvent comme leitmotiv. Mais était-ce la grande réforme souhaitée par Déat ? Celui-ci a lui-même catalogué Renaudel, nous l’avons vu, comme un simple réformiste traditionnel. Le projet politique de Paul-Boncour,

61Ramadier et Renaudel était avant tout la formation d’une coalition républicaine de centre-gauche pour lutter contre la droite et le fascisme et mener une politique de progrès social et économique ; Ramadier écrit le 27 octobre 1935 dans le « Progrès de l’Aveyron » alors que l’USR s’engage dans le Rassemblement populaire : « Pourquoi a-t-il fallu la menace du colonel de la Rocque pour conduire en 35 aux solutions qui, adoptées en 32, eussent évité la crise du régime et sans doute atténué la violence de la crise économique ». On ne peut être plus clair ; les nouveautés théorique certes, mais d’abord les bonnes vieilles coalitions républicaines plus sûres !

62C’est pourquoi le passage au néo-socialisme n’a changé fondamentalement ni les convictions ni les pratiques de Ramadier qui n’est ainsi jamais apparru traître au socialisme ; ni la plupart des socialistes SFIO, ni Léon Blum, ni ses électeurs ne le renient. En quelque sorte on peut mettre la dissidence d’hommes comme Renaudel, Paul-Boncour et Ramadier sur le compte de leur exaspération devant l’intransigeance doctrinale qui apparaît à leurs yeux criminelle dans les situations critiques ; il y a aussi peut-être du civisme romain chez ces hommes nourris de culture gréco-latine, qui les conduit à se risquer d’assumer la « chose publique » pour sauver la démocratie. C’est en tout cas un des fils conducteurs de l’action de Ramadier tout au long de sa carrière40.

Témoin et artisan du Rassemblement populaire

63Paul-Boncour et Ramadier comme suppléant, participent donc aux diverses démarches qui aboutiront à la coalition électorale du Front populaire. Ramadier en porte témoignage dans ses réflexions écrites a posteriori41. Le désir d’unité est selon lui né de la terrible résonance psychologique sur les masses populaires de la politique de déflation et du changement stratégique de Moscou devant la menace nazie prônant désormais l’alliance avec les classes moyennes. L’électrochoc, on le sait, fut l’émeute du 6 février 1934 et la réponse syndicale qui suivit, « l’unité fut imposée par un mouvement profond sorti de la masse »42, dont le symbole est le rapprochement spontané des défilés socialiste et communiste lors de la journée décisive du 12 février. Les contacts entre la CGT et la CGTU se poursuivent alors, des intellectuels représentatifs des trois grands partis, radical, socialiste et communiste, forment le Comité de vigilance anti-fasciste ; le 25 juin 1934, des accords sont signés entre les Fédérations socialiste et communiste de la Seine, puis le 27 juillet par les deux partis ; les désistements jouent entre socialistes et communistes aux cantonales d’octobre 1934 qui assurent le succès de la gauche. Ainsi la base devance les états-majors qui restent encore réticents, paralysés par leurs positions doctrinales traditionnelles. En effet, la méfiance persiste entre communistes et socialistes par exemple.

64Ramadier se fait l’écho des réserves à l’égard des communistes ; il juge que le 6 février, sur les boulevards, les cris et les chants de l’A.R.A.C.43 se sont bien malencontreusement mêlés à ceux de l’Action française et de l’Union nationale des combattants pour fustiger le régime. Cependant il note leur volte face dès le 9 février et le 12 leur participation avec « ordre et discipline au mouvement organisé par la CGT ». Ramadier membre de la Commission parlementaire d’enquête sur les événements du 6 février observe que « les communistes s’unirent aux commissaires républicains sans même accentuer les manœuvres de surenchère qui leur étaient familières »44. Ensuite les avances communistes se font pressantes, ils renoncent aux comités d’action élus par la base que les socialistes refusaient. Pourtant les pourparlers trament en longueur et au congrès de Mulhouse de juin 1935, Blum lui-même hésite à se rallier à un Front populaire sans unité organique. La base pourtant le presse lors des grandes manifestations unitaires du 14 juillet 1935 qui aboutirent à la création du Comité d’organisation du Rassemblement populaire. Ramadier attribue aux avances des radicaux et en particulier de Daladier une importance décisive. Dès la fin de 1934 et pendant l’année 1935, prend forme « l’idée d’une grande coalition républicaine où les communistes entreraient, un peu comme les socialistes dans le Bloc de Waldeck-Rousseau et de Combes ». Le rapprochement avec l’URSS conforte cette idée (pacte franco-russe, déclaration de Staline en faveur de la défense nationale). Les socialistes, réticents à la participation gouvernementale, le sont moins devant la perspective d’une coalition plus large et ouverte sur leur gauche.

65C’est ainsi que peu à peu des conférences régulières s’organisent dès l’hiver 1935 entre les chefs des quatre groupes parlementaires : communiste, socialiste, radical et de l’USR. Ramadier y représente l’USR avec Paul-Boncour, et le cas échéant, le supplée. Les réunions eurent lieu plusieurs fois chez Vincent Auriol où les socialistes pressaient leurs partenaires de parler du programme et de la constitution d’un gouvernement républicain dans l’immédiat ou après les élections.

66Ramadier note longuement45 les réserves et les arrières pensées électoralistes des uns et des autres si bien que « le programme élaboré fut médiocre et sans flamme ». En effet, le 12 janvier 1936 fut publié un programme commun constituant surtout une liste de revendications ne comportant comme réforme de structure que la nationalisation des industries d’armement (à laquelle l’armée était favorable), et la transformation du statut de la banque de France. On sait aussi que les candidats eurent toute latitude pour mener campagne à leur gré. Jacques Néré a donc raison de remarquer qu’il est bien excessif de dire que les partis politiques alliés avaient un programme de gouvernement46 ; Ramadier en a pleinement conscience lui-même.

67Cependant si l’entente reste superficielle au niveau des états-majors, la dynamique unitaire populaire précipite les événements. Ramadier, lucide, écrit : « Quand on sortit des conversations et des conférences pour paraître sur la place publique, ce fut dans le peuple un enthousiasme délirant. L’expédient imaginé par des politiciens retors était accueilli comme une grande espérance. Les méfiances durent tomber au feu de la ferveur populaire ». Et c’est ainsi que, poussée par la vague, la coalition l’emporte aux élections législatives de mai 1936, « unité syndicale, Front populaire, victoire électorale après tant d’années de misère et de désespoir, c’était pour tous la certitude d’une ère nouvelle. Un véritable sentiment révolutionnaire instinctif et confus se formait chez les jeunes, dans l’attente d’un rapide retournement du sort »47.

68C’est ainsi qu’à cause du paysage politique français un accord minimum de gouvernement a été conclu qui ne satisfait en réalité aucun signataire, mais que porté en quelque sorte malgré lui au pouvoir, ce gouvernement sera conduit à accorder des réformes importantes qui ne figuraient pas dans ce programme-plancher (les 40 heures, les congés payés).

69Ramadier analyse fort bien la dichotomie entre l’attente des masses populaires et les stratégies partisanes. L’historien peut donc se demander si une conjoncture révolutionnaire n’a pas été en somme neutralisée par les forces politiques qui ne l’étaient pas ; autrement dit si les représentants du peuple ne l’ont pas trahi. Vaste débat soumis à toutes les conjectures.

70Le principal moteur de la formation de l’alliance politique fut le danger fasciste perçu en France à tort ou à raison, le 6 février 1934. Mais bien vite la grande crise faisant ses ravages, les préoccupations économiques l’emportèrent dans les esprits populaires. De là vient toute l’ambiguïté. Radicaux et socialistes étaient-ils d’accord sur les mesures à prendre ? Etaient-ils capables d’imposer ensemble une simple politique de Cartel qui n’avait jamais vraiment réussi à durer auparavant ? A s’opposer aux « Deux cents familles » et au « Mur d’argent » ? Ajoutons à cela les effets centrifuges sur le gouvernement provoqués par la conjoncture internationale (guerre civile espagnole par exemple).

71Ainsi l’expérience du Front populaire (dont nous n’avons pas à analyser ici l’échec) met-elle en évidence le décalage entre une formidable mobilisation populaire et les forces politiques empêtrées dans un jeu traditionnel mais aussi dans une situation internationale dramatique. Ramadier lui-même n’est-il pas le symbole de ce contraste ? D’abord pour en avoir été relativement conscient et ensuite pour avoir essayé en tant que secrétaire d’Etat de le résoudre48.

72Ramadier a donc à Paris participé directement à la constitution du Rassemblement au nom de l’USR. En bonne place pour en percevoir faiblesses et ambiguïtés, il a publiquement plutôt soutenu l’union. Dès le 11 février 1934, dans « le Progrès de l’Aveyron », il lance des exhortations : « Contre l’Union nationale, la CGT vient de lancer pour lundi l’ordre de grève. Tous debout pour la liberté ! » Il ne cesse d’appeler à un accord avec les radicaux. C’est fait le 14 juillet 1935, il écrit alors : « les cortèges c’est bien, mais il faut un redressement économique ». Le 17 novembre il persifle tout de même contre les communistes qui pendant quinze ans ont attaqué la République bourgeoise, leur revirement suit l’évolution diplomatique de Moscou : « Je n’aime pas qu’un parti reçoive des ordres d’ailleurs » mais enfin acceptons l’union car beaucoup de militants sont sincères. Ainsi défense républicaine et redressement économique sont les deux raisons essentielles qui nécessitent le Rassemblement populaire jusqu’à l’union avec les communistes.

73Parallèlement à la naissance du Front populaire au niveau des état-majors parisiens, les militants s’activent dans le même sens partout en province. C’est pourquoi Ramadier, élu et militant, est aussi l’artisan de l’union dans son département. Après le 6 février 1934, la CGT et la CGTU se réunissent à Decazeville pour organiser la riposte49. La municipalité lance alors un appel aux républicains : « Les organisations républicaines et ouvrières organisent pour lundi deux grandes manifestations à Decazeville et Cransac. Nous demandons à tous les républicains sans distinction de parti, de se joindre aux organisateurs de ces manifestations et de prouver par une démonstration puissante leur attachement à la liberté ». Signé : le maire Paul Ramadier, les adjoints, Rieux, Aubert et Cayrol.

74Ainsi le 12 février à Decazeville mille personnes se réunissent de 9 h 30 à 10 h 45 au Théâtre Moderne où les orateurs font l’analyse du 6 février ; parmi eux le militant communiste Henri Boyer ; puis un cortège se forme, traverse la ville et se rend à la mairie où le Conseil municipal vote encore une motion.

75En mai 1934, le Parti communiste local prend l’initiative de proposer la création d’un comité de lutte contre le fascisme et la guerre qui n’aboutit pas davantage qu’au plan national.

76Mais le 23 avril 1935 à 21 h 30 à la mairie de Decazeville, dix-sept groupements ou associations sont là pour former le comité antifasciste du Bassin houiller de l’Aveyron dont la première action sera l’organisation du 1er mai unitaire. Mais comme à Paris, réticences, ambiguïtés, arrière-pensées animent les esprits. Le 6 mai 1935 au cours d’une réunion du comité antifasciste un incident verbal oppose Ramadier et Tournier, communiste, qui remet les pendules à l’heure50 : Tournier dénonce le danger de récupération électorale du mouvement unitaire au profit de Ramadier. Celui-ci répond vertement que derrière ce comité il y a le comité Amsterdam- Pleyel où siège Barbusse, homme du PC et de la CGTU. Le danger de récupération est donc craint des deux côtés, à Decazeville comme à Paris l’alliance ne va pas de soi pour les responsables politiques. Cependant le 14 juillet 1935, les organisations de gauche défilent ensemble dans le Bassin. Et en novembre, toujours à la mairie de Decazeville, la fusion syndicale est réalisée entre CGT et CGTU.

77En décembre 1935, la Ligue des droits de l’homme convoque vingt organisations à Rodez pour former le comité départemental du front populaire : trois orateurs principaux prennent la parole pour prêcher l’union : Crognier, secrétaire fédéral de la SFIO, Ramadier l’élu et le représentant de l’USR et Boyer responsable communiste qui appelle au calme en dissuadant les gens de s’armer pour se rendre aux manifestations ! La déclaration commune se termine ainsi : « le Rassemblement populaire expression de la volonté populaire plane au-dessus des hommes et des partis et ne peut servir que l’intérêt général de la démocratie ». Image symbolique que cette réunion aveyronnaise : Ramadier le socialiste au milieu de la gauche unie, mais aussi l’élu prêt à gouverner, au milieu des masses impatientes !

78Cet élu à nouveau candidat répondra-t-il à l’immense espoir ? Cette ambiance des rassemblements unitaires ne porte-t-elle pas en germe la grande explosion de juin et le désarroi du gouvernement ? Notons aussi que la population ruthénoise en grande partie réactionnaire tremble devant ces manifestations qu’elle n’a jamais vues et qu’elle juge révolutionnaires51.

79Les élections de mai 1936 sont un succès pour Ramadier seul candidat de poids pour la gauche. Malgré sa démission de la SFIO qui le rend suspect aux yeux de certains militants, et offre à la droite des angles d’attaque supplémentaires, Ramadier reste fidèle à un socialisme réformateur et s’appuie toujours sur les mêmes structures sociales ; ses principaux lieutenants lui restent attachés et il a participé activement au Rassemblement. A qui d’autre donc donner ses voix alors que la victoire nationale est possible ?

80Certains électeurs cependant sont désormais sensibles aux thèses communistes qui avaient peu de succès jusque-là : la situation internationale, la crise économique, la stratégie unitaire accroissent l’intérêt pour ce parti dont l’image de jeunesse et de dynamisme est le gage d’un changement possible. Si Ramadier a rassemblé la majorité des voix, l’ extrême-gauche s’est renforcée, le communisme émerge nettement en 1936. A Decazeville même, le candidat communiste fait un score meilleur, mais très légèrement, que celui de la liste communiste au Conseil municipal de 1935 ; mais c’est surtout le canton d’Aubin qui est passé entièrement au communisme ; le contradicteur officiel de Ramadier n’est plus un simple « agitateur payé », mais bel et bien un élu (maire et conseiller général) reconnu par un électorat en expansion spectaculaire. Un nouveau rapport de forces est en train de naître à gauche, qui se révèlera déstabilisateur pendant la guerre et surtout à la Libération, brouillant l’horizon politique de Ramadier, jusque là relativement dégagé.

81Les élections législatives de 1936 marquent une étape importante de la carrière de Ramadier puisqu’elles sont suivies de son entrée au gouvernement, heureuse conclusion de son combat pour la participation. Après l’analyse de son comportement politique et de ses actes depuis 1933 nous pouvons mieux comprendre son choix par Léon Blum : Ramadier a été le représentant de l’USR dans les négociations, les hommes du nouveau gouvernement sont en majorité des hommes neufs (Paul-Boncour avait déjà beaucoup participé !) ; Ramadier respecté par ses camarades de la SFIO et par Blum lui-même était donc tout désigné pour représenter ces scissionnistes qui ont jeté le trouble en 1933 en prêchant la participation au gouvernement qui est maintenant réalisée ; cependant certains comme Déat sont à jamais suspects.

82L’action de Ramadier ministre du Front populaire a déjà été exposée au chapitre précédent ; ce gouvernement ne vivra qu’un an, certains socialistes participeront aux gouvernements Chautemps successifs, Léon Blum tentera l’impossible encore une fois, mais à partir d’avril 1938, le gouvernement Daladier s’appuiera de plus en plus sur la droite. Ramadier continue de participer mais est-il un chasseur de portefeuilles comme l’ont suggéré ses adversaires (nous savons que non), un socialiste mou ? Si la défense de la République le conduisait à prôner l’exercice du pouvoir elle ne signifiait pas compromission, et soutien d’une politique anti-sociale par exemple. Ramadier concevait une politque réformatrice, réductrice des inégalités les plus criantes. L’évolution de la politique de Daladier ne va pas dans ce sens. Se pose à lui un nouveau cas de conscience.

A l’épreuve de la Participation : le refus des dérives droitières et la fidélité à l’œuvre du Front populaire

L’évolution du contexte politique

83Le premier gouvernement de Léon Blum tombe le 22 juin 1937 censuré par le Sénat. L’opposition irréductible de la droite, les difficultés financières, les contradictions internes avivées par le problème espagnol ont eu raison de lui. Si en apparence Chautemps qui succède à Blum s’appuie sur la même majorité, l’esprit a changé : il faut recentrer la politique économique et sociale, d’où de nouvelles grèves notamment dans les usines travaillant pour la défense nationale et les services publics, ce qui provoque à la Chambre l’opposition des communistes et des socialistes. Le ministère Chautemps démissionne le 15 janvier 1938 pour se reconstituer éphémèrement. Devant les périls extérieurs qui menacent dangereusement, Léon Blum propose un ministère d’Union nationale allant de Thorez à Louis Marin. Paul Reynaud y est favorable mais les autres leaders refusent car les réflexes traditionnels de la droite sont les plus forts : méfiance à l’égard du programme économique jugé dirigiste et dangereux (contrôle des changes, prélèvement sur le capital), méfiance à l’égard de Léon Blum dont les origines juives déchaînent les appels au meurtre et sous-estimation des périls extérieurs. Dans ces conditions le second gouvernement Blum composé de radicaux et de socialistes et auquel ne participe pas Ramadier ne dure que cinq semaines. Désormais le Front populaire a bien vécu.

84Le parti radical, pivot du système politique, récupère encore une fois la présidence du Conseil, en la personne de son président Daladier. Ministre de la Guerre depuis juin 1936, il est investi le 12 avril 1938 par 575 voix contre 5 ; et reçoit les pleins pouvoirs financiers. On attendait beaucoup de lui mais les espérances sont contradictoires ; si bien que bientôt, Ramadier devra choisir entre la fidélité à ses convictions et le soutien gouvernemental.

La démission du ministre du Travail

85Partisan des alliances de Cartel, artisan du Rassemblement populaire pour le parti radical, Daladier semble pour la gauche le garant des acquis intangibles de juin 1936. Mais président du parti radical, il doit aussi compter avec la droite de ce parti qui en matière économique et financière n’a pas d’autres thèses que celle de la droite classique. Tensions inflationnaistes, dépréciation du franc, déficit des finances publiques nécessitent une solution. Mais s’opposent toujours les deux conceptions antagonistes : dirigisme ou libéralime. Les deux questions cruciales qui cristallisent les divergences d’opinion et par où passe la ligne de fracture gauche/droite sont en 1938 : le contrôle des changes et la semaine de 40 heures. Pour la droite ces deux mesures sont génératrices de pesanteurs économiques et sociales et sont de véritables freins à la croissance ; pour la gauche, la semaine des 40 heures est une conquête sociale irrévocable. Daladier doit donc faire son choix. En avril 1938, il donne quatre portefeuilles, à la droite ; le 21 août il annonce dans un discours radiodiffusé vouloir « remettre la France au travail » et autorise les entreprises travaillant pour la défense nationale à déroger à la loi des 40 heures. « Il faut en finir avec la semaine des deux dimanches »52. Le 12 novembre 1938, Paul Reynaud ministre des Finances procède à une nouvelle dévaluation, renonce au contrôle des changes ; la confiance renaît, les capitaux reviennent, les équilibres financiers se rétablissent ; une reprise économique s’amorce aidée par les commandes d’armement.

86Cette reprise en main libérale s’accompagne aussi d’une action politique d’un style nouveau ; l’autoritarisme réapparaît ; en effet le gouvernement Daladier procède par décrets-lois. La CGT tente de réagir par des grèves partielles puis lance un mot d’ordre de grève générale de 24 heures pour le 30 novembre 1938. La droite sur laquelle Daladier s’appuie désormais pousse à l’intransigeance. Daladier refuse toute négociation et recourt aux grands moyens : réquisition des agents des services publics, occupation des dépôts par la troupe, utilisation pour la première fois par la police de gaz lacrymogènes, arrestations des militants53. Cette attitude combattive jointe à la lassitude et à la désillusion des travailleurs contribue au demi-échec de cette ultime protestation ouvrière. La CGT semble matée. Parallèlement à la remise en selle de la droite libérale, l’horizon européen se charge d’orages. Hitler continue ses coups de force, agrandissant l’espace vital Allemand, sans que les démocraties lui barrent la route. Au moment où le Front populaire se dissociait et où la France recherchait une nouvelle majorité (mars 1938) Hitler annexait l’Autriche ! Peu après il s’attaque à la Tchécoslovaquie où la crise des Sudètes aboutit aux Accords de Munich (29 septembre), véritable démission de la France et de la Grande-bretagne. Si l’opinion publique est satisfaite, la classe politique est dans l’ensemble « lâchement soulagée » (Blum) et la gauche divisée à nouveau autour du pacifisme. Ainsi fin 38, une page de l’histoire semble tournée. « La révolution de juin 36 est finie et bien finie. Il n’a pas été besoin pour y mettre fin d’un coup d’Etat ou d’un mouvement fasciste. Le simple exercice de la responsabilité gouvernementale a suffi. Le président Daladier a bien mérité de la République et de la Patrie »54.

87Comment Ramadier a-t-il vécu ce tournant politique ? Son désengagement sera progressif, en fonction de la politique suvie. Il participe comme sous-secrétaire d’Etat aux Travaux publics au troisième cabinet Chautemps avec treize socialistes et Max Hymans pour l’USR. Le quatrième cabinet ne compte plus aucun socialiste, mais encore quatre membre de l’USR (Ramadier, Frossard, Lafaye et Hymans) ; Ramadier y dirige le ministère du Travail, c’est en quelque sorte une promotion gouvernementale due à la compétence en matière de règlement des conflits sociaux qu’il a déployée depuis l’été 36. Nul doute que pour Ramadier c’est un poste important, lui qui depuis sa jeunesse milite et œuvre pour l’amélioration des condtions de travail de la classe ouvrière. Il abandonne sa fonction pendant cinq semaines, le temps que vit le second cabinet Blum qui ne comporte que deux représentants de l’USR (Paul-Boncour aux Affaires Etrangères et Frossard à la Propagande), le ministère du Travail étant repris par Albert Sérol, socialiste, ce qui semble logique. Le troisième cabinet Daladier marque la rupture avec le Front populaire. Seuls Ramadier au Travail et Frossard aux Travaux publics en forment l’aile gauche. Très vite Ramadier prend conscience du changement de l’atmosphère gouvernementale55 particulièrement à l’occasion de la grève dans la métallurgie (avril 38) à propos de laquelle il note des changements profonds : « Chez les patrons l’effroi et la prostration provoqués par les grèves de juin avaient depuis longtemps disparu. Les patrons savaient trouver un appui solide au Sénat et dans l’opposition de la Chambre. Le Front populaire usé, disloqué, avait perdu sa force politique. Au sein même du cabinet les thèses patronales rencontraient une faveur croissante et Daladier investi de tous côtés se disposait à se rendre. Je livrais à chaque conseil un combat d’arrière-garde ».

88Ramadier note donc la radicalisation des positions sur fond de lassitude générale. Dans les syndicats l’influence du PC a progressé et chez les patrons ce sont les plus extrémistes qui parlent, tel le baron Petiet pour les maîtres de forges. « L’ouvrier, se souvient Ramadier, avait pour lui cette espèce d’existence larvaire que l’officier concède au troupier. Il lui parlait avec une rudesse familière sans se fâcher des réponses les plus vertes mais sans se rendre compte de l’insolence que recelait cette familiarité et de la haine qu’elle faisait lever ».

89Ainsi Ramadier n’est pas dupe de la contre-attaque libérale qui prend corps peu à peu autour de Daladier. Il a toujours œuvré pour le progrès social, ce serait donc pour lui trahir la classe ouvrière et le socialisme que de cautionner plus longtemps cette politque. Aussi, quand le 21 août 1938 Daladier annonce la possibilité de déroger à la loi des 40 heures, symbole des acquis intangibles du Front populaire, Ramadier et Frossard démissionnent-t-ils le 23, remplacés par A. de Monzie et Ch. Pomaret également de l’USR mais républicains socialistes. Ramadier se trouve donc au centre de cette bataille des 40 heures qui fait rage en 1938 puisqu’il est ministre du Travail. A-t-il eu tort de démissionner ? Daladier avait-il raison ? Un rapport de sa main56 analyse la nécessité de cette loi et son impact sur l’économie. Deux raisons essentielles à ses yeux ont rendu logique l’adoption de la loi des 40 heures en juin 1936 : d’une part les effets du taylorisme et du machinisme sur la tension nerveuse du travailleur qui a remplacé la fatigue musculaire, et d’autre part la crise économique qui a révélé en fait une surproduction de biens. La poursuite d’une production aussi intensive est donc inutile. Ramadier remarque que cette baisse de la durée du travail se trouve inscrite dès 1933 dans les codes américains de concurrence loyale et en 1936 adoptée par plusieurs pays dans leur législation sociale (France, Nouvelle Zélande, Belgique, Catalogne). En France, en juin 1936 la loi des 40 heures a été le moyen de redistribuer l’emploi57 et de freiner la surproduction, mais aussi d’enrayer la baisse du pouvoir d’achat due à l’effondrement des salaires ; enfin cette loi fut aussi le moyen de rétablir l’ordre en juin. « C’était un acte audacieux de confiance dans la sagesse des travailleurs auxquels on rouvrait la voie de l’espérance et grâce à l’action syndicale, grâce à cet acte de confiance, la crise sociale dut en effet progressivement s’atténuer ».

90Ramadier avance à chaud des arguments réfutant l’accusation rendant responsable le Front populaire du désordre économique et de l’impréparation à la guerre. Divers historiens ont depuis fait le point sur la question et fait un sort à cette accusation. Les conceptions financières et économiques de la droite, l’inadaptation des structures de l’appareil de production, les craintes politiques expliquent largement le développement chaotique des années 30. La politique d’armement engagée à contrecœur par L. Blum qui a déstabilisé les finances publiques et rétréci la marge de manœuvre dans le domaine social et économique, ainsi que la nationalisation des industries aéronautiques dont la modernisation a pu être entreprise par injection de capitaux d’Etat, paraissent aujourd’hui au contraire démontrer l’adéquation des efforts aux périls du temps. Mais notent les historiens actuels en 1938 « un point de blocage essentiellement social, politique et psychologique subsiste : la crise sudète survient en pleine bataille des quarante heures. Il faudra attendre que le patronat ait gagné cette guerre des salaires, en novembre pour que s’effectuent le retour massifs des capitaux et le reveil vigoureux de l’investissement privé dans l’industrie. Accepter qu’une revanche soit prise sur le Front populaire, tel a été le prix payé par Daladier pour obtenir le redressement de 1939 »58. Il semble que Ramadier ait bien ainsi perçu les choses, et, en 1938, ministre du Travail, il sait donc résister aux sirènes du libéralisme revanchard, rester fidèle aux choix socio-économiques qu’il a fait antérieurement et afficher sa solidarité avec l’œuvre du Front populaire qu’on voudrait moribond. Il prônait un assouplissement de la loi, suivant les secteurs et après négociations. Ses liens étroits avec Léon Jouhaux et le monde syndical expliquent sans doute aussi sa décision ; cependant 3 ans plus tard et après le désastre, il fut amené à penser que cette loi si controversée et qui sema la division fut sans doute une erreur politique dans la perspective de l’Union sacrée59. Cinquante ans après ces événements, l’historien constate que l’ensemble de la classe politique française a mal identifié les périls dont les plus menaçants ne venaient pas de l’intérieur mais de l’extérieur du pays.

91Ainsi le 23 août 1938, Ramadier trace sincèrement les limites de sa participation gouvernementale. Les démissions ministérielles sont suffisamment rares pour qu’elles soient remarquables. On sait que Léon Blum apprécia particulièrement celle de Ramadier, qu’il fut même très touché de cet acte et que l’estime pour l’homme en fut renforcée60.

92Au Parlement où après Munich, les votes communistes et socialistes sont peu à peu isolés et solidaires pour condamner les actes du gouvernement, Ramadier vote comme le groupe socialites SFIO, par exemple le 9 décembre 1938 où la question de confiance est refusée sur les bancs de la gauche par les groupes communiste et socialiste ; au centre, c’est l’incertitude et la division chez les radicaux socialistes et à l’USR dont 18 membres s’abstiennent, 6 approuvent et 4 dont Ramadier refusent.

93Ramadier a donc marqué sa préférence et sa fidélité au socialisme réformateur. Il n’est pas question de participer au gouvernement à n’importe quel prix. C’est finalement une réponse claire à une question bien confuse dans ses aspects théoriques, comme nous l’avons vu. Par sa démission et ses votes parlementaires Ramadier s’inscrit toujours dans la mouvance socialiste. Apparaît ainsi le caractère artificiel et dogmatique du schisme néo-socialiste puis de la création de l’USR, car mises au pied du mur les individualités réagissent selon leurs convictions profondes et regagnent en somme leur bercail originel, socialisme ou centrisme ; seul un petit nombre choisit d’explorer de nouvelles voies, tels Marcel Déat. Mais des choix encore plus fondamentaux vont mettre les décideurs à l’épreuve après la tourmente et la débâcle de mai-juin 1940.

Le refus du suicide parlementaire et la défense de la République

94Tandis que dans l’Hexagone se calme la fièvre sociale et que la reprise économique semble peu à peu éloigner le spectre de la crise, les événements extérieurs se précipitent. Fin 38, Mussolini, devant la Chambre des Faisceaux et Corporations, émet théâtralement des prétentions sur Nice, la Savoie, la Corse et la Tunisie. La réaction de l’opinion française est ferme et traduite par Daladier qui déclare ne vouloir abandonner « ni un arpent de nos terres, ni un seul de nos droits ». Le 15 mars 1939 Hitler démantèle et occupe la Tchécoslovaquie. En Grande-Bretagne c’est le choc psychologique, Monsieur Hitler n’est pas un gentleman, il viole l’Accord de Munich. Ainsi les prétentions italiennes et surtout hitlériennes commencent à ébranler les opinions publiques des démocraties occidentales et leurs gouvernements sont désormais conduits à plus de fermeté. Le 23 mars une déclaration franco-anglaise promet un appui armé à la Hollande, à la Belgique et à la Suisse, le 31 à la Pologne ; le 13 avril à la Grèce et à la Roumanie puis enfin à la Turquie. L’encerclement des puissances de l’Axe Rome-Berlin est consolidé mais reste une pièce maîtresse à l’est, l’URSS. Staline suspectant à juste titre, depuis Munich, la sincérité de la Grande-Bretagne et de la France à son égard, se jette dans la gueule du loup pour parer au plus pressé, et le 24 août 1939 est annoncée la signature du pacte de non-agression germano-soviétique. Le 1er septembre les troupes allemandes entrent en Pologne, le 3, les gouvernements anglais et français déclarent la guerre à l’Allemagne.

Vers la dérive

95Daladier fait face ; son ministre des finances Reynaud entend promouvoir une « économie libérale de guerre », hausse des impôts et emprunts sont acceptés. Le seul trouble véritable est le pavé du pacte germano-soviétique dans la mare communiste. Passée la stupeur, le PCF doit renoncer à la lutte contre l’agression hitlérienne et se conformer dès le 20 septembre aux nouvelles directives du Komintern. Cependant dès le 26 août il fut objet de répression : saisie des journaux puis dissolution, par décret du 27 septembre, des organisations du PCF. Quarante députés furent écroués le 8 octobre pour intelligence avec l’ennemi. Léon Blum n’approuve pas la dissolution car cet acte d’autorité permet au PC de déporter le débat sur un autre terrain de sorte que sa décomposition sera enrayée au lieu d’être précipitée. La levée de l’immunité parlementaire est demandée par le gouvernement pour onze députés communistes, puis en janvier 1940 après l’invasion de la Finlande par l’URSS, la déchéance de tous les élus communistes qui n’ont pas renié le pacte au 9 janvier 1940. Ramadier souhaite qu’on entende les accusés ; en vain ; le texte est voté le 29 février ; il ne l’a pas approuvé. Comment expliquer ce refus alors que sa méfiance à l’égard des communistes est réelle et nette depuis 1920 ? C’est sans doute un réflexe de juriste, d’avocat qui se doit toujours de préserver les droits de l’accusé et de l’entendre avant de le condamner. Avait-il aussi des raisons plus politiques ? Par exemple n’a-t-il pu penser que la clandestinité à laquelle seront réduits les communistes serait plus dangereuse que leur propagande ouverte qui finalement se retournerait contre eux ? Déjà en 1923, il s’était élevé comme maire contre les poursuites à la suite de l’occupation de la Ruhr61.

96Notons que cet acte isolé et somme toute charitable ne sera pas pour autant porté au crédit de son auteur, dans les mémoires communistes !!

97Si l’attaque soviétique en Finlande renforce l’anti-communisme dans l’opinion, elle convainc aussi l’état-major français de la nécessité d’une intervention en Scandinavie contre l’allié objectif du Reich. Mais ces ardeurs militaires furent calmées par le traditionnel « Wait and see » britannique.

98La capitulation de la Finlande le 11 mars et la nervosité que la drôle de guerre faisait naître sur le front et à l’arrière eurent raison du ministère Daladier le 20 mars, où, à la Chambre, trois cents députés s’abstiennent sur la question de confiance. Les uns reprochent au président du Conseil de ne pas faire la guerre à l’Allemagne, les autres à l’URSS. Il démissionne.

99Tandis que Paul Reynaud constitue difficilement un gouvernement d’Union nationale qu’il remaniera le 18 maifintroduisant alors Ph. Pétain comme vice-président), une droite défaitiste et avide de régler son compte au Front populaire a créé un comité de liaison parlementaire où l’on trouve Flandin, Montigny, Tixier-Vignancour et Laval.

100Ainsi les acteurs sont en place pour la tragédie finale.

101Au lever de rideau : l’attaque éclair du 10 mai qui sème la panique assez rapidement dans le gouvernement, l’armée et l’opinion. Le gouvernement se réfugie à Bordeaux, les Français du nord fuient les Allemands, l’armée bat en retraite. Le 16 juin le territoire est à la veille d’une invasion totale. Des choix s’imposent : gagner l’Afrique du Nord et résister aux côtés des Anglais, propose P. Reynaud ; sauver la France de l’occupation totale, ne pas abandonner les français et signer l’armistice, propose le vice-président du Conseil Pétain. Reynaud prononce le 13 juin un discours radiodiffusé pour exposer sa position : « Au cours des grandes épreuves de notre histoire, notre peuple a connu des jours où des conseils de défaillance ont pu le troubler. C’est parce qu’il n’a jamais abdiqué qu’il fut grand ». Si ce discours accroît l’inquiétude de la population, il galvanise Ramadier qui de Decazeville écrit du président du Conseil le soir même :

« Mon cher Président,
Avec vous jusqu ’à la victoire ou la mort. Vous incarnez un moment tragique de la conscience française.
Il n’y a pas un vrai Français qui ne pense ce que vous venez de dire.
Vôtre Paul Ramadier » 62

102Mais débâcle, confusion, intrigues de couloirs au Grand théâtre de Bordeaux, font pencher la balance vers la solution Pétain activement soutenue par Laval. L’armistice est donc demandé, l’attaque infernale est stoppée mais au prix d’un lourd tribut. Le gouvernement Pétain se met en place non sans ambiguïtés.

103S’agit-il seulement de conjurer le pire et d’arrêter l’invasion, ne s’agit-il pas aussi, en faisant expier la France de ses péchés, de la régénérer ? Au Mal engendré par la démocratie et le socialisme opposer le Bien incarné par les valeurs traditionnelles, Travail, Famille, Patrie, Religion, Autorité ? Il est temps que la droite procède à la grande lessive de l’Histoire. Si ces enjeux ne sont pas clairement exposés et perçus en juin 1940, ils se précisent en juillet et à Vichy que le gouvernement à choisi comme capitale de cette France tronquée et vaincue.

104L’historien dispose du témoignage écrit de Ramadier sur ces événements dramatiques, jeté sur le papier pendant la période d’occupation, « le plus triste, le plus honteux souvenir de (sa) vie ! »63.

La mise à mort du régime parlementaire

105D’après ce texte il semble que Ramadier n’ait pas suivi le gouvernement à Bordeaux64 puisqu’il note que les parlementaires qui l’ont fait ont été manœuvrés par Laval et Marquet (maire de la ville, ancien néo-socialiste), et qu’ils sont prêts à confier à Pétain « une autorité complète en écartant le président Lebrun, en ouvrant le procès des responsables » alors que les autres comme lui gardent la tête froide. On sait qu’en juin l’ensemble des partis politiques était divisé. C’est le cas de la SFIO : Léon Blum opte pour la résistance derrière P. Reynaud, Charles Spinasse député de la Corrèze et ancien ministre du Front populaire et de ceux qui admettent que la défaite impose l’armistice pour en atténuer les effets. Georges Monnet fait son mea culpa et recense les responsabilités du Front populaire que Blum rejette fermement ; Paul Faure s’accroche au pacifisme jusqu’au bout ; bref le trouble est profond.

106Quand, le 5 juillet, les parlementaires avertis par la gendarmerie de la convocation du Parlement65 commencent à arriver à Vichy où siège le gouvernement depuis le 2, ils découvrent, outre l’affolement général, l’importance de l’enjeu politique.

107Ramadier analyse l’attitude de Laval pièce maîtresse du jeu et en particulier les raisons de la convocation du Parlement : sa connaissance des mœurs parlementaires permet à Laval manœuvres et pressions pour se saisir du pouvoir derrière la figure de Pétain. S’il attache autant d’importance à un vote parlementaire c’est, pense Ramadier, par souci de légalisme aux yeux de l’Allemagne mais aussi de l’Amérique et de la Grande-Bretagne. De plus par ce vote c’est en fait Laval qui investit Pétain donc il peut le moment venu en investir un autre ou peut-être lui-même. Enfin Laval ne cache pas qu’il recherche la collaboration allemande et qu’il est donc nécessaire de réformer les institutions pour les rapprocher de celles du vainqueur ; aussi dominant le Parlement, il l’abaisse, le domestique et s’assure « un élément personnel de puissance »66.

108Ramadier décrit longuement l’atmosphère de Vichy, ce qui corrobore beaucoup d’autres témoignages écrits ou oraux. D’abord la menace allemande proche : la Wermacht est à Moulins, à moins d’une heure de Vichy67. Mais il y a aussi la menace de l’armée française ; on murmure : « Et puis Weygand est à Clermont ! », des spahis sont prêts à marcher sur Vichy ! Cette angoisse est propice à une campagne souterraine habilement orchestrée par Laval ; dans les couloirs, entre deux portes, il fait des promesses collectives : l’indemnité parlementaire sera maintenue, « on distribue séance tenante une indemnité de repliement et deux mensualités d’avance ». Les promesses individuelles viennent allécher les hésitants : missions futures, postes de gouverneurs de province, d’ambassadeurs ; Mr Montel, par exemple, actuel secrétaire du « groupe des quatre-vingts » se souvient d’avoir le 9, rencontré Laval qu’il connaît, au détour d’un couloir ; et Laval, sénateur du Puy de Dôme, voisin du Cantal dont Montel est député, lui déclare : « Fais-moi confiance ; c’est moi qui gouvernerai, j’aurai besoin de toi »68. Dans cette atmosphère angoissée et devant l’assaut des rumeurs et des pressions, la plupart des parlementaires craquent. Même ceux de gauche disent : « Nous devons comprendre que nous sommes battus. Il faut sauver ce qui peut être sauvé. Les Allemands sont là. Peut-être demain si on discute, si on marchande, nous jetteront-ils à la porte. Pétain est notre dernière carte. Et tout de même il conserve des parlementaires auprès de lui : Laval ne peut pas laisser passer le pouvoir aux militaires. Son intérêt nous garantit sous le couvert du Maréchal, il peut encore sauvegarder l’avenir. Nous ne pouvons que courber la tête sous l’orage »69.

109Les chefs traditionnels font défaut : Daladier est sur le Massilia, Blum n’arrive qu’au dernier moment, le 770, Chautemps collabore au gouvernement Pétain, bref le vide. Ramadier s’informe auprès de Chautemps du sort futur de la franc-maçonnerie, elle sera dissoute et le ministre radical déclare que peu lui importe car il a donné plus qu’il n’a reçu, pensant aux événements de 1934 et à l’affaire Stavisky. Ramadier qui avait défendu Chautemps est déçu. Plus les heures passent, plus les pressions et les accusations s’accentuent. Laval incrimine clairement le Parlement de la responsabilité de la défaite, en conséquence les ardeurs de résistance diminuent.

110L’exemple le plus frappant est celui des sénateurs anciens combattants, républicains sincères. Paul-Boncour, l’un deux, rédige le 5 juillet un texte qui suspend l’application des lois constitutionnelles de 1875, qui donne tous les pouvoirs au Maréchal pour prendre, par décrets-lois, les mesures nécessaires au maintien de l’ordre, au relèvement du pays et à la libération du territoire, et en collaboration avec des commissions compétentes pour élaborer une nouvelle constitution soumise à ratification par la Nation. Ce texte qui pourtant attribue à Pétain des pouvoirs personnels est présenté par Taurines et repoussé dédaigneusement par Laval sûr de son affaire : « Vous voterez ce que nous vous proposons et nous ne pouvons pas examiner autre chose »71. Ramadier observe donc que beaucoup de républicains avaient abdiqué en admettant le principe des pleins pouvoirs à Pétain, et que devant l’intransigeance de Laval, « la plupart ne surent pas revenir en arrière ». Ne restait donc, écrit-il, « qu’un petit quarteron d’irréductibles, résolus à voter contre, en toute éventualité ». Une dizaine de parlementaires se réunissent alors sous les combles, dans une salle vide et sans sièges72. Il fut décidé que Vincent Badie lirait une déclaration brève au début de la séance parlementaire : nécessité de déléguer temporairement les pouvoirs mais dans le cadre républicain, c’est-à-dire refus du projet de Laval aboutissant « inéluctablement à la disparition du régime républicain » et réaffirmation de l’attachement « aux libertés démocratiques pour la défense desquelles sont tombés les meilleurs des fils de notre Patrie »73. Ce texte est soutenu par une trentaine de parlementaires, députés socialistes comme Noguères, Philip, des sénateurs comme Brugnier (Gard) Audeguil (Rhône), et bien sûr par Ramadier, USR. Mais Vincent Badie ne peut le lire en séance en raison du règlement.

111Le 9 juillet, les deux Chambres votent à quatre voix de majorité le principe de la révision constitutionnelle. Ramadier a voté pour, comme de nombreux socialistes et pour les mêmes raisons : depuis longtemps, beaucoup trouvaient nécessaire une révision constitutionnelle, Ramadier lui-même faisait partie de la Commission de la Réforme de l’Etat ; il n’était donc pas contradictoire de voter pour la révision, tout en étant contre le principe du pouvoir personnel. On sait que Blum y était opposé car « ce n’est pas devant l’ennemi que l’on peut songer à des réformes profondes », c’est la réponse qu’il fit à Ramadier quand celui-ci lui demanda son avis. Avec le recul, il reconnaît d’ailleurs que Blum avait raison. Mais l’essentiel à l’évidence fut la séance du 10 juillet où l’Assemblée accorda « tous pouvoirs au gouvernement de la République, sous l’autorité et la signature du maréchal Pétain, à l’effet de promulguer par un ou plusieurs actes une nouvelle constitution de l’Etat français. Cette constitution devra garantir les droits du travail, de la famille et de la Patrie. Elle sera ratifiée par la Nation et appliquée par les Assemblées qu’elle aura créées ». Ainsi abdique le Parlement qui n’aura plus voix au chapitre, totalement mis en veilleuse, réactivé seulement pour l’hypothétique éventualité d’une déclaration de guerre par le chef de l’Etat.

112On connaît le résultat du vote fameux : 468 voix pour, 80 contre et 20 abstentions ; 57 députés ont refusé la mise à mort de la République, parmi eux : 28 de la SFIO, 3 anciens communistes, un seul rescapé de l’USR, Ramadier, et 25 du centre et de la droite ; parmi les 23 sénateurs opposants figure le seul membre de l’USR, Paul-Boncour l’ami de longue date et 7 socialistes.

113Ainsi le 10 juillet 1940, Ramadier a encore choisi son camp celui de la défense républicaine ; il se retrouve aux côtés de ses camarades socialistes, Auriol, Blum, Moch, Philip, Noguères… et bien loin de Déat qui s’apprête à mettre la France au diapason de l’Allemagne nazie. Qu’était donc pour ces hommes la querelle de 1933 ? Un accident dû aux circonstances, une différence de tempérament entre des individualités plus pragmatiques et d’autres plus doctrinaires ? Mais sur le fond, une même échelle de valeurs, celle de l’humanisme républicain.

114Manquent à l’appel des opposants fermes deux hommes en qui Ramadier a grande confiance : P. Reynaud, mais blessé il a dû quitter Vichy, et Edouard Herriot, président de la Chambre des députés. Serge Berstein qui a fort justement intitulé sa biographie : « Herriot ou la République en personne », reconnaît ne pouvoir expliquer clairement son abstention le 10 juillet ; (bien que les présidents de l’Assemblée et du Sénat s’abstiennent par tradition, Herriot et Jeanneney auraient pu ici voter pour faire pencher la balance) ; mais Reynaud sera arrêté par les Nazis, et Herriot ne pliera jamais devant le gouvernement de Vichy. C’est dire le poids des circonstances mais aussi celui des pressions et de la déroute générale le 10 juillet. Après la proclamation des résultats, Ramadier crie avec d’autres « vive la République ».

115L’importance de la journée du 10 juillet est double et de portée contradictoire :

• Dans l’immédiat, elle donne tout le pouvoir à un homme, ce qui est contraire à l’esprit républicain ; elle consacre ainsi la faillite d’une classe politique qui n’a pas su être à la hauteur de la situation complexe et dangereuse depuis 1930 et qui s’est retrouvée au fond des abîmes en mai-juin 1940. Ce hara-kiri républicain permettra aux adversaires de la « Gueuse », « divinement surpris » de faire triompher pour un temps les valeurs traditionnelles les plus réactionnaires dans un Révolution nationale purificatrice.

• Mais à long terme, les quatre-vingts opposants sauvent l’honneur perdu ! Dans un premier temps certains ont peur d’être les premières victimes du nouveau pouvoir et craignent leur arrestation74 ; Blum confirme ce sentiment en 1945 devant la Haute Cour lors du procès Pétain. L’acte de ces hommes n’en apparaît donc que plus courageux et signifiant. C’est pourquoi, en 1944, ce vote sera une sorte de passeport entre la III^e République et la nouvelle à mettre en place ; qui ne l’aura pas, aura bien du mal à se faire accepter ! A la SFIO tous les députés qui n’ont pas dit non le 10 juillet seront considérés comme exclus du Parti sauf s’ils se sont ensuite rachetés en quelque sorte en participant activement à la Résistance.

116Ce n’est donc pas le moindre des mérites que d’être resté fidèle aux principes les plus fondamentaux au moment où les circonstances semaient la confusion. Ramadier et Paul-Boncour si facilement accusés d’opportunisme tracent ainsi les limites de leur champ politique. Ils réagissent en juristes, en républicains, en parlementaires, et vont jusqu’au bout de leur conviction quels qu’en soient les risques pour leur personne. (Cicéron n’a-t-il pas hanté leurs études !).

117Les historiens ne sont pas d’accord aujourd’hui sur l’interprétation à donner de ces événements. L’historiographie dans son ensemble a expliqué, après la guerre, le vote du 10 juillet surtout par les manœuvres de Laval et la lâcheté des parlementaires affolés par la défaite, et donc a contrario a donné une grande importance au vote des 80 consacré même parfois comme premier acte de Résistance dans l’Hexagone. Des témoignages comme celui de Ramadier écrit pendant la période amère de l’occupation alimentent à l’évidence cette thèse.

118Mais les recherches plus récentes, en particulier celles de R. Paxton75 remettent en question ces interprétations traditionnelles. La responsabilité de Laval n’est pas le phénomène important car d’après lui « une majorité écrasante se ralliait à l’idée de construire un nouveau régime immédiatement, fût-ce sous les yeux des Allemands » ; le déroulement de la séance même du 10 juillet fait apparaître comme vélléitaires les essais d’opposition (Taurines-Badie) que nous avons mentionnés, et c’est « la troupe et non pas la claque de Laval qui réclame un vote immédiat ». Paxton cite de Monzie pour qui les parlementaires n’ont pas été forcés, ils ont « consenti tous abandons de pouvoir et tous sacrifices de liberté dans la conviction que l’ordre nouveau assurerait l’ordre »76. En somme pour Paxton le vote des parlementaires reflète simplement l’état d’esprit général des français, qui applaudissent sans réserves le Maréchal attendant dans le tréfond de leur conscience un régime régénérateur. Ainsi pour Paxton, la France s’est couchée d’elle-même mis à part de Gaulle bien seul à Londres et quelques individus isolés qui quelques mois plus tard feront naître les premiers réseaux de la Résistance.

119Cette thèse qui a le mérite de remettre les pendules à l’heure après trente ans d’une histoire vue au travers du prisme déformant de l’après-guerre, ne réduit pas cependant à néant le témoignage et l’action de Ramadier et des quatre-vingts, car si objectivement leur acte n’a pas toute l’importance que protagonistes et historiens lui ont accordé rétrospectivement, il n’en reste pas moins vrai que le vécu de ces événements fut dramatique, perturbateur et révélateur tout de même de la solidité des individus et de leur capacité de résistance au courant dominant. De ce point de vue, on ne peut être surpris de retrouver des personnalités comme Blum, Paul-Boncour, Ramadier, qui en plusieurs occasions ont déjà fait preuve de leur indépendance. Ainsi se révèle dans les moments graves la capacité de certains hommes politiques à tenir un cap quelles que soient les circonstances, ou au contraire leur incapacité à le faire. Et quoiqu’en dise Paxton, beaucoup des quatre-vingts, tel Ramadier, s’engageront plus avant dans la Résistance, suite logique de leur attitude du 10 juillet, et beaucoup de Français, tels les Aveyronnais, n’adhèreront pas vraiment à la Révolution nationale et à la Collaboration comme nous le verrons.

120En 1940 se tourne une page de l’histoire nationale mais aussi individuelle souvent pour les Français et les hommes politiques. Nous avons suivi le cursus de Ramadier, il l’a parcouru entièrement ; il est maire, conseiller général, député et il fut ministre. Nous avons tenté à travers ses choix politiques de préciser les idées et les principes qui le guident : avant tout la défense de la démocratie parlementaire. Il nous reste à voir concrètement, aux plans local et national, quelle œuvre il a réalisée dans le cadre de ses mandats.

L’œuvre de l’élu : une action sociale patiente et prudente

121Maire d’une cité ouvrière, député socialiste, conseiller général, son action est orientée toute entière versl’amélioration des conditions de vie et de travail du prolétariat et particulièrement des mineurs ; c’est le « député des pauvres ».

Le socialisme municipal

122Ramadier a expliqué lui-même sa conception du rôle de maire. « Le maire se trouve en France dans une situation un peu spéciale, qui n’est comparable ni à celle du maire anglais, ni à celle du bourgmestre allemand. Le premier a une fonction surtout honorifique, le second est intégré à l’administration. Le maire de la commune française est investi par la loi de pouvoirs très étendus, il est le chef de l’administration municipale et décide seul sur la plupart des problèmes : tout relève directement de lui. S’il est élu par le Conseil municipal, il n’est pas responsable devant lui. Le Conseil a sa compétence, comme le maire à la sienne. Une opposition marquée entre les vues de l’un et celles de l’autre finit par provoquer une crise. Le maire qui décide seul, qui est seul responsable, doit donc éviter tout malentendu : il faut qu’il persuade, en tout cas qu’il fasse comprendre, et ne se borne pas à commander. Le plus autoritaire doit être aussi le plus persuasif. Mais rien d’un peu sérieux ne doit lui échapper : il doit orienter toutes les affaires courantes aussi bien que celles de caractère général, et ne rien abandonner complètement aux services administratifs ou techniques »77.

123Le maire est donc le personnage essentiel de l’équipe municipale. Il doit être un chef mais pas un potentat et maîtriser tous les dossiers. Ramadier tiendra tout à fait ce rôle, aidé en cela jusqu’en 1940 par une équipe homogène78.

Une équipe municipale homogène et docile derrière son chef

124De 1919 à 1940 les listes conduites par Ramadier sont élues dans leur totalité. Nous avons déjà analysé leur composition politique et sociologique : ouvrier, commerçants, employés, incrists presque tous à la SFIO, et un représentant fidèle du parti radical-socialiste, Henri Aubert, retraité, ancien combattant, blessé de la Grande Guerre.

125Ramadier est le capitaine respecté de ce navire municipal, régulièrement élu à l’unanimité moins une voix (la sienne probablement).

126Les adjoints sont des appuis sûrs, porte-paroles des forces sociales importantes : secrétaire du syndicat des mineurs comme Mazars puis Rieux, représentant de la classe commerçante comme Tarrisse ou Louis Cayrol, et de l’électorat modéré comme le radical Aubert très populaire. Les relations entre Ramadier et ses conseillers sont empreintes de respect et ceci dès le départ. Un seul conseiller le tutoie, Rieux, surnommé le « préfet » ; les autres le vouvoient y compris ses camarades socialistes, jusqu’à l’intituteur Gervais, pourtant un peu anarchisant et compagnon des premiers jours !79. Ce respect, cette réserve à son égard sont dus certes aux habitudes de l’époque mais aussi à la profonde admiration pour le vaste savoir et la compétence de Ramadier, sans doute aussi à sa personnalité affable mais un peu bourrue. Ce sentiment de déférence transparaît dès la première séance du Conseil municipal, le 21 décembre 1919 dont le compte rendu des délibérations est parsemé d’expressions telles que : Monsieur le Maire dit... lit... annonce... propose... est d’avis de…, ce qui n’était pas le ton des procès-verbaux antérieurs. Bien que les formules s’atténuent par la suite, elles ne disparaissent pas complètement. Les conseillers municipaux donnent l’impression d’être toujours d’accord, il n’y a pas de véritable discussion mais des exposés du maire ou de ses ajoints ; éventuellement des demandes de précision, des remarques complémentaires. C’est une ambiance sereine, un peu ronronnante qui tranche avec celle de l’après-seconde guerre mondiale où le Conseil municipal deviendra un champ de bataille.

127Les marques de respect sont nombreuses, citons par exemple le discours du 2 juillet 1928 du conseiller Fontalba, doyen d’âge qui félicite Ramadier pour son élection à la Chambre : « Ce succès a été la plus juste récompense d’un labeur opiniâtre et d’une propagande méthodique qui ont porté leurs fruits jusque dans les hameaux les plus reculés. Ne ménageant ni votre temps ni votre peine, servi par un talent et une érudition que votre modestie ne parvient pas à dissimuler, vous avez récolté la juste récompense de vos efforts. Au surplus votre bonhomie souriante, votre abord toujours empreint de la plus exquise affabilité ont su attirer sur votre nom, outre les suffrages de principe, bon nombre de voix flottantes fixées par votre sympathie ».

128Le 12 mai 1935, le doyen Marty déclare que la lutte électorale s’est terminée victorieusement, « grâce au pilote admirable qu’a été Monsieur Ramadier », et assure que le Conseil municipal est derrière lui. Les éléments fondamentaux du ramadiérisme apparaissent clairement à travers ces déclarations : compétence, travail, dévouement, ténacité, habileté, gentillesse sont les qualités qui séduisent les conseillers et la majorité des électeurs. Est-ce à dire que les conseillers approuvent toujours sans réserves ? Non, comme le montre l’intervention de Tarrisse le 23 août 1929 qui en début de séance proteste officiellement contre les félicitations adressées au commissaire de police par le Conseil municipal lors de sa réunion précédente à laquelle il était absent ; il renouvelle le 25 décembre son opposition au passage du même commissaire à la classe supérieure ce qui entraîne trop de frais pour la commune ; le 23 novembre 1929, Tarrisse avait eu l’audace de demander le renvoi du vote du budget parce que trop tard communiqué. Tarrisse est la seule « forte tête » du conseil ; gageons qu’il est le seul à concurrencer vraiment Ramadier ; il est conseiller d’arrondissement, adjoint socialiste « de gauche » puisqu’avec les majoritaires du congrès de Tours et brebis égarée un moment à la SFIC. Est-ce à dire aussi que les électeurs votent pour Ramadier les yeux fermés ? Non plus, sauf en 1925 où il arrive en tête de liste et fait le plein de ses voix. Il est plutôt d’ordinaire classé en quatrième position et recule même à la douzaine place en 1935.

129Le Conseil municipal de l’Entre-deux-guerres est composé d’un même noyau de fidèles qui peu à peu vieillissent et dont certains disparaissent à la fin de la période tels Louis Cayrol en août 1936, et Aubert en août 1939. Après la seconde guerre mondiale c’est un Conseil entièrement renouvelé qui entourera Ramadier seul vétéran de cette époque.

130Ce Conseil municipal homogène et docile émet régulièrement des vœux politiques dans la grande tradition socialiste.

Un Conseil municipal qui affiche sa couleur politique

131Le 31 janvier 1920 la ville ainsi que le reste du pays souffre dans son ravitaillement en farine. Le maire a fait des démarches vaines au ministère concerné. Il remercie l’Union des coopératives pour ses efforts de régularisation des marchés et propose une motion dénonçant « les exploiteurs de la crise économique » et les « mercantis ».

132Le 1^er octobre 1921 l’adjoint Mazars secrétaire du syndicat des mineurs propose le vote d’une subvention de 1.000 F pour « aider la Russie éprouvée par la famine ».

133Le Conseiller Clary, mineur de son état, soumet au vote une motion demandant la libération de tous les marins de la Mer Noire. Le vote est unanime, le Conseil salue ensuite l’élection d’André Marty, le mutin, au Conseil municipal de Paris et demande sa libération.

134Le 21 janvier 1923 l’adjoint Mazars proteste contre l’occupation de la Ruhr, désastreuse sur le plan moral et économique ; il faut en revenir pour les réparations, aux solutions de droit dans le cadre de la SDN.

135Le 7 mars 1925, le Conseil adresse « au citoyen Blum, socialiste de Paris, victime des menées et arguties communistes, le témoignage de son ardente sympathie et ses vœux de prompt rétablissement ». Blum est alors victime d’une violente campagne, on le traite de reptile répugnant, de chacal.

136Le 27 juin 1925 un nouveau vœu formule des revendications sociales : assimilation des ouvriers des Ateliers aux mineurs pour les retraites, aboutissement des revendications ouvrières de la Fédération du sous-sol, réalisation rapide des assurances sociales pour tous les travailleurs. Ramadier déclare avoir fait des démarches dans ce sens auprès de diverses personnalités politiques. Les députés Balitrand et Raynaldy ont déposé un projet de résolution pour la première question.

137Le 11 juillet 1926 le Conseil municipal s’élève contre la hausse du prix du pain, souhaite un contrôle de l’Etat, une fixation des prix par département, dénonce la spéculation. Ramadier souligne l’importance de la coopérative boulangère qui par sa concurrence assure le contrôle des prix.

138Le 23 août, à l’occasion du centenaire de la ville, le Conseil adresse aux compagnies minières une demande d’amnistie en faveur des ouvriers révoqués pour fait de grèves.

139Le 19 avril 1931, le Conseil municipal salue la naissance de la République espagnole.

140Le 16 octobre 1939, à la première séance qui suit la déclaration de guerre à l’Allemagne, Ramadier prononce le discours d’ouverture qui insiste sur la nécessité de lutter contre le fascisme, sur l’attachement à la liberté et au droit, et à l’esprit de Versailles.

141En dehors des vœux émis sur des questions politiques précises, le Conseil municipal prend des dispositions qui traduisent la volonté d’un choix politique clair ; par exemple : le 2 mai 1921, il refuse des crédits pour la fête de Jeanne d’Arc ainsi que pour payer les fournitures scolaires aux élèves indigents des écoles libres demandés par l’assemblée des familles de ces écoles ; par ailleurs, il subventionne régulièrement les syndicats locaux CGT et CGTU, syndicat agricole de St Roch, mais aussi la Fédération nationale des instituteurs ; il refuse une aide et un local au Secours rouge car c’est un organisme politique et non professionnel80

142Si nous tentons une interprétation de ces prises de positions politiques, nous pouvons d’abord constater qu’elles sont fréquentes jusqu’en 1931 et rares ensuite.

143Le contenu des vœux et actes politiques est révélateur :

• d’un certain ménagement du parti communiste, sans doute parce que les liens sont encore forts et récents avec les militants, peut être aussi parce qu’en Aveyron, ce courant n’est pas dangereux, et enfin par souci de tolérance.

• des liens étroits avec les syndicats, en particulier la CGT.

• d’une laïcité intransigeante.

• du respect à l’égard de Blum sans doute signe de sa reconnaissance comme leader de la SFIO.

• du soutien au mouvement coopératif pour tempérer les excès du libéralisme.

• enfin de l’urgence d’une protection sociale organisée.

144Après 1931, la seule motion véritable est anodine dans son contenu, et transparaît un certain raidissement à l’égard du PC et de la CGTU qui conserve cependant sa subvention, bien que son attitude ait été qualifiée de « mauvaise » à l’occasion des fêtes du centenaire de la ville81 !

145Donc jusque vers 1930-31, le maire et son Conseil municipal veulent représenter la classe ouvrière et reprennent à leur compte son état d’esprit et ses revendications, ensuite cet engagement semble plus réservé. Faut-il y voir une évolution parallèle à la carrière de l’élu ? Jusqu’en 1928 en effet, bien que maire Ramadier reste avant tout un militant-candidatˇ ! Après 1928, il devient un parlementaire qui se frotte directement aux réalités nationales d’où des choix plus modérés en 1933 et donc la concurrence sur sa gauche du parti communiste dont l’influence s’accroît dans la classe ouvrière. Ainsi au fur et à mesure que l’histoire se déroule et que la carrière de Ramadier se consolide, ses prises de position politiques au Conseil municipal disparaissent. D’organe conquérant, le conseil devient organe de gestion d’une situation acquise. Cependant l’œuvre municipale se poursuit dans la continuité.

Les réalisations du socialisme municipal

146Les commissions municipales ne paraissent pas très actives, aux dires des témoins decazevillois, Ramadier faisait la plus grosse partie du travail seul, aidé par ses deux ou trois adjoints et par le secrétaire de mairie. C’est lui qui préparait le budget, faisait les comptes financiers, s’occupait particulièrement des questions d’enseignement, de la bibliothèque et des dossiers économiques. Il vit plus à Paris qu’à Decazeville où il ne passe que les fins de semaines. Les séances du Conseil municipal ont lieu le plus souvent le dimanche matin. Malgré les bruits malveillants mettant en cause son assiduité, Ramadier est rarement absent (sur 170 séances tenues entre 1920 et 1939, il fut absent 10 fois)

147Divisons l’action municipale en cinq grands domaines : urbanisme et dépenses somptuaires qui sont le lot commun de toute ville, questions économiques, sociales et culturelles qui portent plus spécifiquement la marque des choix politiques et l’estampille socialiste.

1) des travaux d’urbanisme relativement modestes

148En 1919 Decazeville pays noir et pauvre fait triste figure : immeubles et maisons individuelles noircis par la fumée, équipement collectif succinct et inachevé : adduction d’eau, réseau d’égouts, trottoirs, revêtement des rues, cabinets d’aisance publics, éclairage, laissent à désirer. Bref ce qui fait depuis des années déjà le charme et la modernité de la capitale n’est pas encore une réalité decazevilloise ! Il est vrai que la plupart des villes françaises s’équipent lentement ; le « look » des cités et l’environnement sont des préoccupations récentes ; à la SFIO, l’urbanisme social n’intéresse que quelques spécialistes comme A. Thomas et Henri Sellier qui dès 1908 cependant réfléchissent à la question. Gardons-nous donc de jugements par trop anachroniques. A l’époque c’est plutôt par souci de l’hygiène et d’un progrès collectif que les travaux d’urbanisme sont entrepris. Ainsi à Decazeville :

• le réseau des égouts est complété .

• la voirie est améliorée par revêtement des rues principales et réfection des chemins vicinaux.

• l’électricité remplace peu à peu le gaz d’éclairage en ville et équipe également les parties rurale de la commune

• la distribution de l’eau fait l’objet d’études et de travaux. Le réseau de distribution est incomplet et les quartiers élevés ne la reçoivent pas. Si au centre-ville l’eau coule au robinet dans les appartements ou dans les cours d’immeubles, à la périphérie il faut encore s’approvisionner à la fontaine publique du quartier ; ainsi la corvée de l’eau est une source de rencontres et d’échanges fructueux, la « pompe » est le point névralgique du quartier aussi bien pour les adultes que pour les enfants souvent mis à contribution ; mais progrès oblige !... Le 4 décembre 1921 Ramadier fait voter l’achat auprès du service de l’armée de cinq cartes géologiques de la région pour étudier un projet de canalisation et de captation d’eau potable. En 1937, d’importants travaux sont entrepris aux Estaques pour installer des bassins filtrants. Et en 1938, la commune peut distribuer l’eau dans toute la ville.

• Dès 1929, des bains douches publics apportent davantage d’hygiène et de confort aux habitants ; ainsi que des W.C. construits sur les principales places de la ville.

• La commune est aussi le maître d’œuvre de réalisations immobilières nouvelles : les écoles de St Roch et de St Michel et la cité HBM Victor Mazars. Le 15 mars 1920, le Conseil municipal avait demandé la création d’un Office municipal d’Habitations à Bon Marché en raison de la crise du logement. L’Office découlait d’une loi votée en 1912, mais peu utilisée à cause de la guerre ; Ramadier est fort bien informé de cette possibilité puisqu’il fréquente
  A. Thomas qui se passionne avec Sellier pour l’urbanisme social. C’est donc une bonne initiative à la pointe du progrès. Mais la réalisation est bien laborieuse ; il faut attendre la loi Loucheur du 13 juillet 1928 pour obtenir des aides plus substantielles ; ainsi le projet decazevillois est-il soumis en juillet 1928 au Conseil municipal, et l’emprunt nécessaire au financement est-il demandé le 14 avril 1929 seulement. Quatre maisons individuelles de deux logements chacune seront construites dans le quartier du cimetière ; pour honorer la mémoire d’un des grands dirigeants syndicalistes et socialistes locaux, elles porteront le nom de « cité Victor Mazars ». La ville a aussi participé à l’agrandissement ou à l’aménagement de la gare, des abattoirs, de la Maison du peuple et à la réfection du toit de l’église. De 1929 à 35, la municipalité a doté la ville d’un parc des sports, d’un monument aux Morts et agrandi le cimetière.

149Ces travaux d’urbanisme paraissent très modestes comparés aux réalisations ambitieuses et novatrices de certains maires socialistes dont Henri Sellier à Suresnes82.

150Ramadier s’inscrit dans le courant du socialisme réalisateur municipal, mais bien modestement il est vrai, pour ce qui est de l’urbanisme et des logements dont il n’était pas vraiment spécialiste ; en vingt ans, deux écoles et huit logements, c’est peu ; la ville a connu son maximum de population en 1930 ; il y avait alors 749 logements construits avant 1871, 1 316 entre 1871 et 1914 et 605 le seront entre 1915 et 194883. Le patrimoine plutôt ancien ne pouvait-il être amélioré ? Etait-ce une question de moyens ou un choix délibéré ? Les deux probablement, notons cependant que pour une population ouvrière modeste, la préoccupation majeure n’était pas le logement mais le travail et la sécurité devant la maladie et la vieillesse84 : les choix de Ramadier reflètent tout à fait cette réalité.

2) vigilance envers l’évolution économique

151Le Conseil municipal est particulièrement sensible au problème du ravitaillement et de la vie chère, à la santé du commerce local et à l’activité industrielle de la ville.

152Dès la première séance, le 21 décembre 1919, une commission du ravitaillement est constituée, imposée il est vrai par les circonstances particulières dues à la fin de la guerre qui entraîne une certaine inflation et une pénurie. Ramadier pense que la crise sera passagère. Pour éviter d’alimenter l’inflation, il refuse d’augmenter le prix du gaz ; pour régulariser l’approvisionnement en farine, il est intervenu auprès du gouvernement. Ainsi dès son accès aux responsabilités, Ramadier est confronté au problème du ravitaillement dont il fera toujours une priorité et dont il aura la charge pour la nation toute entière en 1944 et 1947. En 1923 la commune attribue des jardins ouvriers très populaires.

153Nous avons déjà vu combien il croyait en la coopération pour résoudre les problèmes de distribution et de prix. Le Conseil municipal compte en son sein, le délégué de l’Union des coopératives du Bassin houiller, Alphonse Caudezaigues en 1919, et à partir de 1925, Julien Vayre fondateur de la boulangerie coopérative, et responsable pour la ville de l’Union des coopérateurs du Rouergue dont le siège est à Decazeville ; fondée en 1908, cette coopérative régionale compte en 1929, 6 500 sociétaires, et 32 points de vente85. Outre cette grosse coopérative, d’autres établissements plus modestes existent aussi : la coopérative ouvrière et paysanne du Combal-St Michel (314 sociétaires), l’Union de Fontvergnes (320), la Boulangerie coopérative (837) ; l’Industrielle fondée en 1910 est la coopérative des employés de la société minière. Le Conseil municipal aide ce mouvement, en accordant par exemple en avril 1928, un bail de location d’un local pour la fondation d’une boucherie ; il subventionne la Fédération nationale des coopératives dont Ramadier est l’avocat. En 1930, le siège social de l’Union des coopérateurs du Rouergue va s’installer à Millau, on ignore pourquoi exactement, car il n’y a pas déclin de l’activité à Decazeville ; sans doute pour mieux coller au secteur géographique qui déborde largement l’Aveyron à l’Est86. Si les coopératives attirent la clientèle ouvrière, elles provoquent la méfiance des petits commerçants ; le score de Julien Vayre aux élections municipales est révélateur du phénomène ; il arrive toujours en queue de liste.

154Le militantisme coopérateur constitue donc pour Ramadier et les socialistes un exercice d’équilibriste ; c’est pourquoi le Conseil municipal est attentif également à la santé du commerce local indépendant.

155Dès 1919, des subventions viennent aider les principales lignes d’autobus qui relient Decazeville aux communes rurales du canton. C’est un élément essentiel de l’organisation de l’espace économique .

156Le 7 février 1926, le Conseil supprime les bureaux d’octroi de Trépalou et du Combal ; les municipalités socialistes pratiquent toutes cette politique en plusieurs étapes à cause de la législation. Enfin, toujours pour favoriser le commerce, une démarche moderniste : la ville est inscrite au Syndicat d’initiative de la Vallée du Lot, et le 1er juillet 1935, une subvention est versée à la Chambre de commerce pour la réalisation d’un film de propagande touristique sur le Rouergue !

157Mais bien sûr pour l’heure, la ville vit essentiellement de ses industries. L’action municipale proprement dite est modeste dans ce domaine, par la force des choses ; en revanche, celle du député et du sous-secrétaire d’Etat à l’Energie s’efforce d’enrayer la crise charbonnière, par des mesure générales87.

158En 1930, la municipalité doit se prononcer, dans le cadre d’une enquête préfectorale, sur l’opportunité de l’installation d’une usine de fabrication d’ammoniaque synthétique et de sulfate d’ammoniaque. Ramadier fait ressortir que cette activité serait génératrice d’emplois mais qu’elle est dangereuse pour la santé, donc qu’il faut l’installer à l’extérieur de la ville ou l’équiper d’appareils empêchant les émanations nuisibles. Cette usine sera installée en pleine ville, et doublée ; créée par la CFD, elle est connue sous le nom d’usine Claude à cause du procédé utilisé à partir du goudron de la houille. Le Conseil se montre inquiet de la pollution du Riou Mort par la même CFD qui déverse des produits toxiques et malodorants. Mais l’écologie n’est pas encore à la mode et la population souhaite avant tout une activité industrielle. Or si les mines résistent bien jusqu’en 1930, la métallurgie est en crise depuis 1928 ; un seul haut-fourneau est maintenu. De 1930 à 1936, mines, métallurgie et chimie régressent régulièrement. La population du Bassin houiller baisse après 1931 de 2 à 3 % par an ; et Decazeville perd 2 845 habitants en cinq ans. Le Conseil municipal constate le 9 janvier 1933 que « l’année qui vient de s’écouler a été très dure pour les travailleurs de tous les pays mais elle a été particulièrement dure pour la classe ouvrière du Bassin houiller ».

159Après 1936, s’amorce une reprise de l’activité avec la menace de guerre et la politique d’armement entreprise par les gouvernements successifs. Un haut-fourneau est remis en activité en 1939 et les ateliers travaillent au montage des petits chars d’assaut Renault88.

160L’activité économique du Bassin a toujours été irrégulière, c’est pourquoi une politique sociale est indispensable ; c’est un axe essentiel de la politique municipale.

3) La politique sociale

161C’est une politique d’assistance aux plus défavorisés, d’amélioration des services publics mais aussi d’aide à l’expression des travailleurs et aux victimes des aléas économiques.

162– l’assistance aux plus démunis, la solidarité.

163La municipalité vient régulièrement en aide par des subventions à des familles nombreuses, aux vieillards et aux infirmes, verse une indemnité aux femmes en couches, paye les frais de séjour à l’hôpital des aliénés de Rodez pour les internés decazevillois. A l’occasion, des aides en nature sont également fournies sous forme de bons de pain ou de distribution de viande aux familles nécessiteuses (comme en 1938 par exemple). L’assistance aux plus démunis était gérée par une institution municipale, le Bureau de Bienfaisance.

164– l’offre de services publics municipaux : santé et loisirs.

165Les organismes de santé assurent une assistance médicale gratuite aux habitants démunis d’assurances sociales, et une surveillance de l’hygiène. L’hospice fut créé en 1898 avec le concours de plusieurs bienfaiteurs89 : Tinel qui donna sa propriété de Trépalou et 90 000 F, la famille de l’ingénieur Cabrol et le député Maruejouls. L’établissement recevait en 1919 une centaine de malades, surtout des vieillards. La municipalité se charge de son entretien et en 1934, crée un service de chirurgie. La CFD avait son propre hôpital pour ses blessés du travail et ses malades (hôpital Deseilligny90).

166Le dispensaire d’hygiène publique installé rue Gambetta joue un rôle essentiel pour populariser les progrès médicaux et lutter contre certains fléaux. Les consultations sont gratuites ; les femmes sont encouragées à venir présenter régulièrement leurs nourrissons qui sont auscultés, pesés, vaccinés ; elles y reçoivent des conseils de diététique et d’hygiène corporelle. La lutte contre la diphtérie et la tuberculose y est un souci constant. Ainsi recule de manière sensible la mortalité infantile et se développe une politique de prévention ; en effet les résultats du recensement de 1921 faisaient apparaître un taux de mortalité infantile élevé dans les villes ouvrières :

Decazeville : 15,5 % des naissances
Aubin : 11,7 %
Millau : 13,3 %
Rodez : 7,9 %
Capdenac : 6,7 %
Villefranche : 9 %91

167La municipalité subventionne également des associations ou établissements spécialisés en dehors de la ville même, comme la fondation pour les aveugles « Valentin Haüy » à Paris, ou le centre anti-cancéreux de Toulouse.

168L’abattoir est aussi un établissement municipal actif puisque Decazeville est un lieu important de foires aux bestiaux. Le règlement, le fonctionnement et la surveillance sanitaire sont assurés par la commune. A l’automne 1935, une vaste campagne de lutte contre le doryphore est entreprise avec les services départementaux. Des affiches, des produits chimiques furent distribués et 246 exploitations agricoles visitées.

169La municipalité offre aussi un service apprécié de la population, celui des pompes funèbres particulièrement bon marché et dont elle a le monopole. Le corbillard municipal, presque toujours celui des pauvres (il existe deux classes pour les funérailles), conduit à travers la ville et au pas du cheval les habitants à leur dernière demeure qui domine leur cité.

170Dans le domaine des loisirs, on peut considérer l’aménagement du terrain de sports comme un service public.

171Ramadier suit de près la création d’une colonie de vacances qui symbolise le sens de son œuvre sociale : faire accéder peu à peu la classe ouvrière aux bienfaits du progrès et aux loisirs, offrir aux enfants du Bassin houiller l’occassion de s’évader de leur univers et avec l’aide de l’instruction peut-être une chance d’améliorer leur condition.

172La colonie de vacances fut créée par l’achat en 1927 d’une propriété située dans le village de Marroule à une quinzaine de kilomètres de Villefranche de Rouergue, en plein causse. Le financement fut assuré, en partie, par le don (20 000 F) du président Herriot enregistré le 7 mars 1925 et promis d’abord à la réalisation d’une crèche ; ce dont fut sans nul doute une heureuse retombée de sa visite de novembre 1924. Le 14 novembre 1932 l’adjoint Louis Cayrol responsable du fonctionnement de la colonie fait un bilan particulièrement détaillé. C’est un véritable morceau d’anthologie ! Le but est bien sûr d’offrir aux enfants des vacances saines, pour une somme modique. C’est pourquoi les aspects matériels tiennent une grande place dans son rapport et révèlent un réel souci de confort et d’hygiène en même temps qu’une auto-satisfaction un peu naïve mais touchante. Entretien des locaux, réfection des matelas de crin, nettoyage des couvertures « exposées au grand air », éclairage électrique complété, installation du téléphone, assurent un cadre confortable et hygiénique aux petits colons. Mais ce n’est pas tout, leur séjour doit être positif quant à leur santé et ce résultat est mesurable par le critère du poids. C’est pourquoi une bascule de précision trône dans le bureau de la directrice et la municipalité exige des pesées à l’arrivée et au départ des enfants. Les résultats sont à la hauteur des efforts déployés : pas un seul malade et tous les enfants prennent du poids ! Des statistiques sont soigneusement dressées. « L’alimentation des enfants a joué le principal rôle dans le résultat. Nous avions eu soin d’abord d’établir un menu pour chaque jour de la semaine afin d’éviter l’improvisation des repas à la dernière minute et pour que l’alimentation fût rationnelle ». Aussi les principes de la diététique sont respectés avec toutefois des entorses dues aux mœurs de l’époque comme l’atteste la présence de « bouillon gras », de civet de lapin et de 40 cl de vin par jour et par personne. « Nous avons veillé personnellement à la fraîcheur et à la qualité des aliments consommés à Marroule, et nous pouvons affirmer qu’ils étaient irréprochables ».

173En 1932 5 « convois » de colons sont partis vers Marroule de juillet au 15 octobre ; 3 de fillettes et 2 de garçons en tout 177 enfants. Ainsi la colonie municipale est-elle une réussite ; elle se complète par la participation financière à un autre établissement de vacances, à Sète au bord de la mer. Bien avant 1936, Decazeville s’est donc offert le luxe d’organiser les vacances des enfants ce qui est loin d’être la loi générale à l’époque.

174– l’aide aux chômeurs et aux sinistrés.

175L’équipe municipale s’efforce de corriger rapidement les effets sociaux des crises économiques, la politique municipale est, de ce point de vue, radicalement transformée après 1920. Le maire précédent Louis Bos et son conseil avaient réfusé de créer un fonds de chômage en janvier 1918 affirmant qu’il y avait du travail en ville et, en février 1919, y avaient été contraints par le préfet pour aider les démobilisés. La municipalité socialiste crée, autant de fois qu’il le faut, un fonds de chômage temporaire, le 6 mars 1921, le 12 mars 1927, le 1er février 1931 ; le 2 septembre 1935 s’ouvre un chantier de chômage qui durera trois ans, avec un emprunt fait à la Caisse autonome des retraites des mineurs. Des chômeurs seront employés à refaire la route d’Agnac classée départementale. L’assistance aux chômeurs se fait donc par allocations (sur cent vingt jours en 1932 par exemple), ou par du travail.

176Le Conseil municipal porte aussi secours aux victimes de catastrophes survenues dans la région mais aussi ailleurs (inondations, accidents miniers...).

177Si la municipalité aide matériellement les travailleurs elle favorise aussi leur organisation syndicale.

178– le soutien à l’activité syndicale.

179Dès la séance du 8 août 1920, le Conseil municipal se prononce pour l’achat et l’aménagement d’une « maison du peuple » c’est-à-dire d’un assez grand local mis à la disposition des syndicats et des associations pour qu’ils y tiennent des réunions ou y organisent des fêtes. Mais la réalisation est laborieuse par suite de la difficulté à trouver un immeuble. L’acquisition en fut faite en 1928, place de Decazes. Ce local abritera les syndicats après la guerre. La municipalité soutient parfois les revendications ouvrières : en août 1930, elle envoie une aide financière aux grévistes de Millau, en novembre à ceux de la verrerie de Penchot, en mars 1935 à nouveau aux Milla vois.

180Le 28 juin 1936 est décidée la pose d’une plaque à la mémoire des victimes du travail, « Mineurs et ouvriers qui pour des salaires dérisoires doivent fournir une somme de travail souvent au-dessus de leurs forces ».

181Si la municipalité défend le prolétariat, comment se comporte-t-elle en tant qu’employeur ?

182– des avantages sociaux aux employés municipaux.

183A la séance du 15 mars 1920 sont fixés le statut des employés municipaux et leurs salaires. L’éventail va de un à cinq (en 1925, le secrétaire général gagne 100 F par mois et une balayeuse 200 F). Le salaire est revalorisé régulièrement en fonction de l’inflation ; certains employés ont un logement gratuit, des indemnités pour cherté de vie sont versées (en 1937 par exemple). En général les municipalités socialistes respectent ce statut et offrent en plus des primes à leurs employés. En mai 1927 est établi un projet de retraite pour le personnel, réellement mis en place en janvier 1928. Donc le personnel municipal, du reste assez peu nombreux à l’époque, est gratifié de salaires modestes mais jouit de la sécurité de l’emploi et de certains avantages sociaux.

184Ramadier a des rapports familiers bien qu’un peu bourrus avec ses employés dont il connaît les situations personnelles. Comment les recrute-t-il ? Y a-t-il clientélisme ? La question est délicate, fait objet de polémiques orales, mais les documents font défaut pour la trancher objectivement ; c’est un problème commun à toutes les municipalités. A Decazeville, ville ouvrière pauvre où l’emploi est parfois précaire, le statut du personnel municipal est enviable car il se rapproche de celui des fonctionnaires ; les solliciteurs sont nombreux ; il est donc raisonnable de penser que les conseillers municipaux favorisent leurs connaissances et rendent des services. Il faut signaler le cas du secrétaire de mairie, M. Bonnafé, militant socialiste millavois avant 1914, recruté par Ramadier en 1919. On peut donc conclure que les employés municipaux sont globalement ramadiéristes et forment une clientèle, sans pour autant affirmer qu’ils le sont tous sans exception.

185Le bilan de la politique sociale est somme toute positif et les Decazevillois ont bénéficié de l’action municipale dont le fleuron est cependant la politique scolaire.

4) Une politique scolaire audacieuse

186Les socialistes depuis le 19e siècle sont convaincus de la nécessité de la connaissance et de l’instruction comme moteur du progrès social. Ils ont approuvé la démocratisation de l’enseignement et l’école de la République qui véhicule cette même idéologie. Ils en sont les meilleurs défenseurs. Mais au-delà de l’école c’est l’accès pour tous à la culture comme élément émancipateur du prolétariat, qui constitue l’objectif essentiel. Ramadier, tout comme Herriot d’ailleurs, croit à la vertu de l’humanisme et à l’école comme moyen de promotion sociale pour les fils et filles des classes ouvrière et paysanne, mais à une école laïque débarrassée des dogmes et dispensant des connaissances scientifiques. Le 26 mai 1923, le Conseil municipal ne vote-t-il pas sur proposition du maire l’achat de 1 500 images sur la vie de Pasteur pour être distribuées aux élèves ?

187Le militant socialiste s’est battu aux côtés des instituteurs pour défendre cet idéal92 ; devenu premier magistrat de la ville, il va promouvoir une politique scolaire et culturelle hardie et relativement rare en son temps : développer les établissements scolaires, les enrichir de nouveaux enseignements, aider matériellement élèves et familles, récompenser les mérites et constituer une bibliothèque municipale de valeur.

188En 1919 les établissements scolaires primaires de la ville se composent d’une école de filles rue Cayrade, d’une école de garçons place de l’Eglise et d’une école maternelle avenue Cabrol. L’enseignement secondaire comprend un collège de garçons dit « cours complémentaire »93 et une « école primaire supérieure » de filles créée en 1909. Ces établissements assurent un enseignement général qui conduit au brevet élémentaire et au brevet d’enseignement primaire supérieur mais aussi des enseignements techniques qui préparent à des métiers (dessin industriel pour les garçons, dactylographie et sténographie pour les filles). Decazeville est dépourvu de lycée. A l’issue de leur scolarité les élèves les plus brillants préparent le concours d’entrée à l’Ecole normale d’instituteurs ou d’institutrices ou continuent leurs études aux lycées de Rodez comme pensionnaires. S’ajoutent à ces établissements ceux des faubourgs, écoles maternelle et primaire de Fontvergnes, école de filles de St Michel et celle de St Roch (filles et garçons). Au total onze établissements scolaires sont à la charge de la municipalité c’est-à-dire huit bâtiments distincts. Notons que les enfants de la bourgeoisie decazevilloise fréquentent les écoles religieuses Sainte-Foy pour les filles et Saint-Eloi pour les garçons, ou mieux encore sont pensionnaires dès la sixième dans les lycées94 ou les établissements privés de Rodez.

189Le patrimoine scolaire est entretenu et accru :

• le 9 janvier 1922 sont décidées l’ouverture de deux classes supplémentaires à l’école Cayrade ainsi que l’installation de bains-douches et d’une salle de cinéma à l’école des garçons.

• le 8 septembre 1924 est adoptée la proposition de réaliser un groupe scolaire à Saint-Roch ; il sera inauguré le 14 juillet 1926 et baptisé école Laromiguière, nom du grand philosophe et juriste, originaire de Livinhac-le-haut, commune voisine.

• le 29 mars 1926, c’est à St Michel qu’on veut construire un autre groupe ; le projet ne sera concrétisé qu’en février 1930 et l’inauguration aura lieu le
  9 décembre 1934.

• en octobre 1927 est proposée la création d’un syndicat intercommunal Decazeville-Aubin-Cransac pour implanter un cours technique à l’école supérieure d’Aubin.

• l’école supérieure de filles est dotée d’un pensionnat, car cette école obtient de très bons résultats et la municipalité veut « faire bénéficier aux conditions les plus économiques les jeunes filles éloignées de notre ville des avantages incontestables que cette école procure à ses élèves »95.

• La gratuité effective des études est une réalité decazevilloise quasi unique en son temps. Les fournitures scolaires essentielles, c’est-à-dire les livres, sont payées par la ville. Chaque élève, dans tous les établissements, reçoit à la rentrée son lot de livres dont il se sert, qu’il entretient et qu’il rend à la fin de l’année scolaire. Les fournitures sont mises en adjudication tous les ans, et ce sont les deux libraires de la ville qui les honorent : Mr Vigroux, membre de la SFIO, franc-maçon et futur adjoint après 1945, et Mr Verdier.

• Le Conseil municipal accorde chaque année plusieurs bourses à des élèves qui poursuivent leurs études au lycée de Rodez ou dans les grandes écoles ; tel est le cas de Jean Fourgous fils d’un ouvrier tourneur aux Ateliers, militant socialiste et ramadiériste. Il était en 1931 boursier d’Etat et la bourse de la commune est venu compléter cette aide insuffisante ; ce pensionnaire du lycée de Rodez a ensuite intégré l’ENA et est devenu administrateur civil à la direction du budget à partir de 1950 ; il fera partie du cabinet Ramadier en 1956-57 en qualité de chargé de mission96 ; tel est l’exemple édifiant qu’appréciaient particulièrement dirigeants socialistes et radicaux : la promotion « des petits » par l’école et l’instruction. Le Conseil municipal récompense aussi plus modestement les élèves méritants par l’attribution de livrets de caisse d’épargne avec un versement de cinq francs dans les années vingt par exemple ; l’épargne est aussi une vertu à cultiver’ ! Un prix de la ville de Decazeville est institué en 1935 pour récompenser le meilleur élève de philosophie du lycée de Rodez (foin des mathématiques ou de la physique !).

• L’enseignement est complété par des œuvres para-scolaires. Le 23 octobre 1933, le conseiller Vayre propose la création d’un patronage laïque dont le but tient en quatre points :

• « 1) assurer un service de garderie pour les élèves des écoles publiques livrés à eux-mêmes le jeudi

• 2) contribuer à maintenir chez les enfants la santé et le développement du corps par des exercices et des jeux au grand air et des promenades à la campagne

• 3) surveiller leur éducation et les soustraire à l’influence néfaste de la rue

• 4) compléter même leur instruction par des causeries, des lectures, des séances de cinéma ».

190Les conseillers sont d’accord pour soutenir toute « œuvre d’humanité, de solidarité, seules capables d’améliorer le bien être des enfants des travailleurs ».

191Cette œuvre scolaire importante est réalisée grâce à la Caisse des écoles organisme municipal créé le 9 juin 1929. Elle est dirigée par le conseiller Antoine Vittonato. Ses fonds proviennent du budget municipal mais aussi de dons divers et du produit des fêtes. Le 23 octobre 1933, Julien Vayre présente ainsi Antoine Vittonato : « le président de la Caisse des écoles est d’une modestie excessive et s’il ne fait pas beaucoup de bruit, il fait beaucoup de bien ».

192Ainsi le Conseil municipal prend-il en main la formation de la jeunesse en suivant le précepte : des esprits sains dans des corps sains ! Toute cette politique scolaire ne se conçoit que dans le cadre de la laïcité. Toute aide aux écoles ou aux élèves de l’enseignement privé est catégoriquement refusée. Sur ce principe, Ramadier jamais ne transigera. C’est pourquoi le journal « l’Union catholique » du 26 avril 1928 s’indigne de ce qu’il fasse cadeau des fournitures scolaires aux enfants polonais et espagnols et les refuse aux petits Français de l’école libre !

193L’accès à la culture doit être aussi favorisé par la lecture à tout âge ; il est donc essentiel qu’existe une riche bibliothèque municipale. C’est l’institution la plus personnelle de Ramadier ; c’est surtout lui qui l’a voulue, qui la constitue, qui la développe consciencieusement. Pour ce dévoreur de livres, cette encyclopédie vivante, il va de soi que c’est un outil indispensable. Le 24 juillet 1919, le maire Louis Bos avait dégagé une somme de 100 F pour organiser une bibliothèque populaire considérant que la loi des huit heures « donne des loisirs à l’ouvrier » ! Mais c’est le 19 février 1921 qu’est prise la décision de sa création véritable. Ramadier demande pour cela des concessions de livres gratuits au ministère de l’Instruction publique. Le 2 mai 1921, le règlement en est approuvé et elle est installée au premier étage de la mairie. En janvier 1925 le bilan est satisfaisant et le Conseil demande encore une subvention. Le 7 mars 1925 le Ministre de l’Instruction est remercié pour un don d’ouvrages. C’est Emile Borel député de l’Aveyron, ami de Ramadier, avec lequel il figurait sur la liste du Cartel des gauches aux dernières législatives ; retombées directes des fonctions gouvernementales d’un élu ! Notons que ces deux humanistes étaient sans nul doute d’accord sur la nécessité des bibliothèques ! Le 20 février 1926, Ramadier signale à ses conseillers municipaux que le préfet remet en question les choix budgétaires et l’urgence de certaines dépenses. Ramadier considère que l’organisation de la bibiothèque est importante or le classement n’en est pas terminé ; il a demandé à Camille Couderc, un compatriote conservateur à la Bibliothèque nationale, l’aide d’un de ses élèves ; d’autre part il est nécessaire d’acheter des meubles car les volumes sont à l’étroit, donc il faut maintenir les sommes prévues.

194Decazeville était ainsi dotée d’une riche bibliothèque dont peut de petites villes pouvaient s’enorgueillir. Le choix des ouvrages opéré par Ramadier lui-même est révélateur de sa culture classique. Toute une pièce est réservée aux œuvres complètes des grands auteurs de l’Antiquité, des 17e et 18e siècles et des livres d’histoire ; une autre pièce recèle les romans populaires du 19e siècle. Les œuvres d’Aristote, Platon, Cicéron ou Salluste ne semblent pas avoir passionné les lecteurs ; elles ont jauni dans l’obscurité et le calme, recouvertes d’une couche de poussière97. En revanche Hugo, Zola, France et Sue ont procuré joie et culture à beaucoup de lecteurs. Décalage combien significatif entre Ramadier, bourgeois pétri de culture classique, et ses concitoyens dont la plupart n’ont connu que l’école primaire ; mais signe aussi d’une volonté de faire partager savoir et culture au plus grand nombre, et investissement à long terme (puisque dès 1960 les étudiants decazevillois devenus plus nombreux en profiteront alors).

195La culture dite populaire s’exprime à Decazeville surtout par des associations que la mairie subventionne. Elles sont anciennes et très vivantes : il s’agit essentiellement de la Lyre, société musicale, de l’Orphéon, chorale, de l’Alerte, société de gymnastique, ce sont les trois plus anciennes fondées en 1900. Le Sporting club en 1912, le Vélo club, les Pescofis (société de pêche) et la Société de boules en 1934 sont venus compléter les activités de loisirs. En 1923, le Conseil municipal refuse de subventionner une société de tir et les scouts, idéologie oblige !

196Les sociétés participent à l’animation de la ville, la Lyre donne des concerts publics (14 juillet) ou intervient dans les cérémonies officielles ; les autres au moment de la fête votive. On a même vu le maire jouer aux boules sans doute pour sacrifier à la publicité98.

197Ramadier est très sensible à la culture proprement rouergate et soutient ses manifestations locales : comité François Fabié (poète rouergat), artistes locaux, Grelh (société occitane qui défend le patois). Une enfant du pays, Emma Calvé, diva célèbre du début du siècle qui voyageait par train spécial aux Etats-Unis, est venue se produire plusieurs fois entre 1920 et 1935 dans sa ville natale, de même que Marthe Stabelli cantatrice à l’Opéra-Comique.

198Comme on peut en juger la politique municipale de Ramadier favorise l’intruction des jeunes porteuse d’avenir car moyen de promotion sociale, mais aussi la culture populaire. En effet la communauté decazevilloise est très soudée et originale puisqu’ouvrière par rapport à l’environnement départemental plutôt rural. Cette communauté exprime régulièrement son identité propre au moment des fêtes, dont la municipalité est l’organisatrice.

5) Les réjouissances et les manifestations collectives

199Bien que la municipalité n’abuse pas des festivités, certaines occasions représentent des temps forts de la vie collective et symbolisent les voies poursuivies.

200Tout d’abord la municipalité ramadiériste a rendu un hommage à Jules Cabrol mort en octobre 1924, militant socialiste, maire d’Aubin, conseiller général et ancien député dont Ramadier était alors le dauphin et s’apprêtait à recueillir l’héritage. Elle participe solennellement à ses obsèques et placera son buste dans la salle du Conseil en 1931.

201Le 9 novembre 1924 Decazeville et son maire ont reçu Edouard Herriot président du Conseil, symbole de la victoire du Cartel des gauches. Au milieu de la foule et de la musique Herriot enthousiaste déclare à ses amis : « c’est le plus beau spectacle que j’aie jamais vu de ma vie ». Ramadier rend hommage « au citoyen Herriot », « au grand maire d’une cité ouvrière », sensible aux aspirations du prolétariat. C’est l’occasion pour Ramadier de s’affirmer socialiste-réalisateur et non pas sectaire et aussi peut être de montrer son introduction dans les allées du pouvoir...

202Le 11 mars 1923, le Conseil municipal vote une subvention à la ville de Carmaux pour élever un buste de Jaurès et le 10 mai 1926 approuve la dépense faite pour placer son portrait dans la salle du Conseil : le grand homme est toujours la référence essentielle.

203En août 1929 une subvention est attribuée au Comité des fêtes à l’occasion du centenaire de la ville qui revêt un certain éclat ; les festivités ont lieu le 25 août.

204En 1934 la ville s’embellit d’un monument aux Morts de la grande guerre, place de l’Eglise, œuvre d’A. Galtier grand prix de Rome et originaire d’Aubin.

205Ainsi le Conseil municipal consacre certaines sommes, modestes toutefois, à des dépenses de prestige à travers lesquelles cependant s’affirment toujours les choix politiques. Mais l’essentiel des réalisations municipales reste bien sûr les actions économiques, sociales et culturelles.

206Les moyens financiers sont très modestes comparés aux facilités actuelles ; Ramadier gère son budget à l’économie, en « père de famille », ne recourant à l’emprunt que par extrême nécessité. Sans entrer dans le détail de l’analyse des budgets municipaux, retenons quelques chiffres pour mesurer quelques ordres de grandeur.

207Budget primitif de 1923 (choix des dépenses) – total des dépenses ordinaires : 543 675 F

208– répartition :

209Le compte administratif de 1924 fait apparaître un excédent de 117 948 F, signe d’une gestion très raisonnable !

210Budget de 1937

211– total des dépenses ordinaires 1 529 458 F

212– répartition

213Une inflation du budget est évidente, résultat de l’inflation monétaire mais aussi strictement budgétaire à cause de certains travaux entrepris qui ont nécessité des emprunts.

214La part du budget consacrée à la solidarité reste inchangée celle consacrée à l’instruction a diminué ; sans doute par nécessité mais aussi peut-être parce que l’essentiel a été fait dans les années vingt, dans ce domaine.

215L’œuvre municipale est conforme à celle des municipalités socialistes. Antonin Poggioli, maire du Bourget et secrétaire général de la Fédération nationale des municipalités socialistes écrivait en 1938 dans l’Almanach édité par la SFIO que malgré la « législation bourgeoise » (qui corsète l’action municipale) il était possible d’agir dans le sens de la solidarité et de l’entraide, de l’établissement de régies prenant en charge les grands services publics et du soutien aux coopératives ; toutes ces réformes favorisant l’émancipation du travailleur.

216Le maire Henri Leduc de Villeneuve St Georges écrivait en 1935 dans un bulletin municipal que son objectif était « de donner à la population des conditions de vie physique et intellectuelle améliorées, d’organiser au mieux la protection de la communauté contre les risques créateurs de misère : maladie, invalidité, vieillesse ». Il citait même le ministre conservateur britannique J. Chamberlain qui affirmait : « en un sens toute entreprise municipale est socialiste... La commune se chargeant alors de procurer à tous ses membres les avantages qui sans son effort auraient été réservés aux seuls riches ». Mais en France la droite semble moins progressiste puisque les détracteurs d’H. Sellier à Suresnes lui reprochent d’avoir construit « des écoles-palaces où l’on crée aux enfants du peuple des besoins de luxe que leur situation sociale ne leur permettra pas plus tard de satisfaire »99.

217Les villes socialistes qui ont fait l’objet d’études ou dont j’ai eu connaissance des plaquettes municipales pour la période, présentent des caractères communs et des différences. Citons plus particulièrement Villeneuve St Georges (21 000 h en 1935), Suresnes (31 000 h en 1936), St Denis, Villeurbane (84 000 h en 1934)100 :

218Comme à Decazeville, une grande importance est accordée partout à l’assistance sociale (chômeurs, vieillards, malades, femmes en couches), à la santé et à l’hygiène (dispensaire, propagande) et à l’instruction (écoles, bibliothèques).

219– Mais certaines municipalités socialistes, plus que d’autres ont eu de grands programmes d’urbanisme. Suresnes et Villeurbanne sont de vrais laboratoires. Non seulement on y construit « des cités modèles »101 (selon l’architecture un peu austère des années 30) mais aussi des usines de retraitement d’ordures ménagères, des piscines, des stades, des théâtres, des places et des squares... Bref tout un environnement moderne et favorable au mieux-être social.

220A côté de ces réalisations audacieuses qui du reste ne concernent pas l’ensemble des villes, celles de Ramadier apparaissent très modestes. Decazeville était certes plus ou moins en crise depuis 1928, mais néanmoins on peut estimer qu’il a sans doute manqué d’imagination et de volonté pour des projets audacieux mais aussi bien sûr de moyens financiers. Cependant les habitants ne le lui reprochent pas, étant eux-mêmes avant 1940 bien loin des préoccupations véritablement urbanistes. Mais avec le recul, force est de constater qu’insidieusement la ville prend un certain retard, qui aggravé par la guerre se révèlera criant dans les années 50, et peut-être alors fatal pour son maire.

L’œuvre du Conseiller général : modération et technicité

221Le succès aux élections cantonales fut pour Ramadier long à venir ; les communes rurales ne lui étaient pas favorables ; candidat malheureux au Conseil d’arrondissement en 1913, et au Conseil général en 1922, il fut élu dans la foulée des législatives de 1928 ; mais si ce mandat fut difficile à conquérir, il le gardera jusqu’au bout et ne connaîtra jamais plus d’échec.

222Dans ses professions de foi, Ramadier insiste sur la défense « des principes de la république et du socialisme », mais aussi sur le caractère administratif de l’Assemblée départementale. En effet cette instance gère un certain nombre de domaines à caractère de service public. Il s’agit surtout de veiller à une bonne répartition financière et d’équiper le département tout entier de certains services indispensables. Si les choix sont en fait plus contingents que proprement politiques, la réalisation de certains travaux confère aux conseillers généraux un certain pouvoir aux yeux de l’électorat. C’est pourquoi le mandat est très sollicité par les élus municipaux qui veulent consolider leur influence et défendre les intérêts de leur commune, mais aussi par les députés et sénateurs qui maîtrisent ainsi mieux leur assise électorale et les élus locaux ; la fonction constitue un maillon du clientélisme. Le cumul des mandats élargit les possibilités d’action d’un élu qu’il est censé rendre plus efficace. Pour un député ou un sénateur l’action parlementaire n’a souvent que peu de retombées directes et immédiates dans sa circonscription alors que la gestion départementale offre les moyens de réalisations plus tangibles. Et à l’inverse, la qualité d’élu national confère au conseiller général une meilleure connaissance des dossiers et des possibilités plus grandes d’intervention au niveau parisien ; à condition toutefois qu’il n’abuse pas de sa fonction prestigieuse, il s’attirerait alors l’animosité des autres conseillers102.

223Le Conseil général est donc un microcosme particulier, celui de l’Aveyron est conforme à l’image dominante (voir le document ci-après) : assemblée de notables âgés, « chambre d’agriculture », fief des formations centristes presque toujours sur-représentées (après 1928, l’Aveyron qui n’a qu’un sénateur radical, Raynaldy, un député, Borel, puis après 1936, plus aucun député centriste compte cependant 18 à 20 conseillers généraux de la famille « républicaine »)103.

224Bien que les campagnes électorales soient plus calmes et moins politisées que celles des autres scrutins, les citoyens se prononcent tout de même pour une étiquette politique. C’est pourquoi Ramadier fut plusieurs fois rejeté par son canton, et que la composition du Conseil général reflète malgré tout la tendance dominante de l’électorat : sur 43 conseillers, l’Aveyron ne compte jamais plus de deux élus de gauche (ceux de Decazeville et d’Aubin), le centre « républicain » et la droite « réactionnaire », selon le classement de la presse locale, se partagent les sièges ; la droite a nettement l’avantage même si comme nous l’avons vu le centre est surreprésenté. Une seule fois, en 1934, le centre et la gauche s’arrogent la moitié des sièges et ont la majorité à une voix près ! Mais en 1937, les citoyens effrayés des audaces du Front populaire se raisaississent et le nombre des élus conservateurs atteint alors son apogée.

225Le carte qui suit reflète la géographie politique départementale : un bassin houiller socialiste, les régions de Millau -St Affrique, Rodez et Villefranche plutôt républicaines, et le reste conservateur. Le Nord-Aveyron devient de plus en plus conservateur tandis que certains cantons peuvent changer de camp au gré des circonstances ou des candidats (Villefranche, Millau, St Affrique notamment). La gauche socialiste n’a fait aucun progrès sur la période et un communiste, Ginestet, remplace à Aubin le socialiste Gervais en 1934. Le président de l’ Assemblée départementale est Joseph Monsservin, sénateur, élu ruthénois quasi inamovible, fils d’Emile Monsservin, sénateur avant 1914, toute une

COMPOSITION POLITIQUE DU CONSEIL GENERAL DE L’AVEYRON (en fonction de l’existence des sources adéquates) (presse ou A.D.)

226Sociologiquement : majorité de professions libérales (notaires, avocat, médecin, vétérinaire), de propriétaires et un chanoine.

227dynastie de notables. La plupart des élus parlementaires siègent dans cette assemblée, la personnalité dominante étant Eugène Raynaldy, député, maire, ministre et sénateur radical104.

228L’Assemblée départementale est donc aux mains de la droite et des modérés et comme elle est le tremplin des élections sénatoriales, le siège de sénateur n’est pas pour les socialistes. Ramadier ne peut en aucune façon le briguer ainsi que le démontrent à l’évidence les chiffres . En 1921 et 1929 la SFIO ne présente du reste aucun candidat. Les électeurs socialistes qui sont une cinquantaine contre 364 radicaux et républicains de gauche et 391 conservateurs (chiffres de 1921) reportent leurs voix sur les personnalités radicales de leur circonscription ou des cantons voisins. Il s’assurent ainsi, en retour, le report des voix républicaines aux législatives. Ce système fonctionne très bien à partir de 1928 et l’on comprend alors toute la signification des « banquets républicains » régulièrement organisés. Ramadier déclare lui-même le 30 octobre 1929 dans « l’Union des gauches » : « Notre Fédération socialiste est fière d’avoir donné à ses délégués sénatoriaux le mot d’ordre de discipline républicaine » (ils ont voté pour Raynaldy) ; en effet dit-il les socialistes refusant leurs voix aux républicains sincères auraient fait élire la réaction qui reste le principal ennemi.

229Aussi Ramadier ne peut-il espérer rien d’autre de l’Assemblée départementale que de bien remplir sa tâche de conseiller général.

230Les principaux dossiers dont le Conseil général à la charge sont :

• l’Assistance publique (Institut de rééducation des jeunes sourds, hospice, asile d’aliénés),

• les bâtiments départementaux (préfecture, évêché, tribunal, prison, caserne, 2 écoles normales),

• les voies de communication,

• les aides sociales et scolaires (bourses, subventions, colonies),

• et la gestion financière de l’ensemble.

231Les études mettent souvent l’accent sur l’incompétence des conseillers généraux dont la plupart, sous les Troisième et Quatrième Républiques en tout cas, ne peuvent saisir l’économie générale d’un budget. C’est pourquoi la gestion du département est en réalité le fait de l’administration préfectorale, et de quelques élus compétents qui dialoguent avec elle105. A l’évidence Ramadier est de ceux-là.

232Dès 1928, il siège à la Commission des finances et en 1936 y ajoute celle des Chemins de fer et transports. Il n’est pas passé semble-t-il par des commissions subalternes comme il est d’usage et comme le fera l’élu communiste Ginestet qui s’en plaint106. Son âge déjà respectable (40 ans), son mandat de maire déjà ancien (10 ans) son titre de député et sa compétence proverbiale en sont sans doute l’explication. La Commission des finances est en effet la plus importante. La préparation du budget entérine les choix principaux. Compétences juridiques et économiques sont nécessaires pour y jouer un rôle réel. Ramadier avait sans nul doute son mot à dire mais il nous est impossible de mesurer son influence. Le dossier principal dont il a la charge tout au long de son mandat est celui de l’asile d’aliénés de Rodez.

233Le conseiller général Ramadier essaie d’aider le maire de Decazeville dans certaines entreprises : classement et réfection des routes (route d’Agnac), subventions aux lignes d’autobus, électrification des campagnes, lutte contre le doryphore (des subventions sont accordées aux agriculteurs pour l’achat d’arséniate de plomb). Mais quelquefois, le maire se voit refuser satisfaction : en mai 1936 après les élections législatives, il demande une subvention de 10 000 F pour la société musicale « la Lyre decazevilloise », en vue d’organiser une grande fête avec concours. Ramadier insiste en montrant qu’une manifestation de trois jours créerait un courant d’activité économique. Il note que ce n’est pas par « la diète que l’on guérira l’anémie du département » qui n’est pas assez ouvert à la circulation et au tourisme. Mais Raynaldy ménageant sans doute les susceptibilités des uns et des autres tranche en invoquant les principes généraux suivis jusque là : pas d’aide pour une festivité.

234Les travaux du Conseil général sont l’occasion de rencontrer amis politiques et alliés : Gervais d’Aubin, Lhez de Villefranche, Maruejouls de Villeneuve, Hild de Najac, Balitrand et Borel du Sud-Aveyron, Raynaldy de Rodez et bien d’autres moins célèbres mais points d’appui dans la circonscription .

235Les séances sont aussi l’occasion de quelques passes d’armes avec les adversaires les plus marqués, Coucoureux et Ginestet après 1934. Mais d’une manière générale, en Aveyron comme ailleurs, les réunions sont courtoises et sans passion ; les intervenants sont presque toujours les mêmes et se répondent : Raynaldy (qui parle bien et beaucoup), Borel, Ramadier, Coucoureux, Ginestet, Iches. Le président Monsservin ouvre les séances et mène les débats. Ainsi le Conseil général est-il une assemblée de notables gérant à l’économie les affaires du département, dans laquelle se détachent cependant, ici assez nettement, l’activité et la présence des personnalités politiques, députés ou sénateurs, anciens ministres ou ministres du centre et de la gauche. La mouche du coche s’est introduite dans cette honorable assemblée en la personne du jeune communiste Ginestet dont les déclarations politiques accueillies avec fatalisme restent cependant modérées par rapport à ce qu’elles seront après 1945.

236Est-ce à dire que les séances du Conseil général ne servent pas de tribune politique ? Non. Certains conseillers du centre ou de la gauche émettent parfois des vœux politiquesˇ : à la session de mai 1929, Ramadier, Gervais et quelques radicaux proposent un vœu souhaitant l’accélération de la Conférence du désarmement à Genève, voté à l’unanimité. A cette même séance Ramadier défend le projet des Assurances sociales pour les agriculteurs dont certains conseillers demandent le report car il entraîne trop de charges. Ramadier explique longuement que la France est un des derniers pays à ne pas avoir de législation sociale pour le monde rural, qu’il faut garantir la sécurité et que c’est un moyen de freiner l’exode rural. C’est donc ici nettement, le socialiste qui parle préoccupé d’atténuer la précarité de la condition de tous les travailleurs. Lors de la seconde session de l’année 1929, une vive altercation se produit au sujet des subventions à attribuer à une école pratique agricole départementale et privée. Ramadier est contre car c’est une école pour la bourgeoisie rurale qui va dans le sens « de la réaction sociale » et pas dans celui de l’agriculture qui nécessiterait une école publique novatrice. Cette intervention est saluée par de vives protestations et Ramadier s’abstient sur ce vote. Là encore, le socialiste reste fidèle à un principe intangible, la laïcité. Cependant au fur et à mesure que le temps passe, le militant Ramadier comme le maire en son Conseil municipal renonce aux déclarations de principe. Il est relayé en cela par le nouvel élu communiste après 1934. Les Conseils généraux donnent rarement lieu à de grandes batailles, on y éviterait même les sujets de division (comme l’école par exemple) ; cependant ils sont parfois l’occasion pour les élus de formuler, sans y croire, les souhaits de leurs concitoyens qui souvent se contenteront de cet acte !

237– En 1936, il devient le grand homme du Conseil que les élus saluent respectueusement. En novembre, le président Monsservin commence son allocution par un hommage appuyé au nouveau membre du gouvernement : « Au membre éminent du cabinet Blum que nous avons l’honneur de compter au nombre de nos collègues, à l’excellent Aveyronnais qu’est Monsieur Ramadier, je demande de dire au gouvernement quel besoin de sécurité, quelle soif de travail ont les populations aveyronnaises. Nous vous félicitons mon cher Ministre et nous nous félicitons de vous voir apporter dans les conseils du gouvernement votre pondération aveyronnaise. Dans l’Olympe de M. Blum vous êtes ce qu’était Vulcain dans celui de Jupiter. Votre royaume de combustibles, charbons, pétrole, essence est chimiquement et socialement le plus inflammable de tous. Permettez-nous de faire confiance à votre dextérité et à votre prudence pour éviter l’étincelle de l’explosion ». Cet hommage d’un homme de droite au ministre du Front populaire, en pleine vague de grèves, révèle l’inquiétude des hommes de l’ordre et en même temps la reconnaissance d’une certaine modération et sagesse au nouveau responsable qui devrait en user à bon escient pour éviter le pire. Le préfet salue plus directemnt « un homme d’une si haute compétence, d’une si grande autorité et dont les qualités d’esprit et de cœur réalisent autour de lui l’unanimité de l’estime et de l’affection ».

238Le 9 mai 1938, le Ministre du Travail est à nouveau accueilli par Monsservin en ces termes : « Mon cher Ministre, puisque vous avez avec votre infatigable activité, trouvé le moyen de venir assister à nos travaux, permettez-moi de vous renouveler les félicitations de l’assemblée. Il y a dans ces compliments la part de fierté, d’amour-propre de la petite patrie de voir l’homme distingué, le plus puissant travailleur que vous êtes, appelé à un ministère aussi important que celui du Travail. Il y a aussi la requête angoissée de la petite patrie, des travailleurs, qui se tournent vers vous, vers vous qui n’êtes plus l’homme d’un parti mais un Français avant tout, protégeant le travail et resserrant la confiance mutuelle ». Tout est dit : reconnaissance des compétences, fierté de voir promu un de ses pairs : l’accès à un statut supérieur, celui de la fonction gouvernementale transcende l’homme de parti qui devient un homme d’Etat responsable des intérêts supérieurs de la nation et à ce titre interlocuteur respecté et reconnu.

239La deuxième session de novembre 1938 s’ouvre par le rapport du nouveau préfet Jean Moulin ; puis le président charge celui-ci de transmettre à Daladier le message suivant : « Les nobles messages de Roosevelt, la sage fermeté de Chamberlain, l’efficace intervention du Duce, la grande voix de la Papauté le patriotisme vigilant du président Daladier surent garder à l’Europe et au monde, à la civilisation toute entière des millions de vies humaines et sauvegarder la paix féconde ». On a compris qu’il s’agit de l’approbation des accords de Munich.

240Jean Moulin répond : « Après ces heures d’angoisse, l’annonce du dénouement de la crise internationale a été saluée dans le monde par un grand soupir de soulagement ». Il poursuit sur la crise économique mais aussi morale de la nation qui s’épuise dans les haines et souhaite le retour de l’esprit civique. Ces paroles de Jean Moulin en 38, sont révélatrices, quand on connaît la suite de l’histoire, de l’état d’esprit de la classe politique à ce moment là : on a certes évité la guerre mais l’inquiétude demeure et on ressent un malaise profond dans le pays. Ramadier personnalité politique et Jean Moulin jeune préfet inconnu du public participent donc ensemble à des séances de travail routinières jusqu’en 1939, attentifs aux événements. Les deux hommes lieront amitié ; il faut dire que la classe politique aveyronnaise avait accueilli ce jeune préfet avec méfiance car il avait la réputation d’être « rouge » ; mais sa gentillesse, son ouverture d’esprit le feront apprécier. Entre le travail à la préfecture, les conseils de révision (dont un à Decazeville), les inaugurations diverses, Jean Moulin parcourt le département en vélo et en touriste ; il apprécie ainsi les gorges du Tarn et la Vallée du Lot107. Moments d’insouciance avant la catastrophe ; Ramadier et Jean Moulin « soulagés » en 1938, feront leur devoir le moment venu repoussant l’esprit de capitulation (Ramadier à Vichy en juillet 1940, et Jean Moulin à Chartres) et s’engageant ensuite plus avant dans la Résistance ; et l’occasion leur sera donnée de se rencontrer à nouveau...

241Nous n’avons pas à exposer ici les travaux du Conseil général qui ne font pas l’objet de cette étude, dans la mesure où l’action de Ramadier ne peut y être prépondérante.

242Résumons seulement les grands axes de la politique départementale qu’il souhaite. Sa préoccupation majeure semble être l’amélioration des communications, point capital pour décloisonner ce département divisé en de nombreux petits pays, mais aussi pour faciliter les échanges entre la ville et la campagne et freiner l’exode rural qui préoccupe à l’évidence les élus en majorité ruraux. L’entretien des chemins départementaux demande davantage de personnel et de crédits ; sur les routes doivent circuler des autobus publics desservant les chefs-lieux de communes et les principales agglomérations, enfin le réseau téléphonique doit être complété et aucun village ne doit rester isolé. Le second domaine d’action du Conseil général doit être l’assistance publique et plus particulièrement la lutte contre la tuberculose qui fait des ravages ; il manque un sanatorium pour les femmes (il n’existe que celui d’Engayresque pour les hommes), et un service hospitalier spécialisé, à Decazeville notamment.

243Ainsi Ramadier soutient au Conseil général les initiatives qui sont particulièrement chères aux socialistes : aides sociales, enseignement public, électrification des campagnes, adduction d’eau, réseau routier.

244Si le mandat de conseiller général renforce l’assise locale, introduit son titulaire dans le « club » des personnalités politiques du département, le prestige est véritablement donné par le mandat parlementaire.

Un parlementaire actif et compétent

245La réputation d’un parlementaire s’établit en fonction de son travail législatif mais aussi, et peut-être surtout pour l’opinion, par la place qu’il tient dans l’hémicycle.

Situation de Ramadier à la Chambre.

246On a coutume de repérer parmi les 4 à 500 députés qui composent depuis 1871, notre Chambre législative, les quelques personnalités qui émergent de la masse des élus dont les compétences se résument souvent aux problèmes locaux et que les joutes oratoires effraient ou desservent. Les ténors de l’auguste assemblée sont en fait peu nombreux, font figure de leaders politiques et de chefs de file des groupes parlementaires. Pour émerger de l’hémicycle il faut une solide assise électorale qui donne de l’assurance et la perspective de la durée, des compétences juridiques qui permettent de se repérer dans le maquis des articles de loi, une capacité de travail telle que la réponse aux multiples sollicitations soit possible, un certain talent oratoire ou pour le moins un esprit d’à propos pour affronter les mêlées verbales, et enfin la connaissance et l’adhésion à la mécanique parlementaire pour s’y trouver à l’aise et y jouer un rôle lors des votes importants ou lors des crises.

247Assez rapidement Ramadier va, semble-t-il, devenir un député remarqué par ses pairs en raison justement de ces qualités qu’il possède. En effet dès 1928, l’air respectable du nouvel élu de quarante ans et la pertinence de sa première intervention ont fait que le président Poincaré lui-même daignera lui répondre en personne108 ; or c’était « un bleu » qui aurait pu s’attirer la réponse faite en d’autres temps par le président Floquet à un jeune intervenant intrépide : « Pardon Monsieur, on n’entre pas ici (à la tribune) comme dans un moulin »109. Un journaliste anonyme, dans un article conservé dans les archives Ramadier sous forme de coupure de presse, a dressé un portrait révélateur de l’image du député de l’Aveyron parmi ses pairs ; c’est à l’occasion de son entrée au gouvernement Blum. « Ramadier est, de façon certaine, une des plus indiscutables recrues de M. Léon Blum. Entendez par là que ne sont discutables ni sa parfaite honnêteté, ni sa parfaite compétence en toutes matières dont il accepte de parler. Bénédictin social, juriste des temps nouveaux, il est peut-être le seul coopérateur français averti de la diversité des problèmes que pose le développement des institutions coopératives dans l’hostilité de nos vieilles lois. Psychologue, Ramadier sait la mesure des individus et des équipes, les réflexes de la sagesse paysanne et de la solidarité ouvrière, le dessous des cartes du parti et des congrès : c’est un idéologue qui n’a rien d’un astrologue ». Ce « petit croquis » (titre de l’article) brosse bien le portrait du parlementaire que sera Ramadier pendant toute sa carrière : honnête, compétent, brillant juriste, ayant l’intelligence des situations et des hommes.

248Le dictionnaire des parlementaires le présente comme un personnage pittoresque, travailleur acharné, sobre, fin lettré, familier de Babeuf comme de St Augustin, au tempérament conciliateur et à l’esprit empirique. Le portrait est ainsi tracé, une certaine légende va se répandre dans les couloirs du Palais Bourbon et parvenir jusque dans la circonscription où les électeurs ravis n’hésiteront pas à en rajouter. Dès les années 30, Ramadier sans être un animateur de la Chambre, n’est pas toutefois un parlementaire anonyme ; il tient une certaine place au Parlement en raison de ses compétences, et au groupe socialiste parce que très proche de Paul-Boncour et Renaudel, principaux opposants du chef de file Léon Blum110, et d’ailleurs davantage représentatifs du groupe en fin de compte.

249Il mène la vie de tous les députés, à cela près que son élection n’a rien changé de son mode de vie. En effet nous avons déjà vu que dès 1910, Ramadier mène une double vie : professionnelle à Paris et militante en Aveyron en fin de semaine. Il fut probablement l’usager le plus assidu de la ligne de chemin de fer Paris-Capdenac ! Il habite avec sa famille, un appartement au 248 faubourg St Martin dont il est propriétaire, et à Decazeville un autre appartement rue Cayrade dont il est locataire. Monsieur le député, maire et Conseiller général vient exercer ses fonctions locales le samedi et le dimanche. Il voyage assis dans un coin de compartiment et travaille une partie de la nuit. Parfois les parlementaires aveyronnais amis ou adversaires se retrouvent dans le même compartiment et discutent courtoisement111.

250En effet, en dehors des périodes électorales et des débats, les députés forment une classe solidaire, une sorte de club qui a ses usages et ses mœurs112. Ramadier fait partie du groupe sociologiquement dominant, celui des hommes de loi c’est-à-dire avocats, notaires et avoués (132) ; et aussi de celui des porteurs de barbe, que l’on rencontre sur tous les bancs. André Guérin distingue sur le « trombinoscope » les barbes révolutionnaires, radicales, les tailles méridionales comme celles de Ramadier et de Bedouce, et d’autres carrément à l’antique comme celle du célèbre Marius Escartefigue député du Var. L’apparence physique des députés joue un grand rôle dans la fixation de leur image qui les identifie pour toujours. Ainsi, barbiche, lunettes rondes et lourdeur de la silhouette sont les attributs essentiels du député de l’Aveyron.

251Ramadier est, nous l’avons vu, solidement implanté dans sa criconscription, réélu constamment sans difficulté. Ce n’est donc pas un député « voyageur » pour qui l’essentiel est la présence au Palais Bourbon et qui cherche avant tout l’élection et non pas l’enracinement local ; dans ce cas c’est souvent un leader politique que les électeurs reconnaissent partout et investissent pour son rôle national ; tels furent Briand, Barrés, Blum, Déat, Tardieu, Doumer et bien d’autres. Ramadier sera avant tout le porte-parole d’un terroir et d’une classe sociale (mineurs et ouvriers métallurgistes).

252Il est inscrit au groupe socialiste jusqu’en 1933 puis socialiste de France et enfin à l’U.S.R. dont il est le trésorier. La législature de 1932 à 36 compte 17 groupes, celle de 1936, 12 ; socialistes et radicaux forment les groupes les plus importants. Après 1933, le PSDF vient grossir les rangs déjà nombreux des formations centristes, charnières fragiles des majorités gouvernementales et viviers de ministrables. Le groupe parlementaire étiquette celui qui en fait partie, le soutient dans ses interventions, il a des représentants dans les commissions de travail, en fonction de son importance numérique. Les députés du même groupe se concertent pour harmoniser leur vote, l’autorité du chef de file s’exerce dans les moments délicats ; l’idéal étant que les députés représentant les partis politiques, en respectent toujours les principes et les décisions. Mais les députés représentent aussi les électeurs et sont parfois de fortes personnalités d’où les nombreux conflits entre parti et groupe parlementaire correspondant, au moment de certains votes. Le meilleur exemple en ce qui concerne Ramadier est le problème du vote des crédits militaires en 1932 et 33113. Si les élus centristes jouissent d’une totale liberté en ce domaine, les partis de gauche socialiste et communiste, se montrent sourcilleux et intransigeants d’où les nombreuses exclusions chez les socialistes et pour Ramadier, le passage du groupe socialiste à l’USR. Plus les difficultés s’amoncellent dans les années 30, plus les conflits entre parti et groupe parlementaire sont nombreux parce que la contradiction se fait grande entre idéologie et réalités ; le bouquet final étant la triste séance du 10 juillet 1940 déjà analysée. Les groupes parlementaires sont la structure politique de l’assemblée, les commissions en sont celle du travail. Une vingtaine préparent les dossiers et avant 1940, taillent et découpent hardiment dans les projets ministériels. La commission des Finances par exemple est un véritable gouvernement bis, dirigée de 1925 à 36 par Louis Jean Malvy, secondé par des députés radicaux (dont Emile Borel) ; on connaît au Sénat le rôle symétrique du redoutable Joseph Caillaux tombeur de ministères. Ainsi les ministres passent mais les députés demeurent et les dossiers restent aux mains des commissions. La confection des lois est donc un métier, et le « poste de rapporteur général pèse assurément plus qu’aucun autre » écrit A. Guérin114.

253En ce temps là, le pouvoir est bien entre les mains du Parlement. Les députés se répartissent dans les diverses commissions, nommés par leur groupe suivant leurs compétences ou les nécessités de la représentation politique. On note une hiérarchie dans les commissions : au sommet, celle des Finances, ensuite celles des Affaires étrangères, de l’Armée, de l’Aéronautique, de la Marine militaire, dont les membres sont tenus au secret le plus absolu, puis la cohorte des multiples commissions spécialisées, de F Hygiène aux Boissons en passant par le Travail, la Réforme de l’Etat, etc...

254Ramadier fera partie des commissions de la Législation civile et criminelle dès 1928, des Mines, de la Réforme de l’Etat en 1934, et pendant deux ans, de 1934 à 36, de celle des Finances ; enfin de la commission d’enquête sur les événements du 6 février 1934. Son travail parlementaire est interrompu en juin 1936 par ses activités gouvernementales jusqu’en août 1938.

Ses travaux parlementaires115

255Ils se matérialisent par des rapports et des propositions de lois dans le cadre des commissions dont il fait partie. Nous nous bornerons à retenir l’essentiel, notre compétence n’allant pas jusqu’à pouvoir en apprécier véritablement le fond.

1) – Législation civile et criminelle

256Sa formation de juriste, sa réputation de grande compétence déjà bien établie en ce domaine, sa spécialisation dans la coopération (il est un des avocats de la Fédération nationale des coopératives de consommation) expliquent sans doute sa présence dès 1928 à cette commission qui absorbe pour sa première législature l’essentiel de ses travaux. Dès le 28 juin 1928, le nouveau député dépose avec son ami Vincent Auriol, une proposition de loi tendant à la réévaluation des immobilisations commerciales, le 8 novembre une autre concernant la saisie, et le 11 juillet 1932, une sur la coopération. Nous n’avons pas relevé d’autres propositions de loi personnelles.

257Ramadier travaille dans le cadre de la commission et rapporte en son nom sur de multiples points. Des propositions de lois sont en effet déposées par des radicaux ou des socialistes (Augagneur – Moch) tendant à limiter certains privilèges acquis, à mieux contrôler la gestion des sociétés et à protéger l’épargne.

258Ramadier accomplit dans cette commission un gros travail juridique conforme à sa formation et à son goût. Il devient à la Chambre un grand spécialiste du droit et qui connaît à fond certains sujets.

2) – La commission de la Réforme de l’Etat

259Il n’est pas étonnant d’y retrouver Ramadier pour sa seconde législature puisque les néo-socialistes font des réformes institutionnelles un point central de leur programme. Il n’est pas non plus surprenant de l’entendre rapporter sur un projet de loi Paul-Boncour relatif à l’organisation du Conseil national économique (le 7 juin et le 5 juillet 1934), dont il fait partie depuis 1925, puisque l’intégration des agents économiques dans les structures de l’Etat était l’axe essentiel des réformes envisagées par néo-socialistes, Jeunes Turcs et planistes. Le CNE créé en 1924 par le gouvernement de Cartel est « une grande assemblée des syndicats apte à conseiller les Pouvoirs publics sur les problèmes de la production et des échanges, et de lui transmettre après les avoir coordonnés les vœux de la France laborieuse »116 ; on est certes loin de l’Etat corporatif imaginé par Déat, néanmoins le CNE est la tentative de fournir au gouvernement libéral un instrument pour mieux connaître et apprécier les besoins économiques et sociaux et peut être après 1933 le moyen de sortir de la crise.

260Le 31 janvier 1935, Ramadier présente un avis sur le projet de loi fixant les conditions dans lesquelles des accords professionnels peuvent être rendus obligatoires en période de crise, tentative pour instaurer des procédures d’arbitrage. C’est en somme une récidive pour faire avancer l’adoption d’une disposition à laquelle il croit depuis longtemps : en juillet 1929 (ministère Poincaré), la Chambre avait voté un projet de loi organisant la conciliation et l’arbitrage dans les conflits du travail mais le Sénat l’avait repoussé ; en novembre 1933, Ramadier avait écrit au ministre du Travail pour qu’il reprenne le dossier117. Nous avons vu que sous-secrétaire d’Etat puis ministre il sera le « Grand arbitre » !

261La commission de la Réforme de l’Etat, véritable serpent de mer, est le symbole des interrogations mais aussi de l’impuissance de la classe politique des années 30.

3) – La commission des Finances

262Ramadier y prend place dans sa seconde législature, au nom de l’USR. Il est chargé des pensions civiles et militaires, dossier modeste mais sensible puisqu’il touche les Anciens Combattants.

263En 1938, Ramadier proposera une allocation aux Vieux travailleurs qui lui vaudra les protestations des syndicats agricoles du Plateau Central118 mais l’approbation du cardinal Verdier qui dans un article assimile audacieusement le vieux travailleur à un Ancien combattant ! Ramadier, député, a donc le souci de lutter contre la précarité du sort des plus démunis, tout comme il le fait dans sa commune.

4) – Commission extra-parlementaire de l’électricité

264Elle fonctionne en 1934-35, chargée d’étudier la distribution de l’électricité. Le futur sous-secrétaire d’Etat à l’Energie se familiarise déjà avec le dossier ; en tant que maire et conseiller général, il connaît bien les problèmes de l’électrification des communes rurales. La commission étudie le projet de loi instituant un Conseil supérieur de l’électricité auprès du ministère des Travaux publics, composé de parlementaires, d’administrateurs et de consommateurs. Un cahier des charges est dressé pour la concession par un syndicat de communes d’une distribution publique d’énergie.

265La puissance publique est ainsi amenée à intervenir dans le domaine de l’énergie, elle le fait depuis 1914 pour le pétrole, le Front populaire accentuera la tendance, les nationalisations couleront de source en 1945 ; et l’on retrouve toujours Ramadier sur le chemin.

5) – Ramadier, député des mineurs.

266Une des tâches essentielles du député est la défense des intérêts de ses électeurs. Ramadier, député socialiste du Pays noir se doit de défendre avant tout la mine et les mineurs. Le fait-il ? Il apparaît que oui, et de plusieurs façons.

267Tout d’abord, il siège à la commission des Mines ce qui lui permet de connaître précisément la situation économique et sociale des bassins houillers. En tant que législateur, il œuvre pour des avancées sociales générales. Son ami Albert Thomas, président du BIT et ancien député de Carmaux a fait adopter en 1931 à Genève une convention sur le travail dans les mines (semaine de 48 heures et 8 heures par jour) soumise à ratification des Etats ; le 16 septembre 1932, le gouvernement Herriot présente le projet de loi qui est accepté par la Chambre du Cartel dont Ramadier soutient la formule. Il s’intéresse tout particulièrement aux retraites nécessaires pour réduire à jamais un facteur de misère sociale et dont toutes les catégories de travailleurs ne jouissent pas encore. Mais les forçats de la terre nombreux et organisés ont depuis 1894 conquis ce droit essentiel.

268Ramadier connaît la législation dans le détail, il a récapitulé de sa main l’ensemble des lois depuis cette date119 ; retenons les trois essentielles : celle du 29 juin 1894 qui institue les Caisses de secours et de retraites des ouvriers mineurs, celle du 2 avril 1906 qui introduit la participation à ces caisses des délégués mineurs à la sécurité ; celle du 25 février 1914 qui améliore le système en créant la Caisse autonome de retraite des ouvriers mineurs. De très nombreuses lois intermédiaires augmentent régulièrement le taux des pensions. A cause de la crise et du chômage qui sévit, Ramadier propose une modification de la loi qui accorderait un avancement de l’âge de la retraite à 50 ans pour les mineurs ayant trente ans de travail, elle fut votée par la Chambre en 1936.

269Ramadier se révèle un des meilleurs spécialistes de la question charbonnière parce qu’il est membre de la Commission des mines, député-maire d’un pays noir, ami des dirigeants cégétistes de la Fédération du sous-sol (notamment Pierre Vigne) et parce que selon son habitude il étudie à fond le dossier ; celui-ci lui tenant particulièrement à cœur, il le creusera et essaiera d’agir120.

270Il prend tout d’abord la mesure de l’ampleur de la crise charbonnière et de ses conséquences : la crise économique mondiale réduisant la production industrielle a provoqué une baisse de la consommation d’énergie, qui touche essentiellement les mines de houille ; de plus, elle agit comme un révélateur de la cherté du charbon français. En effet l’énergie produite par le pétrole ou l’eau est d’un meilleur prix, de même que le sont les charbons importés, allemands, polonais ou anglais. Il y a du reste en Europe une guerre du charbon et les pratiques de dumping sont courantes.

271Face à la perte des débouchés, les Compagnies minières ont donc procédé à une réduction massive des effectifs, à un important chômage partiel, à une baisse considérable des salaires. Mais Ramadier estime, chiffres à l’appui, que seuls les salariés ont fait les frais de la crise car les dividendes versés aux actionnaires sont restés confortables. Or, selon lui, cette politique est égoïste, dangereuse et à courte vue : d’abord parce qu’elle plonge 300 000 ouvriers dans la misère et au bord de la révolte (qui n’est pas souhaitable) et ensuite parce qu’elle hypothèque l’avenir (en déstabilisant le régime des retraites mais aussi en compromettant la reprise de la production par dévalorisation de ce dur métier).

272Ramadier intervient donc plusieurs fois en commission et à la Chambre pour dénoncer cette politique, condamner le libéralisme économique dans ce domaine, demander l’intervention de l’Etat et une entente internationale. C’est pourquoi en novembre 1932, la Commission le désigne comme rapporteur d’un projet créant un Office du charbon, souhaité par la CGT et dont elle a discuté lors de son congrès de Decazeville de 1932. Un conseil, composé de patrons, ouvriers, élus des deux Chambres, membres du CNE et de personnalités choisies par différents ministères, aurait pour tâche de centraliser tous les renseignements permettant de faire un état juste de la situation de chaque compagnie, et de proposer des prix de vente, des tarifs de transport et le montant du salaire minimum des ouvriers ; certaines mines aux conditions d’extraction plus difficiles pourraient être protégées. Le projet fut refusé en bloc par le patronat. Ramadier se replie alors sur des propositions plus modestes pour organiser le marché et pour contrôler les prix de vente ; et en août 1936, devenu sous-secrétaire d’Etat à l’Energie il fera voter ces dispositions et entreprendre une grande enquête121 : Ramadier est donc un réformiste qui compte sur l’Etat pour protéger les intérêts des travailleurs mais aussi l’avenir économique du pays.

273Député du pays noir decazevillois, il est attentif à l’activité économique locale et sert d’intermédiaire, si besoin est, entre la CFD et le gouvernement. Le 1er octobre 1928, le Directeur général de la CFD écrit au nouveau député de l’Aveyron pour l’informer des incertitudes qui pèsent sur les débouchés de l’usine d’ammoniaque liquide ; la poudrerie d’Angoulême, principal client, fait faux bond ; le directeur suggère de lui faire rencontrer un spécialiste du problème de l’ammoniaque ainsi qu’un représentant de la CFD ; ce qui est fait. Du coup, Ramadier comme à l’habitude accumule un gros dossier sur l’industrie de l’azote et de l’ammoniaque, en devient sans doute un des spécialistes, et intervient auprès du ministre de la guerre concerné122.

274Il fait ressortir que l’activité de l’usine Claude est indispensable à la région qui a perdu 1.000 ouvriers en 1927 par suite de la fermeture d’une mine et des aciéries. D’autre part il montre au ministre l’intérêt stratégique de conserver un approvisionnement national, auprès d’une usine que sa position géographique met à l’abri de tout risque d’invasion.

275Il rappelle que pendant la guerre de 1914-18, le service des poudres a pu apprécier l’importance du Bassin houiller de l’Aveyron. Il reçoit une réponse et un rendez-vous probablement du directeur des Poudres qui le tutoie123. L’usine continuera sa production. Mais nouvelle alerte le 30 juin 1933 du directeur Mr de Mijolla qui suggère un nouveau débouché, non plus les explosifs dont le marché est saturé mais les engrais c’est-à-dire la fabrication des nitrates. Ramadier communique la note remise par la CFD au président du Conseil. Tant bien que mal l’usine poursuivra son activité jusqu’après la seconde guerre mondiale. Ramadier sert donc d’intermédiaire entre le patronat et le gouvernement dont les membres quels qu’ils soient connaissent son sérieux et sa compétence.

6) – La commission d’enquête sur les événements du 6 février 1934 : néosocialiste mais pas fasciste !124

276Les incidents du 6 février, qui selon certains ont failli jeter bas la République, font l’objet d’une enquête parlementaire pour en apprécier le déroulement, le nombre des victimes et désigner les coupables. Le néo-socialiste Ramadier n’est donc pas pris pour un apprenti fasciste. Les parlementaires prennent connaissance des rapports de police qui consignent les manifestations à Paris depuis le 4 janvier 1934 et qui notent leurs trajets, le nombre des participants, les slogans.

277Ramadier ne semble pas avoir exagéré le danger fasciste en France à ce moment là mais plutôt considéré le 6 février comme une crise d’extrême-droite traditionnelle ²⁷⁶.

278« Notre pays sait ce qu’il doit à la République, il sait que la souveraineté populaire et la liberté de penser sont les conditions du progrès social. Nous défendrons ce patrimoine chèrement acquis contre toutes les attaques »125. La conviction démocratique est nette et impérative.

279L’activité parlementaire de Ramadier s’avère donc importante de 1928 à 1936. Il utilise ses compétences de juriste et s’efforce de faire voter des lois sociales. Il est au Parlement comme un poisson dans l’eau. Familier des textes les plus difficiles et des procédures, travailleur et patient il est prêt à assumer de la même façon les fonctions gouvernementales ne comprenant pas que les démocrates hésitent quand la République est menacée. Ce parlementaire consciencieux sera donc ministre du Front populaire.

280L’action de l’homme politique, de l’élu local et national, se révèle d’une grande homogénéité. Trois axes essentiels la structurent :

• celui de la protection sociale des travailleurs, urgente à l’époque pour lutter contre la précarité de leur condition ; le combat pour les assurances sociales et les retraites est essentiel pour la CGT et la CGTU ; il provoque les réticences du patronat et de la droite libérale ; seules les forces « progressistes » du centre-gauche jusqu’à l’extrême gauche le soutiennent. Ramadier mène ce combat au niveau municipal (établit une retraite pour les employés municipaux, assure une assistance aux plus démunis), au sein du Conseil général (soutient l’idée d’une retraite paysanne) et enfin au Parlement (où il va jusqu’à proposer une retraite des vieux Travailleurs126).

• celui de la prise en compte de la parole syndicale et la recherche du compromis au travers du dialogue social organisé. Etroitement lié aux militants syndicaux locaux et nationaux, il a en tant que gouvernant favorisé les procédures de conciliation. Pour mieux défendre les intérêts de la classe ouvrière, il milite aussi pour une économie sociale, devient le spécialiste des coopératives de consommation, disciple d’Albert Thomas et ami d’Edgard Milhaud, théoricien de l’économie collective. Il déclare lui-même : « Pendant trente ans, je suis ainsi resté le juriste du mouvement coopératif (de 1913 à 1936). J’ai participé, surtout pendant les dix premières années à toutes les activités coopératives ; secrétaire de la Fédération parisienne, membre du Conseil central, plus tard délégué à l’Alliance coopérative. J’ai consulté, j’ai plaidé, j’ai fait des conférences, j’ai couru la France pour visiter les sociétés. J’ai vécu intensément la vie coopérative, jusqu’à ce que la politique me prenne tout entier »127.

• enfin celui de la politique énergétique, domaine économique qui fait vivre en grande partie son électorat ; comme son prédécesseur le député Cabrol, et ses confrères des régions Nord, Pas de Calais et Lorraine, il est un député des mineurs au Parlement bataillant pour améliorer les conditions de travail et de vie de cette catégorie essentielle qui assure le « pain » à l’industrie. Comme député puis Secrétaire d’Etat à l’Energie, il pressent le futur rôle de l’électricité et du pétrole et s’efforce de tirer l’industrie charbonnière de la crise en préconisant l’intervention de l’Etat comme régulateur économique.

281Si l’on ajoute à cette action essentiellement sociale, la défense du régime parlementaire (Rassemblement populaire, 10 juillet 1940), il est clair que Ramadier a avant tout une pratique social-démocrate à l’image des socialistes Scandinaves, ou allemands avant 1933 ou des travaillistes anglais. Catalogué de ce fait dans le courant droitier du socialisme, on peut constater chez cet élu une assez grande adéquation entre les paroles et les actes. Il fait partie des socialistes réalisateurs qui ne comptent pas forcément sur le « Grand Soir » pour construire la société idéale, dont du reste ils doutent de la possible existence ! « Pourquoi Marx, écrit Ramadier, a-t-il laissé apparaître dans son œuvre cette foi dans une rénovation de l’humanité qui marquerait le point final de l’évolution ? On ne peut admettre que l’humanité s’arrête en un point final : ce serait sa mort »...128.

282C’est un pragmatique et non un dogmatique.

283« J’ai renoncé a-t-il écrit aux déclarations famboyantes qui enthousiasmaient mes premières années, pour attacher plus de prix à la vie économique à son cours prosaïque, à ses progrès matériels »129.

284Objet des sarcasmes des communistes et de la gauche du parti socialiste SFIO, Ramadier comme Renaudel ou d’autres satisfont néanmoins un large électorat populaire qui va des salariés aux classes moyennes indépendantes. En jouant cette carte très tôt il a réussi à se constituer un fief électoral dont il nous reste à mettre en valeur les structures.

Le système Ramadier

285De simple militant socialiste, Ramadier est devenu peu à peu le candidat officiel de ce parti s’assurant ainsi le soutien des électeurs de gauche ; ses choix politiques, ses thèmes de propagande, sa personnalité ont contribué à élargir sa base électorale en captant les voix de la mouvance radicale de la circonscription de Villefranche de Rouergue.

286Après 1919, Ramadier bénéficie de relais efficaces qui popularisent son action et véhiculent une certaine image ; ils forment autour de lui une véritable toile, tout un réseau de communication avec les électeurs.

287De militant il est devenu élu et personnalité politique, référence dans la circonscription, le département et même au Parlement. Son action répond aux attentes de ses électeurs qui lui renouvellent régulièrement leur confiance. Il a donc fait de cette circonscription un fief personnel.

288Essayons de tisser la toile en reprenant, sans les développer puisque déjà étudiés, les divers éléments constitutifs.

Les bases sociales

289Rappelons que le milieu decazevillois est composé d’une majorité d’ouvriers (mineurs et métallurgistes) et de petits commerçants et artisans ; c’est la base la plus solide. En dehors de la ville les soutiens fidèles sont les ouvriers (du canton d’Aubin et de Capdenac notamment), les enseignants dont un certain nombre adhèrent à la SFIO, les commerçants et petits notables locaux gagnés à la mouvance radicale (par exemple à Villefranche de Rouergue)130.

290Les milieux hostiles sont une grande partie de la paysannerie et la bourgeoisie terrienne, soutenues par le clergé, évêque en tête ²⁸².

291Nous avons déjà vu que deux sociétés cohabitaient assez difficilement en Aveyron, ouvrière et paysanne.

292Mais les milieux réceptifs aux idées progressistes sont structurés par de multiples organisations qu’à des titres divers, Ramadier va pénétrer, constituant autant de relais électoraux et tout un réseau d’influence.

Les relais

Les relais institutionnels

1) – Les partis politiques

293Ils constituent les principaux relais car ils diffusent les choix idéologiques et sont un vivier de militants pour d’autres organisations. C’est pourquoi distinguons d’emblée la mouvance socialiste et la mouvance radicale (voir schéma).

294– La SFIO est la « maison-mère » du système. Elle a nourri Ramadier en son sein, le parraine et lui assure l’infrastructure propagandiste ; nous avons apprécié sa force dynamique jusqu’en 1920, sa relative léthargie ensuite, puis sa période orpheline après 1933 quand Ramadier l’abandonne131. Il occupe officiellement une place de militant plus que de dirigeant : il n’a jamais été secrétaire de section ou de fédération. Ramadier ne cherche pas à faire carrière dans le parti ; il se situe en effet presque toujours dans les courants minoritaires (avant 1914, il est jauressien alors que localement le guesdisme domine plutôt, après 1920, il soutient le courant Renaudel). Ce n’est pas un homme d’appareil comme Paul Faure ou plus tard Guy Mollet ; le parti est pour lui un cadre de réflexion et d’action collectives nécessaire mais à qui on ne peut sacrifier ses convictions les plus sincères : c’est pourquoi par deux fois il dit non à la tendance majoritaire (1920 et 1933).

295Cependant le militantisme, à quelque niveau qu’il se situe, crée des liens amicaux solides, et Ramadier depuis longtemps peut compter sur un noyau de fidèles dans le Bassin houiller’ : Gervais, Mazars, Rives, Rieux, Vayre. La plupart le suivront au PSDF qui nous l’avons vu ne sera pas vraiment un relais efficace mais les électeurs socialistes continueront à voter pour lui132. Le parti socialiste est avant tout un vivier d’hommes sûrs qui innervent tout un réseau social. Ils forment l’équipe de Ramadier (schéma).

296– Le parti radical-socialiste

297C’est le partenaire traditionnel des socialistes à l’occasion des grandes batailles démocratiques. Plutôt intransigeant sur les alliances, avant 1914, Ramadier par conviction et par intérêt électoraliste joue ensuite la carte du Cartel des gauches ; son assise s’en trouve renforcée.

298Ce bénéfice électoral fut avant tout obtenu par des liens personnels et amicaux noués avec d’éminentes personnalités radicales. En effet ce parti peu structuré est sensible aux individualités et aux clientèles. Ramadier adulte devient l’ami de son ancien maître, Bertrand Siman apôtre du radicalisme aveyronnais avant 1920, de Georges Subervie directeur du « Courrier de l’Aveyron » ; dans la circoncription même il gagne la confiance des radicaux villefranchois comme Bernard Lhez, et à Decazeville celle d’Henri Aubert leur représentant133. Ces hommes influencent tout un électorat modéré et animent des sociétés de pensée : franc-maçonnerie et libre pensée ; se retrouvent dans cette mouvance des maires ou notables républicains que Ramadier visite régulièrement et qui remportent des victoires aux élections cantonales134.

299En raison de la configuration géo-politique départementale, radicaux et socialistes se rendent la politesse suivant les élections : aux législatives, les voix radicales se portent sur le candidat socialiste susceptible d’être élu dans la circonscription de Villefranche ; aux cantonales et sénatoriales, les chances socialistes étant faibles, les électeurs socialistes soutiennent les candidats radicaux.

300Notons que l’influence radicale s’effrite dans l’ensemble du département, alors que se fortifie la position de Ramadier, suivant le principe des vases communicants vérifié pour la période à l’échelle nationale135.

2)-Les syndicats

301Les liens de Ramadier avec les organisations syndicales sont anciens, étroits et durables.

302– la CGT

303Très tôt, il s’intéresse au monde syndical car « il y avait dans ce milieu une fermentation d’idées où je me délassais de la sécheresse marxiste... Ce mélange de liberté et d’organisation répondait à mon individualisme instinctif et au goût de l’effort constructif »136. A Paris, il fait très tôt la connaissance des dirigeants de la CGT ; il sera l’ami de Léon Jouhaux, de P. Vigne et de Barthuel secrétaire de la Fédération du sous-sol et originaire de l’Aveyron. Dans le Bassin houiller, il fait office de conseiller juridique des syndicats, assiste à leur congrès, y joue un rôle137 ; les dirigeants CGT locaux sont ses fidèles amis, Mazars puis Rieux pour les mineurs, Rives pour les métallurgistes. Ces deux branches de la CGT encadrent la population ouvrière du Bassin. La CGTU n’a qu’une faible audience avant 1940.

304– le syndicat des instituteurs

305A l’origine de la création du syndicat en 1912 comme conseiller juridique amical138, Ramadier milite pour l’école laïque aux côtés de Gervais, l’un des fondateurs et secrétaire. Gervais, tenté par les majoritaires du congrès de Tours, regagnera rapidement la SFIO. Dans les années 30, le relais sera pris peu à peu par René Rouquette, jeune enseignant et militant socialiste. Gervais et Rouquette suivent Ramadier au PSDF.

306Le maire de Decazeville peaufine la politique scolaire, non seulement par intérêt mais par conviction profonde comme nous l’avons vu ; c’est donc un des meilleurs soutiens de l’école laïque.

307De la fréquentation du milieu syndical, Ramadier tire une bonne connaissance de sa base électorale, en particulier ouvrière : « J’en ai conservé le respect de l’instinct ouvrier et la volonté de comprendre ses réflexes, même d’apparence incohérente. C’est sans doute par là que je suis resté le plus profondément socialiste »139 ; aveu d’importance et clé pour comprendre le rayonnement de Ramadier dans les couches populaires au moins jusqu’en 1940, et ses choix politiques des années 30.

3) – Les coopératives

308Ramadier s’est très tôt intéressé aussi au mouvement coopératif comme une bonne partie des socialistes avant 1914 ; à côté d’Albert Thomas, il prend part au développement de ce mouvement non seulement dans le principe mais dans l’action : il devient adhérent d’une coopérative du 5e arrondissement de Paris mais surtout secrétaire de la fédération parisienne des coopératives de 1916 à 1919, membre du Conseil supérieur de la coopération jusqu’en 1940, président du Comité parlementaire de la coopération, l’un des fondateurs et professeurs de l’Ecole coopérative. Ses travaux sur la législation coopérative font autorité, ses interventions dans les congrès très appréciées140. Cette compétence lui assure un certain rayonnement au Parlement.

309Au plan local, il favorise l’activité coopérative ; avant 1940, elle est prospère ; la plupart des familles ouvrières y adhèrent. C’est un puissant relais pour le socialisme car c’est un acte militant. Julien Vayre, responsable coopérateur, est un fidèle du maire toujours présent sur la liste municipale ; il anime des assemblées générales toujours très fréquentées.

4) – Les associations

310Elles structurent la société autant que les partis politiques. Ce sont des lieux de sociabilité inter-milieux. Des militants de divers horizons se rencontrent dans des sociétés de pensée ; beaucoup de citoyens sans engagement partisan adhèrent, eux, à des sociétés de loisirs.

311– les sociétés de pensée

312• La franc-maçonnerie : Ramadier adhère à la loge ruthénoise dès 1913 puis à celle de Villefranche ; fréquentées surtout par des hommes du centre, les loges lui procurent amitiés et appuis radicaux (Siman – Lhez)141. Elles réunissent socialistes (Gervais – Rieux) et radicaux autour des grands thèmes de la défense républicaine.

313• La Libre-pensée : avant et après 1914, les libres-penseurs sont actifs et déterminés autour de l’axe essentiel de l’anticléricalisme et du rationalisme, ils rassemblent des hommes du centre jusqu’à l’extrême-gauche. Abraham, Douziech, Tarrisse en sont les animateurs dans le Bassin ; ils touchent ainsi le milieu commerçant.

314• La Ligue de l’enseignement ; fondée en 1866 par Jean Macé pour favoriser le développement de l’instruction primaire, a constitué peu à peu un vaste réseau d’œuvres, autour de l’Ecole laïque. Devenue en 1925, la Confédération générale des œuvres laïques, elle est aux mains de militants syndicaux, de franc-maçons, de libres-penseurs. Ses ramifications atteignent toutes les communes142.

315• Les Jeunesses laïques et républicaines existent dans le Bassin143 ; ce sont des viviers pour les partis socialiste et radical.

316– les sociétés populaires

317Ce sont essentiellement les associations de loisirs musicales et sportives qui organisent le temps libre des Decazevillois. Ce ne sont pas vraiment des associations municipales mais peu s’en faut : en effet elles reçoivent des subventions de la mairie qui opère un choix144 ; elles participent à la vie collective lors des grandes manifestations citadines, organisées presque toujours autour du maire. Des militants socialistes, des conseillers municipaux en sont membres.

318Le Comité des fêtes rassemble plus particulièrement les commerçants ; il reçoit aussi des subventions du Conseil municipal et a la charge du succès de la fête votive, grand moment de la vie decazevilloise qui mobilise toute la population et constitue une trêve sociale : les classes populaires dépensent plus que de coutume et s’amusent, les commerçants font de bonnes affaires ; on oublie les querelles de clocher et Ramadier honore de sa présence les temps forts de la fête.

319Le Grelh Rouergat, société de félibres, dirigée par l’instituteur Henri Mouly défend la culture et la langue occitanes. Ramadier ami de Mouly en est membre ; il reçoit des poèmes ou des textes en patois, participe à des manifestations culturelles, soutient les artistes locaux (il fera souvent par exemple l’éloge du peintre Eugène Viala peu compris). Ramadier est imprégné de culture rouergate, il comprend le patois et peut le parler à l’occasion145. C’est un élément fondamental qui enracine solidement l’élu dans le milieu populaire qui s’exprime rarement en français jusqu’en 1945. On ne peut que souligner ce sens des racines, à une époque où la bourgeoisie intellectuelle s’intéresse peu, voire méprise les cultures régionales. L’élu ici comprend et apprécie la culture de ses électeurs qui n’est pas tout à fait la sienne. Ramadier est certes un « Monsieur » mais il parle patois146.

5)-La presse

320Ce média essentiel de la communication entre les hommes ne l’est pas vraiment pour Ramadier. C’est un relais secondaire ; la presse socialiste a du mal à subsister et n’est donc qu’épisodique ; il n’a pas les moyens de diffuser un journal, « Le Progrès de l’Aveyron » dont il est un des fondateurs ne vivra que cinq ans sans être vraiment lu. Il a accès aux organes radicaux, surtout « Le Courrier » qui rayonne dans le département en milieur urbain, et « Le Narrateur » ou « L’Union des Gauches » dans le Villefranchois. Il n’écrit pas dans « La Dépêche de Toulouse ». « Le Populaire » n’est lu que par quelques militants. La plume de Ramadier est féconde mais elle alimente surtout les pensées des militants socialistes ou radicaux et les polémiques des adversaires de gauche ou de droite.

321Par ces divers canaux, Ramadier atteint les différentes couches sociales de son électorat, par sa présence directe ou par l’intermédiaire de fidèles. Il a avec ces différents relais des liens institutionnels ou personnels. Il est au centre d’une toile dont les fils s’entremêlent (schéma).

322Mais la plupart des électeurs ne sont ni militants, ni adhérents d’une association. Beaucoup sont avant tout sensibles aux thèmes de propagande qui constituent aussi, à notre sens, des relais politiques essentiels.

Des thèmes de propagande mobilisateurs et unificateurs

323La synthèse des professions de foi du candidat aux diverses élections fait apparaître quelques grands thèmes permanents qui entraînent à l’époque l’adhésion des couches populaires salariées ou indépendantes et d’une partie des classes moyennes147.

3241) – la défense de la République est incontestablement le premier thème qui unit à la base les électeurs socialistes toujours jauressiens au fond de l’âme et les radicaux piliers du régime. « Républicain convaincu, je voudrais assurer non seulement l’existence de la Constitution républicaine mais la pénétration de l’esprit républicain dans la masse profonde de nos institutions » car « nous trouvons encore mille coins où se réfugie le vieil esprit conservateur, méfiant, individualiste et stérile »148. « Notre pays sait ce qu’il doit à la République, il sait que la souveraineté populaire et la liberté de pensée sont les conditions du progrès social »149.

325En Aveyron les forces du passé encore puissantes cimentent la détermination de leurs opposants du centre à l’extrême-gauche.

3262) – la laïcité et l’instruction

327« Notre première tâche est de consolider les bases sur lesquelles repose tout l’édifice démocratique et tout d’abord la liberté de pensée. La conscience de chaque citoyen doit être protégée par la puissance publique contre toute les contraintes. L’Etat ne peut jouer impartialement ce rôle de garant que s’il reste au dessus de toutes les controverses idéologiques et religieuses : sa laïcité absolue est la condition primordiale de la liberté » ³⁰².

328« L’enseignement populaire est aussi nécessaire à la garantie du régime démocratique qu’à l’exercice normal des droits individuels »150. Pour ce faire il faut instituer l’école unique et laïque dont le but est de « former la raison, d’éveiller l’esprit critique, d’initier l’enfant aux méthodes de la science, d’affiner son goût » ³⁰². L’idéal positiviste et progressiste qui a inspiré Jules Ferry et nourri des générations est largement partagé par le prolétariat et les classes moyennes : liberté et savoir seront les émancipateurs de l’homme ; syndicats, partis, sociétés de pensée diffusent cet idéal et combattent les forces cléricales. Ramadier est sur ce point intransigeant et réalisateur local.

3293) – la justice et le progrès social

330« Nous voulons que la classe ouvrière soit garantie contre l’insécurité par les assurances sociales... Les paysans et les artisans ne peuvent être tenus en dehors de cet effort. Ils ont droit au bénéfice de toutes les réformes : notamment la loi sur les assurances sociales doit leur être appliquée »151.

331La journée de 8 heures, l’égalité des salaires masculins et féminins, la défense et l’extension du droit syndical, la ratification des grandes conventions internationales du Travail, l’institution de jurys paritaires pour régler les conflits sont les revendications essentielles de la CGT reprises par Ramadier. Le milieu ouvrier y adhère entièrement^v ; au Parlement le député œuvre dans ce sens, ses amitiés connues avec Jouhaux et Barthuel rehaussent son prestige et renforcent la confiance.

332« Le prolétarait incertain du lendemain doit trouver dans ceux en qui il place sa confiance l’aide indispensable. En accord avec les organisations syndicales, je me suis toujours efforcé de seconder leurs efforts »152 ; un député au service des travailleurs.

3334) – une organisation économique plus démocratique, la protection des petits contre les gros.

334« L’effort d’organisation économique doit être démocratique. Il doit consolider la situation du petit producteur menacée par la croissance du commerce et de l’industrie capitalistes. Tout en restant maîtres de leurs terres et de leurs instruments de travail, le paysan et l’artisan doivent être mis à même de perfectionner leurs exploitations. L’Etat doit apprendre la nécessité de l’effort collectif et aider les associations agricoles et artisanales »153. « Dans le domaine industriel une réorganisation s’impose pour remédier au désordre créé par la concurrence des entreprises et leur développement irrégulier... C’est par une baisse des prix et par une hausse des salaires que l’amélioration technique contribue au bien-être général. Nous demandons le développement entre ouvriers et patrons des contrats collectifs... Nous voulons l’institution du contrôle ouvrier et la participation des travailleurs à la gestion des entreprises 154.

335Ramadier prône donc l’intervention de l’Etat comme régulateur de l’économie ; en effet les ennemis sont « la haute finance », les trusts et les cartels qui manœuvrent contre les intérêts de la nation. Si droit syndical et coopératives soulèvent la crainte des classes moyennes indépendantes et des paysans, il est bien entendu qu’il s’agit par cela de se protéger des « gros ». « Le capitalisme dominateur prive les uns et les autres du fruit de leurs travaux. Nous voulons autant qu’il est en notre pouvoir empêcher l’exploitation de ceux qui travaillent par les maîtres des gros capitaux »155 ; analyse partagée par bon nombre de radicaux156.

5) – La paix, « le bien suprême »

336Liberté et progrès social ne peuvent s’obtenir que dans la paix. « Ce n’est pas dans le renforcement de l’armée que nous trouverons la garantie nécessaire de l’indépendance nationale et de la tranquillité internationale. Une puissance militaire apte à l’offensive isolerait la France au milieu d’une atmosphère de défiance ; elle nous conduirait à une politique de prestige dangereuse pour la paix. L’armée ne doit avoir qu’un rôle défensif ; elle doit être dépouillée de tout esprit agressif par la réduction du service militaire et la pénétration de l’esprit démocratique. C’est dans l’organisation internationale des peuples que l’on trouvera la véritable sécurité »157. Pacifisme et recours à la SDN sont les sentiments dominants. Notons cependant que, les dangers menaçant, Ramadier votera dès 1932 les crédits militaires et aura l’honnêteté de le faire savoir158, tout en comptant sur les négociations internationales pour protéger la paix.

337Tous ces thèmes trouvent un écho dans la population decazevilloise et dans la circonscription. Ramadier parle à l’ensemble de ses électeurs, en concluant ainsi une profession de foi ³⁰⁹. « Le parti socialiste organe politique de la classe ouvrière trahirait les intérêts de ceux dont il exprime les aspirations et défend les intérêts, s’il les isolait au sein de la Nation. Il mène le combat contre le capitalisme, non contre les paysans, les artisans ou les petits commerçants : les intérêts de ceux-ci également menacés par la main mise de la finance sur l’Etat doivent les rapprocher du prolétariat et non les y opposer ». C’est donc l’union des gauches qui assurera le progrès social.

338Ramadier opère une synthèse entre République et Socialisme : « Républicain je ne puis accepter que la souveraineté populaire soit dépossédée par une oligarchie financière. Socialiste je ne puis admettre que le capitalisme s’élève au dessus des lois et domine l’Etat ». Il peut ainsi conclure : « Vive la République démocratique et sociale ».

339Si au plan national et au niveau théorique la formule est loin d’aller d’elle-même159, localement son électorat y adhère sincèrement et la comprend, car Decazeville et les villes du Bassin en tout cas sont de petites républiques sociales160.

L’image

340Assez tôt, nous l’avons vu, Ramadier devient une personnalité pour ses camarades. Une fois élu maire, sa popularité grandit encore, il devient l’homme de Decazeville autour duquel se construit peu à peu une image d’abord à partir de ses qualités intellectuelles puis de son aspect physique. Cette image, véhiculée par son équipe de fidèles, s’enrichira au cours du temps de multiples anecdotes et Ramadier deviendra un personnage très pittoresque après 1944. Mais déjà avant 1940, quelques contours peuvent être tracés à partir de témoignages écrits de l’époque (discours, presse) ou rétrospectifs . Laissons donc parler la rumeur populaire :

1) – Savoir et compétence

341Dès 1912-13, les connaissances juridiques du jeune avocat militant sont mises en valeur161 et plus tard sa compétence dans la gestion administrative. Ces deux qualités qui se complètent constituent l’essentiel de l’aura qui entoure Ramadier et qui le place loin, même très loin devant ses concitoyens, mais qui les fascine. Ramadier est un intellectuel, un homme qui sait, un être cultivé qui entend le latin162, qui connaît toutes les lois, une véritable bibliothèque ambulante ! Rien ne le prend au dépourvu ; c’est une référence que l’on peut consulter facilement et l’on ne s’en prive pas ! Syndicalistes, coopérateurs, commerçants, enseignants, maires et conseillers généraux font appel à lui pour des consultations juridiques gratuites ! C’est donc un élu utile et solidement armé pour guider le citoyen ou la collectivité à travers le maquis législatif souvent ressenti comme hostile. La compétence et le savoir de Ramadier à eux seuls, justifieraient en somme son mandat de député ; c’est un homme de l’art ! Le prestige est indéniable, à la fois auprès des électeurs et de ses pairs. Ces qualités que nous savons réelles ne lui seront du reste jamais contestées.

2) – Modération mais convictions

342Ramadier, socialiste, pacifiste et anticlérical a tout d’abord fait figure de dangereux extrémiste pour le milieu conservateur aveyronnais avant 1914 ; mais après 1920 ses positions apparaissent plus modérées puisqu’il n’est pas bolchevik ! Le spectre de la Révolution qu’il ne prône pas, de la collectivisation qu’il ne défend pas, sont autant de craintes écartées ; les électeurs centristes apprécieront cette modération.

343Cependant c’est un homme de conviction que certains jugeront même, et pour toujours, sectaire ou pour le moins têtu. Il est intransigeant sur la république parlementaire et sur la laïcité c’est-à-dire anticlérical sans faiblesse ; il ne se compromet pas dans des alliances politiques douteuses et refuse obstinément tous crédits à l’école libre. L’hostilité des milieux catholiques est grande, mais la rumeur populaire rapporte que malgré tout, il respecte la religion : il lui arrive d’assister à des offices catholiques à l’occasion d’obsèques de membres de sa famille ou d’amis très proches, il garde alors une attitude passive mais digne et s’incline devant le crucifix ; d’autre part lors de ses déplacements dans le département et même en campagne électorale, il n’hésite pas à entrer dans les chapelles ou les églises dont il est féru, en grand connaisseur d’architecture. On raconte même avec émerveillement qu’il est capable de vous expliquer dans le moindre détail la signification du tympan roman de Conques ! Anticlérical donc mais pas anti-religieux, la nuance est importante . Il est indéniable que dans son électorat figure une frange de catholiques pratiquants, de la ville ou de l’arrondissement, séduits par les qualités du maire qui n’est pas un antéchrist !

344Sa lutte pour l’amélioration de la condition ouvrière est tenace et tangible. Ses ennemis l’ont traité de « député des pauvres », ce qui est en fait un compliment. Mais il parle plus d’avancées patientes que de grand chambardement : est-il un socialiste mou ? ou modérément socialiste ? disons plus exactement un socialiste modéré qui tient toujours la barre vers l’horizon de l’égalité sociale mais sans précipitation, ni démagogie.

345Ainsi cette alliance entre des convictions orthodoxes et un comportement modéré permet de rassembler électeurs socialistes, radicaux et même centristes.

3) – L’homme du terroir

346Venu de Rodez mais passant une grande partie de son temps à Paris, Ramadier est néanmoins le symbole du Rouergat ; élément essentiel de la reconnaissance, de l’identification de l’élu par ses électeurs et de son adoption.

347Sa silhouette massive en constitue le premier élément : son physique, lourd, malhabile même jeune, donne au personnage un poids et une mesure dans la démarche qui suscitent le respect mais aussi qui évoquent une lenteur dite paysanne, signe peut-être d’un penchant pour la méditation donc gage de sagesse, toute à l’opposé d’une précipitation et d’une vivacité jugées légères. Ses attitudes parfois d’assoupissement réel ou feint (?), pendant les réunions, surprennent mais émerveillent quand on sait qu’elles se terminent par de fines réparties toujours à propos.

348De puissantes colères contreparties de la modération habituelle font l’objet d’histoires qu’on se raconte et sont le signe d’une certaine autorité, voire d’un entêtement qui n’est pas impopulaire.

349De plus on dit que Ramadier « compte ses sous », on parle d’une petite bourse plutôt vide qu’il extirpe du fond de ses poches pour payer « sa tournée » dans les cafés163. Enfin, il est habillé sans ostentation et sans recherche ; bref on lui attribue les vertus de la sagesse paysanne, de la solidité et de la prudence rouergate.

350Mais il est aussi un homme du terroir par sa culture ; nous avons déjà vu qu’il connaissait le patois, qu’il appréciait les productions artistiques régionales mais ses concitoyens lui sont surtout reconnaissants de sa voracité alimentaire qui devient proverbiale, signe d’une bonne santé164 ; et preuve aussi que cet érudit ne refuse pas les joies simples et matérielles partagées par le commun des mortels. La popularité est à son comble quand on sait qu’il raffole de toutes les spécialités aveyronnaises et particulièrement de celles du Bassin houiller. On raconte qu’il est capable de manger sans parler des plats entiers de stockfish ou « estofis », signe de reconnaissance incontesté des habitants des cantons d’Aubin-Decazeville et particulièrement des ouvriers165, mais aussi des plats d’œufs à la neige, des éclairs au chocolat...

351Après ces séances « de grande bouffe », il reste un ou deux jours sans manger ; ce rythme insolite donne lieu à de multiples commentaires et à beaucoup d’étonnement ; mais il est finalement jugé sympathique car perçu comme le signe d’une force de la nature mais aussi de l’existence d’un brin de fantaisie chez ce personnage plutôt austère (un peu comme, chez Herriot, l’organisation assez bohême de sa vie intime)166.

352Cet homme bien de chez nous peut se rencontrer facilement ; il assiste à de multiples réunions et manifestations ; on peut aussi « venir lui parler » à la mairie ou chez lui ; sa femme introduit les visiteurs parfois intimidés, ils sont reçus dans un bureau encombré de livres, par un élu en pantoufles et tirant sur sa pipe.

353Ramadier suscite le respect en raison de ses qualités intellectuelles qui impressionnent mais aussi par son allure imposante. On l’appelle Monsieur, et une seule personne le tutoierait (Rieux) ; il est gentil mais un peu bourru167.

354Ses amis d’abord, puis ensuite la rumeur, diffusent tous les éléments du portrait de leur élu. Cette image peu à peu dessinée devient un moyen médiatique essentiel car elle établit un lien quasi-sentimental entre l’élu et ses électeurs qui l’identifient comme l’un des leurs mais en même temps comme un guide par ses qualités intellectuelles. Cette image consolide ses positions, elle est un des éléments fondamentaux du ramadiérisme, un lien affectif qui peut être résistera le plus longtemps, y compris par delà la mort. Elle contribue à fidéliser un électorat.

355Mais cet électorat qui a investi Ramadier de plusieurs mandats attend de lui en retour de nombreux services.

La réciprocité des soutiens

356Les électeurs et même les autres citoyens attendent de leur élu qu’il défende les intérêts collectifs et qu’il plaide des dossiers spécifiques auprès de l’administration centrale ou préfectorale. Les votes du député en faveur des retraites, des mesures sociales, de l’activité minière satisfont les habitants du Bassin. Les votes proprement politiques ont moins de résonance ; c’est une loi générale168 ; la querelle de la participation au gouvernement, le néo-socialisme alimentent les arguments des adversaires de droite et de gauche mais ébranlent peu l’électorat qui semble laisser au plan national une certaine liberté d’action au député . On ne compte plus les innombrables distorsions entre positions locales et parlementaires (Caillaux, Barthou par exemple). Notons que Ramadier offre en la matière l’exemple d’une assez grande cohérence : pour une alliance avec les radicaux à la base comme au sommet et pour une œuvre réformatrice.

357Mais les citoyens attendent aussi de nombreux services personnels. Les études abondent sur le rôle d’intercesseur des élus qui sont à la charnière des circuits de décision parisiens et des intérêts provinciaux : maires ruraux, conseillers généraux et simples particuliers s’adressent au député pour faire avancer un dossier administratif. Son action sera efficace s’il sait s’adresser lui-même au ministre responsable ou à un haut fonctionnaire compétent. Mais quelquefois l’administration se montre récalcitrante : en janvier 1933, le député-maire écrit au ministre des Travaux publics pour lui communiquer les plaintes des agriculteurs de Montbazens au sujet du mauvais goudronnage des chaussées en pente qui provoque des glissades et des accidents chez les bœufs. Ce problème occasionne plusieurs courriers et une réponse laconique des services ministériels : les bêtes s’habitueront ! Mais des instructions sont cependant données aux ingénieurs pour augmenter la rugosité du revêtement et renoncer au goudronnage des fortes déclivités169. Mais on lui demande aussi une multitude d’interventions, à titre individuel, pour l’affectation des appelés, pour des permissions exceptionnelles, pour des déplacements ou avancements de fonctionnaires et des appuis pour l’obtention de décorations. Ce dernier point est particulièrement délicat car il touche à la susceptibilité des personnes : une Légion d’honneur peut faire gagner des voix ou en faire perdre ! Cette fonction d’intercesseur occupe une grande partie du temps des élus, et les Aveyronnais sont particulièrement demandeurs.

358Pour la période avant 1940, il en reste peu de traces dans les archives170, mais nous disposons du témoignage de Robert Lhez membre du cabinet Ramadier de 1936 à 38, chargé des affaires aveyronnaises et à ce titre particulièrement responsable de l’aboutissement des sollicitations. La politique en la matière était de prendre connaissance des dossiers et d’en activer l’acheminement ou la conclusion, par une intervention écrite ou orale, de Lhez ou de Ramadier lui même, mais d’éviter les passe-droits . Il est évident que l’élu joue une partie de sa réputation, les heureux satisfaits alimentant une rumeur complaisante, le contraire pouvant être à la longue fatal171.

359L’efficacité de l’élu, l’image populaire qui se forge autour de lui, ses succès politiques, par exemple sa participation au gouvernement, renforcent son autorité et son pouvoir : il domine complètement son équipe et contrôle la vie politique locale. Ramadier est ainsi entouré au Conseil municipal de fidèles à toute épreuve, il n’a pas d’opposants sérieux, il est l’homme de confiance des notables radicaux ; bref il est devenu une personnalité aveyronnaise « incontournable », selon la terminologie actuelle. S’il a gagné en autorité, il n’a pu éviter parfois un certain autoritarisme tout en n’étant pas un potentat.