1En juillet 1904, Ramadier fonde avec d’autres camarades les Jeunesses socialistes de Rodez1, puis à Toulouse, adhère à « l’Union des étudiants républicains » dont le secrétaire est Vincent Auriol. Ce parti soutient Jaurès et propage ses idées ; ses membres vont haranguer les foules toulousaines et Ramadier aurait fait ses premiers discours aux lavandières de Blagnac au bord de la Garonne2. Mais son activité militante commence vraiment au sein de la SFIO à partir de 1910, en Aveyron, et pour ne jamais s’arrêter...

Naissance et développement du socialisme en Aveyron

2Nous connaissons les origines de l’activité socialiste dans le département grâce à Compère-Morel et à son « Encyclopédie socialiste syndicale et coopérative de l’Internationale ouvrière » écrite en 1913 ; grâce au journal de la Fédération socialiste, « l’Éclaireur », fondé le 23 juillet 1910 par le professeur Henri Fontanier et l’avocat Paul Ramadier, par les comptes-rendus des Congrès socialistes nationaux et enfin par les rapports de police. Les points d’appui sont les régions industrielles du département c’est-à-dire mines et sidérurgie du Bassin d’Aubin-Decazeville et ganterie du Millavois. D’abord divisés, les mouvements socialistes aveyronnais s’unifièrent en 1905. Ramadier s’inscrit dans cette histoire qu’il est utile de retracer brièvement pour comprendre le milieu politique et électoral.

Spontanéisme et division (1865/1905)

3Comme partout en France, la conscientisation et l’organisation de la classe ouvrière se sont faites à la suite de luttes sociales violentes mais ponctuelles, nées de conditions de travail jugées insupportables. L’Aveyron a été le théâtre de tels conflits dont certains eurent un retentissement national. Ne retenons que les deux plus célèbres. La grève de 1869 des ouvriers mineurs d’Aubin demandant une augmentation de salaire fut réprimée violemment par la troupe faisant dix-huit morts et cinquante blessés. Cette répression souleva l’indignation ; Victor Hugo, de son exil, en fit un poème, « Aubin » et Zola s’inspira de ces événements pour « Germinal ». En 1886, à la suite de tensions de plus en plus vives entre les ouvriers et la Société des Houillères et Fonderies de l’Aveyron, la grève éclate le 26 janvier à Decazeville3 ; l’ingénieur Watrin est défenestré et meurt. Le conflit durera 108 jours ; il devient une affaire nationale ; il y a eu mort d’homme ; des poursuites judiciaires s’ensuivent. C’est l’occasion pour les ténors socialistes de la Chambre (Basly, député-mineur du nord ; Camélinat, député de la Seine ; Clovis Hughes et Antide Boyer des Bouches du Rhône), pour les journalistes militants (Duc-quercy du « Cri du peuple » et Ernest Roche de l’« Intransigeant ») de venir à Decazeville soutenir la grève et défendre les mineurs mais aussi de poser nationalement la question sociale. La presse de droite est déchaînée ; le « Journal de l’Aveyron » avait donné le ton le 30 janvier : « Watrin a été tué par une idée républicaine. C’est la guerre sociale qui commence, expression dernière de la démocratie... » Comme en écho, le 16 avril à Decazeville, Louise Michel devant 1 200 personnes lance : « la grève de Decazeville est la veillée d’armes de la Révolution sociale »4 ; et, à la Chambre, le député radical du Vaucluse, Laguerre, affirme : « la troisième révolution doit, en instaurant l’égalité sociale, terminer l’œuvre de la première qui a installé l’égalité civile et de la seconde qui a établi l’égalité politique »5. Meetings et arrestations se multiplient : à Paris, Jules Guesde et Louise Michel ; à Decazeville, Ernest Roche et Duc-quercy font l’objet d’un procès. C’est à la suite de ces débats passionnés entre la droite et la gauche que le jeune député Jaurès siégeant alors sur les bancs des radicaux modérés et désapprouvant les « watrinades » s’interrogera sur le socialisme pour finalement y adhérer quelques années plus tard (1892). C’est aussi à cette occasion que les députés socialistes formeront leur propre groupe au Palais Bourbon et se détacheront ainsi des radicaux et radicaux-socialistes. « L’affaire Watrin » donna donc lieu à une bataille politique et sociale d’envergure. Son retentissement local est énorme : la bourgeoisie aveyronnaise et la paysannerie frissonneront longtemps au souvenir de ce meurtre, tandis que les ouvriers prennent conscience de la nécessité de s’organiser pour mieux se défendre, et d’avoir une représentation politique même dans un Parlement bourgeois et parisien.

4La venue des têtes d’affiche du socialisme dans le Bassin houiller a favorisé la création d’une fédération socialiste qui en 1893 appellera Duc-quercy, de tendance guesdiste, pour être candidat aux élections législatives (ne sera pas élu).

5Cependant, jusqu’en 1905, la division est plutôt la règle : divers comités socialistes se constituent par localités (Aubin, Le Gua, Cransac, Decazeville, Camarès, Millau) ; les uns adhèrent au P.O.S.R. de Jean Allemane ; les autres au P.S.R. d’Edouard Vaillant ; d’autres encore au P.O.F. de Jules Guesde. Cette diversité des mouvements aveyronnais est le reflet de la division du socialisme à l’échelle nationale. Notons cependant que si la plupart des grands courants nationaux sont représentés, le courant le plus modéré, les « Socialistes indépendants » de Jaurès, Viviani, Millerand et Briand, est absent. Les courants révolutionnaires caractérisent donc le socialisme aveyronnais à ses débuts6.

6Aux élections législatives se succèdent Duc-quercy (guesdiste) en 1893, Allemane lui-même en 1898, à nouveau Duc-quercy en 1906. Cependant le courant guediste semble se renforcer après 1900, et la plupart des groupes socialistes adhèrent au Parti socialiste de France sous l’influence de Victor Mazars7, leader syndical local mais quatre adhèrent au Parti socialiste français (dont deux militants importants : Albert Rives, secrétaire de l’Union des syndicats, et Auguste Douziech, pharmacien).

7Le socialisme aveyronnais à ses débuts se caractérise donc avant tout par son radicalisme. La gestation du socialisme politique y fut plus lente que dans les grands bassins du Nord et du Pas de Calais où une main d’œuvre plus nombreuse fut plus à même de s’organiser très tôt. Comme l’a montré Rolande Trempé8, les petits bassins du sud-ouest sont plus isolés, les mineurs encore des ouvriers-paysans, la conscience de classe y est moins nette, les « commotions » populaires spontanées et violentes. D’où la préférence donnée aux courants décentralisateurs et révolutionnaires s’appuyant sur l’action syndicale autonome et en conséquence l’absence de succès électoral. Cependant l’échec de certaines actions (comme la grève de 1902 par exemple dont nous reparlerons)9 affaiblit les forces socialistes mais accélère le mûrissement du socialisme politique. C’est ainsi qu’en 1905, l’union se réalise dans l’Aveyron comme elle s’est faite à Paris, à la salle du Globe, où la SFIO est née.

Unification : la Fédération socialiste de la SFIO (1905)

8En mai 1905, à Decazeville et à Millau, se réunissent les militants des diverses organisations socialistes ; ils fixent un congrès unitaire le 1^er juin à Decazeville. Ce jour-là se met en place la Fédération aveyronnaise avec son comité et un journal, « le Socialiste du centre », commun à plusieurs fédérations. Tous les ans se tiendront des Congrès fédéraux qui enverront des délégués aux Congrès nationaux de la SFIO et qui fixeront chaque année le siège de la Fédération (Rodez, le chef-lieu, ou les villes du Bassin). Peu de militants au départ mais une croissance régulière comme en témoigne le recensement des cartes d’adhérents aux Congrès nationaux.

9En 1913, grâce à Compère-Morel10, nous pouvons faire plus précisément le point de la situation. La Fédération comprend 30 groupes et compte au total 702 adhérents. Se détachent les sections de Decazeville (119 membres) mais aussi l’ensemble du Bassin houiller (Aubin, Cransac, Viviez, Decazeville) qui concentre la moitié des militants du département (406). Notons les sections de Millau et Saint Afrique (40), le groupe des instituteurs (40), des « originaires » dont Ramadier fait partie, c’est-à-dire les Aveyronnais travaillant à Paris mais cotisant « au pays » (30), la section de Séverac (30) où sont nombreux les cheminots.

10La carte du socialisme coïncide avec celle de l’industrie. Les sections rurales sont rares et, quand elles existent, sont proches des agglomérations ouvrières (Livinhac, Rulhe par exemple) ; les enseignants constituent une forte minorité soumise aux pressions de la hiérarchie administrative. Si en apparence la Fédération aveyronnaise est de petite importance, elle n’est pas pour autant quantité négligeable. En 1905, la SFIO compte 68 fédérations départementales, l’Aveyron se situe au 39^e rang en 1909, au 22^e en 1912 mais au 34^e en 1914.

11Elle présente des candidats aux élections et remporte quelques succès. En 1900, la municipalité d’Aubin-Le Gua compte un groupe de conseillers socialistes ; en 1904, Jules Cabrol, socialiste, en devient maire ; il est aussi élu conseiller général (le premier). Le triomphe sera assuré par son élection comme député en 1908, à la faveur d’une consultation partielle, dans la deuxième circonscription de Villefranche de Rouergue. Il sera réélu ensuite avec davantage de voix, en 1910 et 1914. Jules Cabrol est le premier député socialiste du département.

12Le succès des socialistes aveyronnais après 1905 dans un département ultra-conservateur témoigne de la montée du socialisme en France, de son renforcement par l’unité mais aussi du militantisme actif dans ce département. Autour de 1900 une première génération de militants se fait connaître : citons en particulier « la citoyenne Sorgue » (fille du philosophe Durand de Gros, ancien communard, et propriétaire dans le département), elle propage les idées de Vaillant, puis adhère au Parti socialiste de France ; elle est déléguée au congrès de l’unité en 1905, à la salle du Globe. Victor Mazars, mineur, secrétaire syndical, structure le mouvement ouvrier plutôt autour du guesdisme ; il fut l’initiateur du Congrès où se constitua la Fédération départementale ; il s’oppose à Auguste Douziech, pharmacien à Decazeville, libre-penseur, mais partisan d’un socialisme plus modéré. Une seconde génération active prend le relais après 1905 : Albert Rives et Firmin Panissal, syndicalistes ouvriers, secrétaires de la CGT ; Julien Vayre et Léon Dentraygues11, militants coopérateurs, Eugène Gervais, instituteur, Henri Fontanier, professeur, et enfin, à partir de 1910, Ramadier. Celui-ci assurera plus tard qu’il s’est efforcé d’atténuer le guesdisme des militants et en particulier d’influencer le député Jules Cabrol pour qu’il penche davantage vers Jaurès, ce qui fut le cas12.

La propagande et l’action

13Différents canaux permettent aux militants de propager leur idéal et de s’engager dans de véritables batailles.

Les moyens

La presse

14La Fédération départementale se dote en 1910 d’un support de diffusion propre, l’hebdomadaire « l’Éclaireur », rédigé et administré par H. Fontanier professeur et Paul Ramadier avocat, investis des fonctions de délégués permanents fédéraux. La rédaction est au siège de la Fédération, rue de la Gare, à Decazeville. Il paraît en fait tous les quinze jours, le dimanche. Ce journal s’adresse « aux ouvriers, travailleurs de la terre, petits employés et négociants », donc à la classe ouvrière, aux classes moyennes indépendantes et salariées et aux petits paysans. Ramadier qui a vingt trois ans en 1911 écrit un article dans chaque numéro... La création d’un journal socialiste est importante car il n’existe, en Aveyron, que des grands journaux de droite, piliers du conservatisme politique et religieux : « Le Journal de l’Aveyron », le plus ancien, mais surtout « L’Union catholique », quotidien dirigé par un ecclésiastique, l’abbé Touzery, et qui domine le marché de façon écrasante ; à Villefranche, « Le Progrès » appartient jusqu’en 1919 à un richissime et inamovible député, Alfred Cibiel. Les radicaux animent un quotidien, « Le courrier de l’Aveyron », surtout lu à Rodez et Millau. Le Bassin houiller est dépourvu de presse locale ; quelques feuilles apparaissent le temps d’une campagne électorale. Les habitants lisent les grands journaux parisiens et le journal régional radical, « La Dépêche » mais qui, jusqu’en 1939, accorde peu d’importance aux affaires des localités.

15« L’Éclaireur » semble avoir bien du mal à vivre : il tire en 1911 à 2 000, 2 500 exemplaires, est vendu par abonnement et par les militants. Il est surtout lu dans le Bassin houiller si l’on s’en réfère aux points de vente publics (4 à Decazeville, 2 à Aubin, 1 à Firmi et 1 à Rulhe). C’est un instrument précaire mais utile pour dynamiser le militantisme, assurer au parti cohésion dans la doctrine et l’action ; il donne à Ramadier une place dans le socialisme aveyronnais13

Le mouvement coopératif

16Composante de la pensée socialiste, bien que tardif en Aveyron, il est un autre vecteur en expansion de 1910à 1914. Rappelons que l’économie sociale a une double tradition : la première est d’inspiration sociale-chrétienne à partir du « Nouveau traité d’économie sociale » de Charles Dunoyer paru en 1830, de l’œuvre de Frédéric Le Play, sociologue du Second Empire et de celle de l’économiste Charles Gide avec son « École de Nîmes »14. La seconde relève du courant socialiste depuis Constantin Pecqueur (« Économie sociale » 1839), François Vidal, ami de Louis Blanc et révolutionnaire de 1848, et Jaurès15. Les deux courants sont parallèles et paraissent pendant longtemps inconciliables ; cependant Charles Gide travaille à leur union ; dans le camp socialiste, Jaurès, Albert Thomas puis Ernest Poisson et Henri Sellier militent aussi pour l’unification. Malgré les réticences est signé à Tours, en 1912, un pacte de fusion des mouvements coopératifs et une organisation nouvelle est constituée, « la Fédération nationale des coopératives de consommation, organe d’émancipation des travailleurs ». Il n’est fait référence ni à la lutte des classes ni au socialisme, plutôt à une morale de la solidarité. Beaucoup de socialistes trouvent molle cette association, pour qui l’idéal reste la coopérative ouvrière d’Albi !... Cependant les coopératives se multiplient à partir de 1912, et Charles Gide se verra confier à soixante-douze ans la nouvelle chaire de l’Économie sociale créée au Collège de France après 1919. Ramadier a indiqué combien il avait été sensible à la pensée de Charles Gide. Il est convaincu de l’intérêt de l’association pour modifier les rapports sociaux car, dit-il, « la coopération fait passer un peu de socialisme dans la démarche quotidienne de chaque coopérateur »16. Il devient secrétaire de la Fédération des coopératives de la Région parisienne et conseiller juridique de la Fédération nationale des coopératives après 191917. Toute sa vie il sera considéré comme un spécialiste de l’économie sociale dans le sillage de A. Thomas.

17En Aveyron, les coopératives se développent à partir de 1878. Elles sont animées par des militants socialistes, compagnons de Ramadier, tel Julien Vayre, ouvrier mécanicien aux mines, syndicaliste, qui fonde en 1908 « La Syndicale », abandonne son métier pour se consacrer à sa gestion. (Nous le retrouverons en 1920, à la tête de l’Union des coopératives du Rouergue, et adjoint de Ramadier, devenu maire). Les militants s’intéressent aux coopératives car elles constituent une sorte de « propagande par le fait », de passage en douceur au socialisme ; les assemblées générales rassemblent les sociétaires qu’il faut guider ; mais elles sont mal vues par la classe des commerçants qu’il faudrait pourtant gagner à la cause du socialisme ! La contradiction est évidente et les heurts fréquents.

Les syndicats

18Ils constituent les relais privilégiés de l’action socialiste ; il s’agit essentiellement des syndicats ouvriers et enseignants.

19• Les ouvriers : on observe pour le mouvement syndical le même cheminement que pour le socialisme politique, de la division à l’unification. Les premières associations ouvrières sont celles des mineurs et des métallurgistes, puis la multiplication des chambres syndicales locales18. Une première tentative d’unification se traduit par la naissance de la « Fédération nationale des chambres syndicales des mineurs de France », à Saint-Étienne le 24 octobre 1883 qui devient en 1884 « la Fédération nationale des mineurs de France » groupant 79 000 membres ; enfin en 1895, c’est la création à Limoges de la CGT (419 712 membres) d’où la Fédération des mineurs est absente (jusqu’en 1908). En effet le mouvement syndical reste divisé car deux courants le traversent : réformisme et anarchisme autour de Fernand Pelloutier et d’Émile Pouget. Les syndicats des mineurs sont partagés sur la stratégie à suivre : ceux des grands bassins houillers structurés depuis plus longtemps ont senti la nécessité d’intervenir auprès des pouvoirs publics pour obtenir des lois sociales imposables à toutes les Compagnies patronales, donc de mener parallèlement une action politique. Émile Basly, galibot à onze ans à Denain, organise dès 1883 le syndicat des mineurs d’Anzin et sera l’un des premiers députés ouvriers (avec Lamendin et Thivrier qui siège en blouse à la Chambre). Mais cette stratégie n’est pas approuvée par tous les mineurs et leurs syndicats locaux, notamment ceux des petits bassins dont la base, restée spontanéiste et plus anarchisante, accuse Basly de collaboration de classe. C’est pourquoi la Fédération des mineurs n’adhère pas tout de suite à la CGT.

20L’histoire syndicale du Bassin d’Aubin-Decazeville est représentative de celle des petits bassins ; elle se divise en plusieurs périodes. Jusqu’en 1886, l’activité est bouillonnante et culmine avec l’affaire Watrin ; démantèlement et désengagement suivent19 jusqu’en 1899 (250 à 300 adhérents seulement à la Chambre syndicale des mineurs), puis une reprise s’amorce avec les difficultés économiques. Mais en 1901 la grève générale est souhaitée et proposée par les syndicats des petits bassins (Loire, Saône et Loire, Aveyron). Victor Mazars, le secrétaire de la chambre syndicale des mineurs de l’Aveyron, délégué au Congrès d’Alais, est amené à rompre avec la majorité des délégués, dont Basly, qui refusent d’entreprendre une grève générale. Mazars est sur des positions plus révolutionnaires. C’est pourquoi, quelques mois plus tard, le 30 août 1902, il appelle à la grève, les salaires s’étant détériorés. On se souvient de 1886. Le 1^er septembre la grève s’étend à Aubin, Cransac et aux usines métallurgiques. Le 9 octobre, la grève est générale mais pas totale. Le 19 octobre, la répression s’abat sur les grévistes, qui se retrouvent bien seuls car non soutenus par leurs camarades des autres bassins ni par les hommes politiques qu’ils appellent à leur secours tels J. Guesde et Duc-quercy. C’est un échec retentissant : licenciements, misère, affaiblissement des socialistes qui se querellent (Mazars, Douziech). Ainsi, jusqu’en 1902, les ouvriers aveyronnais sont prompts à exploser de leur propre initiative, aux élections ils donnent leurs voix aux candidats les plus extrémistes, se méfient des organisations unifiées, ne participent pas toujours au Congrès ou bien ne sont pas d’accord avec la majorité. Mais 1902 est un tournant ; la Chambre syndicale adhérera à la CGT en 1904, suivra ses mots d’ordre avec apathie au début puis peu à peu s’organisera avec efficacité et recrutera de nouveaux adhérents.

21La maturité syndicale semble atteinte en 1913, si l’on considère la grève des mineurs d’Aubin-Cransac, étudiée avec précision par Donald Reid20. Le syndicat des mineurs est alors fermement dirigé par Firmin Panissal, autodidacte, secrétaire adjoint avec A. Rives de l’Union départementale CGT et futur responsable national après 1918. Suite à un incident local, la grève est entreprise en juillet 1913 sur une plate forme de revendications concrètes, un comité de grève organise la sécurité dans les mines, une caisse de secours vient en aide aux plus démunis ; 900 mineurs tiennent dans le calme pendant six semaines au bout desquelles la compagnie houillère demande à recevoir les dirigeants. C’est la reconnaissance officielle et non la répression.

22Ainsi Mazars, Rives, Panissal, les trois leaders locaux, ont construit après 1905 un nouveau syndicalisme qui constitue un vivier et un relais pour le socialisme en milieu ouvrier. Ils appartiennent à la SFIO, Albert Rives en est même le secrétaire fédéral. Les thèmes de revendications sont identiques si les moyens d’action sont différents. L’électorat est le même ; les deux réflexions se confortent bien que la Charte d’Amiens ait tracé des limites impératives. Si les chemins sont théoriquement parallèles, ils se rencontrent souvent en réalité ! (élections, revendications). En Aveyron, le journal « l’Éclaireur » rend compte des luttes ouvrières et donne la parole aux représentants syndicaux. Le commissaire spécial21 signale les relations constantes et incontestables entre la CGT et la SFIO ; s’il juge que les auditoires sont clairsemés, il affirme cependant que les dirigeants syndicaux ont été « les grands électeurs de Cabrol ». Ramadier est en rapport étroit avec ces leaders, il fait office de conseiller juridique du syndicat. Ainsi peut-on conclure qu’en 1913, la classe ouvrière du Bassin houiller est organisée et prise en mains par la SFIO.

23• Les instituteurs22 : la loi Waldeck-Rousseau de 1884 n’autorisait pas la création de syndicats de fonctionnaires. Cependant les instituteurs, furent tentés de s’organiser. Ils le firent d’abord par l’intermédiaire des « Amicales ». C’est ainsi que vers 1902, une Amicale aveyronnaise des instituteurs et institutrices fut créée et présidée par Eugène Gervais, originaire de Firmi et socialiste.

24Puis le 16 juillet 1912, à Villefranche de Rouergue, une quarantaine d’enseignants réunis adoptent les statuts d’un syndicat. Paul Ramadier y assure les fonctions de conseiller juridique ! Gervais, Rebois, Laborie, Calmels, Puech et Jeanne Devaux en constituent le bureau. Outre la mobilisation pour la défense de l’un des leurs, Donat, dont nous analyserons les déboires plus loin, l’activité du syndicat consiste surtout en la publication d’un bulletin, un peu iconoclaste : de couleur rouge, il est rédigé en « ortografe simplifiée » et imprimé par la coopérative ouvrière de Decazeville ; sa devise : « ceux qui vivent sont ceux qui luttent ». La réaction de l’administration est rapide et violente (convocation de l’inspecteur d’académie, lettre du préfet). Gervais, Laborie et Rebois sont sanctionnés ; on leur refuse l’aide de l’avocat Ramadier qui voulait démontrer l’illégalité des poursuites ; bulletin et syndicat sont interdits, instituteurs déplacés. Le syndicat continuera quand même d’exister, le bulletin aussi sous la direction théorique d’un ouvrier et sans que les articles soient signés. La combativité des instituteurs engagés ne faiblit pas, au contraire. Dans le département de l’Aveyron, particulièrement conservateur, le corps enseignant constitue un électorat républicain et même socialiste. Le lycée de Rodez nourrit en son sein militants radicaux comme B. Siman et socialistes comme Henri Fontanier. Paul Ramadier entre de plain-pied dans ce milieu puisqu’il est jeune, instruit et militant laïque. C’est ainsi que nous retrouverons côte à côte et pour longtemps, Ramadier et Gervais.

25• La classe des commerçants et artisans bien qu’inorganisée est sensible aux idées socialistes ; se protéger contre « les gros », et multiplier la petite propriété est un moyen d’atteindre l’égalité sociale ; bien que la plupart des commerçants soient avant 1914 plutôt modérément républicains ou tout au plus radicaux, un petit nombre adhère à la SFIO, et affiche la couleur lors d’élections municipales23 ; c’est ainsi que nous relevons à Decazeville les noms de G. Abraham, négociant, Auguste Douziech, pharmacien, Émile Régis, commerçant24. Par leur popularité, ils favorisent l’extension de l’influence socialiste dans ce milieu.

26Le socialisme aveyronnais puise ses forces d’abord dans le mouvement ouvrier complètement organisé après 1910 et désormais rattaché aux structures nationales ; il peut aussi compter sur les instituteurs dont plusieurs sont des militants opiniâtres et courageux. Syndicalistes ouvriers et enseignants forment les cadres les plus actifs de la SFIO avant 1914. Le parti va se fortifier dans l’action. Ses militants vont mener de grandes batailles dont certaines auront un retentissement national, et Ramadier est déjà au cœur des événements.

Les grandes batailles

27Pour les socialistes, l’essentiel en ce début de siècle est de défendre la République et de lutter contre le capitalisme dévoreur ; ainsi trois ennemis principaux sont identifiés : cléricalisme, militarisme et capitalisme. L’année 1913 donnera aux socialistes aveyronnais l’occasion de combattre les forces qu’ils jugent réactionnaires.

La guerre scolaire et l’affaire Donat de Couffouleux.

28Le 1^er décembre 1912, Ramadier signe dans « l’Éclaireur » un article intitulé : « Fanatisme et inconscience » dans lequel il relate l’attentat dont a été victime, le 11 novembre 1912, Donat, l’instituteur du village de Couffouleux près de Saint-Affrique.

29Le soir du 11 novembre, vers 21 heures, deux coups de feu ont été tirés de l’extérieur à travers sa fenêtre et ont failli l’atteindre puisqu’on a retrouvé des chevrotines dans le lit conjugal. Jusqu’en juillet 1913, « l’Éclaireur » va suivre cette affaire, s’engager dans une campagne de défense de l’école républicaine et Ramadier, comme avocat, interviendra lui-même dans le procès25.

30L’instituteur Donat a provoqué la colère d’un père de famille en refusant de se dessaisir du livre d’Histoire Guiot et Mane que les évêques ont condamné. La lecture des lettres pastorales et mandements de 1906 à 1914 confirme le combat résolu de l’Église aveyronnaise contre l’école : en chaire sont rappelés inlassablement le droit des parents sur la conscience de leurs enfants, le devoir de les envoyer à « l’école libre » avec menaces de refus des sacrements, la surveillance des paroles et des actes des instituteurs laïques. En outre, ces lettres pastorales fustigent l’exemple d’impiété donné par certains pères, ouvriers, qui s’adonnent à des « lectures mauvaises », qui vont à « des réunions suspectes » pour écouter « de perfides discours » ; la mère restée pieuse doit être la gardienne du foyer catholique, foyer qui doit être rouergat et rural, plutôt que de s’expatrier dans les villes, lieux de perdition. Ainsi donc, il s’agit bien d’une guerre scolaire et idéologique, âpre, qui se mène jour après jour dans l’Aveyron ; et l’attentat contre Donat en est le point culminant, parce qu’un père de famille a cru de son devoir de passer aux actes et d’obéir à l’Église. Cet épisode va en tout cas mobiliser toutes les forces socialistes du département d’autant que Donat est membre de la SFIO et de l’Amicale des instituteurs ; il a vingt-six ans. L’attentat dont il a été victime devient : « l’affaire Donat ».

31Dès le 8 décembre, Paul Ramadier dénonce, dans « l’Éclaireur », les efforts que semble faire la justice pour étouffer l’affaire ; il relève des fautes de procédure lors de l’enquête, l’obstination à ne pas interroger le suspect n° 1 (un certain Bonnet, chasseur de sanglier et parent d’élève qui proférait ouvertement des menaces de mort contre l’instituteur...). Ramadier se rend même sur les lieux comme envoyé spécial du journal et comme avocat. Les jours suivants, il accuse la presse locale de faire silence, et le gouvernement de mal défendre les instituteurs. Ces efforts semblent porter leurs fruits puisque certains journaux parlent enfin de l’affaire : « Le Télégramme », « L’Éclair de Montpellier », et les journaux parisiens : « Le Matin », « Le Radical », « La Petite République », « l’Humanité ». Dès février, le groupe parlementaire socialiste en est saisi par l’intermédiaire du député Cabrol ; en mars, Jaurès lui-même résume à la Chambre la situation. Le procès commence début juin. Mr. Flach parle au nom des Amicales des instituteurs, victimes d’attaques et d’attentats fréquents. Le réquisitoire demande une peine sévère ; la plaidoirie minimise l’événement en accusant « L’Éclaireur » d’en avoir fait surtout une campagne politique, et y mêle une autre affaire26. Le verdict tombe : le présumé coupable est acquitté. Ramadier demande un franc de dommages. La cour refuse et condamne la partie civile aux dépens. « L’Éclaireur » commente, amer : « Cela apprendra à Mr. Donat à ne pas se laisser tuer comme un vulgaire chien » ! Notons que cette affaire a atteint le paroxysme de la violence puisqu’il y a eu tentative de meurtre, mais aussi du sordide ; le 24 décembre 1912, les époux Donat ont reçu une lettre supposée leur être envoyée du Paradis par leur fille Josette, morte peu de temps auparavant27, où elle déclare notamment à son père : « Quand j’ai quitté cette terre que tu habites, si tu savais quelles réjouissances dans le ciel, tous mes frères de bonheur mont félicité d’avoir échappée à cette vie de misères qui est votre partage et aurait été le mien, pour le temps et pour l’éternité, mon bonheur éternel était bien en danger si le bon Dieu m’avait lessée près de vous, mais il n’a pas voulu qu’une aussi belle fleur soit perdue pour Lui... ». Comme on peut en juger, en Aveyron, la lutte est particulièrement acharnée entre les forces « réactionnaires et obscurantistes » et les « forces progressistes ». Des complaintes populaires anticléricales circulent dans le milieu laïque. Dans cette affaire, les socialistes ont été aidés par les radicaux et leur journal « Le Courrier de l’Aveyron » qui a toujours pris parti en faveur de Donat ; le 9 juin, à l’issue du verdict, il reproduit un article de Clémenceau (de son journal : « L’Homme Libre ») : « l’instituteur... voit contre lui, à côté du sorcier du village... tout le formidable appareil de l’Église en formidable insurrection contre l’École... on le diffame, il a un maigre salaire et un ministre indifférent ». Le journal a participé à la souscription lancée par l’Amicale pour payer les frais du procès. Le succès dépasse les espérances ; de toutes parts et de toutes les régions affluent les dons, si bien qu’une fois les frais du procès réglés, l’Amicale crée un « Fonds de Couffouleux » sur lequel seront prises des sommes attribuées à des enseignants pour les aider à lutter contre la concurrence faite par « les curés ». Des subventions seront ainsi distribuées jusqu’en 1924 au moins28.

32Tout au long de cette « affaire Donat », Ramadier a payé de sa personne en tant qu’avocat et militant socialiste. Une image est déjà forgée par ses propres amis ; dans « L’Éclaireur » du 7 juin rendant compte du procès, le journaliste signale l’intervention de Ramadier : « avec aisance et finesse, il fait l’éloge de son client... » ; « la modération de son langage produit le meilleur effet sur les jurés » quand il établit la culpabilité du prévenu. C’était la première fois que Ramadier parlait à Rodez au tribunal et « ce fut un heureux début ». Donc, compétence, finesse, modération, le personnage est cerné.

33Il est encore en première ligne, cette année-là, pour une autre affaire et pour une autre bataille.

La campagne contre la loi des Trois ans et l’affaire du 122^e.

34L’opposition à la prolongation d’un an du service militaire donna lieu, on le sait, à une grande mobilisation des socialistes, au nom du pacifisme et de l’antimilitarisme, Jaurès en tête. Le 26 mars 1913, Ramadier écrit dans « L’Éclaireur » un article assez violent contre cette loi des Trois ans en préparation : « La caserne avant la réouverture des écoles de frères, peut briser l’élan révolutionnaire du peuple. Il suffit de l’éblouir par des cérémonies militaires et de l’abrutir par trois ans de service. Au lieu de laisser chanter l’Internationale dans les manifestations socialistes, on l’enverra hurler la Marseillaise derrière les retraites militaires... L’ouvrier chantera « A Berlin » sur l’air des lampions chaque fois que le Martin fera l’âne… voilà où l’on nous mène. » Article très orthodoxe, mordant, aux accents internationalistes et anti-militaristes qui provoquent la haine de la droite qui y voit de l’anti-patriotisme. Jean-Jacques Becker dans sa thèse29 a très bien montré en réalité l’ambiguïté des mots ; les socialistes étaient d’abord opposés à l’armée parce qu’elle est jugée réactionnaire, et à toute politique belliciste. Mais la suite montrera qu’ils n’étaient pas opposés à la défense du territoire s’il était attaqué. Cependant les passions se déchaînent, et à l’article de Ramadier répond, comme en écho, « la chanson patriotique » du cercle Albert de Mun de Decazeville : « Les Sans Patrie » (c’est-à-dire les socialistes)30, ces mauvais Français.

35Ainsi commence donc, en mars 1913, la campagne socialiste locale contre la loi des Trois ans. Le commissaire spécial31 la suit de près. Les affiches de la CGT et le journal « L’Éclaireur » annoncent de grands meetings pour le 30 mars, dans tout le Bassin : à Decazeville, dès 9 heures, rassemblement Place Decazes, puis réunion au Théâtre moderne ; l’après-midi, départ d’Aubin et réunion à la Maison du peuple de Cransac. Les orateurs sont le député-maire Cabrol, V. Lefèvre responsable fédéral de la CGT, V. Mazars et F. Panissal secrétaires syndicaux, et Paul Ramadier délégué à la propagande pour la fédération socialiste. Le meeting réunit à Decazeville 400 auditeurs, 700 à Cransac. Cabrol déclare que le gouvernement se méfie plus des ouvriers que de l’Allemagne ; il termine son discours par « A bas la guerre, à bas les Trois ans ».

36Si les militants socialistes sont sur la brèche en ce début d’année 1913 (affaire Donat, loi des Trois ans), certains vont être mis sur la sellette. Le 31 mai 1913, Ramadier raconte dans « L’Éclaireur », « la mutinerie du 122^e ». De quoi s’agit-il ? Le 122^e est le régiment d’infanterie stationné à Rodez. Le 21 mai certains soldats originaires d’Albi et de Béziers, libérables sous peu, auraient dans la nuit préparé une marche sur Albi ou Carmaux. Mais le commandant Anjalby les a surpris quand ils étaient rassemblés dans la cour de la caserne, derrière les musiciens prêts à sortir ; vingt sept meneurs sont arrêtés dont un instituteur et un syndicaliste.

37Aussitôt le quotidien « l’Union catholique », avec toute la droite, accuse les socialistes d’être à l’origine de la rébellion : H. Fontanier, le militant socialiste ruthénois, aurait été vu au café Divan, rue Béteille, le soir du « complot » ; des civils anarchistes, arrivés en automobile, seraient eux aussi allés au café Divan puis devant la caserne en dissimulant clairons et armes ; cette mutinerie serait le résultat de la campagne contre les Trois ans et en particulier des conférences faites par Cabrol et Ramadier six semaines auparavant. Le colonel Anjalby tient des propos particulièrement accusateurs contre Ramadier qu’il traite de « commis voyageur en antimilitarisme » ; enfin c’est le résultat d’un vaste complot dont les responsables sont Jaurès, les instituteurs, la CGT, peut-être vendus à l’étranger (Allemagne)32. Des incidents ont lieu dans d’autres casernes : Belfort, Tarbes, Amiens, Nancy, Toul, Lyon, Boulogne. Certains soldats ont chanté l’Internationale.

38Ramadier et les socialistes se défendent : les soldats se sont exaltés, ont été naïfs et irréfléchis et leurs supérieurs au courant d’une certaine effervescence n’ont rien fait pour les calmer, au contraire ; ce sont des chefs insolents et brutaux. Ramadier accable le colonel Anjalby. L’enquête de police a montré que Fontanier n’était pas au café Divan et qu’aucune voiture grise n’avait déposé d’anarchistes armés ; de plus les socialistes ne connaissent pas de soldats, et un seul de Cransac avait assisté à la conférence faite par Cabrol et Ramadier. Donc la thèse du complot socialiste n’est pas retenue par la police, et ceci d’ailleurs dès le départ comme le prouvent les rapports du préfet33. Le 26 mai, celui-ci conclut sur l’affaire : il s’agit d’une manifestation avortée pour essayer de repousser la loi, mais dont les soldats ont sous-estimé la gravité dans une caserne ; le réveil est douloureux car les sanctions prises par le Conseil de guerre de Montpellier sont lourdes34.

39Cette affaire du 122^e est importante dans le contexte de 1913 où la gauche est suspecte de trahison envers la Patrie. Il n’est que de mentionner les violentes attaques contre Jaurès35. Ramadier symbolise en Aveyron le combat pacifiste de la gauche ; il colle tout à fait avec l’image du socialiste jauressien. De plus cette affaire, comme l’affaire Donat, a des échos dans la presse nationale ; c’est ainsi que la « Libre Parole » accuse la Fédération socialiste et Ramadier, et que celui-ci répond dans « L’Humanité » aux divers détracteurs36. Décidément, ce jeune homme commence à faire parler de lui...

La défense du monde ouvrier contre le capitalisme carnassier est une autre bataille permanente

40Les socialistes sont à l’écoute de leurs troupes ouvrières, leur journal se fait le porte-parole et le soutien de leurs luttes. Leurs revendications essentielles sont la journée de 8 heures, l’organisation des retraites, l’augmentation des salaires et l’obtention de certains avantages. Les ouvriers recourent à la grève, comme les mineurs en avril 1912 dans tout le Bassin et en août/septembre 1913 à Cransac (comme nous l’avons vu). Mais pour les retraites et la journée de 8 heures, les actions nationales sont menées par la CGT et au Parlement par les grands leaders socialistes : Jaurès, Thomas, Basly ; le député Cabrol rend compte de ses propres interventions sur les problèmes locaux.

41Ainsi les socialistes aveyronnais participent activement à toutes les grandes batailles du moment, leur influence s’accroît. Ramadier occupe une place importante comme délégué de la Fédération à la propagande : il est partout et de tous les combats. Quel portrait faire de lui à la veille de la guerre ?

La double vie de l’avocat Ramadier

42En 1911, Ramadier avocat à Paris depuis 1908, se marie avec Marguerite Cerri, fille d’un entrepreneur (chauffage), d’origine suisse-italienne et installé à Rodez. Le couple aura quatre enfants dont deux seulement survivront37. Leur domicile principal est un appartement en location avenue d’Italie (27) dans le 13^e arrondissement de Paris. Il fait déjà des voyages quasi hebdomadaires (samedi-dimanche) en Aveyron où son activité militante est régulière et intense. Il a une adresse à Decazeville, rue de la Gare, au siège du journal « L’Éclaireur ». Ainsi mène-t-il déjà une double vie dont le rythme le prépare fort bien à celle de député !

Le militant aveyronnais.

43C’est officiellement le délégué de la Fédération pour la propagande ; ses camarades utilisent ainsi sa plume prolifique, sa culture, sa facilité à prendre la parole, qualités que son métier renforce.

44Il est d’abord journaliste puisqu’il dirige « L’Éclaireur » dans lequel il tient les rubriques essentielles :

45Il aborde les grands thèmes de politique générale qui agitent le pays comme la réforme électorale (il défend la R.P.), les alliances politiques, les réformes administratives (contre le centralisme napoléonien), les problèmes militaires (contre les Trois ans) la guerre des Balkans, l’assassinat de l’Archiduc autrichien (symbole de l’oppression)...

46Il rend compte de la vie politique du département, il présente les programmes des candidats socialistes, la tactique électorale.

47Il semble très attentif à la vie municipale de Decazeville dont la mairie est à conquérir. Il critique le maire, Louis Bos, qui se dit radical mais que les socialistes cataloguent à droite et dont la gestion est dénoncée comme une gabegie ; la ville serait au bord de la faillite financière. Cependant aux élections municipales de 1912, il préconise une liste de « concentration républicaine », plutôt qu’une liste socialiste homogène qui a peu de chance38.

48Enfin, nous l’avons vu animer les grandes batailles de 1913.

49Ramadier est aussi un orateur, un conférencier. De 1911 à 1914, il fait plusieurs tournées de conférences dans le département. Les réunions qu’il anime sont des conférences-débats avec des contradicteurs officiels. L’atmosphère y est souvent houleuse ; il y faut beaucoup de sang-froid et d’esprit de répartie. Il participe aussi à de grands meetings où interviennent les autres leaders socialistes du département : Cabrol, le député ; Fontanier, son collaborateur au journal ; Mazars et Panissal, les syndicalistes ; et souvent une personnalité nationale.

50Il est présent aux grandes fêtes socialistes, comme à celle du 24 janvier 1914 par exemple qui commença par « des discours érudits et élégants » et se termina par un film et un bal. Il participe également aux deuils des ouvriers, en se rendant aux obsèques des mineurs victimes des catastrophes (Cransac 1913).

51Ramadier est aussi un congressiste ; il assiste aux congrès départementaux comme délégué des « originaires » (aveyronnais habitant Paris) et aux congrès nationaux comme délégué de la Fédération : 1911, au Congrès de Paris (il intervient sur un problème statutaire concernant les groupes d’originaires) ; 1912, au Congrès de Lyon ; 1913, à Brest ; et il fut désigné pour le deuxième congrès de 1914 qui ne s’est pas tenu.

52En Aveyron de 1911 à 1914, Ramadier mène donc une action militante intensive ; il donne l’image d’un socialiste mordant et convaincu, véhiculant et faisant siennes les idées essentielles du parti socialiste SFIO, notamment celles qui apparaissent à l’opinion comme les plus extrémistes : antimilitarisme, anticléricalisme et anticapitalisme ; d’autant plus que souvent le radicalisme fait l’objet de ses sarcasmes. Ainsi Ramadier est-il un militant socialiste de valeur, et fiable pour ses camarades ; mais il est jugé extrémiste par tout un électorat modéré.

Sa vie parisienne.

53Outre son activité professionnelle, il est, à Paris comme en Aveyron un militant socialiste, mais proche de « l’Olympe ». Les sources sont trop maigres pour esquisser autre chose que quelques pistes : il fait partie de l’entourage d’Albert Thomas et participe avec lui à la réflexion sur les coopératives comme laboratoires de l’économie sociale ; grâce à sa formation, il en deviendra le spécialiste juridique39. Il a participé à la fusion des mouvements coopératifs en 1912 et donc à la naissance de la Fédération nationale des coopératives dont il sera le conseiller en 1919 ; avant 1914, il adhère à la coopérative du 5^e « La Prolétarienne », dont il est administrateur.

54Il fréquentait la rédaction de « L’Humanité ». Son cercle d’amis politiques se compose d’A. Thomas, Renaudel et Paul-Boncour (Jaurès, le député de Carmaux, sera remplacé en 1919 par A. Thomas qui le sera lui-même, en 1921, par Paul-Boncour !). Ses amis d’études sont les professeurs Cassin et Lévy-Bruhl.

55Les convictions socialistes de Ramadier au sein de la SFIO s’affirment donc du côté de Jaurès et de Renaudel plutôt que de Guesde. Son socialisme est donc humaniste avant tout ; aussi a-t-il éprouvé le besoin de s’intégrer à une société de pensée : la franc-maçonnerie.

Un engagement complémentaire : la franc-maçonnerie.

56A vingt-cinq ans, le 22 février 1913, Paul Ramadier est initié à la franc-maçonnerie par Bertrand Siman, professeur et chef du radicalisme en Aveyron ; il adhère à la Loge de Rodez « La Parfaite Union » affiliée au Grand Orient de France. Quelle signification donner à cette adhésion ?

57– sur le plan intellectuel, elle comble sans doute un besoin de réflexion plus générale, plus mystique ou philosophique, une quête de la vérité dont témoignent beaucoup de frères maçons et qui correspond à la nature profonde de Ramadier ;

58– sur un plan plus pragmatique et politique, c’est l’accès à un réseau de sociabilité très actif de défense de la République. L’essentiel des batailles franc-maçonnes d’avant 1914 n’a-t-il pas porté sur la laïcité et sur les droits de l’homme ? Dans les loges une synthèse s’opérait sur ces questions entre radicaux et socialistes ; au Parlement, les frères maçons serraient les rangs face au danger (Affaire Dreyfus, Séparation de l’Église et de l’État)40. On peut penser, connaissant la suite de la carrière de Ramadier, que la réflexion maçonnique lui donne peu à peu la conscience exacte du fondamental et du secondaire, de l’essence même de la démocratie républicaine, d’où certaines alliances électorales et politiques, le vote contre Pétain...

59Mais en 1913, l’adhésion à la franc-maçonnerie renforce l’implantation de Ramadier dans la société républicaine de gauche du département ; du reste, beaucoup de militants socialistes en font déjà partie, comme Eugène Gervais, l’actif militant syndicaliste enseignant. Soulignons d’autre part les liens entre Siman et Ramadier, celui-ci apprivoisant celui-là à l’égard du socialisme et Siman donnant du radicalisme une image positive. Ainsi se tissent les fils qui seront la trame des victoires électorales futures.

60Nous avons envisagé jusqu’ici la formation et l’action militante de Ramadier au sein du parti socialiste. Sera-t-elle couronnée d’une victoire politique ? et comment ce militant pacifiste réagira-t-il devant la guerre ? Dès 1913, les événements vont le mettre directement à l’épreuve.