« Il était Homme d’Etat et l’avenir du pays lui tenait plus à cœur que le succès du moment ».
Duc De Broglie. Notes Inédites.

Le système du 13 mars

1« Il ne faut peut-être qu’une chose, c’est que la France soit gouvernée » déclare le nouveau Président du Conseil1. Le Système du 13 mars, c’est d’abord un ministère qui se distingue des précédents, moins par sa composition que par la personnalité de celui qui le dirige.

2Sa formation a été laborieuse : il a fallu vaincre les réticences, modérer les ambitions et trouver des hommes capables d’exercer des tâches délicates.

3La composition du Ministère surprend par sa stabilité. On attendait une combinaison neuve et on est un peu déçu : Casimir Perier conserve les membres de l’ancienne équipe à deux exceptions près ; il procède pour le reste à une redistribution limitée des portefeuilles ministériels. Certes, il eût souhaité d’avantage de changements mais il y a peu de ministrables et sa forte personnalité effraie : Béranger, pressenti pour la Justice, a décliné l’offre ; Broglie et Guizot qui ont essuyé un premier échec ne souhaitent pas se mesurer à une situation aggravée.

4Les entrants ne sont pas des novices : l’histoire se répète pour le Baron Louis qui, à soixante-treize ans, accepte le ministère des Finances, comme au début de la Restauration. C’est avec cet ami de longue date dont il apprécie l’expérience et le talent que Casimir Perier entretient les meilleurs rapports. L’Amiral de Rigny est affecté à la Marine.

5A l’opposé, deux anciens ministres conservent leur poste : Soult à la Guerre et Sébastiani aux Affaires Etrangères. Ce sont des hommes sûrs qui connaissent bien leurs dossiers. A l’égard de Soult qui convoitait la présidence, Casimir Perier a dû faire preuve d’autorité : menacé de remplacement par le Maréchal Jourdan, Soult s’est plié à la volonté du premier ministre2.

6Garde des Sceaux et Ministre de la Justice, Barthe préside en outre le Conseil d’Etat. Le jeune Comte de Montalivet, dont Casimir découvre les qualités, le remplace à l’Instruction Publique et aux Cultes.

7Président du Conseil, Casimir Perier est en outre Ministre de l’Intérieur mais sa fonction est allégée par une scission du ministère. Sa compétence se limite aux attributions supérieures et strictement politiques. Le Comte de Rémusat expédie les affaires courantes, Didier, fils de l’insurgé grenoblois de 1816, assume la tâche de Secrétaire Général. Les questions purement administratives comme la sécurité du Roi dans ses voyages officiels, relèvent en théorie du moins, du Comte d’Argout, nommé par ailleurs Ministre du Commerce et des Travaux Publics.

8Dès la première réunion du Conseil, Casimir Perier formule ses exigences : une étroite solidarité et un complet dévouement à la chose publique. Gouverner, dit-il à ses collègues, c’est « renoncer au repos, à la sécurité, à l’abandon »3.

9D’un ensemble disparate, désuni par des rivalités personnelles, peu enclin à la discipline et à l’obéissance, il réussit à faire une équipe solidaire, sinon talentueuse, du moins efficace. Il exige et ne tolère pas, il donne l’exemple et attend la réciprocité, il commande, il impulse. « L’honneur du 13 mars, dira-t-il, c’est d’avoir fait du système de résistance, non une politique négative, mais une politique d’action (...). C’est de lui avoir donné ce ton d’autorité qui sied au gouvernement et qui commande la confiance ; c’est d’avoir rallié autour d’elle les intérêts et les dévouements »4.

10S’il apprécie les qualités de ses collègues à leur juste mesure, il n’hésite pas à les reprendre, parfois avec rudesse. Craignant un jour, que le Comte d’Argout qui s’enlise dans un discours à la Chambre ne commette quelque bévue, il l’interrompt brutalement par cette injonction : « Ici d’Argout ! ». Penaud, le ministre regagne sa place. Le lendemain, la satire politique s’empare de l’incident, figurant Casimir Perier en dompteur menaçant du fouet une meute de chiens dociles5. Pareillement, il met fin aux vélléités d’indépendance de Soult en proférant cette menace ; « Ne vous permettez pas ces choses-là..., ou je vous brise comme du verre ! »6. Tous doivent s’habituer aux écarts de langage du Premier Ministre !

11Toutefois, la solidarité n’est pas à sens unique ; Casimir Perier soutient ses collègues en difficulté, et, au besoin, il assume l’entière responsabilité de leurs actes. Un jour que Montalivet est chahuté pour avoir par mégarde parlé des « sujets du Roi » en désignant les citoyens français, Perier, les poings crispés, lui crie :

« Montalivet, tenez-bon, et le premier qui vous insulte, f...-lui votre verre d’eau sucrée à la figure ! »7.

12C’est dans les circonstances graves que son appui au ministre contesté est précieux. Guizot lui reconnaît ce courage politique : « En vrai chef de gouvernement, M. Perier, au moment d’une faute ou d’un malheur, se souvenait de ce que vaut un homme et ne consentait pas, pour atténuer quelques minutes son propre ennui, à jeter en pâture à l’ennemi, un brave et fidèle allié »8.

13D’éducation janséniste, Casimir Perier a une vision pessimiste de l’homme. Ses jugements sont souvent tranchants et il ne s’épargne pas. Mais, s’il est prêt à sanctionner les fautes, il pardonne volontiers les faiblesses d’autrui.

14Comme aux premiers jours de la révolution de 1830, la charge de l’Etat lui donne un regain de santé. Ce grand actif a besoin de s’occuper à quelque chose d’utile. Le repos, si nécessaire à son corps, ne convient point à son esprit. Rémusat, son plus proche collaborateur, se félicite de l’amélioration de son état : « Casimir va bien, écrit-il au Baron de Barante le 3 avril, il a du dévouement, du tact, du courage »9.

15Casimir Perier a quitté son hôtel particulier pour s’installer sur la rive gauche, dans le quartier de l’aristocratie légitimiste. Le bel Hôtel de la Présidence, au 101 rue de Grenelle, l’invite à donner de grandes réceptions, au début ou au milieu de chaque mois. Si la vieille noblesse fidèle à Charles X n’y paraît pas, les ambassadeurs, les nobles libéraux, les maréchaux d’Empire, les financiers s’y pressent.

« Jamais je ne vis autant de monde chez un ministre que ce soir pour la réception de Monsieur Casimir Perier, note le Maréchal de Castellane, le 17 avril 1831. Chez le Président du Conseil, les salons et la galerie de l’Hôtel de l’Intérieur étaient combles, on pouvait à peine s’y remuer »10.

16Au cours de ces soirées, Casimir Perier règne sur le « Tout Paris ». Mais ce qui lui importe davantage, c’est d’élaborer au plus vite un système de gouvernement. Moins d’un mois après son arrivée au ministère, il a mis en place « sa politique ».

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17Le Système du 13 mars, c’est aussi « une manière forte », un ensemble de rapports d’autorité sur le Roi, les Chambres, l’Administration et l’opinion.

18Pendant treize mois, de mars 1831 à avril 1832, la Monarchie française est un régime à deux têtes. Louis-Philippe 1^er règne et celui qu’il appelle en privé « Casimir 1^er », gouverne. Cette distribution des rôles, Casimir Perier l’a imposée au Roi ; elle était l’une des conditions de l’acceptation du Ministère. Mais en réalité, il fait plus : il détient et exerce l’autorité. C’est si vrai que dans les Chancelleries étrangères, lorsqu’on évoque la politique française, on ne parle guère de lui. La conception même du régime parlementaire à l’anglaise veut que le Chef du Cabinet, responsable devant les Chambres, assume sans aucune restriction la charge du gouvernement. Durant le ministère Casimir Perier, la prérogative royale est déposée entre ses mains. C’est le prix de son sacrifice.

19Louis-Philippe ne s’est séparé de Laffitte que sous l’emprise de la nécessité. La séparation a été déchirante, tant il y avait d’affinités entre les deux hommes : la même amabilité, le même style plébéien affecté. Il s’y ajoutait un échange de bons services ; le banquier servait le régime qu’il avait appelé de ses vœux, le Roi le sauvait de la faillite en rachetant Breteuil, sur sa cassette personnelle.

20Louis-Philippe et Casimir Perier se connaissent pour s’être souvent rencontrés aux soirées du Palais-Royal. Le souverain apprécie la supériorité intellectuelle, le probité et la loyauté de son ministre, mais il redoute sa rigueur et ses manières distantes. Perier ne s’est rallié à sa cause que par crainte de la République et il ne lui doit rien. Le Roi est dans une position d’obligé dans la mesure où il l’a supplié d’accepter le pouvoir. Il ne lui inspire pas le respectueux attachement qu’il éprouvait pour Charles X, avant juillet 1830. A des amis qui, au cours d’une réunion privée, lui demandent ce qu’il pense du Roi, Perier hésite un moment puis répond : « le Roi ? Un gros bêta ! »11.

21Les manières démocratiques de Louis-Philippe lui déplaisent parce qu’elles sont hypocrites et dégradent l’image royale. Le respect impose une certaine distance. Ainsi les rapports entre les deux hommes ne sortent guère du registre de la politesse obligée. C’est « un singulier mélange d’accord et de lutte »12 dit Guizot. D’accord, au nom de la raison d’Etat, de lutte au niveau de l’exercice de l’autorité.

22Louis-Philippe a dû céder à toutes les exigences de son ministre : que le Duc d’Orléans, imbu des idées du parti populaire, soit exclu du Conseil des ministres ; que toutes les dépêches télégraphiques lui soient d’abord montrées avant d’être communiquées au Roi ; que le Moniteur, journal officiel, ne publie aucun article qui n’ait, au préalable, reçu son assentiment ; que Louis-Philippe n’assiste que deux fois par semaine au Conseil. Casimir Perier n’accepte d’assumer la responsabilité du gouvernement avec courage que si elle est totale.

23En revanche, le Roi règne avec l’apparat qui convient à sa fonction. Prétextant l’insécurité du quartier du Palais-Royal, foyer permanent de troubles, le Premier Ministre intime à Louis-Philippe de quitter la demeure de ses ancêtres et de s’installer aux Tuileries. Dans l’âpre discussion sur le montant de la liste civile qui se déroule à la Chambre, en janvier 1832, Casimir Perier s’efforce de démontrer aux députés que l’enjeu de la décision est avant tout politique :

La question n’est pas dans tel ou tel chiffre en lui-même, mais dans la volonté que vous allez manifester par un vote plutôt que par un autre, d’attacher plus de respect, plus de considération à la royauté.
« C’est une question de dignité, d’intention, d’avenir. Le chiffre en lui-même n’est ici qu’un symbole : ce qui doit nous préoccuper, c’est le caractère qu’il va imprimer à la Monarchie selon la Charte, c’est la définition qu’il va en donner. (...)
« Dans un grand nombre d’individus, le respect s’attache volontiers au dehors (surtout) quand les désenchantements de la philosophie politique ont enlevé tout ce qu’elle avait de prestige »13.

24S’il ne parvient pas à se faire entendre d’une Chambre mesquine qui « marchande » quelques millions de francs au « Roi-Citoyen », il donne au moins l’exemple d’une parfaite déférence.

25Entre le Roi et son Ministre, tous deux amoureux du pouvoir, le choc est inévitable d’autant qu’à part la Reine Marie-Amélie, l’entourage royal est hostile à Casimir Perier : Madame Adélaïde sœur du Roi et le Duc d’Orléans le détestent. Incompris, critiqué, trahi à la Cour, il remet plusieurs fois sa démission. Alors le Roi s’affole mais ne sait trouver les paroles dissuasives. L’intervention de la Reine ou l’arrivée inopinée d’un événement grave sauve la situation.

26Casimir Perier est un monarchiste sincère. Le Roi supporte son autoritarisme en appréciant son dévouement. Il ne manque jamais de le féliciter pour ses succès et de s’enquérir de sa santé. A lire leur correspondance, on se laisserait abuser sur leurs sentiments. Au fond, « le Roi est fort triste, note le Maréchal de Castellane (...). Le joug de Monsieur Perier lui est désagréable : il cherchera toujours à reprendre le petit tripotage des affaires »14.

27Quant à Casimir Perier, il se considère comme le vrai chef de l’Etat. « Sous Perier, écrit Rémusat, nous ne parlions jamais du Roi, nous n’y pensions pas. Lisez les discours de Perier, il n’en dit pas un mot. Il disait « Mon système », « Ma politique ». Il était à lui seul le gouvernement »15. Les deux hommes s’accordent sur l’accomplissement d’un devoir.

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28« Avec les Chambres, M. Casimir Perier n’était pas moins fier ni exigeant qu’avec le Roi » (Guizot)16. Le système du 13 mars est un parlementarisme dirigé avec autorité. Entre les Ministres et les Chambres l’égalité des rapports n’existe pas.

29Député libéral de l’opposition sous la Restauration, Casimir Perier a toujours défendu les droits des Chambres. La Charte révisée d’août 1830 les a étendus : Pairs et Députés partagent désormais l’initiative des lois avec le Roi et peuvent officiellement interpeller les ministres. Il importe donc de définir les règles du dialogue entre le gouvernement et les représentants de la nation : la confiance réciproque, la « netteté des explications » qui exclut les insinuations, et les assentiments équivoques, la défense primordiale de l’intérêt national. Le ministre ne renie pas les principes du député libéral de jadis, il reste fidèle à son exigence de transparence en politique. Il se place d’emblée au-dessus des partis qui servent une cause privée et prononce des paroles dures à leur endroit :

« C’est la peur qui sert les partis, qui les grandit, qui les crée, c’est elle qui fait croire à leur pouvoir. Ce pouvoir imaginaire ne réside que dans le souvenir d’époques détestables et d’époques réprouvées (...), dans la mollesse de la raison tremblante devant la lâcheté, disons le mot, des citoyens »17.

30Le Comte de Montalivet reconnaît que Casimir Perier fut « le premier ministre (ayant) une mission supérieure de réunir en un faisceau tous les groupes modérés, seul moyen de réduire à l’impuissance dans les deux Chambres, les passions ou les rêves des partis extrêmes »18.

31C’est une entreprise difficile de donner à des groupes et à des individus une même impulsion, un même idéal. Pour y parvenir, Casimir Perier utilise deux moyens : la tribune et les élections.

32Il intervient souvent à la tribune, notamment dans les débats capitaux sur la politique étrangère, l’hérédité de la pairie, la discussion du budget. Il s’efforce d’informer, d’éduquer, de convaincre. Son expérience, son intelligence et sa maturité politique font de lui un excellent pédagogue : il dégage les véritables enjeux, il analyse la signification d’un vote. Comme Royer-Collard jadis, il cherche à élever les débats au niveau des principes, à éveiller chez les députés le sens de la grandeur de leur mission. Depuis le duel oratoire avec Villèle, son discours s’est renouvelé et assagi. Il insiste davantage sur l’argumentation que sur les effets oratoires. C’est par l’appel à la réflexion qu’il veut convaincre. Ainsi, dans le débat sur l’hérédité de la pairie répond-il de façon implacable à tous ceux qui présentent des objections destinées à justifier la suppression. Henri Heine, alors à Paris, n’éprouve pas de sympathie pour le ministre, mais il rend hommage à son intelligence :

« La plus sévère logique régnait dans son discours ; il y avait quelque chose de raide, des arguments raides serrés l’un contre l’autre comme des barres de fer intangibles derrière lesquelles apparaissait souvent comme une ombre de sensibilité, ainsi qu’un visage pâle de nonne à travers la grille d’un parloir de couvent »19.

33Et, ce n’est pas seulement aux élus de la nation qu’il parle, mais à l’opinion tout entière. Dans son numéro anniversaire du 13 mars 1832, Le Journal des Débats évoque ses messages :

« Monsieur Casimir Perier (...) n’avait rien à cacher ; il a su mettre le pays tout entier dans sa confidence et lui a demande en retour son appui ».

34L’autre moyen, ce sont les élections. La Chambre élue en 1830 dans des conditions conflictuelles, amputée de quelque 80 députés qui n’ont pas voulu prêter le serment de fidélité à Louis-Philippe, ne paraît pas capable d’exercer correctement son mandat, même si les démissionnaires ont été remplacés. Prise au lendemain des journées révolutionnaires, la décision de la dissoudre est effective le 31 mai. Les électeurs censitaires dont la loi électorale du 19 avril a accru sensiblement le nombre, sont appelés à élire de nouveaux représentants. Casimir Perier espère qu’une majorité de soutien plus large et plus cohérente sortira des urnes. Il souhaite que les électeurs se prononcent en faveur d’hommes dont les positions sont franches et déclarées. S’il réprouve les fraudes qui étaient monnaie courante sous la Restauration, il annonce en revanche par une première circulaire aux Préfets, l’intervention du gouvernement dans la campagne électorale :

« Je vous dirai sans détour l’intention générale du gouvernement : il ne sera pas neutre dans les élections ; il ne veut pas que l’Administration le soit plus que lui. Sans doute sa volonté est avant tout que les lois soient exécutées avec une rigoureuse impartialité, avec une loyauté irréprochable. (...). Mais entre l’impartialité administrative et l’indifférence pour toutes les opinions, la distance est infinie. Le gouvernement est convaincu que ses principes sont conformes à l’intérêt national ; il doit donc désirer que les collèges électoraux élisent les candidats qui partagent ses intentions »20.

35Dans une seconde circulaire aux Préfets, le 26 juin, il précise ses intentions à l’égard de l’opposition. Il ne s’agit pas de la réduire, ce serait une intolérable violation du régime représentatif, mais il faut l’obliger à se déclarer nettement :

« Ce n’est pas qu’il s’agisse de contester jamais à une opposition constitutionnelle, légale, une influence avouée dans son but et franche dans ses moyens (...), mais plus il importe à tous les intérêts que les élections soient une affaire de conscience, plus il convient que les consciences soient déclarées, qu’elles soient à l’abri des injonctions des partis qui disputeraient le triste avantage de les égarer par de fausses alarmes, de les inquiéter par des bruits trompeurs, de les intimider, si possible, par de vaines menaces »21.

36Casimir Perier sera déçu par les élections de juillet. Certes, les partis extrêmes sont affaiblis et la majorité orléaniste confortée. Il est personnellement réélu député à Troyes et à Paris et élu à Epernay, dans le 4^e arrondissement de la Marne. Fidèle à l’Aube, il opte pour Troyes. Avec 195 nouveaux députés, la Chambre est plus inexpérimentée encore, divisée, irrésolue et indisciplinée. Avec l’appui d’orateurs capables tels que Guizot, Dupin, Rémusat, et Thiers qui révèle ses talents, Casimir s’efforce d’unir, de rassembler, d’insuffler son courage. Ses rapports avec la Chambre sont mitigés ; ils tournent à l’affrontement le 15 août, lorsque les députés d’Extrême-Gauche contestent violemment son point de vue. Mais son autorité finit par l’emporter. Comme avec les agents de l’Administration.

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37Le Système du 13 mars est un centralisme. La loi municipale du 21 mars 1831 qui introduit le principe électif dans le recrutement des conseils municipaux, ne se met pas en place immédiatement. Casimir Perier tient les mairies en mains. Et il attend des fonctionnaires une totale soumission aux directives du gouvernement qui, partout, « doit être obéi ». Ses agents doivent être ses « complices ».

38L’Administration subit une seconde épuration, sans commune mesure toutefois avec celle qui a été effectuée au lendemain de la révolution de Juillet. Le nouveau régime est si fragile qu’en destituant les fonctionnaires, on lui fait de nouveaux ennemis. Casimir Perier tire aussi la leçon des erreurs des Ultras qui, d’épuration en épuration, ont fini par ne plus trouver assez de serviteurs prêts à défendre la Monarchie. Enfin, l’Administration doit constituer le socle du grand rassemblement des hommes de bonne volonté : « Nous avons fait appel, dit-il, à l’appui ou à la conscience de tous les agents de l’autorité (...), car nous acceptions, nous, leur appui, sur la foi de leur parole et nous ne demandons qu’a eux-mêmes de décider de leur position »22. A l’opposé de Mauguin qui demande « une hécatombe de préfets », il recommande avec noblesse de ne pas céder au plaisir d’écraser les vaincus « car c’est ainsi qu’on déshonore une victoire »23.

39Il n’écarte donc que les récalcitrants et trublions, préfets, maires, juges. Paulze d’Ivoy est une seconde fois démis de ses fonctions, cette fois comme Préfet du Rhône coupable de sympathies républicaines. Odilon Barrot quitte le Conseil d’Etat, Alexandre de Laborde cesse d’être, provisoirement du moins, l’aide de camp du Roi. Le Général Lamarque, membre éminent de l’Association Nationale, opposée à la politique étrangère pacifique du Ministère, est mis en disponibilité.

40Il remplace ces opposants actifs, légitimistes ou républicains, par des hommes dévoués au régime. A peine arrivé au pouvoir, il est sollicité de toutes parts. Il distribue généreusement la manne des emplois administratifs et des recettes générales à des amis et à des parents. Mais outre que le choix des hauts fonctionnaires n’est pas extensible, Casimir Perier a la faiblesse d’accorder sa confiance à des « fidèles », connus de lui, obéissants, dévoués à sa personne, dont la compétence ou l’honnêteté est parfois douteuse.

41Si la nomination d’Alphonse Foy à la Direction des Lignes télégraphiques de l’Est s’avère un bon choix, celle de Gisquet, son ancien commis et associé, à la Préfecture de Police en novembre, est regrettable. Intègre à la Banque Perier, Gisquet se laisse compromettre dans une affaire véreuse d’achat de fusils anglais défectueux pour l’armée. Il implique son ancien patron qui, sur citation de deux journaux d’opposition, doit en répondre devant la justice24. Auguste-Casimir et Paul devront défendre la probité de leur père dans cette affaire, longtemps après sa disparition.

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42Le Système du 13 mars est enfin un réalisme. La prudence dauphinoise incline Casimir Perier à évaluer les risques avant de prendre une décision, sauf bien entendu, s’il y a urgence. L’homme n’est pas un idéologue. La politique est affaire de pratique, non de spéculation. Ainsi ne faut-il pas mettre la Charte « dans un tabernacle » mais la faire appliquer. Habitué par sa profession à subir l’épreuve des faits, il adopte la même circonspection à la tête de l’Etat.

« Un gouvernement ne marche pas à travers le pays comme une abstraction aveugle qui ne considère rien sur son passage. Un gouvernement observe les faits qu’il rencontre, il les consulte, il les constate et, au lieu d’immoler les réalités aux principes, il s’efforce de les modifier ou de les confondre en les rapprochant »25.

43Langage politique nouveau. On croit entendre les fondateurs de la Troisième République, élevés à l’école du positivisme et de la méthode expérimentale de Claude Bernard, les Jules Ferry et Gambetta. En cela aussi, le système du 13 mars est novateur.

44Autre atout enfin du nouveau Président du Conseil, sa connaissance de la réalité nationale par ses attaches, ses relations et ses affaires. Il connaît bien la province rurale et urbaine et, à la différence des futurs tuteurs de la Seconde République, il ne voit pas la France à travers la lorgnette parisienne.

45Bien que l’équipe ministérielle soit sensiblement la même, l’opinion a l’impression d’un changement : « le nom de Casimir Perier qui absorbait tous les autres, suffisait à marquer la différence »26.

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46Le 18 mars, cinq jours après la formation du ministère, Casimir Perier s’adresse aux Députés. Peut-être inspiré de l’exemple du Président Monroe dont l’Adresse au Congrès a mérité par sa teneur d’être diffusée en Europe, ce message inaugural est une première. Pour son prédécesseur, la politique était une improvisation quotidienne. Laffitte naviguait à vue. Casimir Perier entend exposer les principes et les grandes orientations de ce gouvernement.

47L’événement ayant été annoncé par la presse, tous les députés sont assis à leur banc et une foule de curieux se presse dans les tribunes27.

48Casimir Perier fait son entrée et demande presque aussitôt la parole. Lorsqu’il gravit les marches de la tribune, un silence anxieux s’établit. L’homme a encore fière allure même si la mince silhouette se voûte un peu, si les cheveux grisonnent au sommet d’un large front ridé par la souffrance et barré par les lunettes lorsque l’orateur ne lit pas. Mais les yeux sombres cachés sous d’épais sourcils, le regard vif, les lèvres minces et contractées composent un masque d’autorité.

49Le discours a été rédigé : Casimir Perier qui souffre d’une crampe nerveuse dans l’avant-bras, s’adresse à un certain Lingay qui écrit sous sa dictée et polit les formes. Rémusat a apporté les ultimes retouches à cette allocution exceptionnelle. Mais l’orateur regarde à peine ses notes et d’emblée, il s’adresse à l’Assemblée, d’une voix impérieuse.

50« Volonté commune », « solidarité », « harmonie », « accord », « concours », cinq mots pour illustrer l’appel solennel à la confiance que le Président du Conseil lance aux députés, à la France et à l’Europe, après les avoir instruits de ses intentions :

« Le ministère vous demande un vote de confiance, il importe que le Cabinet nouvellement constitué vous fasse connaître les principes qui ont présidé à sa formation et qui dirigent sa conduite. Il faut que vous sachiez à quel système politique, vous prêtez appui ».
Nous avons confiance en la fortune de la France et, pour qu’elle ait confiance en elle-même, il faut que nous lu disions tout haut ce qui se dit tout bas ; la vérité est bonne à dire aux nations comme aux rois »28.

51C’est la première fois qu’un chef de Cabinet demande un vote de confiance aux députés et s’adresse avec autant d’autorité et de franchise à tous ses futurs partenaires politiques. Ces paroles font une vive impression à la Chambre et, le lendemain, dans la presse.

52Après le langage de la transparence, celui de la rigueur morale : la politique, c’est l’application concrète de principes :

« Respect de la foi jurée, respect de droit, voilà le principe de la révolution de juillet (qui a) fondé un gouvernement et non inauguré l’anarchie (...). Ainsi la violence ne doit être ni au-dedans, ni au-dehors, le caractère de notre gouvernement. Au-dedans, tout appel à la force, au-dehors, toute provocation à l’insurrection populaire, est une violation de son principe. Voilà la pensée, voilà la règle de notre politique intérieure et de notre politique étrangère »29.

53Il existe une parfaite cohérence dans la pensée de Casimir Perier : si la révolution de 1830 est « la victoire (...) du bon droit indignement outragé », son gouvernement ne peut être fondé que sur le respect de ce même droit.

54Il énonce ensuite les deux volets de sa politique. S’il s’attache davantage à la politique intérieure, c’est qu’il n’a pas eu le temps encore de prendre connaissance des dossiers de politique étrangère et que le crédit de la France en Europe dépend du redressement de la situation intérieure. Le mal est semblable au-dedans comme au-dehors : c’est la défiance qui empêche le retour au cours normal des choses. Perier consacre, le 13 avril, un discours aux problèmes extérieurs.

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55« La Charte, toute la Charte, rien que la Charte » : dans un discours ultérieur, Perier reprendra les termes de la devise des Doctrinaires sous la Restauration, mais dès le 18 mars, elle résume les orientations de sa politique intérieure. Il prend soin de préciser « la Charte d’août », expurgée des articles contraires aux principes de 1789, l’article 6 faisant de l’Eglise catholique, une Eglise d’Etat, et l’article 14, responsable des Ordonnances de juillet 1830.

56La priorité du gouvernement, c’est le rétablissement de l’ordre. D’où l’énoncé d’une première maxime : « l’ordre sans sacrifice pour la liberté »30. Casimir Perier souhaite définir un ordre légal qui soit le garant et non l’antithèse de la liberté. C’est un audacieux pari car, jusqu’alors en France, l’ordre a été associé à la répression. Cette réconciliation de deux principes, également utiles et inscrits dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, Casimir Perier souhaite en être l’alchimiste, par la seule force des lois. C’est un homme d’ordre par tempérament et un libéral de convictions. Parlant de la liberté, il ne cite qu’un exemple d’actualité, celui de la liberté de culte récemment mise en cause par les violentes manifestations anticléricales, à Paris et dans certaines villes de province, une liberté » que nous devons protéger comme le droit le plus précieux des consciences qui l’invoquent »31.

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57« La paix sans qu’il en coûte à l’honneur » : c’est sa seconde maxime. Rejetant le bellicisme à prétentions émancipatrices des membres de l’Association Nationale, il proclame, en des termes qui font sensation, que la France n’a pas de mission universelle à remplir :

« Nous ne concédons à aucun peuple le droit de nous forcer à combattre pour sa cause et le sang des Français n’appartient qu’à la France »32.

58Il ne choisit pas pour autant l’égoïsme national mais une politique sage, raisonnable, adaptée aux moyens du pays. Au nom de l’indépendance et de la dignité nationales, il refuse que la France soit l’instrument de la Sainte Alliance comme au temps de l’expédition d’Espagne, ou le brillant second de l’Angleterre comme en Grèce. Quant à la paix, elle doit être garantie par l’entretien d’une forte armée – c’est l’une des convictions chères à Perier – qui assure, au besoin, la défense de la nation. Il lance un avertissement aux Chancelleries étrangères :

« Si l’Europe qui veut la paix (...), méconnaissait la loyauté de notre politique, si la moindre atteinte était portée à la dignité de la France, assurez-vous Messieurs, que la France serait aussitôt défendue et vengée »33.

59Si nous avons fait une rapide analyse du discours-programme du 18 mars, c’est qu’il est une référence constante pour son auteur et une surprise pour l’opinion, française et étrangère. Non pas tant par l’originalité des idées – Laffitte voulait la Paix et la Charte – que par la cohérence de la pensée, la force communicative de l’orateur et la proposition d’une action immédiate : le rétablissement de l’ordre appelle un complément de législation et le renforcement de l’armée exige des mesures fiscales annoncées « sans détour » avant de quitter la tribune. Le Maréchal Soult lui succède à la tribune, manifestant à tous, l’étroite solidarité des membres du gouvernement.

60La presse lui ouvre largement ses colonnes. Le discours-programme rassure les amis de la Monarchie et les Chancelleries. Ecrivant au Comte de Virieu, Lamartine en fait un brillant éloge :

61« Voilà enfin un homme politique. Je ne m’y attendais guère. Casimir Perier vient de poser le doigt sur le vif. Son discours, comme Verbe politique, est à mon avis ce qui a été dit de plus juste et de mieux articulé depuis la Restauration. C’est ma pensée : ergo excellente »34. Le Maréchal de Castellane qui a suivi avec anxiété la formation du gouvernement est satisfait mais lucide sur les difficultés qui assaillent les Président du Conseil :

« Embarras dans les finances, embarras à l’intérieur, embarras à l’extérieur. Si Monsieur Perier nous tire de tous ces embarras-là, on pourra le proclamer un grand ministre, car la besogne n’est pas facile35.

La charte a tracé notre conduite36...

62Par sa brièveté, le Ministère du 13 mars passerait inaperçu : il n’a duré que le temps d’une année, du printemps 1831 au printemps 1832. Mais l’exceptionnelle gravité des événements et la solitude de l’homme qui les affronte lui confèrent un relief particulier. C’est un ministère de combat.

63Sur la scène française, les émeutes républicaines suivies de procès retentissants, le grondement de l’Ouest légitimiste et les complots carlistes, les cris de détresse des insurgés lyonnais et les coups d’épée de la presse d’opposition.

64Sur la scène européenne, les réticences anglaises sur le sort des Belges, les combats des patriotes polonais et italiens révoltés contre des dominations étrangères, le pas sourd des soldats qui entrent à Varsovie, les promesses trahies à Rome.

65Et dans cette tourmente qui ne connaît guère de répit avant février 1832, un homme seul à la barre qui fait preuve d’une énergie farouche, d’un courage exemplaire, d’un sens infaillible du devoir, mais aussi de brutalité et de rigueur excessive parfois. Un lutteur qui donne la pleine mesure de ses talents d’homme d’Etat dans l’une des fièvres françaises qu’il a mission de soigner.

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66Dans le discours-programme du 18 mars, Casimir Perier a solennellement annoncé son intention de faire respecter la Charte.

« Notre devoir est simple. Nous n’avons pas de grande expérience constitutionnelle à tenter. Nos institutions ont été réglées par la Charte de 1830. La session présente a résolu plusieurs hautes questions législatives »37.

67Affirmer la permanence institutionnelle, c’est en quelque sorte terminer la Révolution de 1789, rompre la funeste habitude française qui consiste à changer sans cesse les cadres juridiques de l’Etat. Depuis 1791, la France a eu sept constitutions dont celle de l’An I qui n’a jamais été appliquée. Le maintien de la Charte est un facteur de stabilité. A l’exemple de l’Angleterre qui s’apprête à procéder à une réforme de son système électoral, les changements en France ne peuvent être introduits que par des lois.

68Les Chambres poursuivent donc l’œuvre législative mise en chantier par Laffitte. La loi sur l’organisation municipale qui introduit une relative décentralisation au niveau des communes, est adoptée le 21 mars 1831. Désormais, les membres du Conseil Municipal sont élus par un corps d’électeurs censitaires élargi à deux millions de votants et le Préfet choisit le maire parmi les élus. Ainsi la politique, longtemps confisquée par Paris, « descend au village », au niveau des affaires locales du moins, au moment où la presse provinciale manifeste une vitalité nouvelle.

69La loi électorale divise davantage les députés : aux conservateurs qui, comme Augustin Perier, souhaitent une réduction modérée du cens électoral de 300 francs à 250 francs, s’opposent les partisans d’un abaissement à 200 francs et à 500 francs au lieu de 1 000 francs, pour les éligibles. Les seconds l’emportent le 19 avril 1831. La loi qui abaisse également l’âge électoral de 30 à 25 ans et l’âge d’éligibilité de 40 à 30 ans, double le pays légal mais ne modifie pas la composition de la Chambre élue. Les deux-tiers des 200 000 votants sont des propriétaires fonciers. La France demeure sous la houlette des Notables.

70La Garde Nationale, rétablie par la Roi, est réorganisée par la loi du 22 mars 1831 qui lui donne le droit d’élire ses officiers. Cette milice, ouverte aux seuls bourgeois censitaires capables de s’armer eux-mêmes, assure la défense du régime.

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71Le grand débat législatif du Ministère Perier porte sur la Chambre des Pairs. Il s’ouvre le 27 août, dans la Chambre nouvellement élue, dont l’âpre discussion de l’Adresse vient de révéler les faiblesses. Le débat a duré huit jours, les députés imbus de leurs droits ayant déposé un amendement sur chaque paragraphe. L’Adresse a finalement été votée par une confortable majorité de 282 voix contre 73 mais, à l’issue de cette première épreuve, Casimir Perier a confié à sa belle-sœur : « Une telle assemblée d’imbéciles est une calamité ! »38. Le débat sur l’hérédité de la pairie touche à l’une des institutions de la Monarchie, l’un de ses piliers pourrait-on dire, mais les députés en ont-ils vraiment conscience ? Selon la Duchesse de Broglie, « chacun arrive, non pas avec un système arrêté contre le gouvernement (...), mais encore avec des vues personnelles, chimériques, sentimentales ; l’idée qu’il leur faut marcher ensemble ne leur vient pas »39. L’affaire promet d’être longue et délicate. La division des Orléanistes et l’insurrection lyonnaise qui interrompt la discussion, ajournent le vote au 26 décembre.

72Depuis la révolution de juillet, la Chambre des Pairs est amoindrie par la démission forcée des pairs nommés par Charles X et le retrait de ceux qui, tel Chateaubriand, ont préféré résilier leur fonction plutôt que de prêter serment à l’Usurpateur. L’hérédité de la pairie est contestée au nom du principe d’égalité juridique inscrit dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Dernier vestige d’un ordre aristocratique révolu, elle paraît incompatible avec l’esprit d’un régime qui se présente volontiers comme « un nouveau 1789 ». Les républicains et les hommes du « Mouvement » souhaitent sa suppression. Les légitimistes avec Berryer et le groupe de la « Résistance » avec Guizot, Thiers, Royer-Collard et Salvandy s’accordent sur la nécessité de son maintien.

73Casimir Perier est de leur avis. Mais le Roi et le Duc d’Orléans soutiennent l’abolition. Louis-Philippe est persuadé qu’une Chambre haute dont les membres sont nommés à titre viager, serait de nature à fortifier son autorité ; quant à son fils, héritier de la Couronne, ses opinions gauchisantes le poussent à vouloir amoindrir le rôle de la grande Noblesse.

74L’enjeu du débat dépasse celui d’une simple retouche à la Charte. L’exemple britannique montre que, dans une monarchie parlementaire, la Chambre haute dont les membres siègent à titre perpétuel jusqu’à l’extinction des familles désignées, constitue un pouvoir stable et indépendant, face à une Chambre élective et, de ce fait, contingente dans ses opinions. Sous la Restauration, la Chambre des Pairs a manifesté plus d’indépendance à l’égard du gouvernement que celle des députés, en rejetant le premier projet de loi sur l’indemnisation des émigrés et celui du Garde des Sceaux Peyronnet sur la presse. L’hérédité de la pairie est un obstacle aux abus de pouvoir. La royauté et la Chambre des Pairs ont en commun l’hérédité : supprimer l’une c’est affaiblir l’autre. C’est l’analyse qu’en fait Louis Blanc, dans une conservation avec Odilon Barrot : « Vous ne comprenez pas que la monarchie a besoin pour vivre d’avoir autour d’elle une classe qui ait le même intérêt à défendre ? La République est au bout de votre système »40.

75L’enjeu capital du débat est donc bien l’avenir de la monarchie déjà fragilisée par la révolution de juillet. Les partisans du maintien de l’hérédité vont s’efforcer de l’expliquer aux députés. Casimir Perier prononce trois discours, le 27 août à l’ouverture de la discussion, le 22 octobre et le 26 décembre, jour du vote. Il prévient clairement les députés de la portée de leur choix en cas de changement du statut des Pairs :

« Le vote qui va sortir de vos consciences est un grand événement car il renferme le secret de tous les événements qui vont suivre. C’est l’achèvement de nos destinées institutionnelles, le commencement d’une situation indéfinissable »41.

76Royer-Collard peut se permettre d’aller plus loin encore que le Président du Conseil qui a besoin d’une majorité pour gouverner ; avec son sens inné des formules bien choisies, il affirme :

« La démocratie royale, qu’elle daigne ou non garder son fantôme de royauté sera bientôt la démocratie pure. Avec l’hérédité tombe la pairie, avec la pairie, peut-être la royauté »42.

77Au Palais du Luxembourg, devant les pairs directement concernés par le projet, le Chancelier Pasquier est l’avocat de l’hérédité. Sans elle, la Chambre haute perd ses forces et son indépendance :

« Il ne suffit pas qu’une Chambre existe en fait ; il faut qu’elle renferme en elle-même les moyens de force et la puissance qui lui permettent de remplir sa destination. Or ces moyens ne sauraient se puiser dans les mêmes sources qui fournissent ceux de l’autre Chambre ; ils ne sauraient s’obtenir par les mêmes procédés (...). Aussi n’hésiterais-je pas à dire que l’hérédité est le seul fondement solide d’une Chambre des Pairs, qu’elle en est la condition nécessaire »43.

78Ce sont donc des députés et des pairs pleinement informés, avertis, mis en garde, qui se prononcent sur le projet de loi, le 26 décembre : à la Chambre basse, 206 voix contre 86 lui sont acquises.

79Casimir Perier a dû sacrifier ses convictions aux exigences de sa fonction. Devant l’hostilité de la Chambre et de l’opinion, il a fait cette concession. L’homme d’Etat a des responsabilités qui l’obligent à s’incliner. S’il peut braver l’impopularité d’une opinion souvent mal informée, il ne doit pas, dans un régime parlementaire, aller à contre-courant de la majorité. Mais soucieux de ne pas être accusé de volte-face, il s’explique devant les députés :

« Ce n’est pas le cœur qui me manque, on en convient, mais les plus fermes courages ont besoin d’être soutenus (...). Vous ne pouvez rester étrangers (aux intérêts du pays) en vous tenant à l’écart des hommes qui en sont chargés. Vous leur devez lumières s’ils s’égarent, appui s’ils font bien leur devoir, opposition s’ils sont aveugles ou incapables (...). Ainsi, profondément pénétré de cette pensée que j’ai fait mon devoir (...), je déclare que le salut du pays a pu seul m’imposer l’initiative d’une proposition aussi grave que le changement d’une institution »44.

80Belle leçon de réalisme et de morale politique, mais sans effet ! La loi n’ayant pas d’effet rétroactif, les pairs en charge demeurent et conservent leur tradition d’indépendance vis-à-vis du pouvoir royal. Le Roi nomme une « nouvelle fournée », à titre viager, dans une vingtaine de catégories de notables, membres de l’Institut, Académiciens, hauts fonctionnaires, contribuables dont le cens dépasse 300 francs. L’entrée des capacitaires à la Chambre haute participe de la course effrénée aux honneurs à laquelle se livrent les Notables orléanistes. Numériquement, les nobles dominent ; professionnellement, les fonctionnaires l’emportent. Ainsi le régime s’appuie-t-il sur eux, aux deux Chambres. Les professions économiques sont peu représentées, contredisant l’idée souvent répandue d’une monarchie bourgeoise, livrée aux hommes d’affaires. Laffitte et Casimir Perier seront les seuls banquiers au pouvoir, pour une courte période de temps d’ailleurs.

81Animées par des échanges de points de vue contradictoires, les séances de la Chambre n’ont pas été sereines. Confortablement installés dans l’hémicycle, les députés n’en ont pas moins perçu l’écho de l’agitation des rues de Paris. A plusieurs reprises, ils se sont laissé aller à la peur. « On a parlé de danger pour vos délibérations ? N’y croyez-pas ! Nous sommes chargés de vous protéger. Vous êtes sous la protection de l’Armée et de la Garde Nationale45 ! » leur a lancé non sans ironie, le Président du Conseil, le 19 septembre, à l’issue de sa « rencontre » avec les émeutiers parisiens. L’homme a du sang-froid, du courage. Le rétablissement de l’ordre est sa principale responsabilité.

L’ordre sans qu’il en coûte à la liberté...

82L’ordre, c’est d’abord l’urgence d’un redressement économique et financier préalable à la relance des affaires. Devant la baisse catastrophique de la rente, l’effondrement de l’escompte des effets de commerce, la chute des actions de la Banque de France de 1 890 francs à 1 510 francs, les milieux d’affaires attendent de Perier qui appartient à leur « monde », une résorption du marasme. Elle ne saurait être immédiate mais du moins faut-il prendre des mesures car la crise nourrit l’agitation politique. Dans les rues, les perturbateurs de l’ordre public sont les ouvriers des quartiers populaires, Les Faubourgs Saint-Jacques, Saint-Marceau et Saint-Antoine. Désœuvrés et mécontents, ils servent de troupes aux adversaires du régime.

83Casimir Perier laisse carte blanche au Baron Louis qui s’emploie à combler le gouffre qu’il a trouvé au Trésor. Les impôts directs, patente et contribution foncière, sont augmentés de 50 %. Mais ces mesures fiscales drastiques ne suffisent pas. Le Baron Louis et Casimir Perier s’accordent sur la nécessité d’un emprunt pour faire face aux éventuelles dépenses immédiates. Quant aux dépenses imprévues, surgies des événements extérieurs, elles seront couvertes par un crédit extraordinaire de 1 500 000 francs. Avant d’accepter de former le gouvernement, Casimir Perier s’est assuré du soutien des Maisons de la Haute Banque. Le Baron de Rothschild le lui accorde volontiers car Perier le rassure : « Avec lui, dit-il, nous n’aurons pas la guerre car il aurait à y perdre ses usines et ses biens »46.

84Grâce à ses relations et à la solide renommée de sa Banque, Casimir Perier obtient la souscription de l’emprunt. Un crédit de 30 millions est ouvert en faveur du commerce et de l’industrie en souffrance ainsi que des Comptoirs d’escompte dans onze villes de province. La confiance renaît, mais lentement. Elle dépend en grande partie du rétablissement de l’ordre public, autre tâche prioritaire du gouvernement.

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85« Etrange vue que celle du Paris d’alors, sous cette menace presque constante, écrit un historien de la Monarchie de Juillet. A tout moment, il était interrompu dans ses affaires et ses plaisirs : la rumeur de l’émeute montait des quartiers populaires, les boutiques se fermaient à la hâte, le tambour promenait à travers les rues la batterie fiévreuse et lugubre du rappel, le bourgeois mettait son uniforme et prenait son fusil avec une sorte de colère inquiète et de patiente fatiguée, puis il allait tristement et honnêtement au-devant d’un danger inconnu, des balles, des pierres et des injures »47.

86Pendant les premiers mois du ministère Casimir Perier, les troubles sont quasi permanents. Rassemblements spontanés d’ouvriers et d’étudiants à l’occasion d’un procès, de la destitution d’un Préfet populaire ou d’un anniversaire à commémorer, promenades accompagnées de chants séditieux, bris de réverbères, sacs de boutiques, attaques à main armée contre les agents de la force publique, assauts de la foule en colère contre les Hôtels des ministères sont autant d’opérations de harcèlement récupérées par les militants républicains, les agents carlistes ou les conspirateurs bonapartistes pour lesquels, depuis juillet 1830, Casimir Perier n’est plus « l’ami du Général Foy ». Les trublions sont loin d’être toujours d’accord : qu’une timide reprise du travail se dessine et les ouvriers sont les premiers à bastonner les étudiants et même à les conduire à la Police.

87D’avril à juillet 1831, le calendrier des émeutes est étonnamment chargé. Les Journées parisiennes des 16 et 17 avril sont le premier défi à l’homme qui s’est présenté comme le défenseur de l’ordre. Le 16, la foule qui a suivi le procès de Godefroy Cavaignac et ses complices accusés de complot contre l’Etat au lendemain du jugement des ministres de Charles X, porte en triomphe les chefs de la Société des Amis du Peuple, acquittés par le jury de la Cour d’Assises de la Seine. Le 17, l’agitation prend une telle ampleur sur les boulevards et dans les faubourgs, qu’on redoute une insurrection. La riposte immédiate des policiers et des soldats qui, après trois sommations, dispersent les factieux, surprend par son efficacité. Ministre de l’Intérieur, Casimir Perier applique la nouvelle loi du 10 avril 1831 sur les attroupements. Dans une circulaire envoyée aux Commissaires de Police, il leur rappelle sèchement que leur première attribution est le maintien de la tranquillité publique.

88Cet exemple de fermeté reste sans lendemain et l’émeute renaît de ses cendres. Bonapartistes et républicains unissent leurs drapeaux et leurs efforts pour harceler le ministère. Le 5 mai, jour anniversaire de la mort de Napoléon, les demi-soldes nostalgiques de l’épopée napoléonienne, accomplissent leur pèlerinage rituel à la Colonne Vendôme élevée à la gloire des armées impériales. Peu nombreux, ils s’appuient sur les républicains. On acclame la République et on distribue des portraits du Duc de Reichstadt, le prétendant, qui vit à Vienne. Le 9 juin, ce sont les républicains qui célèbrent, par un banquet au restaurant « Les Vendanges de Bourgogne », le récent acquittement de Cavaignac. Le repas terminé, les convives se ruent vers la Place Vendôme, y retrouvent les bonapartistes et exécutent des danses patriotiques ponctuées de chants séditieux, en l’honneur du « Grand Homme ». L’alarme se répand aussitôt à Paris : les commissaires de Police à cheval et la cavalerie dispersent les émeutiers. Le 15 juin, les incidents se déplacent dans le quartier de la rue Saint-Denis et se déroulent pendant la nuit. Une simple rixe entre un bijoutier et un colporteur de chansons célébrant « le Petit Caporal » suffit à provoquer un rassemblement de deux cents individus qui brisent les réverbères et tentent d’élever des barricades. Gardes nationaux et dragons interviennent efficacement vers deux heures et demie du matin. A Lyon, c’est la révocation du Préfet, Paulze d’Ivoy, accusé de sympathies républicaines, qui provoque des remous le 18 mai. Le 14 juillet, les sociétés républicaines ont prévu de commémorer la prise de la Bastille. Mais leur tentative échoue car le ministère a pris les devants en disposant un bataillon de la Garde Nationale par arrondissement.

89La Garde Nationale devient une force de maintien de l’ordre au même titre que la Police. Des bavures ont lieu, signalées par deux journaux républicains, le National et la Tribune qui accusent le Préfet Vivien d’avoir embrigadé et payé des « provocateurs » ce jour-là. L’enquête ayant démontré la véracité des faits, Vivien est démis de ses fonctions en septembre. Casimir Perier s’estime mal secondé par la Police et proteste contre l’existence de polices parallèles :

« Tout le monde se mêle de faire de la police, on en fait au Château, on en fait dans les ministères, dans les Etats-majors, on en fait partout. C’est intolérable ! Il faut que toutes ces polices cessent et que la mienne soit efficace »48.

90De fait, le Ministère du 13 mars se caractérise par une cascade de « petits préfets ». Et le Président du Conseil qui n’a confiance qu’en lui-même, est constamment sur le qui-vive. Il lui arrive de convoquer son cocher le soir ou le matin à l’aube, et de parcourir les rues de la capitale pour s’assurer si le calme règne. Au souverain qui voyage dans l’Ouest, il écrit le 11 mai, à 8 heures du matin :

« J’ai voulu voir moi-même, je viens de parcourir divers quartiers de Paris, tout est calme et je ne pense pas que nous ayons à redouter ce matin de nouveaux rassemblements. Au reste, Votre Majesté peut compter sur mon empressement à l’instruire de tout ce qui serait de nature à l’intéresser »49.

91Au début de l’été 1831, Louis-Philippe qui souhaite se faire connaître et apprécier sa cote de popularité en province, renoue avec la tradition des voyages royaux. Les déplacements du souverain donnent un surcroît de travail à son Ministre qui lui impose un itinéraire choisi en fonction des conditions de sécurité. Ainsi dissuade-t-il le Roi de se rendre à Lyon car la ville est turbulente et l’éloignement accroît la fatigue et l’insécurité du voyage.

92Louis-Philippe effectue un premier voyage dans l’Ouest, limité à la Normandie. Les départements bretons, fidèles à l’ancienne dynastie, ne sont pas sûrs. Le massacre de soldats dans la forêt de la Nouée, près de Ploërmel, justifie l’envoi de renforts militaires pour surveiller la région. Cinquante mille hommes sont confiés au Général Bonnet. De même Casimir Perier s’apprête-t-il à ordonner par décret la dispersion des Trappistes de la Meilleray, aux confins bretons et vendéens, parce qu’il les soupçonne de complicité avec les ennemis locaux du régime.

93Du 1^er au 28 mai, le roi visite les villes normandes, selon un programme laïcisé : revues de la Garde Nationale, dîners avec les autorités locales, généreuses distributions de décorations. Le voyage se passe sans incident et Louis-Philippe, impopulaire à Paris, reçoit un accueil chaleureux.

94Conforté par ce succès, Casimir Perier lui propose un voyage dans l’Est, prévu initialement du 6 juin au 3 juillet. Accompagné de deux de ses fils, les Ducs d’Orléans et de Nemours, de deux ministres, Soult et d’Argout, et du Maréchal Gérard, Louis-Philippe s’arrête à Château-Thierry, Metz, Nancy, Strasbourg, Belfort, Besançon, Chaumont et Troyes avant de regagner Saint-Cloud. Casimir Perier le suit grâce aux dépêches télégraphiques que lui transmet Alphonse Foy et les lettres du Comte d’Argout. Dans un courrier expédié de Strasbourg, le 21 juin, d’Argout, chargé de la protection du souverain, évoque le problème de sa sécurité en cette période d’effervescence populaire due à l’approche des élections. Arrivé à Troyes le 29 juin, Louis-Philippe apprend qu’il doit repartir dans la nuit et voyager incognito jusqu’à Saint-Cloud50. La presse parisienne d’opposition a profité du voyage pour publier des articles injurieux contre le Roi et tenter de désunir le Conseil. Casimir Perier a dû répondre au National et faire condamner la Tribune. Ainsi, même si sa politique obtient d’incontestables succès, elle ne parvient pas à laver le régime de sa tache originelle d’illégitimité.

95Perier accomplit une besogne de Sisyphe au prix d’une fatigue qui inquiète vivement ses proches. Scrupuleux à l’excès, méfiant à l’égard de ceux qui le secondent, il s’épuise à la tâche. Lors des troubles parisiens de juin, il écrit au Roi trois fois par jour, passe des nuits entières à étudier les dossiers, lire des dépêches des Préfets et rédiger des circulaires à leur intention. Louis-Philippe et d’Argout lui prodiguent des conseils de repos. Le 17 juin, le Roi lui écrit de Lunéville :

« Quant aux troubles parisiens, vous avez fait comme toujours ce qu’il y avait de mieux et je vous remercie du meilleur de mon cœur (...). Je regrette d’apprendre que vous êtes toujours en souffrance, il faut absolument vous soigner et ne plus passer des nuits blanches »51. La veille, d’Argout a tenu les mêmes propos :
« Voilà beaucoup d’excellentes choses parmi lesquelles il n’y en a qu’une de mauvaise, ce sont les deux nuits blanches passées par vous lorsque vous relevez à peine d’une indisposition douloureuse. Votre santé est trop précieuse pour ne pas la ménager davantage. Le Roi me charge de vous adresser à cet égard, les plus formelles recommandations, permettez-moi d’y ajouter les miennes ; si elles n’ont pas le poids de l’autorité royale, elles ont du moins celui d’une bien sincère et bien vive amitié »52 :

96Toutefois, après les troubles du 14 juillet à Paris, la rue se calme, provisoirement du moins, jusqu’à l’automne.

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97Septembre relance l’agitation dans les rues de Paris, entretenue par un chômage et une misère persistants. Entrecoupée de trêves, elle se poursuit jusqu’au début de février.

98C’est un événement extérieur, la chute de Varsovie entre les mains des Russes, qui rallume le feu de l’émeute. La ville a capitulé le 8 septembre mais la nouvelle n’est connue en France que le 15, aggravée par un communiqué maladroit de Sébastiani disant : « Aux dernières nouvelles, l’ordre règne à Varsovie ». Et la caricature de représenter aussitôt l’imprudent ministre en Cosaque triomphant, écrasant du pied le Pologne vaincue.

99De toutes les questions de politique extérieure auxquelles le ministère doit faire face, la lutte des Polonais pour leur indépendance est la plus épineuse. La non-intervention de la France en faveur d’un pays ami n’a pas été comprise de l’opinion qui parle de trahison, de crime de lèsenation ! Plus que toute autre, la cause polonaise est chère au cœur des Français. Partagée, anéantie par l’Autriche, la Prusse et la Russie de 1772 à 1795, partiellement ressuscitée par Napoléon en 1807 sous le nom de Grand Duché de Varsovie, rayée à nouveau de la carte de l’Europe par les puissances de la Sainte Alliance en 1815, la Pologne est l’Etat souffrant, réceptif aux idées françaises durant la Révolution, fidèle jusqu’au bout à Napoléon.

100Tout au long de l’été, on a attendu avec une impatience fiévreuse des nouvelles de la lutte courageuse que mènent les Polonais contre les Russes. La nouvelle de la capitulation de Varsovie soulève donc une intense émotion parmi les étudiants, généreux défenseurs des peuples opprimés, sensibilisés à leur cause par les poètes romantiques, Lamartine et Hugo. Mais l’angoisse étreint aussi d’anciens vétérans de Napoléon qui ont combattu aux côtés de leurs frères d’armes polonais et des militants des sociétés secrètes républicaines attachés au souvenir de « Varsovie la Jacobinière ». Tous se sentent profondément solidaires de la Pologne meurtrie. Tous ont sur les lèvres ces paroles de la chanson de Casimir Delavigne. « La Varsovienne » :

Pour des vieux frères d’armes,
N’aurez-vous que des larmes,
Frères, c’était du sang que nous versions pour vous.

101Le 16 septembre, deux à trois cents jeunes gens vêtus de capes noires en signe de deuil, se rassemblent au Palais-Royal, descendent la rue de Richelieu et arpentent le Boulevard des Capucines jusqu’au ministère des Affaires Etrangères. Arrivés là, ils crient « Vive la Pologne », « Vengeance, Guerre à la Russie » et « A bas les ministres »53. C’est le prélude à deux journées d’émeutes à Paris, les 17 et 18 septembre, en divers endroits de la capitale : les boulevards, les places de la Bourse et du Châtelet, le Palais-Royal. A l’entrée de Faubourg Montmartre, des manifestants renversent des voitures et arrachent de jeunes arbres pour construire une barricade. Les Gardes Nationaux dispersent les rassemblements mais, ce n’est que le 21 septembre que le Moniteur peut annoncer le rétablissement de l’ordre. Accusé de mollesse, le Préfet de Police Vivien est démis de ses fonctions le 17 septembre.

102L’un des épisodes de cette journée a révélé le courage et l’autorité du Président du Conseil, face aux émeutiers. Le matin, une foule massée devant l’Hôtel des Affaires Etrangères, attend comme la veille le ministre. Une voiture sort avec Casimir Perier et Sébastiani à son bord, mais le cocher a bien du mal à avancer. Courroucé, Casimir Perier lui donne l’ordre de s’arrêter. Il descend, se dirige sans escorte vers les manifestants et les interroge, d’une voix impérieuse :

« Que demandez-vous ? Les ministres ? Les voici ! Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? Les libertés ? Vous les avez prétendus amis des libertés qui menacent les hommes chargés de l’exécution des lois ! »54.

103L’effet est surprenant : on balbutie quelques vagues paroles sur la Pologne, puis on s’écarte pour laisser passer la voiture. Par sa voix, sa stature, son regard, Casimir Perier se fait obéir sur-le-champ. Amis ou ennemis subissent son ascendant. Henri Heine, correspondant de la Gazette d’Augsbourg, qui le rencontre dans les bureaux de presse, avoue : « Le frisson me saisit chaque fois que je l’approche. Je suis resté naguère pendant une heure, comme enchaîné auprès de lui par un charme mystérieux »55. Il n’est pas jusqu’aux députés qui se taisent quand, vêtu de sa redingote grise, il entre dans l’hémicycle.

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104L’énergie du Président du Conseil et les procès intentés aux fauteurs de troubles finissent par dissuader les ennemis du régime d’agir à ciel ouvert. Les Sociétés républicaines ne désarment pas, elles se convertissent à l’action clandestine. Le complot remplace l’émeute.

105Le 4 janvier 1832, une poignée d’hommes et un enfant, chômeurs pour la plupart, imaginent de soulever le Paris populaire en sonnant le tocsin des tours de Notre-Dame et en embrasant la cathédrale. En fin d’après-midi, tandis que la nuit tombe, ils pénètrent dans la tour qui conduit au bourdon et s’y barricadent. Accourus, des sergents de ville les dénichent au beau milieu de la fumée que répand un début d’incendie. Contre ces apprentis-conspirateurs, le tribunal prononce une lourde peine de prison dissuasive56.

106Du 12 au 14 janvier, a lieu un procès retentissant devant la Cour d’Assises de Paris : Auguste Blanqui, Antoine Thouret, François-Vincent Raspail et une douzaine d’autres membres de la Société des Amis du Peuple comparaissent devant les juges pour avoir appelé les Parisiens au soulèvement dans le journal Au Peuple. Au magistrat qui lui demande de décliner sa profession, Blanqui répond : « Emeutier » ! ; et Thouret, gérant du journal La Révolution, menace le jury en disant : « Nous avons encore des balles et des cartouches ! » : Les jurés ne se laissent pas intimider et envoient les prévenus à Sainte-Pélagie.

107Un dernier complot celui de la rue des Prouvaires, est l’œuvre des légitimistes, en liaison avec la Duchesse de Berry, princesse romanesque écartée de la famille royale exilée, qui a projeté de restaurer la légitimité en jouant sur la fidélité des royalistes de l’Ouest à la branche aînée des Bourbons. Affaire rocambolesque sans doute, mais qui faillit coûter la vie à Louis-Philippe et à ses fils, les femmes exclues de la succession au trône, devant être épargnées.

108Laissons à Chateaubriand le soin de conter la conspiration qui eut lieu dans la nuit du 1 au 2 février 1832 :

« Connaissez-vous la rue des Prouvaires, rue étroite, sale, populaire dans le voisinage de Saint-Eustache et des Halles ? C’est là que se donna le fameux souper de la troisième Restauration. Les convives étaient armés de pistolets, de poignards et de clefs ; on devait après boire, s’introduire dans la Galerie du Louvre, et passant à minuit entre deux rangées de chefs d’œuvre, aller frapper le monstre usurpant au milieu d’une fête »57.

109Les rapports de police sont moins pittoresques mais plus précis. L’état-major des conjurés, soit environ une centaine de personnes, s’est muni de clefs pour pénétrer par la Galerie de Flore du Louvre, jusqu’au Palais des Tuileries où le Roi donne un grand bal. Il n’est pas impossible que les conspirateurs aient eu des complices parmi les invités. Ils comptent sur la confusion pour s’approcher de Louis-Philippe et commettre leur forfait. Mais, en attendant l’heure de se rassembler, ils décident à la légère d’aller souper dans un restaurant de la rue des Prouvaires, à proximité de la maison où ils ont déposé leurs armes. Leur nombre et leur présence insolite effraient l’aubergiste qui prévient la Police. Les factieux sont arrêtés au cours d’une intervention qui fait un mort et plusieurs blessés58. Leurs troupes regroupées en deux endroits, près de l’Observatoire et à la Bastille sont vite appréhendées dans la nuit.

110Le Roi, prévenu par Casimir Perier, n’interrompt pas les festivités. Le lendemain, selon la Comtesse de Boigne, les salons du Faubourg Saint-Germain se partagent entre les incrédules, les déçus et les moqueurs59. Certes, le complot a échoué mais il montre que les légitimistes ne s’en tiennent pas à une opposition de salon. Comme leurs aînés contre Bonaparte, ils reprennent les armes. Pendant son règne, Louis-Philippe échappera à dix-huit attentats perpétrés par les carlistes et les républicains.

111Après le complot de la rue des Prouvaires, plus rien ne vient troubler le ciel parisien jusqu’aux émeutes du début d’Avril et à l’échauffourée du 5 juin, provoquées par la peur du choléra. L’agitation a perdu son caractère permanent, l’ordre a été rétabli dans la légalité. Casimir Perier a veillé à ce que, selon sa formule, « l’ordre (règne) sans qu’il en coûte à la liberté ».

*
* *

112De toutes les promesses du Message inaugural du 18 mars, la défense des libertés est l’une des plus difficiles à honorer. Tantôt privés de libertés ou livrés aux excès de celles-ci, les Français doivent en faire l’apprentissage dans une période peu propice à l’usage raisonnable de ce droit naturel. Les Trois Glorieuses semblent avoir ouvert la boîte de toutes les audaces et de toutes les outrances. Confondant la justice avec la vengeance aveugle, des Parisiens excités ne voulaient-ils par rééditer le procès de Louis XVI à l’occasion de celui des ministres de Charles X ? L’émeute du 14 février à Paris suivie d’actes de vandalisme contre les croix de mission dans certaines villes de province, montre à quel point la liberté de culte, malmenée il est vrai sous la Restauration, demeure fragile. Montée à l’assaut de la Monarchie de 1825 à 1830, la presse abuse de sa victoire et se livre à de furieuses attaques contre le nouveau régime.

113Parmi les quotidiens influents, seuls le Moniteur, le Messager, tous deux organes officiels et le Journal des Débats des frères Bertin soutiennent le ministère. Le Constitutionnel est en perte de vitesse.

114Casimir Perier connaît bien le milieu des journalistes pour avoir jadis participé à leur combat. Avant de rentrer chez lui le soir, il va de temps à autre, faire une partie de whist avec l’équipe du Journal des Débats. Il y rencontre Guizot et discute avec lui de l’état des affaires ou de la politique étrangère. Mais la plupart des journaux lui sont hostiles.

115Les feuilles légitimistes comme la Gazette de France ou la Mode ne lui pardonnent pas de servir « l’usurpateur » et d’avoir, le 19 avril 1831, prononcé un discours en faveur du bannissement de Charles X et de sa famille pour sanctionner par la loi « le divorce d’une dynastie et d’un peuple ».

116Plus incisives encore sont les feuilles républicaines et bonapartistes comme la Révolution, le Courrier, la Tribune. Le National distille quotidiennement sa haine contre le Ministère, allant même jusqu’à souhaiter que le choléra-morbus, signalé en Pologne en Juillet 1831, ne vienne décimer les gens du Juste-Milieu ! Ami de Perier dans la Gauche libérale sous la Restauration, Armand Carrel a rompu avec lui le 13 mars. Il ne s’en cache d’ailleurs pas, écrivant : « Une fois l’avènement du ministère du 13 mars notifié à la France, les derniers liens furent brisés entre la presse et le pouvoir ; on n’avait plus besoin de s’entrevoir pour se haïr ! ».

117Enfin, dans les journaux satiriques comme la Caricature fondée par Philipon au lendemain de la Révolution de Juillet, Gavarni et plus tard Daumier exercent leur talent de dessinateur contre le ministère. Casimir Perier paraît en maître de chenil ou en pêcheur de grenouilles muni d’une ligne montée de croix d’honneur en guise d’hameçons60. Il est tantôt le banquier oppresseur du peuple, tantôt l’émule de Polignac ! Il se défend contre la diffamation du journal la Tribune à propos de « l’affaire des fusils Gisquet », riposte aux insultes, dément les allégations. C’est avec Cartel que les passes d’armes sont les plus rudes. Ayant qualifié le National de « journal de la rue », Cartel lui renvoie la balle :

« Et qu’êtes-vous vous-mêmes ? D’où sortez-vous ? Est-ce que votre royauté n’est pas une royauté de la rue ? Royauté de la rue, ministres de la rue, députés de la rue, sans cette investiture de la rue qui vous releva de vos serments envers trois générations de Bourbons, vous ne seriez que des traîtres qui auraient déserté la monarchie légitime, au jour où elle vous appelait à la défendre dans la rue »61.

118De telles polémiques sont dangereuses car elles touchent à l’image de la Royauté et Perier préfère dès lors d’abstenir. Car la principale cible de la presse d’opposition est le Roi, dans sa personne et dans sa fonction.

119Quelques mois ont suffi pour ébranler la popularité de Louis-Philippe à Paris. Les promenades du Roi-Citoyen, vêtu d’une simple redingote et coiffé d’un haut de forme comme n’importe quel bourgeois lui valent plus de quolibets que de sympathie. « La familiarité avec le peuple, sa camaraderie avec les troupes, écrit Decazes, ont pu faire aimer l’homme par quelques-uns, mais ont ôté toute dignité au Roi »62. Soucieux de retrouver l’estime des Parisiens, Louis-Philippe multiplie les maladresses qui l’en éloignent davantage. Il distribue à pleines mains les croix de la Légion d’honneur et la Croix de Juillet, décoration officielle du régime créée par l’Ordonnance du 30 avril 1831, banalisant ces distinctions honorifiques. Le respect extérieur que les Parisiens témoignaient aux rois de la Restauration n’existe plus. Il manque au « Roi des barricades » ce que Casimir Perier avait appelé « la magie de la légitimité ». Fiers d’avoir « fait le Roi », les Orléanistes donnent le ton : on se bouscule aux réceptions des Tuileries, sans égards pour la famille royale. Familier de l’ancienne étiquette, le Maréchal de Castellane s’étonne de ces nouvelles mœurs :

« C’était un jour de réception du Roi qui reçoit tous les quinze jours, le dimanche à huit heures du soir, écrit-il le 3 avril 1831. On a la faculté d’aller se donner des coups de poing pour parvenir à sa personne. Il n’y a ni rang, ni ordre ; on tourne devant lui et devant la Reine, les princes et les princesses qui sont debout et qui parlent à chacun »63.

120La presse d’opposition se montre impitoyable à l’égard du souverain. On lui reproche à droite d’avoir combattu à Valmy et à Jemmapes, à gauche, d’avoir émigré. Les caricaturistes ne se privent pas de l’affubler de vêtements grotesques ou de le figurer en Judas. N’osant faire part de ses inquiétudes à son impérieux ministre, Louis-Philippe demande au Comte d’Argout d’aborder la question. Il écrit le 27 juin : .

« Puisque vous parlez journaux, je vous dirai que le Roi est fort occupé dans le moment à réfuter constamment et vigoureusement les feuilles anarchistes. Votre article en réponse au National m’a semblé excellent. Il faudrait entretenir cela et faire démentir les articles injurieux contre le Roi »64.

121Dans l’entourage de Casimir Perier, les partisans d’une action contre la presse ne manquent pas. Certains lui conseillent de créer un journal qui soit son porte-parole ou de racheter le Constitutionnel. D’autres, inquiets comme Roederer « des horribles ravages » dont la presse est l’auteur, lui proposent d’établir une « police du public », sorte de censure exercée par les lecteurs à l’encontre des feuilles qui ne représentent que des opinions marginales. Dans une lettre datée du 30 mars 1831, il tente de le convaincre du bien-fondé d’une telle action : « Je pense que si les abonnés des journaux incendiaires savaient dans quelle proportion leurs abonnements sont avec ceux des journaux raisonnables et patriotiques, ils y renonceraient. Il en serait des journaux comme des sermons, plus il y a de monde, plus on veut y aller ; ceux où l’on n’étouffe pas sont bientôt délaissés »65.

122Perier reste sourd à tous ces conseils. Il a jadis défendu la presse, il ne veut pas attenter à sa liberté. Il résiste aux partisans d’une presse mercenaire ou surveillée mais applique dans toute sa rigueur la loi d’août 1830. Les auteurs d’articles infamants, coupables de diffamation ou d’outrages aux autorités, sont déférés devant les jurys des Cours d’Assises plus cléments que les tribunaux correctionnels. Quelque quatre-vingts procès sont ainsi intentés à la presse d’opposition. Pour sa part, la Révolution paie ses violentes diatribes contre le Roi et le ministère, de trente poursuites devant la justice ; elle est acquittée 22 fois ! A ceux qui réclament plus de sévérité, Perier, imperturbable, réplique que le gouvernement du 13 mars, « continue de repousser l’idée de toute mesure d’exception ». Et la législation n’est pas modifiée. Seuls les actes relevant des délits de presse définis jadis par les lois De Serre, sont punis. Sur ordre du Ministère, la pièce de théâtre intitulée « Le Fossé des Tuileries » qui compare à l’ancienne Bastille l’étroite bande de jardin protégée par une grille et un fossé où le Roi et sa famille peuvent se promener sans risque d’être grossièrement insultés par les passants, est prohibée.

123Le Ministère Casimir Perier correspond à une période de brutale réaction anticléricale et antireligieuse, à Paris et dans sa région. « La France n’est plus chrétienne, note Vigny dans son Journal, le 7 août 1830 ; la majorité est sceptique, à peine déiste ». Ferme partisan des libertés de conscience et de culte, respectueux des membres du Clergé soumis aux lois, Casimir Perier n’a rien perdu de ses préjugés à l’égard du « parti-prêtre » et se montre soucieux, dans ce domaine comme ailleurs, de faire respecter l’ordre. S’il veille à la protection des sanctuaires et au maintien du budget des Cultes, il n’accède pas à la demande de l’Archevêque de Paris, un prélat légitimiste, de rouvrir l’Eglise Saint-Germain-Lauxerrois et de reconstruire son palais saccagé. Les processions susceptibles de troubler l’ordre public sont interdites, le nombre des diocèses et le traitement des Archevêques et Evêques réduits aux dispositions concordataires. L’école libre que les catholiques libéraux hostiles à la tutelle de l’Université sur l’ensemble de l’enseignement, ont ouverte rue Saint-André-des-Arts, est fermée le 19 septembre et leurs fondateurs condamnés à une amende. Casimir Perier approuve leurs idées mais en attendant un vote suspensif des Chambres, il fait régner ce qu’il appelle « le despotisme de la loi », « La malheureuse rébellion lyonnaise » subit toute sa rigueur.

La révolution de juillet n’a pas bouleversé l’ordre social66...

124C’est sous le Ministère du 13 mars qu’éclate la première insurrection ouvrière de type moderne, « la guerre entre les riches et les pauvres » qu’évoque Blanqui dans son procès en janvier 1832. Quelle perception Casimir Perier en a-t-il eue ? S’est-il laissé induire en erreur par les dépêches des Préfets qui attribuent la révolte à l’action des ennemis du régime ? Ou bien, a-t-il sciemment confondu la contestation de l’ordre social dont il est partie prenante avec une rébellion contre la loi parce qu’il en comprend l’exemplarité et souhaite en conjurer les effets ?

125Implantée à Lyon au xvi^e siècle, l’industrie de la soie a connu des fortunes diverses. La Fabrique a son organisation spécifique et ses traditions. Les 30 000 canuts des quartiers Saint-Georges, Saint-Paul et de la Croix Rousse travaillent sous la direction de chefs d’atelier pour le compte de 800 Soyeux ou marchands-fabricants qui distribuent le travail à façon, écoulent la production et décident seuls des salaires. Les artisans de la soie forment une élite qualifiée et alphabétisée à 72 % en 1789. L’action conjuguée du machinisme, de la crise économique et d’un début de concurrence étrangère a provoqué l’effondrement des salaires. En 1830, un canut ne perçoit plus en moyenne que 18 à 25 sous par jour. Le métier à tisser Jacquard accélère les cadences de travail et incite les patrons à accroître les horaires pour en amortir le coût.

126Conscients des causes de la dégradation de leur condition, les canuts se concertent et forment des sociétés de secours mutuels à caractère défensif, interdites par la loi. Au début d’octobre 1831, ils rédigent un cahier de revendications pour demander la fixation d’un salaire minimal et la négociation paritaire des salaires. Puis, ils tiennent une assemblée à seule fin de nommer des commissaires chargés de discuter avec les autorités. Leurs intentions sont fermes mais pacifiques. Au lieu de saisir le Conseil des Prud’hommes habilité, par un décret de 1806, à régler les conflits du travail, l’adjoint au Maire M. Boisset, convoque le 11 octobre, une douzaine de fabricants pour discuter des revendications ouvrières. Dix jours plus tard, le Baron Bouvier du Mollard, Préfet du Rhône, accepte de servir de médiateur entre 24 fabricants et 24 délégués d’ouvriers pour parvenir à un accord salarial conclu le 25 octobre. Pour prévenir une agitation, les deux fonctionnaires n’ont pas hésité à se mettre dans l’illégalité.

127Tandis que les canuts célèbrent leur victoire en annonçant un tarif « librement débattu et consenti », le Comte d’Argout, ministre du Commerce chargé des questions du Travail, blâme l’initiative du Préfet. Se ravisant, les Soyeux décident d’en appeler directement au Président du Conseil. Le 5 novembre, ils lui adressent une « Réclamation des Fabricants de Lyon », paraphée d’une centaine de noms. Analysant les causes de l’action ouvrière, ils invoquent la concurrence étrangère et les méfaits des événements politiques sur les exportations mais aussi « les besoins factices des ouvriers ! »67. Bien entendu, ils dénoncent l’attitude des autorités locales notamment celle du Maire Prunelle.

128Casimir Perier s’efforce de temporiser. Le 8 novembre, il envoie cette dépêche au Préfet du Rhône : « Laissez toute liberté, empêchez le désordre. Le tarif n’est pas obligatoire et ne pourrait l’être »68. Il désapprouve la négociation, mais redoutant des troubles, il invite les autorités locales « à éclairer les ouvriers sur les inconvénients du tarif et à prendre les mesures nécessaires, soit pour qu’il tombe en désuétude, soit pour amener les ouvriers à demander sa suppression ».

129Dans sa dépêche du 20 novembre, Bouvier du Mollard affirme que la ville est calme. Mais, le lendemain, ayant appris le revirement des Soyeux, les canuts quittent les ateliers, bousculent les Gardes Nationaux qui fraternisent avec eux et, armés de fusils, luttent victorieusement contre les soldats du Lieutenant-colonel Roguet. Ils ont déployé les drapeaux noirs et des banderoles portant l’inscription « Vivre en travaillant, mourir en combattant ». En deux jours, la ville tombe aux mains des insurgés. Ils installent un gouvernement insurrectionnel à l’Hôtel de Ville. Les combats ont été acharnés, notamment aux abords du Pont Morand.

130Le 22 novembre, alors que les députés discutent d’un projet de réforme du régime carcéral, Casimir Perier reçoit une dépêche alarmante du Préfet du Rhône qui lui signale l’insurrection :

« Le sang a coulé hier, il coule encore aujourd’hui, l’affaire est grave, toute la population civile est en armes »69.

131Le 24, un rapport de Bouvier du Mollard fait état d’une « rébellion contre les fabricants et l’ordre public, contre la propriété et l’industrie »70. Ainsi, le Préfet du Rhône est-il le premier à qualifier l’insurrection lyonnaise de « rébellion ». Inquiets d’une possible contagion, les préfets des départements voisins imputent la révolte à « l’or du carlisme ».

132Mais le Dauphinois, journal d’opposition, rectifie cette analyse hâtive : c’est le peuple misérable qui « frappe avec ses cent mille bras »71.

133Les nouvelles qui parviennent à Paris sont contradictoires : les autorités locales cherchent à excuser leurs défaillances. Les dépêches télégraphiques sont plus crédibles mais les brumes de Novembre gênent leur transmission par signaux optiques. Casimir Perier qui connaît Lyon et la Fabrique, a parfaitement compris les causes sociales de la révolte des canuts.

134Le 25 novembre, lorsqu’il s’adresse à la Chambre, il écarte d’emblée les thèses politiques :

« Nous commencerons par déclarer que, jusqu’à présent, aucune nouvelle, aucun renseignement n’autorise à rattacher à la politique la cause des événements qui ont ensanglanté Lyon et suspendu dans cette grande cité l’emprise des lois et de l’autorité légale. C’est contre la seule liberté de l’industrie et du commerce que la révolte s’est armée. Des cris de pillage et de meurtre sont les seuls qu’elle ait fait entendre »72.

135Quelle va être la réponse du gouvernement ? Sans nier l’existence d’une crise « défavorable aux ouvriers », Casimir Perier leur refuse, au nom des lois économiques qui établissent le laissez-faire du patron dans l’entreprise, le droit de remplacer le contrat d’embauche individuel, variable selon les caprices de la conjoncture et la stratégie de l’industriel, par un contrat négocié fixant un tarif minimal permanent qui soit une garantie contre les aléas de l’économie. Pour lui comme pour les membres des Chambres de Commerce qui s’émeuvent des événements lyonnais, il existe des lois qui, régissant l’économie et la société, doivent être appliquées et respectées. C’est notamment la Loi Le Chapelier de juin 1791 qui interdit aux ouvriers de faire grève et de s’associer. Au nom du libéralisme, Casimir Perier entend conserver l’ordre social établi, quitte à corriger ses imperfections par des aides individuelles ou collectives, mais toujours privées. Ni sa naissance dans une riche dynastie bourgeoise, ni son éducation et ses idées ne le prédisposent à comprendre la question sociale en termes nouveaux. Il n’imagine pas un changement des relations juridiques donnant des droits à l’ouvrier.

136Il a également compris l’exemplarité de l’insurrection lyonnaise si le gouvernement ne rétablit pas immédiatement l’ordre. Il s’en explique dans une lettre à Soult, le 26 décembre :

« Les concessions auraient en elles-mêmes les effets les plus graves, soit pour l’industrie lyonnaise que ce système de tarifs permanent frapperait d’un coup mortel, soit parce que ce funeste exemple dont s’empareraient d’autres populations manufacturières qui, dans leur ignorance, réclameraient comme un bienfait, sinon comme un droit, des mesures qui pourraient amener leur ruine »73.

137Selon son point de vue partagé par l’ensemble des fabricants et la majorité de députés de la Chambre où « l’indignation est générale », le tarif négocié qui est une contrainte pour le patron, le décourage d’embaucher et nuit ainsi à l’ouvrier. Dès lors, « la malheureuse rébellion lyonnaise » appelle en retour une punition exemplaire appliquée par une batterie de mesures arrêtées en Conseil des ministres. Ce sont l’envoi d’une armée de 20 000 hommes commandés par Soult accompagné, sur sa demande, par le Duc d’Orléans, qui doit désarmer les insurgés et dissoudre la Garde Nationale coupable d’avoir soutenu « les factieux », la révocation du Préfet du Rhône qui a dérogé à ses fonctions, la suspension des associations d’ouvriers et l’annulation du tarif.

138Toutefois, il est recommandé à Soult de faire preuve d’une « sévérité raisonnée » et de prendre sur place des dispositions pour apporter des secours pécuniaires aux ouvriers »74. Casimir Perier n’élude pas la question sociale mais, enfermé dans une logique patronale, il pense que le meilleur service que le gouvernement puisse rendre aux ouvriers est d’assurer la paix et l’ordre qui garantissent la reprise du travail. C’est l’idée qu’il développe dans la péroraison de son dernier discours sur l’affaire lyonnaise, le 17 décembre :

C’est pour nous l’occasion d’étudier les causes générales et accidentelles sans doute d’un malaise industriel qui ne saurait devenir, dans des mains déloyales, une arme d’opposition contre le pouvoir ; car vous êtes convaincus, Messieurs, que le pouvoir a autant le désir et la volonté que qui que ce soit, de porter secours en tout ce qui peut dépendre de lui, aux souffrances sociales (...). Que les bons citoyens se pénètrent de cette pensée qu’il n’y a rien à attendre pour l’amélioration du sort des classes industrielles et ouvrières, que du temps, de la paix et des lois »75.

139Dans l’affaire lyonnaise, Casimir Perier a agi en plein accord avec le Roi et les Chambres. Mais ne s’abuse-t-il pas sur l’efficacité des mesures destinées à prévenir de tels soulèvements ?

140Depuis la fin des années 1820, les thèses des premiers socialistes français visant à refondre la société trop inégalitaire sans pour autant dépouiller le riche et utiliser la violence, se répandent à Paris, dans le Globe et le Populaire de Cabet, à Lyon dans l’Echo de la Fabrique. Lecteur attentif du Journal des Débats, Casimir Perier ne peut manquer de méditer l’analyse des événements lyonnais, par Saint-Marc Girardin, dans le numéro du 8 décembre :

« La sédition de Lyon a révélé un grand secret, la lutte intestine entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas. Notre société a sa plaie, ce sont les ouvriers (...). Chaque fabricant est dans sa fabrique comme le planteur au milieu de ses esclaves, un contre cent. La sédition de Lyon est une sorte d’insurrection de Saint-Domingue ».

141La politique de Casimir Perier doit être envisagée sous un autre angle, celui de ses responsabilités de ministre de l’intérieur. Ne sachant que faire du pouvoir, la plupart des canuts sont rentrés chez eux, mais l’activité économique lyonnaise est arretée et les autorités impuissantes. Les mesures prises en Conseil, l’envoi d’une force armée notamment, sont-elles excessives ? Pouvait-on amener les canuts à la soumission par la persuasion ? L’entrée en lice d’opposants au régime, carlistes et républicains, souligne l’urgence d’une action. Mais l’intervention de l’armée ne doit être qu’un dernier recours, assorti de promesses de clémence : « Il serait malheureux, écrit Casimir Perier à Soult, que la soumission de Lyon ne pût être amenée que par de nouveaux combats »76. Rien ne peut apaiser l’amertume des derniers combattants après l’échec d’une tentative de négociation pacifique et raisonnable avec les Soyeux. L’armée entre dans la ville le 3 décembre et rétablit l’ordre. L’ensemble des combats a fait un millier de morts. La rigueur de la répression n’est pas un événement isolé dans l’histoire sociale française du xix^e siècle. L’écrasement des journées de juin 1848 se solde par 4 000 victimes et la « Terreur tricolore » tue 30 000 communards, sous deux Républiques.

142L’exemplarité de l’insurrection lyonnaise est immédiate. A Paris, du 12 au 14 décembre, les ouvriers des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau se concertent sur leur condition salariale77. Au printemps 1832, la grève touche plusieurs villes de province, Bédarieux, Rive-de-Gier, Clermont-Ferrand et Rouen. En mai 1833, les mineurs d’Anzin déclenchent « la grève des quat’sous ». Casimir ne la verra pas. Eût-il eu des antennes plus sociales que le patronat ne l’aurait ni compris, ni suivi.

143Le mal social, jusque là caché dans les ateliers, les usines et les mansardes vient d’affleurer. L’Académie des Sciences Morales et Politiques confie au Dr Villermé le soin de faire une enquête sur l’état moral et matériel des ouvriers du textile, qui paraît en 1840. Toutefois l’heure des réformes sociales n’a pas encore sonné en France. C’est le Second Empire qui accordera les premiers droits aux ouvriers.

La paix sans qu’il en coûte à l’honneur78

144Le 13 mars 1831, la situation extérieure est des plus critiques. On redoute l’embrasement général de l’Europe et la formation d’une nouvelle coalition contre la France. Carrel pense que le pays dérive vers la guerre sans s’y préparer. Les princes allemands affirment que « le sort de tous les gouvernements est entre les mains de la France »79. De sa complaisance ou de sa réprobation des insurrections, dépendent la paix et la sécurité de l’Europe.

145Dans son discours-programme du 18 mars, Casimir Perier a clairement posé les principes de sa politique internationale. Mais les associations nationales dirigées par des personnalités aussi influentes que le Général Lamarque, La Fayette et Dupont de l’Eure, les récusent. Les journaux d’opposition, parmi lesquels, le National, le Courrier et la Tribune protestent contre la non-intervention française aux côtés des peuples opprimés. A Paris, l’opinion les soutient.

146Le 13 avril 1831, après l’interpellation de La Fayette et du Général Lamarque, Casimir Perier prononce un grand discours de politique étrangère qui aborde cette fois les problèmes concrets. Répondant à ses détracteurs, il dénonce leur bellicisme aventureux et oublieux de l’intérêt national :

Sur la question de la politique étrangère, certains orateurs de l’opposition n’ont qu’un langage, ils demandent la guerre. Tantôt, c’est une revanche que nous devons prendre des événements de 1815 ; tantôt, c’est le principe de notre révolution qu’il faut aller défendre dans toutes les capitales d’Europe. Plus souvent, c’est une conspiration des grandes puissances contre nous que nous devons déjouer par les armes. Enfin, ce sont les peuples soulevés, à notre exemple et que le gouvernement s’est engagé à défendre parce qu’ils se sont engagés peut-être sur la foi de quelque discours de l’opposition. De ces motifs, sort la même conclusion ; c’est la guerre et la guerre offensive (...).
« Messieurs, malgré toutes les insinuations contraires, j’affirme que le gouvernement n’a pris aucun engagement ; la France est libre au-dehors comme au-dedans, elle ne s’est déclarée complice d’aucun despotisme, ni vassale d’aucune insurrection (...). La guerre est une chose qu’il faut vouloir quelquefois, mais désirer jamais. Nous persisterons à vouloir et désirer la paix »80.

147Le discours de réassurance est vivement applaudi à la Chambre. Il satisfait les Chancelleries mais elles attendent des preuves de la bonne volonté française. Aussitôt, la diplomatie française se met à l’œuvre pour obtenir un règlement pacifique des conflits.

148Casimir Perier est neuf en ce domaine mais il prend connaissance des dépêches ; il est aidé de Sébastiani et des ambassadeurs français, Monsieur de Saint-Aulaire à Rome, Prosper de Barante à Turin, Talleyrand à Londres, le Duc de Mortemart à Saint-Petersbourg et Eugène d’Harcourt en Espagne.

149Si Casimir Perier s’est arrêté plus longuement sur l’affaire belge, c’est que, dans l’immédiat, elle retient l’attention des puissances représentées à la Conférence de Londres. Le 20 janvier 1831, les diplomates ont entériné la proclamation de l’indépendance belge et doté le nouvel Etat d’un statut de neutralité qui doit être soumis à la ratification des gouvernements signataires. Mais d’épineuses questions demeurent en suspens comme l’avenir politique de la Belgique, sans unité, sans armée et sans argent. En février 1831, le Congrès belge a offert la Couronne au Duc de Nemours, second fils de Louis-Philippe qui l’a aussitôt refusée pour ne pas déplaire aux Anglais. Mais son geste n’a pas entièrement dissipé leurs craintes d’une intervention française de soutien en cas de guerre entre la Belgique et les Pays-Bas. Le 4 juin, la France approuve l’élection du candidat au trône de Belgique appuyé par l’Angleterre, Léopold de Saxe-Cobourg, qui prend officiellement ses fonctions le 22 juillet. Le tracé des frontières est une autre pierre d’achoppement, les Belges réclamant le Limbourg et le Luxembourg. Sur ce territoire qui est la propriété personnelle du Roi de Hollande, Casimir Perier ne transige pas : le Luxembourg doit conserver son statut légal. En revanche, le Traité des Dix-huit Articles signé le 26 juin partage le Limbourg en deux zones, l’une belge, l’autre néerlandaise. La France vient donc de signifier sa volonté de paix mais l’affaire belge demeure incertaine à cause de la méfiance du Cabinet de Londres et de l’hostilité hollandaise.

150En octobre 1830, les Autrichiens ont réprimé les insurrections des Duchés d’Italie centrale et, à l’appel du Pape Grégoire XVI, occupé Bologne. Là encore, c’est la voie des négociations qui prévaut. A Rome, Monsieur de Saint-Aulaire est chargé d’une mission réconciliatrice entre le Pape et ses sujets révoltés. Le gouvernement français exige comme préalable à l’évacuation autrichienne, une large amnistie pontificale aux condamnés politiques et des réformes libérales dans les Etats de l’Eglise. Le 23 juillet, les Autrichiens font un geste d’apaisement en évacuant Bologne.

151« La Pologne fait admirer son héroïque courage, même de ses ennemis »81. L’hommage de Casimir Perier aux Polonais trahit son pessimisme quant à l’issue d’une lutte très inégale. Au printemps, après deux victoires sur les Russes, à Waver et Grochow, les Polonais sont pleins d’espoir mais, sans aide extérieure, leur combat est voué à l’échec. Les Russes sont à pied d’œuvre pour réprimer l’insurrection. En juin, devant la menace d’encerclement de Varsovie, la France offre ses bons offices par la voix de son ambassadeur à Saint-Petersbourg afin d’amener le Tzar à arrêter l’effusion de sang. Le réalisme le plus élémentaire que partagent un Thiers et un Guizot, commande la non-intervention. L’éloignement du pays, l’hostilité de la Prusse qui redoute pareil soulèvement en Poznanie, l’indifférence de l’Angleterre rendent illusoire une aide à la Pologne. Les demandes de secours du Général Kniariewicz et du Comte Plater pendant l’été, ne modifient pas la position du Cabinet Perier qui refuse d’engager une guerre à « 400 lieues de la France ».

152La négociation avec William C. Rives, le ministre américain à Paris, aboutit à la signature du traité du 4 juillet 1831. Il clôt le différend franco-américain à propos des dettes françaises qui empoisonnaient les deux Etats. Le gouvernement français s’engage à payer 25 millions de francs en six annuités en réparation des dommages causés par la France à des Américains sous l’Empire. Casimir Perier attache un grand prix à l’amitié entre les deux peuples dont « les révolutions sont sœurs ».

153Ainsi, au cours des premiers mois du Cabinet Perier, la paix est-elle maintenue. La menace d’une coalition européenne contre la France se dissipe. Mais les acquis de la diplomatie française sont fragiles. En juin, pendant le voyage de Louis-Philippe dans l’Est, les rumeurs d’une guerre en Belgique circulent de nouveau. Il est clair qu’en cas d’invasion hollandaise, les Belges appelleront la France à leur secours. Rappelant le sacrifice de la candidature de son fils à celle de Léopold I^er, le Roi écrit à Casimir Perier : « Mon amour de la paix s’arrête là, car je dis plutôt la guerre que cela. Mais en même temps, le meilleur moyen d’éviter la guerre est de montrer une volonté très ferme et très absolue de la paix »82. Soult, d’Argout et Talleyrand à Londres partagent ce point de vue. En politique étrangère, l’accord entre le Roi et son gouvernement est parfait. Le recours aux armes ne doit pas être systématiquement écarté lorsque la diplomatie est impuissante.

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154Au Portugal tombé sous la coupe de l’usurpateur Don Miguel, Casimir Perier applique le second volet de sa politique, la sauvegarde des intérêts français. Devant le refus obstiné que le Prince oppose à la demande de dédommagement des Français molestés à Lisbonne, la France envoie une escadre qui, partie de Brest, se présente le 11 juillet à l’embouchure du Tage, éteint les feux du port, bombarde les forts, capture la flotte portugaise et oblige le ministre de Don Miguel à venir signer, à bord du vaisseau-amiral, une convention qui accorde les réparations exigées. L’émotion est vive à Londres : amie traditionnelle du Portugal depuis la signature du traité de Methuen en 1703, l’Angleterre proteste contre ce qu’elle considère comme un acte d’inimitié à son égard, mais elle s’en tient là. L’intervention au Portugal flatte l’orgueil national.

155La nouvelle de l’invasion de la Belgique par les Hollandais le 2 août, provoque immédiatement une réaction de la France. Casimir Perier qui, à la suite d’un différend avec la Chambre, venait de remettre sa démission au Roi, la reprend aussitôt, et décide de concert avec Louis-Philippe, d’envoyer le Maréchal Gérard à la tête d’une armée de 50 000 hommes stationnés dans le Nord, au secours des Belges pour « défendre l’honneur et la sûreté de la France »83. Le 20 août 1831, « la promenade française » est terminée ; les Hollandais se replient sur Anvers. Et Talleyrand de faire ce commentaire : « Le Roi de Hollande a fait rentrer sa petite armée dans son petit royaume ! ». Mais les Anglais qui craignent une nouvelle occupation de la Belgique par les troupes françaises, exigent le retrait immédiat. Casimir Perier qui a montré que la France, dépourvue d’intentions conquérantes, ne tolérerait pas la réunification de l’ancien Royaume des Pays-Bas, s’en remet à la sagesse de la Conférence de Londres pour élaborer le statut de l’Etat belge et rappelle la plus grande partie des troupes. Le 14 octobre 1831, le Traité des Vingt-Quatre Articles signé par la France, l’Angleterre, l’Autriche, la Prusse, la Russie et le Roi Léopold, consacre l’indépendance de la Belgique privée du Limbourg et du Luxembourg qui restent hollandais, mais garantie par les grandes puissances. Le Royaume des Pays-Bas, création de la Sainte Alliance, est démembré malgré la résistance de Guillaume 1^er qui garde Anvers jusqu’en 1838. C’est un succès de la diplomatie Perier que Sébastiani salue par ces lignes : « La paix est assurée. Votre Ministère est une époque glorieuse pour la France »84.

156A propos du dernier litige, celui des places-fortes du Sud dont les Anglais demandent la démolition, Metternich rend cet hommage au Premier Ministre français, en janvier 1832 : « J’ai le sentiment que la déplorable position de la Conférence de Londres sera plus facilement débrouillée par Monsieur Casimir Perier que par les ministres anglais par la simple raison que le chef de l’Administration française a les qualités qui constituent l’homme d’Etat tandis que les membres de l’Administration anglaise me semblent moins doués sous ce rapport »85.

157Six semaines plus tard, Metternich s’emporte et traite Casimir Perier de « païen », tandis que Londres et Berlin s’émeuvent. Les troupes françaises du Général Gallois viennent d’occuper Ancône, ville pontificale ! Les soldats fraternisent avec les habitants qui les accueillent en libérateurs. Une nouvelle fois, Casimir Perier signifie à l’Europe le rôle que la France entend jouer dans le concert des nations.

158La pression diplomatique sur le Saint-Siège en vue d’une libéralisation politique, a échoué. Le Pape Grégoire XVI est un ennemi irréductible des libertés. Les prisons pontificales sont pleines de condamnés qui attendent vainement une amnistie. La répression militaire s’est abattue sur les rebelles des Légations. Le 23 janvier 1832, les Autrichiens occupent de nouveau Bologne. Pour maintenir l’indépendance de la Papauté et prévenir la vassalisation de l’Italie par l’Autriche, Casimir Perier riposte à l’intervention autrichienne par l’envoi d’une escadre qui entre à Ancône le 22 février. C’est la stupeur à Rome. Le Pape déclare que, depuis les Sarrasins, personne n’a fait un coup pareil. Les ambassadeurs se précipitent à l’Hôtel de la Présidence et exigent des explications. Malade, vêtu d’une robe de chambre et coiffé d’un foulard rouge, Casimir Perier leur répond, d’un ton péremptoire :

« Le droit européen, c’est moi qui le défend ! Croyez-vous facile de maintenir les traités et la paix ? Il faut que l’honneur de la France soit aussi maintenu. Il commandait ce que je viens de faire. J’ai droit à la confiance de l’Europe et j’y compte »86.

159Les puissances européennes exercent une pression en vue du rappel des soldats français. Auguste-Casimir qui suit avec passion le déroulement de la crise à Londres, laisse entendre que son père ne cédera pas. Il lui rapporte les propos de Talleyrand : « C’est la gloire de M. Votre Père que j’ai seule en vue, m’a-t-il dit, d’un ton très animé ; c’est lui que nous voulons conserver tout entier vis-à-vis de l’Europe (...). Nous serions perdus s’il ne gardait pas sa position »87. L’Europe retient son souffle et attend la réaction de Vienne. Metternich ne bouge pas. Les Chancelleries s’inclinent. Il n’aura fallu qu’un an à ce banquier français devenu ministre pour avoir l’écoute des diplomates les plus avertis !

160A la même époque, la Pologne est vaincue, victime d’une féroce répression et replacée sous un joug plus dur que le précédent puisqu’elle a perdu les libertés que le Tzar Alexandre I^er lui avait conservées.

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161Dans le règlement de la question polonaise, la diplomatie du Duc de Mortemart dépêché auprès de Nicolas 1^er, a été impuissante et les armes sont restées en France. La révolution polonaise, voulue par une minorité de nobles et d’étudiants, manquait d’assise populaire et de cohésion idéologique. Casimir Perier n’a pas cédé aux pressions de l’opinion publique en faveur des Polonais. Non qu’il soit insensible à leur sort tragique : il rappelle à ceux qui lui reprochent un lâche abandon que les Français « ont été les seuls à réclamer au nom de l’humanité en faveur de cette malheureuse Pologne »88. Mais, il distingue « les populations maîtresses de leurs sympathies (des) gouvernements qui, tout en s’associant à ces sympathies, ont des devoirs à remplir (liés) à l’intérêt du pays »89. Toutefois, la France va se montrer généreuse envers ce peuple souffrant.

162Depuis la chute de Varsovie et les débuts de la répression russe, des milliers de Polonais sont arrivés en France, souvent démunis et divisés. Les « Blancs » se regroupent autour du Prince Czartoryski, à l’Hôtel Lambert, les autres derrière l’historien Lelewel. L’aide humanitaire n’est pas dépourvue d’intentions politiques. Craignant que les réfugiés les plus exaltés ne fomentent des troubles, Louis-Philippe veut faciliter leur insertion de toute urgence. En janvier 1832, il écrit dans ce sens à son ministre : « Il est urgent de prendre un parti à leur égard. Cela devient d’autant plus grave qu’il n’y a aucun crédit ouvert et que les réfugiés tombent sur nous comme de la grêle »90.

163Dès la mi-septembre, le gouvernement a envoyé des secours en espèces et des passeports pour les exilés. Le 21 février, il s’engage à verser une allocation à ceux qui sont dépourvus de ressources. Le Ministère du 13 mars inaugure une généreuse tradition d’aide aux réfugiés accordée aux Italiens, Portugais, Espagnols et, bien sûr, aux polonais91. Ces derniers, dont le nombre est évalué à 2 800 environ, recevront une somme de 2 millions de francs, reconductible, inégalement répartie entre les civils (400) et les militaires (2 400), au bénéfice des seconds, proportionnellement à leurs grades92. Toutefois, Casimir Perier a pris soin de préciser les conditions de l’hospitalité française :

Respect au malheur (...), oui sans doute, mais respect de la part de malheureux qui sont secourus, protégés, défendus par nous, envers le gouvernement qui les protège »93.

164Le gouvernement se réserve le droit d’expulser ceux qui violeraient les lois : ainsi Lelewel fera l’objet d’une telle sanction en 1834.

165Les Polonais s’intègrent vite. Les aristocrates s’établissent dans l’Ile Saint-Louis et, grâce à leur francophonie, s’allient aux nobles français. Ami de Michelet, Adam Mickiewicz est nommé au Collège de France. Les plus humbles se mêlent aux artisans parisiens et répandent parmi eux, un attachement durable à la cause polonaise. Mais, c’est Frédéric Chopin qui est l’image emblématique des malheurs de la patrie.

166Ainsi, les promesses du discours-programme du 13 mars ont-elles été tenues. L’ombre redoutable de la coalition contre la France a disparu et Casimir Perier a concilié deux valeurs chères aux Français, la paix et l’honneur national. A Turin, Barante se félicite des bonnes dispositions des puissances envers la France, mais il ajoute : « Toute la situation changerait si Monsieur Perier s’en allait »94.