1Paul Ramadier est issu de la bourgeoisie intellectuelle du xix^e siècle dont beaucoup de membres s’intéressent à la question sociale et qui forment l’essentiel des cadres du mouvement socialiste.

Le milieu d’origine : une famille de notables du Gévaudan

2Les origines connues de la famille Ramadier (du mot « ramade » : douze douzaines de moutons) remontent au xvi^e siècle1. Les archives locales mentionnent pour la première fois un Ramadier, né sans doute vers 1520, baillï de Serverette en Lozère, qui fut condamné à une amende pour pratiquer la « Religion Prétendue Réformée ». Ce huguenot préféra se convertir ensuite au catholicisme.

3Jusqu’au xviii^e siècle, les membres de la famille Ramadier sont surtout des marchands. En effet, le bourg de Serverette, situé sur la route de Mende à Saint-Flour, concentre les produits de l’artisanat rural c’est-à-dire les tissus de laine. Des négociants les échangent contre les productions languedociennes indispensables que sont le vin, l’huile et le sel. La base de la fortune est ainsi commerciale puis foncière par acquisition de propriétés. Depuis le xvi^e siècle la famille Ramadier exerce des fonctions dirigeantes à Serverette : à la Révolution, le « premier consul » est un Ramadier, qui présente le cahier de doléances du village aux États particuliers du Gévaudan ; il sera ensuite « administrateur de la commune » pendant la Révolution.

4Au xix^e siècle, l’introduction des métiers mécaniques ruine la fabrication artisanale et donc le commerce local des tissus. Les Ramadier se reconvertissent, achètent des charges notariales ou judiciaires au lendemain du Premier Empire ; puis leurs enfants deviennent fonctionnaires ou médecins. C’est ainsi que le grand-père de Paul Ramadier est « conducteur principal des Ponts et Chaussées » à Mende, son père psychiatre ; son propre frère sera chirurgien. La famille est ainsi amenée à quitter Serverette et à se disperser.

5La famille Ramadier est donc depuis le xvi^e siècle une famille bourgeoise jouissant d’une aisance matérielle que lui procurent le négoce et les professions libérales, ancrée dans le terroir par des propriétés foncières2. Elle y exerce des fonctions communales avec beaucoup de pragmatisme sans doute, puisque s’accommodant de tous les régimes. Paul Ramadier est donc le descendant d’une longue lignée de notables provinciaux. Il en sera le fils le plus illustre en entrant dans l’histoire nationale. Mais comment ce bourgeois d’origine est-il devenu socialiste ? Pas par influence familiale en tout cas.

Une éducation bourgeoise

Des parents conformistes

6Paul Ramadier est né à La Rochelle le 17 mars 1888 ; son père, Joseph, était alors médecin-adjoint de l’asile public d’aliénés de Lafond en Charente-Inférieure. Il sera directeur de l’asile de Rodez de 1892 à 1904 puis de celui de Blois jusqu’en 1918. Joseph Ramadier a épousé une cousine issue de germains, Alix, fille de médecin militaire et titulaire du Brevet Supérieur.

7Joseph et Alix Ramadier ne sont plus ancrés dans le terroir lozérien où ils sont nés que par la propriété familiale. Les fonctions de directeur d’asile les contraignent à plusieurs déménagements mais leur procurent aisance et considération sociale. De ce couple naîtront deux garçons, Paul et Henri, qui recevront une éducation soignée conforme à leur milieu3. C’est ainsi que Paul affichant des goûts littéraires sera prié d’abandonner le projet d’entrer à l’École normale supérieure pour se préparer à une carrière plus sérieuse. Il sera donc juriste. Alix Ramadier veille aussi à l’éducation religieuse de ses enfants4 ; elle restera toujours très attachée à la religion catholique que sa famille pratique avec un reste de jansénisme et qui compte un missionnaire à Madagascar et une Supérieure de couvent. Joseph Ramadier est un libéral attaché à la République modérée et que les extrêmes choquent5.

8Donc les parents de Paul Ramadier, instruits, catholiques, jouissant d’une position sociale honorable, vivant dans une aisance sobre, désirent transmettre ce patrimoine à leurs enfants. En cette fin de siècle, les études, autant que les affaires, ouvrent la voie à la réussite sociale, pour Paul, elles seront classiques, pour son frère scientifiques.

Des études classiques

9Les hasards de la carrière paternelle font que Paul Ramadier, bien que né en Charente-Inférieure d’une famille lozérienne, passera enfance et adolescence à Rodez et qu’il se sentira toujours Rouergat. La famille s’y installe en 1892, il a quatre ans. De six à seize ans, il fréquente le lycée. Élève studieux, Paul Ramadier est avec deux autres compatriotes (Paul Marty et Henri Marion) en tête de sa classe ; les résultats de la distribution des prix de 1899 en cinquième classique mentionnent les performances de l’élève âgé de onze ans : il obtient le deuxième prix en langue française, version latine, histoire-géographie, récitation classique, et le premier accessit de grec6. Ramadier fait donc « ses humanités » ; il est passionné de culture gréco-latine. Il lira et écrira couramment le latin. Ce sera son passe temps favori, son délassement principal. Les mathématiques ne tiennent pas de place dans cette formation. C’est une culture d’humaniste, traditionnelle, littéraire et historique avant tout, qui pouvait logiquement le conduire rue d’Ulm comme tant d’autres (J. Jaurès, È. Herriot, L. Blum). En fils obéissant, mais aussi par penchant naturel envers le droit, il renonce au concours de l’École normale et s’inscrit à Toulouse, à l’Université en 1904. Il y prépare licences en droit et en lettres. En 1908, diplômé, il s’installe à Paris, s’inscrit au barreau, prête serment le 24 novembre et devient avocat à la Cour d’appel de Paris7. Il travaille au cabinet de Marcel Plaisant, futur sénateur radical. Cependant il poursuit ses études juridiques en compagnie de René Cassin venu d’Aix-en-Provence. Entre les deux hommes l’amitié sera profonde et durable, de même qu’avec Henri Lévy-Bruhl. En 1911 il soutient sa thèse de droit qui porte sur une singularité du Droit romain : « Les effets de la missio in Bona Rei Servandae causa » c’est-à-dire de « la décision du magistrat autorisant un créancier à s’installer dans le patrimoine de son débiteur »8. C’est un ouvrage de 168 pages, truffé d’expressions latines et dont les sources principales sont les textes juridiques romains et les écrits de Cicéron. Parallèlement il poursuit des études d’histoire. Après le doctorat, il songe à préparer l’agrégation pour devenir professeur de Droit romain. Il renoncera à ce projet en raison de son engagement politique compromettant9 et de la guerre qui va éclater.

10Quel est l’apport de ce cursus universitaire ? René Cassin considère alors son ami comme « un puits de science » et le premier latiniste de sa génération10. Sa culture est en effet vaste et éclectique. Mises à part les mathématiques qui le rebutent, toutes les disciplines l’attirent. Mais Ramadier est aussi un brillant juriste, un des grands de sa génération, à la fois par sa connaissance du droit, en particulier du droit romain mais aussi par son esprit. Cette compétence reconnue de tous lui sera fort utile dans sa carrière politique. Il fera toujours dans ce domaine figure de spécialiste. Si l’Université a fait de lui un érudit et un juriste, lui a fourni un bagage précieux, l’école de la vie en fera très tôt un socialiste, en rupture idéologique avec son milieu familial et infléchira le destin de robin auquel il semblait promis.

La rupture idéologique : la venue au socialisme

11Par chance pour nous, Paul Ramadier a expliqué lui-même son passage au socialisme de Jaurès dans un texte écrit pendant la Seconde Guerre mondiale au moment où l’inaction forcée favorisait la méditation ; le titre : « Du Christ à Jaurès »11. Ramadier est venu au socialisme sous l’effet conjugué de son propre tempérament et de l’épreuve des faits dans ces années 1900-1904, au tournant du siècle, où des choix fondamentaux divisaient si âprement les Français.

12Par tendance profonde et par éducation familiale, Paul Ramadier était porté vers la rigueur morale, la charité, l’amour du prochain. Vers douze ans, il connut même une crise de mysticisme, une tentation d’isolement. Cependant des lectures romantiques, en particulier des œuvres de Victor Hugo, dirigèrent « cette générosité morale » vers le domaine social : « Victor Hugo m’orienta vers les problèmes du peuple ». Cette méditation sur le sens de l’Évangile, du christianisme, fut en prise directe avec le réel au moment de l’Affaire Dreyfus et de la séparation de l’Église et de l’État. A Rodez, comme ailleurs, les passions étaient déchaînées, au lycée les discussions et les incidents se multipliaient12 ; dans un milieu particulièrement conservateur, les idées progressistes font scandale, aux anti-cléricaux s’opposent les anti-maçons. Le milieu enseignant perméable aux idées généreuses et un brin subversives compte à Rodez un noyau actif autour du professeur Bertrand Siman qui enseigne l’espagnol au lycée, de 1897 à 1928 : maître à penser du radicalisme dans le département et franc-maçon, son influence s’exerce sur tout le milieu laïque ; c’est un éveilleur de consciences et une éminence grise. Ramadier suit ce maître ; jusqu’à sa mort en 1935 les deux hommes entretiendront amitié et correspondance et mèneront les mêmes combats politiques. Nous les retrouverons13.

13Si au lycée les polémiques sont vives, en famille les discussions vont aussi bon train : Joseph Ramadier défendait la République contre nationalistes et « curés intolérants » mais trouvait cependant le petit père Combes un peu trop extrémiste. Ainsi entre quatorze et seize ans, Paul Ramadier vit un drame personnel : christianisme ou socialisme ? Comme sa religion était avant tout intérieure, il se détachera d’elle et surtout de l’Église quand il s’apercevra que celle-ci « voulait le contraindre à l’obéissance et violentait ainsi (sa) conscience d’adolescent, lui refusant le droit de penser par lui-même ». Ce moment de rupture avec son milieu social fut douloureux ; Ramadier en parle avec retenue ; il se trouva pourtant en conflit sérieux avec ses parents pendant plusieurs années comme son témoignage le laisse deviner. Ainsi du cocon traditionnel sortit en 1904 un adolescent en rupture de ban, dont la personnalité allait se renforcer et les idées se préciser grâce aux rencontres et aux lectures.

14Ramadier retient trois influences intellectuelles principales pour la formation de sa conscience socialiste : l’œuvre de Victor Hugo, la pensée de Jaurès, et celle de Charles Gide. Il dit de Hugo : « C’est par lui que la vague de charité chrétienne s’est muée en socialisme », autrement dit, c’est d’abord par le cœur que Ramadier fut touché, plus que par la raison. Par ses vers, ses romans, son lyrisme et son souffle, l’on sait comment Victor Hugo, ce grand-père de la République, exerça d’influence sur plusieurs générations, enthousiasmant petit peuple et classe moyenne, lui dont le portrait-fétiche ornait souvent les murs des écoles normales d’instituteurs, ces « hussards noirs » de la République ! Conquis par la sensibilité et la générosité de Hugo attentif aux faibles, Ramadier découvre la pensée de Jaurès, vers seize ans, sur les bancs de la Faculté de Toulouse. Il y est d’abord sensible car son style lui rappelle celui du grand écrivain. Mais il apprécie ensuite sa connaissance précise des problèmes et sa volonté d’agir, ainsi son « socialisme sentimental se peuplait de pensées » ! Jaurès, presque un compatriote, un bourgeois intellectuel porte-parole de la classe ouvrière, exerçant un puissant charisme sur la jeunesse et les militants socialistes, n’est-il pas un modèle possible pour notre jeune étudiant en droit ? A côté des deux géants peu communs que sont Victor Hugo et Jean Jaurès, Ramadier place Charles Gide dans le Panthéon de ses maîtres à penser. Ce professeur modeste, fondateur de la pensée coopérative en France, permit à Ramadier de remonter jusqu’à Saint-Simon et à Fourier dont il retient surtout « la haine de la contrainte sociale ». Vers seize ans, le socialisme de Ramadier n’était-il pas teinté d’un brin d’anarchisme ? La pensée de Charles Gide, dont il a suivi les cours à la faculté de droit de Paris, se révèle, on le verra, comme une composante essentielle de celle de Ramadier ; elle guidera ses choix idéologiques et lui fournira une partie importante de son activité professionnelle puisqu’il deviendra expert en matière de coopération.

15C’est à dix-sept ans seulement que Ramadier lut par curiosité le Manifeste communiste14 ; il déclare avoir été intéressé par l’analyse de l’importance des phénomènes économiques, mais pas convaincu par le matérialisme, comme loi historique : « l’indifférence sarcastique au problème moral sapait les fondements de mon socialisme ». Ainsi comme la plupart des socialistes français, Ramadier n’adhère pas vraiment au marxisme, mais reste fidèle à une tradition nationale15. Le milieu étudiant toulousain est fortement influencé par Jaurès bien sûr, figure familière, mais aussi par des maîtres réputés, chantres du radicalisme. En compagnie de Vincent Auriol, étudiant comme lui, il écoute Célestin Bouglé et Maurice Hauriou16. Célestin Bouglé, qui finira sa carrière comme directeur de l’ École normale supérieure en 1935, y travaille sur la démocratie laïque et les formes sociales qui y conduisent ; Maurice Hauriou, doyen de la Faculté de droit de Toulouse en 1909, spécialiste du Droit public, s’intéresse à la théorie de l’institution. Tous deux défendent la République et la démocratie politique ; ils représentent l’idéologie radicale au temps de « l’âge d’or », c’est-à-dire de 1900 à 1905, autour du combisme triomphant17. Célestin Bouglé reprenant et affinant la pensée de Léon Bourgeois définit le « solidarisme », synthèse entre les idées du libéralisme individualiste et celles du socialisme collectiviste.

16La réflexion sur la démocratie et l’égalité sociale se mène donc à la fois chez les radicaux et chez les socialistes ; les moyens pour y parvenir divergent cependant. Ainsi Vincent Auriol et Paul Ramadier, jeunes étudiants, profitent de ce laboratoire idéologique puisqu’ils peuvent entendre à la fois Jaurès et Bouglé. Notons que les deux étudiants auront, à jamais, le sens de la République et de l’État.

17C’est donc à Rodez puis à Toulouse, que la conviction idéologique se précise ; ce fut le choix du socialisme. Pour Ramadier, le socialisme fut d’abord un élan du cœur qui l’a porté de la charité chrétienne vers la justice sociale. Le jeune homme va alors s’engager à fond dans l’action militante au moment même où s’unifie et s’organise le socialisme français.