Desktop versionMobile Version

Le marché du charbon, un enjeu entre l’Europe et les États-Unis de 1945 à 1958

 | 
Régine Perron

Deuxième partie. Une énergie rare et dominante : le paradoxe du charbon de 1945 à 1947

Chapitre 6. Un marché charbonnier confisqué : la réponse américaine (1947)

Volltext

1L’année 1946 a été l’année des « combats » politiques entre partisans et adversaires du relèvement économique de l’Allemagne. Mais dès l’instant que la situation charbonnière allemande s’améliore depuis l’automne 46, les polémiques semblent se dissiper. Dès lors, la configuration du marché charbonnier prendra une forme définitive par le moyen du Plan Marshall. Pourra-t-il résoudre les graves problèmes d’approvisionnement liés au déficit en dollars ? Quelle place occupera l’Allemagne dans ce nouveau cadre ?

L’impasse du marché charbonnier : vers quelle crise ? (janvier-mai 1947)

2On assiste alors au cours des premiers mois de l’année 1947 à une évolution perceptible des politiques engagées auparavant, aussi bien en ce qui concerne la question allemande que les exportations de charbon américain. De janvier à avril 1947, la production de charbon allemand atteint des niveaux records qui ne se reproduiront seulement en septembre 1947. Pour la première fois depuis la fin de la guerre, c’est-à-dire depuis l’établissement régulier des statistiques de l’eco depuis juillet 1945, le mois de janvier 1947 enregistre une production de 12 200 000 tonnes, soit une augmentation de 75 % par rapport au mois de décembre. Puis, la production fléchira légèrement en se situant aux alentours de 11 000 000 tonnes. De telles envolées semblent pour le moins étonnantes lorsqu’on connaît la littérature sur le terrible hiver 1946-1947. On a souvent insisté sur le caractère catastrophique des conditions climatiques avec l’image du réseau des transports perturbé par le gel des canaux et par la neige sur les rails des chemins de fer.

Tableau n° 9. Rendement dans les mines de houille dans les zones britannique et française (moyenne de 1938)

Tableau n° 9. Rendement dans les mines de houille dans les zones britannique et française (moyenne de 1938)

Source : Statistiques de l’eco.

3On peut dans ces circonstances facilement imaginer la dureté des conditions de travail des mineurs de charbon, d’autant plus que les rations alimentaires dans la zone britannique n’atteignent pas le même niveau que celui des rations alimentaires dans la Sarre, zone française. D’après le tableau n° 9, on constate que, d’un mois à un autre, le rendement dans les mines de la zone britannique a augmenté de l’ordre de 4 % ! Un tel succès pourrait être justifié par l’installation d’un nouveau matériel, effet d’un investissement qui commence à porter ses fruits, mais en ces temps-ci, ce n’est vraisemblablement pas le cas.

  • 1 Werner Abelshauser, Der Ruhr..., op. cit.

4Il y a lieu de considérer dans la zone britannique les mesures prises qui visent à l’amélioration des conditions de travail des mineurs en Allemagne. Depuis décembre 1946, les mineurs bénéficient d’un supplément dans les rations alimentaires. De même, comme l’explique justement W. Abelshauser, l’établissement du système des points à partir du mois de janvier 1947 permet de recruter davantage de mineurs et surtout de réduire le taux d’absentéisme1. Mais contrairement à son affirmation, la productivité s’est nettement améliorée par la combinaison de tous les facteurs énumérés ci-dessus. Force est d’insister sur le véritable succès des mesures enfin prises et établies par le gouvernement militaire britannique.

5A partir du moment où la priorité donnée à la reconstruction allemande est claire, les Britanniques peuvent entreprendre une politique de traitement de faveur à l’égard des mineurs, qui a tardé malgré tout aussi bien pour les mineurs eux-mêmes que pour l’économie allemande. Il faut aussi considérer l’impact psychologique sur les mineurs allemands qui voient leurs conditions de travail s’améliorer, tout comme ils voient leur charbon davantage orienté vers les hauts fourneaux de leur pays. Mais chose étonnante, dès que la productivité s’améliore dans la zone britannique, il n’est plus possible de disposer à partir du mois de février 1947, des pourcentages de rendement hebdomadaire jusqu’à présent enregistrés par l’eco.

6Quant aux exportations, elles ne peuvent bénéficier de cette hausse spectaculaire de la production, conformément aux décisions prises par les responsables administratifs de la Bizone en novembre 1946. De décembre 1946 à mars 1947, les exportations enregistrent les niveaux les plus bas depuis septembre 1945. Mais en fonction des impératifs du moment, elles offrent quelques variations. En janvier, l’Allemagne doit combler le déficit des exportations en charbon américain, dû aux grèves dans les mines américaines des derniers mois ; en mars, le discours de Truman qui officialise l’aide américaine en Europe permet une augmentation substantielle des exportations jusqu’à atteindre le niveau de la production elle-même grâce au volume des stocks constitués depuis janvier ; enfin, la hausse en avril coïncide avec la Conférence de Moscou. Le mois de février semble davantage traduire les difficultés liées aux intempéries et reflète probablement aussi un essoufflement dans le rendement.

  • 2 eco : 1, AA 100/12. Lettre de Matrocinque (Représentant italien à l'eco) à B. Aicard 6 janvier 194 (...)

7Ces restrictions pèsent surtout sur les pays largement approvisionnés par les Etats-Unis, comme les Pays-Bas, la Belgique et l’Italie. Une anecdote suivante révèle avec justesse combien l’acuité du problème du charbon était perçue au cours de cette période. L’Italie peut en effet voir la baisse de son allocation compensée par un don de la Congrégation des Frères Chrétiens des Etats-Unis de 40 000 tonnes de charbon américain !2 Néanmoins, le gouvernement américain est formellement opposé au principe d’attribuer du charbon en dehors du cadre des allocations de l’eco. Le Danemark et la Norvège voient leur part d’allocations en charbon allemand diminuer depuis le mois d’octobre dernier pour atteindre un niveau constant jusqu’à avril-mai, alors que la Suède et la Finlande sont les grandes sacrifiées. Quant à l’Europe du Sud, elle ne forme plus qu’un couple restreint (la Grèce et le Portugal) avec l’éviction de la Yougoslavie de la liste des pays bénéficiaires d’allocations en charbon allemand. Leurs allocations sont extrêmement fluctuantes. Seule l’Autriche, en raison de la gestion du programme économique allemand qui l’inclut aussi, présente une bonne constance en approvisionnement de charbon de la Ruhr. Dans l’ensemble, tous les pays accusent la baisse du mois de février, qui coïncide avec le niveau de l’allocation le plus bas, sauf en Autriche précisément.

  • 3 eco : 1, AA 100. Lettre d'E. Griffith à Cecil Weir (Britannique, Remplace Sir Percy Mills au Contr (...)

8Cependant, à l’heure où les pays libérés répondent difficilement eux-mêmes à leur demande intérieure, ces mesures sont considérées comme extrêmement offensantes. Ils ne cachent pas leur indignation au sein de l’eco et le Président réclame que : « les autorités en Allemagne soient capables de (lui) économiser une grande négociation à venir par les voies diplomatiques.3 » On doit pourtant considérer qu’une révision à la baisse des allocations de l’eco a correspondu à une situation critique en Allemagne qui aurait pu avoir de graves conséquences par la suite si elle n’avait pas été résolue. En effet, on ne peut qu’être frappé par la similitude des faits entre la décision d’entreprendre des coupes dans les allocations et le niveau extrêmement inquiétant des stocks, qui, au cours de cet automne, est le plus bas depuis septembre 1945 : de 1 300 000 tonnes de charbon dans les zones britannique et française en juin 1946, on arrive à 600 000 tonnes environ en novembre 1946, soit une diminution de presque de moitié ! Or l’hiver approchant, il ne peut être question de les renouveler tout en menant de front et les exportations et la rénovation de l’économie allemande comme cela s’est passé jusqu’à présent. La situation charbonnière allemande atteint là sa limite et place les responsables américains et britanniques face à un dilemme : maintenir le rythme actuel des exportations tout en prenant le risque immédiat d’une implosion du marché lui-même ou bien privilégier l’activité des hauts fourneaux de la sidérurgie allemande grâce à son propre charbon. Dans le premier cas, l’Allemagne sera très vite acculée à importer paradoxalement du charbon pour sa propre consommation, ce qui est exclu d’avance car cela signifierait une augmentation des frais d’occupation. Dans le second cas, le risque consiste à supporter les conséquences diplomatiques avec l’ensemble de l’Europe de l’Ouest.

9La réponse se trouve dans la reconstitution des stocks en Allemagne au cours des mois d’hiver 1946-1947. On l’a souvent interprétée comme une preuve de la perturbation du réseau des transports liée au rude hiver. Or le gonflement des stocks ne traduit pas précisément la hausse de la production ni la baisse des exportations, comme l’illustre le graphique n° 5. Afin de permettre à l’économie allemande de se reconstruire, il est indispensable que la sidérurgie ait un approvisionnement important et constant pour produire l’acier nécessaire à la reconstruction ; la gestion habituelle d’une politique d’énergie mensuelle passe par la constitution de réserves de l’ordre de trois mois, ce qui représente une soupape de sécurité d’approvisionnement en cas de modification économique ou politique. C’est là une véritable question de survie de l’industrie charbonnière allemande et par conséquent de sa sidérurgie. De décembre à janvier, les stocks triplent de volume, puis restent dans une moyenne de 1 500 000 tonnes par mois. Certes, les mois de février et mars traduisent un excès de stockage dû aux difficultés de transports, mais dans une proportion toujours moindre par rapport à la production et aux exportations.

  • 4 eco : 4, Fr 103-France-Military and civilian traffic. Lettre de Dondelinger (Représentant français (...)
  • 5 eco : 4, Fr 103. Lettre de B. Aicard à P. Dondelinger, 26 février 1947.

10Le secrétaire de l’eco, Aicard, nous fournit de plus amples précisions sur ces constatations chiffrées et valide ainsi les déductions faites grâce à une réponse adressée au représentant français à l’eco. Ce dernier lui avait exprimé dès le mois de février ses doutes quant à l’ampleur des difficultés de transport provoquées par les perturbations atmosphériques4. Celui-là reconnaît alors que : « il est vrai que le transport de charbon dans certaines parties de l’Allemagne au cours des dernières semaines a mieux fonctionné que le transport de charbon pour les exportations... Nous devons nous rappeler aussi que beaucoup de charbon transporté vers les pays de l’eco pendant le dernier été provenait des stocks de la Ruhr, et que cette situation a alors contribué à une réduction de ces stocks à un niveau dangereux. Une fois de plus, il est évident que c’est à l’avantage de chacun que les stocks minima essentiels sur le carreau des mines et autres réserves de ce genre doivent être reconstitués le plus rapidement possible pour s’assurer contre les ruptures de stocks. J’espère que les exemples ci-dessus illustreront bien le problème du transport en mettant en question la légère inégalité qui s’est produite récemment au moment où les conditions climatiques étaient extrêmes.5 » Les rudes conditions de l’hiver 1946-1947 permettent en effet de dissimuler une « entorse » aux directives politiques. Il est certes indéniable que le réseau des transports est perturbé par les intempéries mais son ampleur devra être relativisée en particulier au niveau des interprétations de nombreux historiens. Ceux-ci considèrent la modification politique comme motivée par les intempéries. D’autant plus que ce problème du non-renouvellement des stocks en Allemagne n’a jamais été perçu jusqu’à présent. Les archives de l’eco ont cet immense mérite de révéler les subtilités de la politique charbonnière en Allemagne. Il est certain que dans le contexte de l’époque, peu de personnes ont pu observer ce problème en toute objectivité, car le souci dominant était de recevoir la totalité des livraisons en charbon allemand dans le cadre des réparations.

  • 6 eco : 1, AA 100/3. Lettre de J.G.Ph. Looman (Représentant néerlandais à l'eco) à B. Aicard, 27 fév (...)

11Ces restrictions sont d’autant plus mal perçues par les pays importateurs de l’eco qu’elles portent tout particulièrement sur des qualités précises de charbon en Allemagne, c’est-à-dire les fines à coke et les cokes qui sont les produits par excellence de fabrication d’acier. Ainsi, l’Europe de l’Ouest fait face à une pénurie de qualité au début de 1947. Les plaintes de ces pays ne cessent de s’accroître au sein de l’eco qui les canalise toutes. Toutefois, cette situation n’est pas irrémédiable, comme le signale précisément le représentant hollandais à l’eco : « A mon avis, le goulot d’étranglement en fines à coke, qui ne souffre pas de rupture et qui peut par conséquent supporter le transport sur de longues distances, disparaîtra plus vite que les nombreuses autres qualités, aussitôt que le ban sur les exportations de hautes qualités de charbon des Etats-Unis sera levé.6 » Cette réflexion nous ramène à la question principale des livraisons en charbon américain qui ne peuvent satisfaire les exigences des pays importateurs en raison de l’ordre du Solid Fuels Administration de réserver les meilleures qualités à la consommation intérieure du pays. Cet aspect sera considéré plus loin dans le chapitre.

  • 7 eco : 1, AA 100. Lettre d'E. Griffith à Cecil Weir, 3 février 1947.
  • 8 eco : 1, AA 100. Lettre d'E. Griffith à Mark Turner, 26 février 1947.

12Mais l’intensification de la production d’acier en Allemagne provoque de graves répercussions d’un autre ordre auprès des pays membres de l’eco. Ces derniers doivent aussi faire face à une suspension des livraisons en matériel minier à partir du mois de février 1947 décidée par le North German Mines Supplies. On s’achemine vers une sorte de politique de réquisition d’acier pour un usage strictement intérieur, et les livraisons vers les pays libérés sont pour l’instant volontairement mises en veilleuse par la conjonction de ces décisions lourdes de conséquences diplomatiques. C’est dans ce sens-là qu’E. Griffith exprime son inquiétude : « Il fait peu de doute que, si la décision de la part de l’Autorité de Contrôle est maintenue, cela soulèvera une tempête de protestation de tous les pays concernés.7 » C’est pourquoi il tente de négocier cette dernière mesure, qui pourtant ne reçoit pas la même compréhension tacite que la précédente ; pressent-il une érosion de ses propres pouvoirs et un règlement futur de l’Allemagne différent de celui souhaité par les pays membres ? A nouveau, il propose un meilleur ajustement entre les besoins de chacun, afin de ménager la position des pays libérés. « Je conçois tout à fait » dit-il, « que l’acier nécessaire pour maintenir et accroître la production dans les mines de charbon allemandes puisse exiger une plus grande quantité appréciable de charbon. Dans ce but, je saisis l’opportunité d’insister à nouveau que l’un des principaux objectifs des pays de l’eco est à présent d’augmenter le volume et la qualité de charbon qui leur est disponible. Dans ce strict but, ces pays favoriseraient une allocation généreuse en acier aux fabrications allemandes d’équipement minier quand bien même cela pourrait signifier une petite perte temporaire sur le volume de charbon allemand, qui autrement pourrait être disponible à la fois pour la distribution à l’intérieur de l’Allemagne et pour les exportations.8 »

13Quelles sont les conséquences d’une telle décision ? Il est assez difficile de les estimer concrètement, mais on peut supposer, comme le déclare E. Griffith lui-même, que cela a dû contrarier quelque peu la productivité dans les mines de charbon des pays européens qui souffrent de manque d’investissements. Cette décision a-t-elle été annulée par la suite ? Aucune trace de cette question ne subsiste dans les archives. Il serait intéressant de l’approfondir grâce à de nouveaux matériaux car cette question, inédite car jamais encore considérée, met le doigt sur le lien entre la mauvaise productivité des pays libérés et le mauvais matériel productif minier datant des années 1920, qui aurait peut-être été renouvelé à cette époque avec les livraisons allemandes.

  • 9 eco : 1, AA 100. Lettre d'E. Griffith à Cecil Weir, 26 février 1947.

14Toujours est-il que le travail de l’organisation perd de son importance aux yeux des responsables administratifs de la Bizone. Cette situation provoque une certaine amertume de la part de son Président : « Ma vie devient complètement pitoyable - et le travail de cette organisation est presque raté à cause de l’absence de nouvelles concernant les exportations disponibles en provenance de l’Allemagne pour le second trimestre.9 »

15Afin de mieux comprendre les demandes pressantes des pays libérés, exprimées par l’intermédiaire de l’eco, il est nécessaire d’établir un bilan statistique sur le déficit charbonnier. En 1945-1946, il est estimé à presque 31 millions de tonnes. A présent, qu’en est-il ? Cette période de 1947 correspond à une amorce encore bien timide de la reprise économique en Europe, car elle ne permet pas de masquer les différents problèmes qui demeurent, comme la difficulté pour les pays libérés de retrouver le niveau de production d’avant-guerre, sauf pour la France qui fait figure de cas à part. On constate que la consommation nationale apparente du charbon s’améliore surtout grâce à une évolution perceptible au niveau des échanges intra-européens (tableau n° 10).

Tableau n° 10. Consommations nationales apparentes de charbon des pays libérés par rapport à 1938 (production + importations-exportations - stocks) (en milliers de tonnes)

Tableau n° 10. Consommations nationales apparentes de charbon des pays libérés par rapport à 1938 (production + importations-exportations - stocks) (en milliers de tonnes)

Source : Statistiques de l’eco.

16Le déficit des importations se réduit progressivement et les exportations augmentent de même. Cette évolution est à mettre sur le compte du bilatéralisme, qui se maintient en dépit des efforts des Etats-Unis pour juguler de telles pratiques. La Belgique symbolise à elle seule le succès des accords bilatéraux, car elle vient en seconde place après la Pologne dans l’importance de l’approvisionnement en charbon dans ce cadre commercial. C’est pourquoi ce pays est nettement responsable de ce mouvement des échanges intra-européens comme le révèle le niveau de ses exportations. Malgré tout, cet essor révèle une politique charbonnière dangereuse à court terme. La production ne dégage pas encore assez de surplus exportable, et aurait plutôt tendance à stagner. Cela signifie que chaque pays exporte ce faible surplus à seule fin d’obtenir des devises ou des produits marchands, et parie sur un non-renouvellement des stocks. C’est pourquoi l’amélioration de la consommation nationale n’indique pas forcément une amorce de reprise économique. Il est important de le souligner dans ce contexte. Elle correspond davantage à une utilisation d’expédients de pauvre dans le but de contourner le grave problème financier. Le marché charbonnier européen atteint là aussi ses limites en fonctionnant au-dessus de ses possibilités.

  • 10 Alan Milward, The reconstruction..., op. cit.

17Contrairement aux idées reçues, comme le fait remarquer A. Milward, la crise de 1947 ne se situe pas au niveau de la production ni au niveau du commerce extérieur10. La crise de 1947 correspond davantage à l’urgence de résoudre le problème financier du charbon. 1946 est l’année de la véritable crise économique ; tous les éléments sont réunis à cette époque pour aboutir à une impasse critique. L’année 1947 sera davantage l’année des solutions à cette crise. Elle concerne en premier lieu les pays qui connaissent de graves déséquilibres de balance des paiements, et qui sont aussi du point de vue du marché charbonnier les pays les plus largement approvisionnés par les Etats-Unis. Or le charbon américain est décidément bien cher, trop cher, illustrant là l’inflation du pays, alors qu’il y aurait la possibilité de s’approvisionner en Pologne par exemple. La pénurie de dollars frappe durement les pays concernés, d’autant plus que la Trésorerie américaine ne leur laisse guère le choix : il leur faut acheter ce charbon affrété d’outre-Atlantique.

18En réponse à cette situation et conformément à la ligne politique du gouvernement américain, l’accent est mis sur la croissance immédiate de la production. Cependant, le temps n’est plus à l’urgence comme au moment des derniers combats en 1944-1945, et il serait opportun d’envisager une politique globale qui considère la reconstruction économique de l’Europe à long terme. A vrai dire, elle aurait dû être envisagée en 1946. Mais les cartes diplomatiques en Europe occidentale n’étaient pas encore tout à fait distribuées et l’heure était à la coopération entre les Quatre vainqueurs, qui s’est cependant révélée impossible.

191947 correspond à la véritable prise de conscience de cette impasse tant diplomatique qu’économique, avec un marché charbonnier qui tend vers l’implosion. Le gouvernement américain a toujours à l’esprit les visées expansionnistes de l’urss d’une part, et la réalisation de son modèle d’équilibre politique, économique et social en Europe d’autre part. Dans ce contexte, intervient le discours de Truman le 12 mars tenu devant le Congrès où il expose sa doctrine de soutien financier aux pays qui luttent contre l’expansionnisme soviétique, en tout premier lieu la Grèce et la Turquie. La rupture entre les deux grands vainqueurs, les Etats-Unis et l’urss, est assurée et va permettre aux Etats-Unis de se lancer dans une politique charbonnière de grande envergure, qui trouvera sa concrétisation dans le Plan Marshall.

  • 11 N.A. : 840 6362/1-947. Lettre de J. A. Stillwell à Clayton, 9 janvier 1947
  • 12 eco : 2, AV 100/3-Availabilities-United-States. Télégramme de Byrnes à l’ambassade des Etats-Unis (...)

20Toutefois, une reprise économique risque d’être contrariée à plus court terme si le marché énergétique de l’Europe ne possède pas la fiabilité indispensable au niveau de l’approvisionnement. Les livraisons en charbon américain sont toujours irrégulières. C’est à ce moment précis que le réseau commercial du charbon américain va connaître un tournant décisif grâce à une restructuration et à une modification de certaines règles. Au début de janvier 1947, le Département d’Etat est sollicité par l’administration Truman pour modifier la politique charbonnière, ainsi résumée en deux points essentiels : « (1) la Solid Fuels Administration doit relâcher les restrictions sur les exportations des meilleures qualités de charbon en provenance des districts les produisant, normalement acheminées jusqu’à Hampton Roads si bien que ce port peut être utilisé jusqu’à une capacité de 1 500 000 tonnes à l’exportation par mois ; (2) un accord doit être donné par tous les ministères des gouvernements impliqués, en particulier le Département d’Etat, pour programmer les allocations en charbon sur une base d’au moins six mois et, de préférence, pour l’année entière de 1947.11 » Voilà des résolutions qui devraient à la fois satisfaire les pays importateurs de l’Europe de l’Ouest et les producteurs-exportateurs américains car elles permettent de fidéliser les demandes dans la mesure où le pays exportateur en question peut garantir les exigences de qualité. Or c’est là une condition sine qua non de la part de l’administration concernée. Par ailleurs, envisager des allocations sur une base de 6 mois et non plus sur une base mensuelle force à considérer l’eco sous un autre angle : elle n’aurait plus de raison de gérer les demandes et prévisions établies sur une période aussi longue car la notion d’urgence quotidienne n’existe plus. Ces propositions changent radicalement la ligne préconisée par le Département d’Etat jusqu’à présent. Peu de jours plus tard, l’ambassade américaine à Londres reçoit la consigne de discuter ce programme adopté sans grande modification avec cette mention spéciale que : « l’objectif de l’exportation à long terme doit faciliter la maximisation de transport par bateau et les modalités de ce transport.12 »

21Quant au volume d’exportations prévu, il atteint 3 000 000 tonnes par mois d’après les estimations des experts. Ce montant répond-t-il au vœu exprimé en décembre dernier par Gallman de l’eco d’envoyer au moins 2 000 000 tonnes de charbon en Europe afin de calmer la colère des pays concernés ? Cela signifierait que les Etats-Unis vont exporter sur l’espace d’un an 36 millions de tonnes de charbon vers l’Europe dans le cadre des contrats à long terme alors qu’en 1946, ils ont exporté vers ce continent 14 500 000 tonnes, soit une augmentation brusque de 40,3 % ! Une telle augmentation est considérable pour une industrie charbonnière qui ne dispose pas d’une grande flexibilité de la production, à moins qu’elle ne dispose de stocks suffisamment importants pour répondre rapidement à la demande.

Situation du charbon bitumineux aux États-Unis de 1938 à 1960

Situation du charbon bitumineux aux États-Unis de 1938 à 1960

Graphique n° 6

22Pendant les années de guerre, l’industrie du charbon produisait dans un contexte militaire, supportant une surproduction qui ne suscitait pas d’inquiétude. L’écoulement était assuré. Ce n’est qu’à la fin des hostilités, lorsque la reconversion de l’industrie à une fonction civile, que le problème de la surproduction se posera avec une grande acuité. C’est ce que montre précisément le graphique n° 6 : on s’aperçoit que le volume des exportations est indubitablement lié au volume des stocks. Le charbon bitumineux, à usage bien souvent industriel, est plus largement exporté que l’anthracite davantage confiné au chauffage domestique. C’est pourquoi on considérera surtout la première qualité qui nous sert de référence dans l’étude charbonnière des Etats-Unis.

  • 13 N.A. : 840 6362/1-2447. Télégramme de Marshall (Secrétaire d’Etat de Truman de 1947 à 1949 du Prés (...)

23On constate qu’il existe trois phases. La première va de 1938 à 1942, où le niveau des stocks se situe presque au même niveau de la production. L’industrie charbonnière américaine est amenée à stocker directement la production, et exporte aussi dans la même proportion vers ses débouchés habituels, le Canada tout particulièrement. 1942 est une année de crise qui voit le volume des stocks dépasser le volume de la production. A partir de 1943, année qui correspond à l’engagement militaire des Etats-Unis, la tendance se renverse doucement jusqu’en 1944, où les exportations deviennent plus importantes. Néanmoins, elles restent toujours insuffisantes si on considère le volume des stocks. C’est à partir de 1945 que le niveau des stocks régresse considérablement par rapport à la production. On assiste là à une véritable évacuation de l’excédent de production par le biais des exportations qui triplent de volume sur l’espace d’un an entre 1946 et 1947. L’industrie charbonnière des Etats-Unis peut amortir les coûts de stockage de cet excédent grâce au marché européen d’après-guerre. Ce programme représente une chance à ne pas laisser passer pour les producteurs-exportateurs. Comme le signale lui-même Marshall, « les exportateurs ne font pas sérieusement pression pour une réduction.13 » Quant au Département d’Etat, a-t-il trouvé là l’occasion de mettre fin aux conflits sociaux qui ont marqué l’année précédente par leurs grèves intermittentes ? Ce programme possède effectivement l’immense qualité de résoudre une situation sociale assez délicate en permettant de maintenir le plein emploi dans un secteur touché par la reconversion. La mise en place d’un dispositif financier permet de subventionner le charbon américain grâce à la Trésorerie américaine. Mais curieusement, il n’est fait aucune allusion aux modalités de paiement.

  • 14 N.A. : 840 6362/3-1247. Lettre de Gallman au Secrétaire d’Etat, 12 mars 1947.

24Dans ce contexte, lorsqu’on met en balance la pénurie en charbon en Europe où le plein emploi est un impératif et la surproduction de charbon aux Etats-Unis qui provoque des troubles d’ordre social, je ne peux m’empêcher de m’interroger sur l’éventualité d’une politique charbonnière mondiale implicite qui consisterait à établir un niveau régulateur entre ces deux situations extrêmes. Pour continuer cette réflexion, citons Gallman qui affirme : « Bien qu’ils (les pays européens) préfèrent le charbon allemand à bas prix, nous ne voyons pas de raisons de priver l’Allemagne du charbon nécessaire à l’économie fonctionnant en autosuffisance pendant qu’un surplus se développe aux Etats-Unis.14 »

  • 15 eco : 1, AA 100/3. Lettre de B. Aicard à Jeffers, 1er février 1947.

25Contrairement à toute attente, une telle proposition ne soulève guère l’enthousiasme parmi les pays membres de l’eco. Le principal obstacle est l’établissement de contrats à long terme qui impliquent des relations d’obligation étroites entre les exportateurs et les importateurs à l’heure où la conjoncture économique et financière exigerait peut-être une certaine souplesse. « Une flexibilité maximum », comme le déclare E. Griffith, « est essentielle à la bonne marche du travail du plan convenu pour l’allocation. Le progrès qui a résulté de l’assistance pendant la période de reconstruction ne doit pas être handicapé par des recommandations à long terme qui porteraient préjudice non seulement aux allocations en provenance des autres sources d’approvisionnement, mais aussi aux allocations supplémentaires pour les besoins spéciaux de la reconstruction.15 » Le problème majeur se situe au niveau de la sécurité d’approvisionnement. En effet, cette flexibilité relativiserait la dépendance des pays européens à l’égard d’une seule source d’approvisionnement, américaine. Cet aspect est d’autant plus important que la source américaine n’offre pour l’instant guère de garantie dans ses livraisons en raison des nombreuses grèves qui ont émaillé toute l’année 1946, et aussi en raison d’une infrastructure qui est encore assez faible. Ce programme devrait commencer à partir du mois d’avril, date à laquelle prennent fin les administrations responsables de la politique charbonnière comme la Solid Fuels Administration.

26Jusqu’à présent, le gouvernement américain s’est toujours refusé à considérer la politique charbonnière européenne dans le long terme puisque l’Europe se trouvait dans une situation d’urgence, symbolisée par les fonctions de l’eco. L’impasse financière du marché charbonnier européen et la persistance du déséquilibre des échanges l’amène à réviser ses positions antérieures. En ce qui concerne l’Allemagne, au début de 1947, il est entendu que son économie doit être intégrée dans le système économique européen, et pour cela, l’objectif à court terme que se fixe le Département d’Etat est de la rendre autosuffisante. Quant à son engagement vis-à-vis de l’Europe, il va s’inscrire dans une longue durée, illustrée par le programme de contrats à long terme. Dans ce cas, le Plan Marshall ne serait-il pas une version améliorée de ce programme car de nombreux points communs existent ?

  • 16 Charles Maier, In search..., op. cit.
  • 17 N.A. : 840 6362/2-2147. Lettre de Gallman au Secrétaire d’Etat, 21 février 1947 et 840 6362/2-2647 (...)

27Pour mieux saisir cette importante évolution politique, il ne faut pas perdre de vue que la situation proprement commerciale est une des composantes obligatoires de l’ensemble de la politique américaine. En 1947, cela signifie la mise en place du multilatéralisme avec les conséquences qui en découlent. La Trésorerie américaine n’a de cesse d’insister sur l’application des accords de Bretton Woods et, de nombreux hommes politiques à Washington demandent la réalisation de la libre circulation du dollar16. L’argumentation clairement énoncée de Gallman éclaire singulièrement le contenu du programme d’exportations : « Un autre objectif à long terme d’une grande importance potentielle consiste à neutraliser le charbon en tant qu’arme économique aux mains des gouvernements nationaux, désireux de lier les exportations en charbon aux accords commerciaux bilatéraux. ...à neutraliser le charbon en tant qu’arme au service d’un nationalisme économique, particulièrement de la part de la Pologne ou d’une Allemagne renaissante.17 » Après avoir cherché la stabilité en Europe en menant dans ce sens une tentative de rénovation du réseau des échanges, le gouvernement américain renforce sa stratégie de stabilité en imposant son marché d’exportations. A-t-il perçu le succès durable des accords bilatéraux particulièrement entre les pays européens ? Il est clair que cet acte découle d’une offensive de la Trésorerie américaine, qui n’a jamais accepté la persistance du bilatéralisme. Ce système ne doit plus tant son succès à la Pologne, comme en 1945-1946, car elle voit ses exportations désormais confinées dans la sphère Scandinave, mais à la nécessité pour les pays européens de trouver des expédients commerciaux pour se procurer des devises ou produits marchands indispensables à la reconstruction. Son extension à l’Europe de l’Ouest tout entière justifie une nouvelle orientation de la politique charbonnière plus incisive du Département d’Etat.

  • 18 Par exemple, John Gilligham, Coal, Steel and the birth of Europe: the Germans and French from the (...)

28L’institution des contrats à long terme liera durablement les pays européens aux Etats-Unis, et par là même, les accords bilatéraux perdront de leur importance. Cette solution permet aussi de concrétiser la reconstruction économique de l’Allemagne puisqu’elle sera dégagée de l’obligation d’exporter. Le programme américain met justement en valeur l’enjeu charbonnier qui existe entre les deux partenaires, l’Europe de l’Ouest et les Etats-Unis. C’est pourquoi je m’interroge sur les origines du Plan Marshall que beaucoup d’historiens situent au moment du terrible hiver 1946-194718. Le Plan Marshall tente de résoudre des impasses économiques et politiques qui existent déjà en 1946. Le problème des importations américaines difficiles à payer à cause d’un déficit en dollars se pose déjà en automne 1946, et favorise de cette manière l’extension du système bilatéral entre les pays de l’Europe de l’Ouest grâce au troc. Le programme d’exportations de charbon américain lancé au début de 1947 est assurément une première réponse diplomatique et économique à l’Europe et aux Etats-Unis eux-mêmes. Le Plan Marshall, qui survient quelques mois plus tard, aurait-il le mérite de consolider la politique américaine ainsi mise en place en Europe ? En quelque sorte, il serait une deuxième réponse au « monde libre ». Ces éléments nouveaux contribuent à mieux comprendre la signification du Plan Marshall qui a fait couler beaucoup d’encre.

  • 19 eco : 4, GY 100. Lettre adressée aux représentants de la France, de la Grande-Bretagne et des Etat (...)

29Dans ce contexte, que devient la place de l’eco ? Son travail de recommandation et de distribution devient de plus en plus difficile malgré la tendance observée à une harmonisation des priorités politiques, et peut-être même à cause de cette harmonisation. L’eco serait-elle alors victime du rôle assigné jusque-là par les Alliés anglo-américains, c’est-à-dire de n’être qu’un organisme à caractère d’urgence ? Dès lors que le règlement politique de l’Allemagne est proche, l’eco ne trouve plus guère sa raison d’être car l’industrie du charbon de l’Allemagne va acquérir une autre armature administrative cette fois-ci officielle. C’est pourquoi E. Griffith tient à signaler son point de vue lors des discussions préliminaires du Traité de Paix à signer avec l’Allemagne, en ce qui concerne la distribution du charbon. « Il est nécessaire », déclare-t-il, « de préserver en quelque sorte la position de l’eco ou au moins la position par laquelle la disponibilité pour l’exportation en charbon allemand peut continuer à faire l’objet d’une certaine forme de contrôle... A cause du vaste potentiel des ressources en charbon de l’Allemagne, et en particulier à cause de certaines qualités essentielles à la reconstruction de l’Europe qu’on peut à présent se procurer de la Ruhr, toute liberté donnée à l’Allemagne à disposer de son propre charbon comme elle le souhaite lui donnerait un très sérieux pouvoir économique, qui, incontrôlé, pourrait bien résulter à paralyser tous les plans pour la reconstruction des autre pays européens.19 » Est-ce une esquisse future de l’Autorité Internationale de la Ruhr ?

  • 20 eco : 4, GY 100. Agreements on level exports, April 1947.

30La présence de l’eco a permis aux Alliés américains, en particulier, de mieux considérer la nouvelle distribution des cartes politiques en Europe au cours de la période qui a suivi la Libération. En 1947, les données sont plus claires, et désormais il est inutile pour les Etats-Unis de manœuvrer politiquement derrière la façade de l’eco. Un mois plus tard, le 25 avril 1947, les accords de Moscou entre les gouvernements soviétique, américain, anglais et français revoient à la hausse le niveau de la production du charbon allemand. Ils instaurent une plus grande souplesse en fixant une échelle mobile qui permet un ajustement continuel des exportations en fonction de la hausse de la production : « Le niveau des exportations en charbon des trois zones de l’Ouest de l’Allemagne est plus de 21 % de la production nette marchande, quand la productivité quotidienne de houille propre atteint 280 millions de tonnes - et de 25 % quand la productivité quotidienne atteint 370 millions de tonnes.20 » Ils ratifient la thèse tant défendue par l’eco et la France en particulier.

31A la fin de cette période, les Etats-Unis ont reconsidéré leur position sur de nombreux points. L’introduction de la notion de long terme dans un contexte de guerre froide est largement symbolisée par le programme d’exportations de charbon américain. La stabilité en Europe ne se recherche plus seulement en termes quantitatifs de charbon mais désormais en termes de liens d’obligation par le biais de l’économie.

L’opportunité du Plan Marshall (juin-octobre 1947)

32Le dernier cycle de la politique charbonnière européenne débute avec la signature des accords de Moscou et le discours de Marshall à Harvard. Ces deux événements majeurs de l’année 1947 apportent enfin des solutions à l’impasse du marché charbonnier. Contrairement au pessimisme répandu à cette époque, la situation charbonnière allemande s’améliore nettement dès le mois d’avril pour tendre vers une croissance régulière de la production et des exportations jusqu’à la fin de l’année malgré quelques accidents de parcours. Les sacrifices consentis les mois précédents pour permettre à l’Allemagne occupée de retrouver un équilibre charbonnier grâce à la reconstitution des stocks portent assurément leurs fruits. Les accords de Moscou contribuent-ils aussi à cette belle régularité croissante ?

33Ce mouvement commence déjà en avril, mois de la Conférence de Moscou, où les exportations reprennent une certaine consistance : on passe de 827 269 tonnes en mars à 1 130 053 tonnes en avril, soit une augmentation de 26,8 % ! Mais cette envolée est vite contrariée le mois suivant par une pénurie alimentaire qui sévit dans les mines de charbon allemandes. Juin signifie la reprise du mouvement proportionnel entre production et exportations. Cette régularité atteint son point culminant en septembre, qui enregistre le record de production depuis 1945 : 14 millions de tonnes de charbon produits avec plus d’un million de tonnes de charbon exportées. Octobre rectifie cette envolée pour retomber au niveau des mois précédents. Quant à l’évolution des stocks, elle affiche aussi une belle sérénité puisque le niveau reste dans une moyenne qui se situe entre 1 500 000 et 1 800 000 tonnes. Il correspond au volume normal des réserves obligatoires. L’aspect d’ensemble rappelle les six derniers mois de 1945 qui ont représenté la plus belle période des exportations destinées aux pays libérés.

34Certes, les accords de Moscou ont pu indiquer la ligne à suivre aux responsables de la production charbonnière allemande. Cependant, il me semble qu’ils n’ont fait que confirmer une tendance qui s’esquissait dès la fin de la reconstitution des stocks, et qui laissait présager un dynamisme général par la constance de la progression de la production. L’effet psychologique de la Conférence de Moscou n’est sûrement pas négligeable dans cette amélioration assez brusque des exportations vers les pays libérés, dans le but de ne pas aggraver les discussions déjà assez difficiles entre l’urss et les Etats-Unis.

  • 21 Werner Abelshauser, Der Ruhr..., op. cit.

35Cette régularité est maintenue par la suite grâce à l’amélioration de la politique sociale à l’égard des mineurs qui n’est d’ailleurs qu’une tendance générale dans tous les pays concernés par la production de charbon. La situation charbonnière allemande se trouve à présent dans un contexte nettement plus favorable qui correspond au sortir de l’hiver, au rétablissement de l’équilibre entre production, stocks, exportations - les trois paramètres du marché - et à une augmentation du traitement de faveurs dispensés aux mineurs allemands. Tout cela conduit à une sorte d’euphorie du marché allemand que W. Abelshauser a appelé « le miracle allemand21 »

36Le « miracle allemand » ne se répercute pas au niveau des exportations vers les pays libérés. Le charbon allemand ne joue plus qu’un rôle d’appoint malgré toute l’importance que les pays libérés, la France en tête, lui accordent. Dans la sphère de l’Europe de l’Ouest, seuls la Belgique et les Pays-Bas bénéficient d’une constance dans leurs livraisons alors que la France et l’Italie connaissent des livraisons en dents de scie. Quant au reste de l’Europe, les intérêts géographiques représentés par le volume de charbon se sont déplacés de la sphère scandinave à la sphère méditerranéenne. Cela correspond justement à l’évolution stratégique qu’illustre le discours de Truman en mars 1947 pour débloquer une aide financière à la Grèce et la Turquie. L’Autriche continue de bénéficier d’allocations à contre-courant de l’évolution générale. Au moment de la pénurie alimentaire en Allemagne en mai, l’Autriche n’a pas souffert de la réduction des exportations.

37Le 5 juin 1947, Marshall prononce le discours qui sera le coup d’envoi de l’aide américaine pour la reconstruction économique européenne concrétisée par le Plan Marshall. Ce Plan se base principalement sur le renouveau du marché charbonnier européen, qui doit permettre à l’économie européenne de se reconstruire rapidement. La dimension stratégique d’une source d’énergie dans l’environnement économique, politique, social, apparaît au grand jour. Toutes les politiques charbonnières élaborées depuis le début de 1946 ont tenté de la concrétiser avec bien des difficultés. Le Plan Marshall donne enfin les moyens de réaliser l’objectif de stabilisation. Dans ce but, il propose une grande politique d’ouverture de crédits, et répond justement à ce besoin urgent de résoudre la crise financière du marché charbonnier, qui constituait le principal obstacle à la réalisation des politiques charbonnières précédentes.

  • 22 N.A. : 840 6362/6-247. « Croissance de la production charbonnière », PPS/2, 2 juin 1947. (George K (...)

38On a décelé l’origine d’un tel Plan dans le rapport du Policy Planning Staff remis par George Kennan le 2 juin 1947 à la demande de Marshall à son retour de la Conférence de Moscou22. Ce rapport d’un caractère très général met l’accent sur la nécessité de dynamiser les productions charbonnières de trois secteurs, qui sont tout simplement les trois principales sources d’approvisionnement d’avant-guerre : la Grande-Bretagne, le bassin de la Ruhr et la Pologne. Il est admis explicitement que l’Allemagne n’est plus la seule et unique source d’approvisionnement dont dépend la reconstruction économique européenne. Ce rapport se contente de reprendre la ligne politique générale suivie jusqu’alors, qui est celle du productivisme : le déficit charbonnier européen sera résolu grâce à l’augmentation de la production, qui permettra entre autres de réduire le poids financier des importations de charbon américain.

39Une contradiction de fait existe entre ce rapport qui propose de réduire les importations de charbon américain en Europe et le programme d’exportations de ce même produit à long terme qui a été mis au point quelques mois auparavant. L’explication se trouve-t-elle dans une mauvaise communication des informations relatives au charbon entre les divers ministères concernés du gouvernement américain ? Je n’ai pu trouver une discussion sur ce sujet dans les archives du Département du Commerce, ou encore du Comité du charbon des Etats-Unis. A-t-elle eu lieu ?

40Grâce aux archives de l’eco, on connaît aussi l’origine du rapport émanant du Policy Planning Staff. Un an auparavant, s’est déjà tenue une « Conférence de Paris » sous l’égide de l’eco, les 21-22-23 mai 1946. Cette Conférence est tombée dans les oubliettes de l’Histoire, principalement à cause de la discrétion qui a été de rigueur dès le début des discussions. Les organisateurs se sont bornés à deux communiqués de presse, l’un à l’ouverture et l’autre à la clôture de la conférence. Pourtant, le contenu de la Conférence mérite d’être étudié de près car il pose clairement l’origine du Plan Marshall. Elle réunissait 21 pays, c’est-à-dire les pays membres de l’eco, ce qui équivaut à l’Europe occidentale tout entière, une partie de l’Europe de l’Est et les Etats-Unis, et ensuite 3 organisations internationales, dont l’eece, le bit, et l’ecito, et enfin les deux Comités du charbon de Grande-Bretagne et des Etats-Unis. Le thème de de la Conférence était : « les perspectives de la situation charbonnière en Europe au cours des 12 prochains mois. »

41A l’issue de cette Conférence, a été mise au point une Résolution adoptée à l’unanimité par les participants :

42« Résolution 1.

43L’attention de tous les Gouvernements et des Chefs de toutes les Organisations Internationales est attirée tout particulièrement sur les points suivants :

44(a) si des mesures exceptionnelles ne sont pas prises immédiatement, le déficit européen en combustibles solides engendrera, sans aucun doute, pendant les douze mois à venir, une crise de chômage étendue et retardera sensiblement la reprise économique de l’après-guerre ;

45(b) cette catastrophe ne peut être évitée que si des mesures sont prises afin

  1. d’assurer aux mineurs, et particulièrement à ceux du fond, des rations alimentaires suffisantes ;
  2. de leur accorder des avantages spéciaux propres à stimuler le recrutement ;
  3. d’accorder une priorité toute spéciale à la fabrication et à la distribution du matériel et des fournitures de mines ;
  4. de prévoir les moyens nécessaires à l’enlèvement et au transport de chaque tonne de charbon extraite ;

46(c) les mesures ci-dessus ne sont pas prévues pour le bénéfice exclusif de l’industrie minière, mais sont essentielles si l’on veut éviter la désorganisation de presque toutes les industries, y compris celle de l’alimentation ;

  • 23 eco 68 : ES 105- Conférence de Paris, mai 1946. Compte rendu in extenso de la quatrième session te (...)

47(d) les mesures prévues ci-dessus ne sauront à elles seules permettre de satisfaire entièrement aux besoins minima de l’Europe si elles ne s’accompagnent pas d’un contrôle serré de la consommation du charbon en Allemagne, et de l’assurance que le tonnage maximum sera exporté de ce pays.23 »

48Une grande similitude existe entre ce document et le rapport du PPS dans l’énumération des mesures à prendre d’urgence au niveau du matériel minier, de la politique sociale à l’égard des mineurs. De même, les deux documents préconisent de concentrer l’effort sur la production. Toutefois, la Résolution de mai 1946 ne fait aucune allusion au grave problème financier à la différence du PPS. La crise financière ne se manifeste pas de la même façon à cette époque, la plupart des pays européens n’ayant pas encore de sérieux problèmes de balance de paiements. La Résolution de mai 1946 a une finalité somme toute modeste puisqu’elle n’est destinée qu’« à être portée à la connaissance de tous les gouvernements en leur demandant de prendre des mesures pour éviter une situation qui pourrait bien devenir catastrophique. » Mais curieusement cette conférence s’est tenue un mois après la fin des prévisions du rapport Potter/Hindley qui allaient de juin 1945 à avril 1946. De la même façon que la fin des prévisions mises au point par la conférence, en juin 1947, correspondra au lancement du Plan Marshall... Les programmes charbonniers s’enchaînent sans heurts.

49Pour discuter de la similitude observée entre ces deux documents, elle s’explique tout simplement par la présence de G. Kennan parmi les participants à cette première Conférence de Paris. Apparemment, il a extrait la Résolution de ses archives personnelles lorsque Marshall lui a demandé de considérer le problème. Déjà en mai 1946, l’eco permettait une prise de conscience du mauvais fonctionnement du marché charbonnier à l’échelle mondiale. Cet aspect est à mon avis plus intéressant à considérer plutôt que de déceler l’origine du rapport de Kennan. Mais cette similitude des objectifs à un an d’intervalle montre une bien faible progression dans la réflexion malgré l’allusion au problème financier lié au charbon américain et à la définition des responsabilités locales quant à l’approvisionnement en charbon. Ces deux réflexions traduisent seulement la situation présente.

50Il aurait fallu davantage considérer le marché charbonnier mondial (puisqu’on ne peut exclure la source d’approvisionnement américaine) en un ensemble homogène dont chaque élément a son importance - à l’image d’un puzzle. On peut difficilement parler d’équilibre du marché sans mentionner le réseau des échanges, les moyens de financement qui incluent les prix pratiqués au cours mondial ou non, le réseau des transports, etc. La seule considération de la production ne suffit pas en elle-même car elle exclut le délicat problème de la qualité. Le cas de la France est symbolique puisque sa sidérurgie dépend historiquement de l’approvisionnement en charbon à coke et coke de l’Allemagne. De même, la colère des pays membres de l’eco à l’égard des Etats-Unis montre tout l’intérêt économique et diplomatique de considérer les demandes de qualités précises de charbon.

51On pourrait aussi insister sur la considération des prix du charbon comme élément décisif dans le dynamisme du marché dans son ensemble. Mais l’exemple est difficile à utiliser étant donné que les règles du jeu sont faussées dès le départ. Cet état de fait illustre le dysfonctionnement du marché. Le charbon allemand se vend en-deçà du cours mondial en raison de la politique des réparations. Le charbon polonais se vend quasi au rabais ou se troque contre des biens industriels. Face à cette « chance », si on peut l’appeler ainsi, de voir s’offrir sur le marché énergétique une source aussi bon marché à une époque de pénurie de devises, l’Europe de l’Ouest ne sera pas en mesure de la saisir en raison d’une politique charbonnière organisée en dehors d’elle, à Washington.

52Autant d’exemples qui illustrent la complexité d’un marché charbonnier, énergétique par extension. La Conférence de Paris de mai 1946 aurait pu mieux considérer ces autres aspects en profondeur si on lui avait laissé cette possibilité. En effet, à plusieurs reprises, le Président de l’eco doit rappeler que : « le cadre de la Conférence est limité et qu’il serait dangereux de le dépasser en empiétant soit sur le domaine de la politique intérieure de tel ou tel pays, soit sur des sujets faisant actuellement l’objet de débats internationaux. »

53Les discussions se cantonnent dans l’énumération des estimations de production et des besoins des pays membres, et des moyens strictement matériels pour les réaliser. Quelques voix discordantes se font tout de même entendre. Les Français ne se privent pas de rappeler incessamment la nécessité de relever le niveau de la production charbonnière allemande pour le bénéfice de l’Europe. La Belgique fait allusion au réseau des échanges qui lui est vital pour le dynamisme de la production. Le dernier jour de la conférence, les Polonais se permettent une audace diplomatique qui va dans ce sens en insistant sur les bienfaits du bilatéralisme. C’est pourquoi la Résolution comporte in extremis sous la forme de Résolution 2 deux des plus importants paramètres du succès du marché :

54« Résolution 2.

55L’eco devra examiner de toute urgence :

  1. la possibilité d’accroître la production du charbon grâce à l’adoption de méthodes commerciales particulières, y compris les accords bilatéraux ;
  2. l’opportunité de tenir spécialement compte, lorsqu’il suggérera les allocations de charbon et de coke, des besoins particuliers de certaines industries telles que l’industrie sidérurgique. »

56« Seuls de tels accords », déclare Rose, le représentant polonais, « peuvent permettre aux pays producteurs de porter leur production, et leurs exportations, au niveau maximum car, en effet, ces accords laissent aux pays importateurs l’espoir d’obtenir du charbon - en dehors des quantités normales qui leur sont attribuées - en contrepartie de l’aide qu’ils peuvent apporter aux pays producteurs sous forme de crédits, de matériels, de nourriture, etc. C’est ainsi que les accords bilatéraux, loin d’aller contre les intérêts d’eco, doivent être au contraire, entre ses mains, un levier extrêmement puissant pour lui permettre de poursuivre sa politique. » Cet exposé persuasif fait allusion au point sensible du fonctionnement de l’eco, non habilité à gérer les accords bilatéraux. Cette audace diplomatique est réelle si l’on tient compte de l’obstruction immédiatement faite par les Etats-Unis. Cet aspect n’a pu faire l’objet de discussions générales puisqu’il sortait en effet du cadre de la conférence...

  • 24 eco 68 : ES 105- Conférence de Paris, mai 1946. Lettre d’E. Griffith à J. Picard (Association Tech (...)

57On ne soupçonnait pas jusqu’alors que la première conférence de Paris a fourni au Policy Planning Staff un modèle de rapport grâce à la Résolution. Le Plan Marshall ne fera que reprendre les grandes lignes. Le résultat immédiat de la conférence peut être résumée dans la réflexion suivante d’E. Griffith : « l’image peu enthousiaste était forcément triste... J’espère que cela fera réaliser de force à tous les gouvernements la véritable position critique du charbon, et qu’alors cela influencera les nations exportatrices à une plus grande disponibilité, et que cela ramènera la paix dans chaque pays importateur qui peut avoir le sentiment de n’avoir pas été traité équitablement.24 » Cette conférence a surtout permis de porter à la connaissance des gouvernements des pays concernés les grandes lignes de la politique visant à améliorer la productivité, ainsi que le traitement des mineurs.

  • 25 N.A. : 840 6362/6-1147. Télégramme d’Acheson à Douglas Lewis (conseiller spécail de Clay, ambassad (...)
  • 26 N.A. : 840 6362/6-1747. Télégramme de Murphy au Secrétaire d’Etat, 17 juin 1947.

58Peu de temps après le discours prononcé à Harvard, Marshall et Acheson contactent l’ambassade de Londres et le Département d’Etat, tous deux fort sensibles sur le sujet, à l’insu des Britanniques. Ils leur soumettent un rapport qui a pour but fondamental d’être psychologique, comme le déclare Acheson : « ..., mais s’il vous plaît, ayez à l’esprit l’urgence de cette étape qui créera l’impression que les Démocraties de l’Ouest prennent une initiative énergique pour résoudre les difficultés économiques de l’Europe de l’Ouest.25 » La réponse de Clay ne se fait pas attendre : « ... le problème principal en Allemagne est de trois ordres : (un) supprimer l’incertitude actuelle en ce qui concerne la responsabilité incombée aux Allemands de la direction directe des investissements et de la possession, supervisée d’une manière générale par le gouvernement militaire uni anglo-américain ; (deux) promouvoir une meilleure publicité quant au programme visant à faire prendre conscience à la direction des mines et aux mineurs leurs responsabilités communes ; (trois) contribuer à un affermissement général au niveau économique de la zone entière de la Ruhr.26 » Quant aux considérations sur les exportations en matériel minier allemand, il estime que ce sera une perte de temps pour l’économie allemande, et il n’est pas question de revenir sur une augmentation des exportations d’équipement minier.

  • 27 N.A. : 840 6362/6-2247. Télégramme de Douglas au Secrétaire d’Etat, 22 juin 1947.
  • 28 Ibid.

59De son côté, l’ambassadeur Douglas apporte une réponse bien nuancée sur le rôle que devrait jouer la Grande-Bretagne qui reste encore traumatisée par sa perte de premier rang sur le marché charbonnier27. Quant à l’Allemagne, il rejoint la position de Clay que ce n’est pas tant l’amélioration du traitement des mineurs qui pourra accroître le rendement mais les considérations psychologiques. Et pour finir, « on a besoin du charbon pour gagner du charbon. On a besoin du charbon pour améliorer le niveau général de l’activité économique. » Il réserve à la Pologne le traitement autrefois infligé à l’Allemagne : « Si nous devons financer tout ou en partie l’équipement de ces biens, je suggère qu’entre autres nous exigions un accord sûr que l’accroissement de la production en charbon qui en résultera soit disponible d’abord à l’Europe de l’Ouest, et ensuite que cette mesure soit admise à l’eco ou son successeur pour l’allocation, sans que la Pologne obtienne d’aucun pays importateur une considération politique de quelque sorte que ce soit.28 » La Pologne subirait là un traitement qui est à la mesure de la guerre froide. Il n’est désormais plus question de l’aider à reconstruire son économie.

60Le Plan Marshall se situe à un moment précis de l’histoire du marché charbonnier mondial. Il vise tout particulièrement le remaniement de la sécurité d’approvisionnement pour l’Europe ; en 1946 les sources charbonnières se sont alignées l’une après l’autre, l’Allemagne, les Etats-Unis et la Pologne, sans pour autant parvenir à satisfaire la demande européenne. Il consacre tout d’abord l’aboutissement d’un équilibre charbonnier en Allemagne, dans le contexte d’un futur règlement diplomatique du pays. Dans ce cas, quel est l’avenir des accords de Moscou ou encore quelle est leur véritable raison d’être puisqu’ils se basent sur la considération que la source allemande doit en priorité contribuer au relèvement économique de l’Europe ? Une contradiction nette est visible sur ce point. C’est l’occasion de s’interroger plus profondément que jusqu’à présent sur la réalisation des accords de Moscou.

  • 29 eco 2, AA100/1. Lettre de Griffith à Sir Gilmour Jenkins (Chef du Control Office of Germany au Min (...)

61Les pays libérés voient en ces accords une garantie officielle de leurs livraisons en charbon allemand. Toute leur action va tendre dans cette direction qui les amènera à s’accrocher à tout prix à leurs prérogatives en refusant ou en ne percevant pas l’évolution politique générale. Cela se justifie dans la mesure où leurs propres programmes industriels en dépendent. Là-dessus, E. Griffith traduit leur amertume en s’adressant au Foreign Office en ces termes : « Les pays de l’eco ressentent vivement que la référence, sur laquelle les Autorités de Contrôle ont échoué à satisfaire les intentions déclarées pendant la première moitié de l’année, n’a pas été suffisamment prise en compte pour déterminer les disponibilités du troisième trimestre et plus. Ils ressentent aussi que l’échec à atteindre le niveau de la production envisagé dans les accords de Moscou a joué en leur défaveur.29 »

62Lorsqu’on sait que les accords de Moscou prévoient une augmentation de 21 % des exportations si la productivité allemande atteint 280 000 tonnes par jour, et de 25 % pour 370 000 tonnes par jour, on constate d’après le tableau n° 11 que les exportations ont constamment oscillé autour des 10 % de la production charbonnière allemande, c’est-à-dire moins de la moitié. Mais ce pourcentage a toujours été celui adopté depuis juillet 1945.

  • 30 N.A. : 840 6362/3-747. Télégramme de Caffery Jefferson au Secrétaire d’Etat, 7 mars 1947. (Baraduc (...)

63Il est clair que les accords de Moscou n’ont jamais été réalisés malgré le niveau atteint de la production journalière en septembre-octobre 1947. Je pense qu’ils ont servi à donner un semblant de considération au problème des exportations en charbon allemand pour calmer principalement le jeu de la France qui risquait de compromettre le règlement de la question allemande tant elle tenait à ses positions intransigeantes. L’ambassadeur Caffery insiste justement sur la nécessité d’amener la France à adopter les points de vue américains : « Si les Etats-Unis pouvaient trouver un moyen pour amener la France à adopter les vues sur les exportations en charbon allemand, Baraduc est certain que les Français pourraient suivre par la suite les positions des Etats-Unis sur les autres problèmes de l’Allemagne.30 »

Tableau n° 11. Réalisation des accords de Moscou d’avril à octobre 1947 (zones anglo-américaine et française)

Tableau n° 11. Réalisation des accords de Moscou d’avril à octobre 1947 (zones anglo-américaine et française)

Source : Statistiques de l’eco.

  • 31 N.A. : 840 6362/7-747. Télégramme de Londres au Secrétaire d’Etat, 7 juillet 1947.
  • 32 N.A. : 840 6362/7-1847. Télégramme de Londres au Secrétaire d’Etat, 18 juillet 1947.

64Le temps presse de trouver un statut pour la Ruhr car le 1er août 1947, le North German Coal Control laissera le contrôle des mines allemandes aux responsables allemands eux-mêmes dans le cadre suivant : « La direction allemande est désormais directement responsable de la production et de l’efficacité des opérations dans les mines. Les Britanniques agiront seulement à titre consultatif par la suite.31 » Malgré le retrait progressif de la source allemande dans la reconstruction économique européenne, son passé charbonnier lui impose certaines obligations vis-à-vis des pays de l’Europe de l’Ouest dans le domaine de la fabrication du matériel minier, et de son exportation. La vitalité de la production dépend en grande partie de la qualité de l’équipement, comme le déclare l’ambassade américaine de Londres : « la principale nécessité pour restaurer la production charbonnière en Europe est d’activer rapidement l’industrie de l’équipement minier. La théorie de la débrouillardise européenne peut être appliquée ici avec les résultats les plus conséquents.32 » On pourrait soutenir qu’à l’heure actuelle ce problème de fourniture de matériel minier dépasse celui du réseau des échanges défaillant. Peut-on affirmer qu’elle a une conséquence directe dans la stagnation de la production charbonnière européenne en 1947 ?

  • 33 Aucune indication n’est donnée sur le calcul de ces besoins, ni sur la date de référence. Il est d (...)

65Le Plan Marshall correspond aussi à la date de la fin des prévisions établies lors de la première Conférence de Paris. Chaque pays avait présenté ses estimations en matière de production et des besoins sur une période allant de juillet 1946 à juin 1947 (tableau n° 12)33. Cette période coïncidait aussi avec la fin des prévisions établies par le rapport Potter/Hindley en juin 1945. Force est de constater une linéarité solide de la politique charbonnière européenne au sein du gouvernement de Truman.

Tableau n° 12. Prévisions et réalisations de la production charbonnière et des besoins de juillet 1946 à juin 1947 en Europe et aux États-Unis (en milliers de tonnes)

Tableau n° 12. Prévisions et réalisations de la production charbonnière et des besoins de juillet 1946 à juin 1947 en Europe et aux États-Unis (en milliers de tonnes)

* Charbon bitumineux.
Source : Statistiques de l’eco.

66Si on considère la France, la Belgique, et les Pays-Bas, on constate que pour les deux premiers pays, les prévisions de la production charbonnière ont tout juste été dépassées de l’ordre de 1 million de tonnes tandis que les Pays-Bas accusent un déficit de 3 millions de tonnes. On s’aperçoit ainsi que ces estimations établies un an plus tôt, et au demeurant extrêmement basses par rapport au niveau de 1938, traduisaient fidèlement les difficultés du marché (la Belgique atteint 76 % de la production de 1938 ; la France 91,9 % de la production de 1938 ; les Pays-Bas 37,6 % de 1938). Quant aux importations effectives de juillet 1946 à juin 1947, elles rejoignent le niveau de 1938 pour la Belgique et la France. Cela correspond assurément à la belle période des échanges bilatéraux.

  • 34 onu : GX 11/1/1 (1623). « eco, rapport sur la production charbonnière », 10 juin 1947.

67D’après ces constatations, il est difficile de penser que la France et la Belgique, qui représentent toutes deux la quatrième source d’approvisionnement possible dans le cadre du rapport du PPS soient confrontées à une grave crise charbonnière. Le niveau de 1938 n’est pas encore atteint mais les progressions de la productivité sont considérables si l’on tient compte des énormes difficultés matérielles et sociales signalées au cours de la Conférence. Seuls les Pays-Bas présentent de mauvais scores. Ces progrès sont à mettre sur le compte du très gros effort qu’ont fourni les pays libérés pour améliorer les conditions de vie des mineurs. Malgré cela, le point noir reste toujours la faible productivité gravement dépendante du matériel minier défaillant et usé. Cette situation constitue : « un sévère handicap aux programmes d’extension de la mécanisation planifiée en Europe. La précarité des pièces de rechange avec lesquelles on maintient les machines actuelles en marche est une menace à la production présente.34 » Afin d’avoir une idée plus précise de leur situation charbonnière, l’étude des consommations nationales apparentes au cours de cette même période permet de rendre compte d’une certaine évolution (tableau n° 13).

Tableau n° 13. Consommations nationales apparentes en charbon (production + importations-exportations-stocks) (en milliers de tonnes)

Tableau n° 13. Consommations nationales apparentes en charbon (production + importations-exportations-stocks) (en milliers de tonnes)

Source : Statistiques de l’eco.

68Le déficit charbonnier en juin 1947 de ces trois pays s’élève à 43 % du total de 38. C’est bien la situation la plus préoccupante : malgré une nette amélioration de la production et des échanges, il est difficile de retrouver un niveau correct de consommation de charbon. Est-il jamais possible de le retrouver si l’on tient compte de la situation charbonnière américaine, qui connaît une surproduction en charbon à cause de la mutation du marché énergétique ? Encore une fois la référence classique de 1938 est critiquable car elle correspond à un effort de guerre.

69Pour revenir à l’étude des réalisations sur la base des prévisions de mai 1946 (tableau n° 12), les Etats-Unis affichent des mauvais scores : la production de charbon bitumineux atteint seulement 62 % de la production estimée et la production d’anthracite 66,6 %. Ce déficit ne fait qu’illustrer les conséquences du conflit social que gère difficilement le gouvernement américain au cours de cette période, puisque des grèves auront lieu successivement en août, septembre, novembre de l’année 1946 et en mai 1947.

  • 35 eco : 1, AA 100. Allocations second quarter, 5 mars 1947.

70La situation charbonnière est bien plus préoccupante au sein des Etats-Unis qu’en Europe de l’Ouest. A l’époque du discours de Marshall en juin 1947, les Etats-Unis sont encore confrontés à un climat social minier instable, qui se traduit par un déficit de la production peu inquiétant paradoxalement, grâce au niveau alarmant des stocks de charbon. Le Plan Marshall intervient aussi à un tournant décisif pour l’industrie charbonnière américaine, qui trouve là un autre soutien financier. Les dons octroyés à l’Europe de l’Ouest permettront l’assurance des contrats à long terme. En effet, comment assurer de tels contrats alors que la pénurie en dollars se fait davantage sentir ? Et ceci est d’autant plus inquiétant que le programme de la Trésorerie a cessé depuis le 1er avril 194735.

  • 36 eco : 2, AV 100/3. Lettre de P. Porter à B. Aicard, le 8 mai 1947.
  • 37 eco : 2, AV 100/3. Lettre de Griffith à Jeffers, 29 septembre 1947.

71D’autres mesures, comme la fin de toute opération gouvernementale dans les mines de charbon le 1er juillet 1947, interviennent dans cet ensemble de considérations36. Le gouvernement américain ne sera plus en mesure de fournir des prévisions exactes des livraisons à l’eco et de contrôler les quantités livrées. Ce détail a son importance car le réseau d’exportations va évoluer par la suite d’une manière un peu inquiétante. Le gouvernement américain laisse désormais toute responsabilité en la matière aux producteurs-exportateurs américains. Les seules directives dont ils disposent sont contenues dans le programme d’exportations, c’est-à-dire exporter 3 millions de tonnes par mois et ceci sans restrictions de qualité. Depuis quelques mois déjà, le gouvernement des Etats-Unis n’a de cesse de tenter d’établir un réseau qui soit 100 % commercial avec l’instauration des licences. Mais les circonstances l’ont toujours amené à reporter un tel projet. Néanmoins, l’établissement du réseau à 100 % commercial se réalisera grâce au Plan Marshall ! Le Plan Marshall se substituerait-il au « retrait » du gouvernement américain dans le domaine charbonnier ? Au cours de cette période, s’affirmera un corps administratif, le US Coal Operating Committee, qui ne manquera pas de poser quelques problèmes, notamment avec l’eco, si l’on en juge d’après la réflexion suivante d’E. Griffith : « J’imagine que l’eco et l’US Coal Operating Committee souhaiteraient tous deux éviter de donner l’impression que l’Operating Committee agit presqu’indépendamment des recommandations de l’eco.37 »

Tableau n° 14. Prix du charbon américain livré aux ports de chargements et taux de frets atlantiques en novembre 1947 (en $)

Tableau n° 14. Prix du charbon américain livré aux ports de chargements et taux de frets atlantiques en novembre 1947 (en $)

Source : European Coal Organisation.

72Comme le Plan Marshall est une aubaine financière pour la réalisation du programme d’exportations, il est utile de s’interroger sur le coût de ces importations (tableau n° 14). On s’aperçoit surtout que les prix de charbon américain n’ont guère baissé si on se base sur la moyenne de 19 dollars par tonne fin 1946.

73Le prix du fret atlantique est presque égal au prix du charbon, ce qui ne manque pas d’alourdir la balance commerciale des pays européens. Peut-être le problème se situe-t-il au niveau de la disponibilité en bateaux et de leur état après des années de guerre ? Cet aspect ne ferait donc que renchérir le coût de transports.

  • 38 N.A. : 840 6362/6-1747. Télégramme de Gallman au Secrétaire d’Etat, 17 juin 1947.

74Grâce au financement indirect du programme d’exportations, le Plan Marshall permet de contrer le succès du bilatéralisme. Or la Résolution 2 de mai 1946 émet explicitement la possibilité d’étudier les accords bilatéraux au moment même de la formulation politique d’un nouvel ordre économique international dans les bureaux de Washington. Le représentant américain de l’eco ne s’y trompe pas lorsqu’il déclare que : « Les problèmes commerciaux et financiers impliqués dans la distribution des matières rares produites en Europe parmi les pays européens illustrent les difficultés du commerce européen comme régi par des accords bilatéraux restrictifs. Ils illustrent la nécessité de les surmonter dans la réalisation du discours de Marshall à Harvard.38 » Il me semble que la question de savoir si les pays européens désiraient réellement le système multilatéral reste ouverte.

  • 39 eco : 16, PD 100. Airgramme de Griffith de l’ambassade des Etats-Unis en Pologne au Secrétaire d’E (...)

75Or d’après le président de l’eco, « Les exportations en charbon polonais en 1947 montrent une plus grande expansion particulièrement vers la Scandinavie et les pays européens de l’Ouest et du Centre. Même si l’Europe atteint le niveau de production d’avant-guerre, la Pologne sera capable d’exporter 35 à 40 millions de tonnes de charbon par an.39 » La lutte concurrentielle contre le charbon polonais reste d’actualité.

76Si on essaye de vérifier les inquiétudes américaines du point de vue des statistiques, une nette progression des exportations en charbon polonais a bien eu lieu par exemple pour la France, la Belgique et les Pays-Bas particulièrement en août et en septembre, pour atteindre une part de 18,3 % à la fin de 1947 dans l’approvisionnement global. Cette concurrence doit être relativisée. Pour la Belgique et les Pays-Bas, l’essor des accords bilatéraux correspond simplement à l’entrée en vigueur de ces contrats nouvellement conclus en janvier 1947, alors qu’en 1946, aucun contrat officiel n’avait été conclu entre eux. Mais si on se penche sur les prévisions communiquées à l’eco, la Pologne prévoit, en 1947, d’exporter 2 001 000 tonnes en Europe de l’Ouest. Vers les trois pays cités en exemple, elle exportera fin 1947 896 063 tonnes, soit 45 % de l’approvisionnement charbonnier à l’Europe de l’Ouest tout entière, c’est-à-dire presque la moitié de ses exportations pour trois pays sur dix. Est-ce cet approvisionnement qui peut rivaliser avec les 3 millions de tonnes mensuelles de charbon américain ?

  • 40 Ibid.

77Le vrai problème est que le charbon polonais ne doit pas contrecarrer l’essor du courant d’échanges de charbon américain. C’est une ligne stratégique clairement établie, comme on peut le voir : « certaines difficultés peuvent surgir quant aux exportations en charbon polonais seulement si, après que les pays européens aient atteint le niveau de production d’avant-guerre, c’est-à-dire après que les besoins du marché européen du charbon aient été satisfaits, les Etats-Unis décident de continuer les exportations en charbon vers l’Europe pour des raisons politiques. Mais même dans ce cas, les difficultés peuvent être contrebalancées par les marchés où le charbon polonais est introduit, le vaste marché russe et de valeur, comme les vastes marchés en dehors de l’Europe et les exportations en charbon de soute. La situation du marché mondial du charbon permet d’entrevoir l’avenir de l’industrie charbonnière polonaise.40 »

78La source polonaise occupe une place plutôt ambiguë sur le marché des échanges : elle est indispensable à la reconstruction économique européenne, comme le préconise le rapport du PPS, mais elle ne doit absolument pas favoriser l’accroissement de ses propres échanges. L’offensive du Plan Marshall contre le bilatéralisme revêt un caractère diplomatique indissociable du contexte économique entre les Etats-Unis et l’urss. Un grand décalage se fait jour entre les propositions de George Kennan sur plusieurs points et les réalisations dans les faits tels que le suggère le Plan Marshall.

  • 41 eco : 16, PD 100. Compte-rendu de la 27e réunion tenue les 21 et 22 mai 1947.

79Quelques mois après le lancement du programme d’exportations, et au moment de la Conférence de Paris en juillet 1947, les Etats-Unis ne semblent pas avoir tout à fait résolu leur problème d’exportations. A nouveau, des plaintes s’élèvent du côté des pays importateurs pour les mauvaises qualités reçues. L’Italie semble encore avoir été le « déversoir » de charbon à mauvaise teneur calorifique. Que l’Europe manque particulièrement de charbons dits industriels, les fines métallurgiques et le charbon « bi-product », ne relève pas d’un hasard. Malgré l’assurance contenue dans le programme des exportations, les meilleures qualités continuent de faire l’objet d’un embargo non officiel. Apparemment, il y a opposition de vues entre le Département du Commerce et le Département d’Etat. Il est vrai que ces deux ministères s’opposent régulièrement, et le Plan Marshall ne fera qu’exacerber cette position. C’est ainsi que : « le Département du Commerce a entrepris des démarches auprès du Coal Operating Committee pour une réduction des quantités de fines métallurgiques et de charbon bi-product acheminées vers Hampton Roads. Le Coal Operating Committee a refusé dans la mesure du possible ces restrictions, et tout est bloqué à moins que des pressions très urgentes ne soient exercées sur l’industrie d’acier américaine.41 » Ces qualités de charbon sont liées à la reconstruction économique puisqu’elles entrent dans la fabrication de l’acier. Mais elles doivent être réservées aux consommateurs américains, qui connaissent une certaine pénurie dans cette catégorie. Des qualités bien moins intéressantes sont habituellement envoyées vers l’Europe de l’Ouest.

  • 42 eco : 2, AV 100/3. Lettre de Jeffers à Keller, 18 juillet 1947.
  • 43 eco : 2, AV 100/3. Lettre de Francis à Jeffers, 30 août 1947.
  • 44 N.A. : 840 6362/9-947. Télégramme de Marshall à l’ambassade des Etats-Unis à Londres, 9 septembre (...)
  • 45 N.A. : 840 6362/11-2147. Télégramme du Département d’Etat à Londres, 21 novembre 1947.
  • 46 eco : 2, AV 100/3. Lettre de Jeffers à Aicard, 23 octobre 1947.

80Malgré la détermination du Coal Operating Committee, cette restriction se met en place dès le mois de juillet, et invalide une partie du contenu du programme d’exportations qui se base sur l’absence de restriction sur les qualités42. Le résultat est que : « les pressions se développent actuellement pour limiter le volume de charbon métallurgique qui sera autorisé à l’exportation.43 » En septembre 1947, la crise éclate entre les diverses administrations américaines, entre partisans et non partisans du programme d’exportations à long terme, au moment du vote des allocations du mois d’octobre. Marshall lui-même s’en préoccupe en confiant à l’ambassade à Londres : « odt et l’Intérieur prennent position pour que le programme d’exportations soit coupé. Le Département, l’Organisation Internationale du Commerce (oit) et le Bureau des Coordinateurs soutiennent le point de vue que le niveau actuel doit être maintenu ou élargi.44 » Par la suite, le US Coal Committee avalisera un embargo sur les exportations de certaines qualités45. Ce conflit sur le programme d’exportations reproduit fidèlement la coupure existant entre les administrations gouvernementales qui soutiennent le Plan Marshall (comme le Département d’Etat) et les autres qui ne lui sont pas favorables (comme les Départements du Commerce, de l’Intérieur qui sont responsables eux-mêmes de la gestion des matières premières). La situation est telle que : « la position d’approvisionnement en charbon américain s’est détériorée et le Département de l’Intérieur a demandé que les exportations soient réellement réduites.46 »

  • 47 Ibid.
  • 48 eco : 2, AV 100/3. Lettre de Jeffers à Aicard, 20 décembre 1947.

81Une affaire d’importance et préjudiciable pour les Etats-Unis survient et émeut les responsables américains, leur faisant prendre conscience de la mauvaise réputation de leur charbon. Elle est déclenchée par une initiative des Pays-Bas, qui procèdent à un détournement des livraisons américaines : « En ce moment, ils proposent des accords au Joint Export Import Agency, à la Bizone, et à l’Autriche, portant sur un détournement de 800 000 à 100 000 tonnes de charbon américain par mois dans le cadre des allocations aux Pays-Bas, contre certains biens de la part de l’Allemagne et de l’Autriche.47 » Les pays libérés suivent désormais l’exemple des Pays-Bas en refusant des cargos de charbon alloués. La France, par exemple, rejette 33 cargos en décembre 194748.

82Que devient la véritable part du charbon américain en 1947 dans l’approvisionnement européen par rapport aux autres sources ? D’après le tableau n° 15, les Etats-Unis se taillent la part du lion, réduisant ainsi l’approvisionnement allemand à moins de la moitié, tandis que la Pologne perce difficilement malgré toutes les inquiétudes exprimées auparavant.

  • 49 eco : 2, AV 100/3. Lettre d’Aicard à Jeffers , 31 octobre 1947.

83La position de l’eco au cours de cette période devient de moins en moins facile. Alors que les Etats-Unis ont instauré le concept du long terme, le caractère d’urgence de l’organisation se perd. Dans un tel contexte, les relations de l’eco avec le US Coal Operating Committee se détériorent franchement, tout comme avec les responsables alliés en Allemagne. La Bizone mène une politique de plus en plus indépendante par rapport à l’eco à tel point que son Secrétaire ne cache pas son amertume auprès de l’Ambassade américaine : « Les Autorités de Contrôle ont sans doute leurs propres vues quant au souhait du pays de faire usage de ses allocations...49 » Le discours de Marshall le 5 juin 1947, suivi de la Conférence de Paris le 12 juillet 1947, a sonné le glas de l’eco.

84A partir du graphique n° 5 représentant la situation charbonnière allemande de 1945 à 1947, il a donc été possible de remonter la chaîne des décisions politiques, sociales et économiques prises par les responsables alliés pour aboutir à une vision pyramidale des politiques charbonnières européennes. Le haut de cette pyramide est nettement symbolisé par le Plan Marshall, en prenant appui sur la crise du marché charbonnier. Ainsi, de nombreux aspects de cette période ont pu être interprétés différemment sous le strict angle charbonnier, qui est absolument fondamental pour ces années d’après-guerre. Les Etats-Unis ont véritablement façonné la configuration de l’Europe de l’Ouest géographique d’une part, et diplomatique d’autre part, par la prise de contrôle de la source d’énergie encore dominante, le charbon. Cela a signifié une évacuation progressive des revendications des pays libérés à l’égard de leurs sources d’approvisionnement traditionnelles et d’excellente qualité, l’Allemagne et la Pologne. Quant à la Grande-Bretagne, son retrait du marché à cause de sa situation intérieure a permis au charbon américain de s’imposer sur le marché européen.

Tableau n° 15. Part des charbons allemand, américain et polonais dans les importations totales de 1947 en Europe de l’Ouest

Tableau n° 15. Part des charbons allemand, américain et polonais dans les importations totales de 1947 en Europe de l’Ouest

Source : Statistiques de l’eco.

  • 50 Par exemple, Alan Milward, The reconstruction..., op. cit.

85Cette nouvelle considération de l’histoire d’après-guerre permet de voir d’une manière différente la position de la France sur le charbon de la Ruhr. Je me suis efforcée d’apporter quelques éléments nouveaux aux nombreuses études portées là-dessus. On a toujours présenté le conflit franco-allemand au sujet du charbon comme essentiel au niveau économique et diplomatique au cours de la période de la Libération50. L’étude des années 1945-1947 d’après les archives de l’eco permet de le placer dans une autre dimension, qui est davantage européenne, voire mondiale. Cette période est surtout dominée par les préoccupations américaines, et les revendications des pays importateurs dans leur ensemble. Certes, la position vindicative de la France au sein de l’eco relève de ce conflit, mais ce conflit a occupé une place assez relative dans le quotidien de l’eco. Ce problème a davantage été lié à des considérations diplomatiques, et est resté à ce niveau-là.

86Pour ce qui est de l’eco, elle passera ses pouvoirs au Comité du charbon de la Commission Economique pour l’Europe en 1948. Cette institution a joué le rôle de « loupe » aux mains des Etats-Unis quant à la redistribution des cartes diplomatiques d’après-guerre. Le Plan Marshall concrétise cette unification européenne réalisée par l’intermédiaire d’une source d’énergie. L’erreur de perspective du marché énergétique, qui sera évidente à la fin des années 50, date assurément de ces années de la Libération tant le charbon était une préoccupation absolue. Alors que le pétrole prend la première place dans l’approvisionnement industriel aux Etats-Unis, la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier sera créée. Cette création confirmera que l’Europe est définitivement en retard d’une source d’énergie.

Anmerkungen

1 Werner Abelshauser, Der Ruhr..., op. cit.

2 eco : 1, AA 100/12. Lettre de Matrocinque (Représentant italien à l'eco) à B. Aicard 6 janvier 1947.

3 eco : 1, AA 100. Lettre d'E. Griffith à Cecil Weir (Britannique, Remplace Sir Percy Mills au Control Commision for Germany), 3 février 1947.

4 eco : 4, Fr 103-France-Military and civilian traffic. Lettre de Dondelinger (Représentant français à l'eco) à B. Aicard, 14 février 1947.

5 eco : 4, Fr 103. Lettre de B. Aicard à P. Dondelinger, 26 février 1947.

6 eco : 1, AA 100/3. Lettre de J.G.Ph. Looman (Représentant néerlandais à l'eco) à B. Aicard, 27 février 1947.

7 eco : 1, AA 100. Lettre d'E. Griffith à Cecil Weir, 3 février 1947.

8 eco : 1, AA 100. Lettre d'E. Griffith à Mark Turner, 26 février 1947.

9 eco : 1, AA 100. Lettre d'E. Griffith à Cecil Weir, 26 février 1947.

10 Alan Milward, The reconstruction..., op. cit.

11 N.A. : 840 6362/1-947. Lettre de J. A. Stillwell à Clayton, 9 janvier 1947

12 eco : 2, AV 100/3-Availabilities-United-States. Télégramme de Byrnes à l’ambassade des Etats-Unis à Londres, à Paul Porter (Chef de la Mission of Economics Affairs-mea), 17 janvier 1947.

13 N.A. : 840 6362/1-2447. Télégramme de Marshall (Secrétaire d’Etat de Truman de 1947 à 1949 du Président Truman, Secrétaire à la Défense de 1950 à 1951) à l’ambassade des Etats-Unis à Londres, 24 janvier 1947.

14 N.A. : 840 6362/3-1247. Lettre de Gallman au Secrétaire d’Etat, 12 mars 1947.

15 eco : 1, AA 100/3. Lettre de B. Aicard à Jeffers, 1er février 1947.

16 Charles Maier, In search..., op. cit.

17 N.A. : 840 6362/2-2147. Lettre de Gallman au Secrétaire d’Etat, 21 février 1947 et 840 6362/2-2647. Lettre de Gallman au Secrétaire d’Etat, 26 février 1947.

18 Par exemple, John Gilligham, Coal, Steel and the birth of Europe: the Germans and French from the Ruhr conflict to economic community, 1918-1955, Cambridge, 1991.

19 eco : 4, GY 100. Lettre adressée aux représentants de la France, de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis, 31 janvier 1947.

20 eco : 4, GY 100. Agreements on level exports, April 1947.

21 Werner Abelshauser, Der Ruhr..., op. cit.

22 N.A. : 840 6362/6-247. « Croissance de la production charbonnière », PPS/2, 2 juin 1947. (George Kennan : Chargé d’affaires à l’ambassade des Etats-Unis à Moscou en 1946, Directeur du Policy Planning Staff au Département d’Etat de 1946 à 1950).

23 eco 68 : ES 105- Conférence de Paris, mai 1946. Compte rendu in extenso de la quatrième session tenue à l’hôtel du Palais d’Orsay le jeudi 23 mai 1946. Toutes les citations suivantes proviennent du même document.

24 eco 68 : ES 105- Conférence de Paris, mai 1946. Lettre d’E. Griffith à J. Picard (Association Technique de l’Importation Charbonnière-Atic), 29 mai 1946.

25 N.A. : 840 6362/6-1147. Télégramme d’Acheson à Douglas Lewis (conseiller spécail de Clay, ambassadeur des Etats-Unis à Londres de 1947 à 1950), 11 juin 1947.

26 N.A. : 840 6362/6-1747. Télégramme de Murphy au Secrétaire d’Etat, 17 juin 1947.

27 N.A. : 840 6362/6-2247. Télégramme de Douglas au Secrétaire d’Etat, 22 juin 1947.

28 Ibid.

29 eco 2, AA100/1. Lettre de Griffith à Sir Gilmour Jenkins (Chef du Control Office of Germany au Ministère des Affaires étrangères de la Grande-Bretagne), le 16 juin 1947.

30 N.A. : 840 6362/3-747. Télégramme de Caffery Jefferson au Secrétaire d’Etat, 7 mars 1947. (Baraduc Pierre : Chef du service de la coopération économique européenne des affaires économiques du Ministère des Affaires étrangères de 1945 à 1950).

31 N.A. : 840 6362/7-747. Télégramme de Londres au Secrétaire d’Etat, 7 juillet 1947.

32 N.A. : 840 6362/7-1847. Télégramme de Londres au Secrétaire d’Etat, 18 juillet 1947.

33 Aucune indication n’est donnée sur le calcul de ces besoins, ni sur la date de référence. Il est donc bien difficile de tenir compte de ces chiffres à moins de les comparer d’une manière très approximative avec les importations. Tout comme il est bien délicat de comparer leurs estimations du déficit charbonnier avec celles du rapport du PPS car absolument aucune indication n’est donnée sur les nécessaires renseignements de base.

34 onu : GX 11/1/1 (1623). « eco, rapport sur la production charbonnière », 10 juin 1947.

35 eco : 1, AA 100. Allocations second quarter, 5 mars 1947.

36 eco : 2, AV 100/3. Lettre de P. Porter à B. Aicard, le 8 mai 1947.

37 eco : 2, AV 100/3. Lettre de Griffith à Jeffers, 29 septembre 1947.

38 N.A. : 840 6362/6-1747. Télégramme de Gallman au Secrétaire d’Etat, 17 juin 1947.

39 eco : 16, PD 100. Airgramme de Griffith de l’ambassade des Etats-Unis en Pologne au Secrétaire d’Etat, août-septembre 1947.

40 Ibid.

41 eco : 16, PD 100. Compte-rendu de la 27e réunion tenue les 21 et 22 mai 1947.

42 eco : 2, AV 100/3. Lettre de Jeffers à Keller, 18 juillet 1947.

43 eco : 2, AV 100/3. Lettre de Francis à Jeffers, 30 août 1947.

44 N.A. : 840 6362/9-947. Télégramme de Marshall à l’ambassade des Etats-Unis à Londres, 9 septembre 1947.

45 N.A. : 840 6362/11-2147. Télégramme du Département d’Etat à Londres, 21 novembre 1947.

46 eco : 2, AV 100/3. Lettre de Jeffers à Aicard, 23 octobre 1947.

47 Ibid.

48 eco : 2, AV 100/3. Lettre de Jeffers à Aicard, 20 décembre 1947.

49 eco : 2, AV 100/3. Lettre d’Aicard à Jeffers , 31 octobre 1947.

50 Par exemple, Alan Milward, The reconstruction..., op. cit.

Abbildungsverzeichnis

Titel Tableau n° 9. Rendement dans les mines de houille dans les zones britannique et française (moyenne de 1938)
Bildunterschrift Source : Statistiques de l’eco.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/688/img-1.jpg
Datei image/jpeg, 44k
Titel Tableau n° 10. Consommations nationales apparentes de charbon des pays libérés par rapport à 1938 (production + importations-exportations - stocks) (en milliers de tonnes)
Bildunterschrift Source : Statistiques de l’eco.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/688/img-2.jpg
Datei image/jpeg, 69k
Titel Situation du charbon bitumineux aux États-Unis de 1938 à 1960
Bildunterschrift Graphique n° 6
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/688/img-3.jpg
Datei image/jpeg, 62k
Titel Tableau n° 11. Réalisation des accords de Moscou d’avril à octobre 1947 (zones anglo-américaine et française)
Bildunterschrift Source : Statistiques de l’eco.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/688/img-4.jpg
Datei image/jpeg, 57k
Titel Tableau n° 12. Prévisions et réalisations de la production charbonnière et des besoins de juillet 1946 à juin 1947 en Europe et aux États-Unis (en milliers de tonnes)
Bildunterschrift * Charbon bitumineux.Source : Statistiques de l’eco.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/688/img-5.jpg
Datei image/jpeg, 74k
Titel Tableau n° 13. Consommations nationales apparentes en charbon (production + importations-exportations-stocks) (en milliers de tonnes)
Bildunterschrift Source : Statistiques de l’eco.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/688/img-6.jpg
Datei image/jpeg, 40k
Titel Tableau n° 14. Prix du charbon américain livré aux ports de chargements et taux de frets atlantiques en novembre 1947 (en $)
Bildunterschrift Source : European Coal Organisation.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/688/img-7.jpg
Datei image/jpeg, 59k
Titel Tableau n° 15. Part des charbons allemand, américain et polonais dans les importations totales de 1947 en Europe de l’Ouest
Bildunterschrift Source : Statistiques de l’eco.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/688/img-8.jpg
Datei image/jpeg, 45k

Der Text und andere Elemente (Illustrationen, importierte Anhänge) stehen unter OpenEdition Books License, sofern nicht anders angegeben.

Diese digitale Publikation wurde durch automatische optische Zeichenerkennung erstellt.
Suche in OpenEdition Search

Sie werden weitergeleitet zur OpenEdition Search