Préface

1Le nom de Paul Ramadier ne peut rivaliser dans la mémoire collective avec ceux des quelques hommes politiques qui symbolisent les III^e et IV^e Républiques. Il n’est pas non plus de ceux qui ont été emportés dans un oubli définitif. On se souvient encore, par les sobriquets qui lui furent alors donnés – Ramadan, Ramadiète ou Farrebouc – de l’homme qui accepta en des temps de pénurie et d’austérité la tâche ingrate de ministre du Ravitaillement ; on se rappelle l’inventeur de la vignette automobile censée financer la retraite-vieillesse ; surtout on n’a pas oublié l’homme qui, en mai 1947, au début de la guerre froide, chassa du gouvernement les ministres communistes. Si aucune de ces références n’est erronée, on mesure, à lire la grande biographie, fruit d’une recherche érudite autant qu’honnête, que consacre Aline Vojtovic à l’ancien président du Conseil, qu’elles ne rendent pas pleinement justice à l’homme ni ne rendent compte de ce que fut son rôle dans des années difficiles et décisives.

2Son existence comme son action se sont inscrites sur plusieurs registres que l’étude d’Aline Vojtovic parcourt et restitue fidèlement. L’aspect le moins connu, et qui sera une découverte pour tous ceux qui ne sont pas Aveyronnais, est la dimension locale et départementale du personnage. C’est du reste celle qui a suscité sa biographe, qui a reconstitué le cursus du maire de Decazeville, du conseiller général, du président de l’assemblée départementale. Cet aspect qui est ordinairement la face cachée de l’action d’un homme politique, est aussi celle qui éclaire de la lumière la plus vive les voies d’une grande carrière politique. On voit se constituer le réseau sur lequel Ramadier a fondé son pouvoir et sur lequel il prend appui : parti, syndicats, sociétés de pensée, loges maçonniques… On a la surprise de découvrir sur place un homme assez différent de l’image qu’en avaient ses collègues parisiens ; au Parlement Ramadier avait la réputation d’un esprit ouvert, sans parti pris, et il était un des plus appréciés des députés M.R.P. ; or on le voit à Decazeville jouer de la défiance à l’encontre des cléricaux, refuser obstinément, et ce jusqu’en 1959, toute aide aux enfants, même pauvres, fréquentant les écoles libres, réservant jalousement aux élèves de l’école laïque les faveurs et les fournitures gratuites de la mairie.

3Entre l’élu local et le politique de stature nationale, c’est le militant qui jette un trait d’union. Ramadier s’est, fort jeune, rallié au socialisme : Madame Vojtovic montre bien que c’est par une conversion sincère, une adhésion de l’esprit et du cœur. A ses convictions il resta fidèle toute sa vie, même s’il s’est un temps séparé de la S.F.I.O. Il est toujours resté attaché à un socialisme modéré, répudiant la violence, ne croyant pas à la transformation par la révolution mais entendant travailler à la transformation de la société par une action réformatrice. Ce n’est pas le moindre apport de cette belle étude que la lumière projetée sur une nuance du socialisme qui, en France, a presque toujours été éclipsée par des variétés plus flamboyantes et plus romantiques, et généralement affectée d’une connotation péjorative qui la faisait considérer avec un mélange de commisération et de sévérité. Ramadier est proche d’un Albert Thomas, d’un Renaudel, d’un Paul-Boncour. En 1920 il est de ceux qui refusent de rejoindre la III^e Internationale. On comprend mieux qu’en 1933 il se soit séparé de la S.F.I.O. et ait fait cause commune avec les néos : sa récusation du maximalisme doctrinaire dicte son plaidoyer pour la participation ministérielle et l’acceptation des responsabilités. L’itinéraire de Ramadier et la connaissance de ses motivations rappellent opportunément que les néos n’étaient pas tous des fascistes. Au reste Ramadier est réintégré dans la S.F.I.O. au lendemain de la guerre, tandis que d’autres en sont exclus et il sera pendant quinze ans une des personnalités les plus marquantes du socialisme de gouvernement. Ne peut-on voir dans ce socialiste réformateur un précurseur du ralliement, à partir de 1983, du parti socialiste à une action gouvernementale détachée de l’idéologie ?

4Il a plus d’une fois exercé des fonctions ministérielles : dans le gouvernement de Front populaire son action est importante dans le domaine de l’énergie ; dans le gouvernement de Guy Mollet il a la charge difficile de dégager les ressources nécessaires pour financer les opérations en Algérie. Mais c’est évidemment son passage pendant dix mois à la Présidence du Conseil qui l’inscrit dans la grande histoire. Charge redoutable à la tête d’un pays qui sort de la guerre épuisé, avec une économie exsangue, aux prises avec deux oppositions qui ne font pas de quartier, au temps des débuts de la guerre froide. L’homme a fait face avec un courage tranquille et une ténacité sans éclat. Surtout il s’est vu confier la responsabilité historique d’inaugurer les institutions. Rôle capital, compte tenu de la portée des premiers gestes qui font précédent et impriment son pli à un régime. Ramadier a pris à cet égard dès les premiers moments deux initiatives qui infléchirent irréversiblement l’interprétation de la Constitution et obérèrent durablement la pratique institutionnelle. D’abord en sollicitant au lendemain de son investiture personnelle un second vote de confiance de l’Assemblée nationale sur la composition de son gouvernement ; le texte constitutionnel ne prévoyait rien de tel. En soumettant aux députés le choix de ses ministres il amorçait un retour à la pratique de la III^e République et annulait une partie des efforts des Constituants pour rétablir un pouvoir gouvernemental fort. Sa démission en dehors des formes prévues par la Constitution accentua la dérive. Pour ces raisons Ramadier peut être tenu pour un des responsables de l’affaiblissement du gouvernement. Comme beaucoup de politiques de sa génération il restait fidèle à l’héritage de la III^e pour qui la République s’identifiait à la suprématie de la représentation parlementaire. En sens inverse il convient de lui donner acte d’une décision capitale, dont il a partagé la responsabilité avec le Président de la République, et qui a puissamment concouru à affirmer la prééminence du Président du Conseil : retrait aux ministres communistes de leurs fonctions à la suite du scrutin où ils s’étaient ouvertement désolidarisés de la politique arrêtée en Conseil des ministres. Il est aujourd’hui possible de faire justice de la légende qui attribuait l’origine de cette décision à une pression du gouvernement des États-Unis : elle a bien été l’expression d’une volonté politique des deux présidents.

5Entre le ministre du Front populaire qui donne sa démission en août 1938 parce qu’il désapprouve les mesures que la situation internationale impose au gouvernement Daladier, et sa désignation en janvier 1947 comme président du Conseil, sa biographe évoque avec finesse et talent ce que fut sa situation pendant l’occupation. Au lendemain de la défaite, il est naturellement écarté du pouvoir : il a refusé les pleins pouvoirs et son appartenance à la Franc Maçonnerie est notoire. Il ne sera cependant guère inquiété ; il conserve même sa mairie jusqu’en mai 1941. Mais il mène la vie de parlementaire aux champs comme nombre de ses collègues anciens députés, brusquement privés par les circonstances exceptionnelles de ce qui faisait leur raison de vivre et leur activité. Ils souffrent de l’oisiveté forcée et connaissent l’ennui. Certains reviennent à leurs études, lisent ou écrivent ; ils correspondent entre eux, avec précaution, en attendant des temps meilleurs. Ce sont des opposants mais il serait excessif de parler de résistants à leur propos : certes ils désapprouvent les orientations du régime, mais s’ils font des vœux pour la défaite de l’occupant, leur opposition ne va guère au-delà : il est vrai que la police a les yeux sur eux et qu’ils doivent se garder de toute imprudence qui en compromettrait d’autres. A cet égard le comportement de Paul Ramadier a été bien différent de celui d’Henri Queuille, avec lequel il présentait pourtant des ressemblances, qui, lui, a sauté le pas pour rejoindre le général de Gaulle qui lui confiera de grandes responsabilités à Alger.

6 Il manquerait au portrait de Ramadier un trait qui ajoute à ses qualités de politique une note originale, s’il n’évoquait l’homme de culture, l’amateur de livres comme Robert Schuman, l’humaniste qui lit les auteurs anciens dans le texte comme Bracke-Desrousseaux, l’homme dont la pensée prend un tour philosophique comme Jaurès ou Blum. Ce personnel politique, qui fut tant décrié et si vilainement vilipendé, comptait nombre d’esprits éclairés, dont la culture et le talent honoraient le Parlement.

7A le bien connaître à travers cette étude qui le restitue dans son humanité, on se convainc que, s’il n’était probablement pas du tout premier rang de ceux qui peuvent prétendre à la dignité d’hommes d’État, il fut un homme de gouvernement, gros travailleur, sachant instruire un dossier, capable de prendre une décision et de s’y tenir, résistant à la démagogie, bravant même l’impopularité. Si l’historien peut désapprouver telle ou telle de ses attitudes et estimer par exemple que sa démission en août 1938 trahit son aveuglement en face de la menace allemande, il présume que la plupart de ses décisions lui furent dictées par le souci de l’intérêt supérieur de la France. Cette classe politique dont il est un digne représentant n’était dépourvue ni de talents ni de vertus, mais elle eut à faire face à une situation particulièrement délicate et à une multiplicité de problèmes difficiles sans le secours d’institutions efficaces. Leur plus grande erreur ne fut-elle pas leur attachement à ces institutions en qui ils voyaient l’incarnation de la République ?