Introduction

1La genèse de cette étude fut le résultat d’une prise de conscience vers la fin des années 70. Decazevilloise d’origine, « exilée » dans la région parisienne pour y enseigner l’histoire, mais conservant de fortes attaches « au pays », je fus de plus en plus frappée par la place qu’occupait encore dans le souvenir des habitants la personnalité de Paul Ramadier ; vingt ans après sa mort, que ses amis honorent sa mémoire, quoi de plus naturel ? Mais en revanche, que son action soit toujours l’objet de vives polémiques, que son nom soulève aussitôt émotion ou haine, que les élections municipales de 1977 se soient faites en somme autour du ramadiérisme et en aient consacré la défaite dans les esprits, quelle surprise !1 Ma curiosité fut aiguisée, je commençai à interroger ma famille, mes amis, à réveiller mes propres souvenirs d’enfant et d’adolescente ; et la silhouette massive de « Monsieur Ramadier » finit par s’imposer ! La tentation devint projet précis vers 1980, quand j’appris que la famille Ramadier venait de verser ses archives au département. Decazevilloise et historienne, je ne pus résister au besoin de comprendre.

2L’empreinte laissée par le député-maire sur sa ville et sa circonscription n’est-elle pas comparable, dans sa nature, à celles laissées à Lyon par Edouard Herriot, à Oloron par Louis Barthou, en Corrèze par Henri Queuille, à Marseille par Gaston Defferre, à Bordeaux par Jacques Chaban-Delmas qui, lui, règne toujours2.

3 L’action politique de ces hommes s’est exercée si longtemps et si profondément qu’on peut parler de leur circonscription comme d’un fief ou d’un bastion. Ce sont les mécanismes d’implantation et de domination que je voudrais mettre en lumière à propos de la carrière de Paul Ramadier. Ainsi ma recherche n’aboutira pas à une biographie linéaire mais à une radiographie de la carrière locale et nationale.

4Pour ce faire, posons quelques prémisses : l’amorce d’une carrière politique se fait par la conquête de l’électorat ; elle se consolide ensuite, si l’épreuve des faits ne vient pas ternir l’image de l’élu ; elle atteint son couronnement s’il accède aux fonctions ministérielles. La notion de fief se révèle adéquate si, pendant une longue période, les électeurs renouvellent massivement leur confiance à l’élu et à plus forte raison quand celui-ci s’est émancipé quelque peu de ses attaches politiques originelles ; le rayonnement personnel l’emporte alors sur les références partisanes, la confiance, les relations d’homme à homme prévalent ; une sorte de clientèle s’est constituée autour de ce seigneur républicain ! D’autre part l’attraction personnelle est telle qu’elle empêche le développement d’une autre personnalité dans l’entourage même, mais aussi, bien souvent, dans le camp adverse. Cependant l’élu dont on attend qu’il défende les intérêts de sa circonscription, peut au fil des années se sentir menacé dans ses positions par l’évolution historique qui modifie la conjoncture socio-économique, de sorte que les structures de la domination locale sont peu à peu sapées. Les limites de son pouvoir apparaissent alors.

5En effet la carrière politique semble la résultante de forces issues des trois pôles distincts que sont la personnalité, l’électorat et la référence politique, c’est-à-dire, en général, le parti ; ces trois pôles agissent, réagissent et interagissent suivant les événements. Dans le cas de Ramadier, et de ce point de vue, on peut diviser sa carrière en plusieurs phases :

• jusqu’en 1919, son activité est essentiellement militante ; il est, avant tout, le porte-parole fidèle d’un parti, la SFIO, parti qui peu à peu le légitime comme candidat, ses qualités personnelles étant appréciées.
• de 1919 à 1928, il séduit un électorat qui s’identifie totalement à lui ; resté fidèle en 1920 à la SFIO de Jaurès, il a su conclure des alliances politiques qui élargissent la base électorale strictement partisane.
• ensuite, nanti de ce capital de confiance, il n’hésite pas à s’émanciper des consignes de son parti, il fait des choix personnels en fonction d’une certaine idée qu’il a du socialisme et de l’action politique. C’est ainsi qu’il devient néosocialiste en 1933, qu’il est l’un des quatre vingts députés, à refuser les pleins pouvoirs à Pétain le 10 juillet 1940 et que le 4 mai 1947, comme président du Conseil, il renvoie les ministres communistes de son gouvernement, contre l’avis du Comité directeur de son parti.
• enfin, ayant atteint les plus hautes fonctions et décidé avec d’autres des choix politiques de la France, il se voit demander des comptes par son électorat : d’abord sauver la vie économique du Bassin houiller d’Aubin-Decaze ville qui décline inexorablement et ensuite payer certains choix politiques. Les aigreurs s’accumulent, le camp ennemi se renforce, le système s’affaiblit, le fief est menacé et en 1959, ce sont les Decazevillois eux-mêmes qui donnent le coup de grâce ; retour à la case départ à soixante et onze ans, après quarante ans d’action politique locale ; chute finale brutale on s’entretient aujourd’hui avec un certain malaise

6Mais pour expliquer cet itinéraire il faut le replacer dans le champ historique tout entier. La carrière politique de Ramadier semble alors se diviser en quatre périodes que le plan de cet ouvrage reprendra :

1. 1888-1918 : la formation politique
2. 1919-1939 : l’ascension c’est-à-dire la conquête de tous les mandats électifs et jusqu’aux postes ministériels
3. 1940-1947 : l’homme des moments et des choix difficiles et l’apogée de la carrière
4. 1948-1959 : la rançon du succès et la chute
   Cette étude n’est pas la biographie chronologique de l’homme politique Paul

7Ramadier, elle n’est pas non plus la monographie d’une circonscription électorale, elle prétend mettre en valeur l’interaction des forces du champ historique, qui explique un destin politique. C’est pourquoi elle ne prétend pas réaliser l’étude exhaustive de chaque élément, mais se propose d’en saisir le sens et d’en apprécier la portée. C’est donc un travail de synthèse plus que d’analyse. Il est clair que l’action strictement nationale de Ramadier semblera étudiée superficiellement ; elle ne nous intéresse ici que comme composante de la carrière toute entière. (Se reporter au Colloque Ramadier des 8 et 9 décembre 1988.)

8Cette étude apportera, en outre, des éléments de réponse à quelques unes des interrogations permanentes des historiens et politologues :

• Quels sont les ressorts de la vie politique ?
• L’essence même du politique, et en tout cas de la démocratie, n’est-elle pas le compromis permanent, d’où la rupture fréquente entre théorie et pratique, entre idéologie et actes, dont pourtant la fusion est sans cesse recherchée mais qui apparaît comme une illusion vaine ? La carrière et l’action politique de Ramadier illustrent particulièrement bien ce dilemme ; et il semble avoir très tôt identifié l’illusion comme telle.
• L’histoire ne se fait-elle qu’avec des héros ? Et si « les pères tranquilles » avaient aussi leur importance et dans quelle mesure ?
• Comment expliquer la fin dramatique de la III^e République et la dérive de la IV^e, sinon en étudiant mieux leur personnel politique.
• Comment prendre la mesure et comprendre le succès puis le déclin de la SFIO sinon en se penchant sur l’itinéraire de ses dirigeants ou de ses hommes influents ?

9A tous ces questionnements, le présent ouvrage apportera, espérons-nous, quelques éléments de réponse.

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10J’ai mené avec passion cette entreprise de résurrection du passé, témoin d’une partie de l’histoire que je raconte. Je crois avoir fait preuve de rigueur et d’honnêteté intellectuelle, mon but étant de décrire et de comprendre et non pas de juger. Il n’est plus temps d’être ramadiériste… mais il est intéressant d’analyser le phénomène.

CHRONOLOGIE DE LA CARRIÈRE POLITIQUE DE PAUL RAMADIER