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Les immortels du Sénat, 1875-1918

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Alain Corbin
, 
Jean-Marie Mayeur

Les cent seize inamovibles de la Troisième République

Schoelcher Victor 1804-1893

Nelly Schmidt

Texte intégral

1Victor Schoelcher naquit à Paris en juillet 1804 dans une famille de fabricants de porcelaines originaire de Fessenheim (Alsace). Il avait un frère aîné, Marc-Antoine, né en 1797, qui fit une carrière militaire et un frère cadet, Jules, né en 1806, qui mourut à l’âge de vingt-sept ans dans l’île de la Réunion (alors Bourbon) où il était allé tenter sa chance comme marchand de porcelaines. Après de courtes études qui se terminèrent lorsqu’il avait quinze ans au lycée Louis-le-Grand, Victor fut associé aux affaires de son père en 1828. Il partit en 1829- 1830 pour les Amériques afin d’élargir la clientèle familiale au Mexique, dans les États du sud des États-Unis et à Cuba. Ce voyage fut commercialement peu fructueux mais il donna au jeune Victor l’occasion d’écrire ses premiers articles sur les sociétés esclavagistes et coloniales américaines, parus dès 1830 dans la Revue de Paris. C’était le début d’une longue carrière d’écrivain abolitionniste de l’esclavage, observateur critique des sociétés coloniales. Il publiait dès 1833 De l’esclavage des noirs et de la législation coloniale puis en 1840, Abolition de l’esclavage, Examen critique du préjugé contre la couleur des Africains et des sang-mêlés, ouvrages qu’il soumettait sans succès au concours de la Société des amis des noirs en hommage à l’abbé Grégoire. Il était cependant devenu un assidu des salons parisiens qui ne furent pas étrangers à ses prises de position républicaines et l’initièrent à l’histoire de l’art. Il s’exerça à la critique artistique en publiant de 1831 à 1833 des articles réguliers sur les Salons du Louvre dans l’Artiste. La mort de son père, en 1832, fut suivie de la liquidation du magasin paternel puis le décès de sa mère, Victoire Jacob, lui permit de se constituer à vie une confortable rente. Il effectua un second voyage aux Caraïbes en 1840-1841.

2Il consacra ses écrits – Des colonies françaises. Abolition immédiate de l’esclavage en 1842, Colonies étrangères et Haïti en 1842-1843, Histoire de l’esclavage pendant les deux dernières années en 1847 – à la description des avantages de l’abolition immédiate de l’esclavage à partir d’une longue analyse comparative des résultats de l’émancipation dite progressive, avec "apprentissage" obligatoire des esclaves chez leurs maîtres, dans les colonies britanniques (1833- 1838). Il s’appliqua à dénoncer de manière souvent précise les "énormités anti-sociales" des colons et s’engagea dans l’élaboration d’un projet de réorganisation sociale, économique et politique des colonies après la suppression de l’esclavage.

3Prônant la rationalisation et l’intensification de la production sucrière par la construction de grandes usines centrales, l’établissement d’organismes de crédit, un mouvement de concentration des terres parallèlement à la constitution d’une catégorie d’ouvriers agricoles à temps partiel, Schoelcher recommandait le recours à l’immigration d’agriculteurs européens dans les colonies. Il s’appliqua avec la même minutie à dénoncer les conditions de vie des fellahs qu’il étudia en Égypte en 1845, avant de partir examiner la condition de la main-d’œuvre servile au Sénégal et en Gambie en 1847.

4Engagé dès sa jeunesse dans le mouvement républicain, il fut l’auteur d’articles réguliers dans La Réforme et bien d’autres journaux d’opposition à la Monarchie de Juillet. Il collabora notamment à la Revue républicaine en 1834, à la Revue du Progrès social puis à la Revue indépendante de Pierre Leroux. Premier abolitionniste européen de l’esclavage à se rendre en Haïti après l’indépendance de ce pays, il laissa sur cette ancienne colonie de saisissantes impressions. Il exerça en fait une influence déterminante, seul abolitionniste européen dans ce cas, sur les trois phases du processus d’émancipation qui affecta les colonies françaises des Caraïbes : la période pré-abolitionniste, la période de l’abolition juridique et la longue phase post-abolitionniste.

5En mars 1848, il sollicite une entrevue avec François Arago, alors ministre de la Marine du Gouvernement provisoire constitué depuis quelques jours, et profite d’une brève période favorable pour imposer le principe de l’abolition de l’esclavage, malgré les pressions des colons et négociants-armateurs. L’action de Schoelcher en 1848 en tant que sous-secrétaire d’État aux Colonies, sa présidence de la commission d’abolition de l’esclavage et la préparation, sous sa direction, du décret français d’abolition de l’esclavage du 27 avril 1848 – qui faisait des esclaves des "nouveaux libres" et des "nouveaux citoyens" – suscitèrent l’apparition, en Guadeloupe et en Martinique, d’un mouvement politique républicain, le schoelcherisme.

6 La tendance schoelcheriste, ardemment soutenue par les loges maçonniques et par les organes de presse, recueillit une majorité de suffrages lors des scrutins législatifs qui eurent lieu entre 1848 et 1850 au suffrage universel. L’adversaire électoral le plus déterminé de Schoelcher, Bissette, originaire de Saint-Pierre en Martinique, s’était discrédité en Guadeloupe en alliant sa candidature au colon de Martinique Pécoul. Il incitait toutefois ses électeurs au travail et au respect de l’ordre public avec une vigueur égale à celle des schoelcheristes. Schoelcher était devenu en 1848 le porte-parole des colonies à l’Assemblée.

7Le coup d’État du 2 décembre 1851 et le régime politique du Second Empire le contraignirent à un exil qui dura dix-huit ans. Après quelques semaines passées à Bruxelles, il s’installait à Londres. Il fut l’un des premiers à écrire son témoignage, avec Victor Hugo, sur les événements du coup d’État. Leur amitié dépassa, dans l’exil, leur divergence politique de la Monarchie de Juillet. Collaborateur régulier de L’Homme, le journal des proscrits que publiait Ribeyrolles, c’est à Londres qu’il écrivit une Vie de Haendel qui le rendit célèbre auprès des musicologues et autres amateurs d’art. Ces derniers apprécièrent notamment les précieuses collections de bronzes, de manuscrits et d’estampes qu’il réunit peu à peu.

8De retour à Paris en septembre 1870, ce "quarante-huitard" intransigeant avait un aspect sévère aux yeux des jeunes républicains de l’époque. On le jugea "démodé" tout en consultant ses avis au sujet des questions coloniales. Il avait accepté en septembre 1870 un poste de colonel d’état-major général de l’artillerie de la Garde nationale de la Seine et fut également vice-président de la commission des barricades que présidait Henri Rochefort. Le 8 février 1871, il fut élu dixième des quarante-trois députés de la Seine avant d’être réélu en Martinique au mois d’avril et d’opter à nouveau pour la représentation parlementaire de cette colonie. Ayant joint sa signature à l’appel des Alsaciens contre les exigences territoriales prussiennes, il figura sous la Commune de Paris, dans le camp des conciliateurs avec Hugo et Quinet. Il proposa alors vainement un projet de Ligue de la Paix publié dans Le Temps en avril 1871. Membre de l’Union républicaine, il quitta toutefois ce groupe lorsqu’il refusa d’approuver sa proposition si souvent renouvelée d’abolir la peine de mort. Ce républicain radical alors âgé de soixante-et-onze ans fut élu sénateur inamovible le 16 décembre 1875 avec 306 voix au septième tour. De 1881 à 1883 il siégea très irrégulièrement, aux côtés de Victor Hugo, à la commission chargée de l’indemnisation des victimes du coup d’État de décembre 1851. Il accordait également sa collaboration, pendant le dernier quart du siècle, à de multiples comités et organes de presse républicains, notamment au Rappel des frères Hugo. Il présidait en 1875 le congrès de la Société pour l’amélioration du sort des femmes dont il transmit la pétition au Sénat en 1879. Il présidait en 1881, aux côtés de Louis Blanc et de Maria Deraismes, le congrès anticlérical réuni au Grand Orient de France. Il fut le fondateur, en 1882, à Paris, avec Paul Leroy-Beaulieu, de la Société française pour la protection des indigènes des colonies, d’inspiration britannique.

9En exil, il prépara une série d’ouvrages sur le régime social des colonies françaises après 1848 dont il qualifiait la nouvelle réglementation du travail d’"attentat à la liberté individuelle". Ainsi publia-t-il dès son retour à Paris en 1870 un examen des introductions de main-d’œuvre sur contrat et une virulente critique de la législation sociale d’exception qui réagissait ces territoires. La survivance du système esclavagiste au Brésil et en Afrique, la poursuite de circuits de traite humaine à partir de ce continent furent également l’occasion de ses dernières interventions parlementaires. Schoelcher était devenu l’un des meilleurs spécialistes français des questions coloniales du XIXème siècle. Exceptionnellement bien informé par ses fonctions de parlementaire, par son appartenance aux commissions que forma le ministère de la Marine et des Colonies entre 1848 et 1851 puis après 1871, il avait su tisser un réseau de correspondants dans l’ensemble des pays des Caraïbes, en Grande-Bretagne et aux États-Unis.

10Fidèle héritier des principes de la Révolution française, il fondait en 1882 avec le député guadeloupéen Gaston Gerville-Réache – son principal disciple politique – le journal Le Moniteur des Colonies dont la revendication d’assimilation politique des colonies fut le leitmotiv. Schoelcher qualifiait de "vol à main armée" les conquêtes de nouveaux territoires tout en se félicitant de l’ouverture de vastes marchés coloniaux. Il réclamait également l’utilisation du bulletin de vote et la création d’écoles républicaines dans les contrées conquises.

11Outre les questions coloniales qui représentèrent la majorité des sujets qu’il aborda en tribune, il intervint en faveur de l’abolition de la peine de mort, pour la réforme du régime pénitentiaire et contre l’implantation de bagnes dans les colonies. La vie carcérale avait déjà fait l’objet de nombreuses analyses de sa part en 1849-1850, à l’époque des débats sur les effets du travail dans les prisons. Il fut le rapporteur, au Sénat, de la loi sur l’enseignement primaire laïque, gratuit et obligatoire en 1882 et il réalisa plusieurs enquêtes, en France et en Grande-Bretagne, sur le sort des enfants au travail ou abandonnés. En 1884, il associait sa voix aux demandes de suppression du système des sénateurs inamovibles avant de devenir le premier des présidents du groupe des sénateurs d’extrême gauche et, avec Hugo, du groupe républicain pour la défense du suffrage universel.

12Schoelcher et le schoelcherisme donnèrent lieu dès le milieu du XIXème siècle à l’apparition d’un mythe, mythe de l’abolitionniste de l’esclavage, défenseur des droits civiques que reconnaissait le décret d’abolition de 1848 aux "nouveaux libres” des colonies. Il mourut le 25 décembre 1893 après avoir publié un recueil de ses articles en deux volumes intitulés Polémique coloniale (1882-1886) et une Vie de Toussaint Louverture, son dernier ouvrage, en 1889. Ses restes furent transférés au Panthéon le 20 mai 1949.

Bibliographie

Bibliographie :

Nelly Schmidt, "Victor Schoelcher, mythe et réalité", 1848. Révolutions et mutations du XIXe siècle, 1988, p. 51-73 ; "La commémoration du centenaire de l’abolition de l’esclavage, 1848-1948", ibid, 1989, p. 55-64 ; Victor Schoelcher, Paris, Fayard, 1994, 440 p. ; "La suppression de l’esclavage aux Caraïbes", Publications de l’Université de Provence, 1995 ; Correspondance inédite de Victor Schoelcher, Paris, Maisonneuve et Larose, 1995.

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