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Les immortels du Sénat, 1875-1918

 | 
Alain Corbin
, 
Jean-Marie Mayeur

Les cent seize inamovibles de la Troisième République

Renouard Auguste Charles 1794-1878

Mathias Bernard

Texte intégral

1Charles Renouard naît le 22 octobre 1794 alors que son père, Antoine (1765-1853), est en prison. En effet, celui-ci, marié (au début de 1794) à la fille du marquis de Beauchamps, député de la noblesse de Saint-Jean-d’Angély en 1789, a abandonné son commerce de grains pour se lancer dans la politique dès le début de la Révolution et soutenir les idées nouvelles : il publie notamment une brochure économique proposant de supprimer les douanes intérieures et est, en 1793, membre de la Commune de Paris – ce qui lui vaut son emprisonnement sous Thermidor. Libéré peu après, il devient libraire et se lance dans l’édition : il éditera notamment les œuvres de Buffon et Voltaire.

2C’est auprès de ce père intellectuel et libéral que Charles Renouard grandit : il poursuit ses études au lycée Impérial et entre en 1813 à l’École normale avec son ami Dubois, futur fondateur du Globe. Docteur ès lettres en 1814, il abandonne la philosophie pour se consacrer au droit. Dès 1817, il est avocat à la cour royale de Paris ; il plaide de nombreux procès de presse et intervient même dans l’affaire des carbonari de La Rochelle en 1822. Il est alors élu secrétaire de la Conférence des avocats. Il entre ainsi en contact avec le milieu libéral et fréquente le salon de sa belle-sœur, Madame Cheuvreux, où il rencontre Ampère ou Bastiat. Traducteur des Mémoires de Benjamin Franklin (éditées par son père en 1828), il écrit également de nombreux articles pour le journal libéral Le Globe qu’il défend d’ailleurs devant les tribunaux en mars 1830. Mais il se passionne surtout pour les problèmes de l’éducation : membre dès 1816 de la Société pour l’enseignement élémentaire, il rédige à partir de 1818 de nombreuses brochures sur ce sujet – et notamment un vibrant plaidoyer en faveur de l’enseignement : L’éducation doit-elle être libre ? (1828).

3Cet éminent représentant de la jeunesse libérale, dont le père est nommé maire du XIème arrondissement lors des Trois Glorieuses, devient un notable influent de la Monarchie de Juillet. En août 1830, le duc de Broglie le nomme conseiller d’État ; en octobre 1830, il occupe le poste de secrétaire général du ministère de la Justice qu’il conserve jusqu’en 1837 ; il est, à ce titre, le principal artisan de la réforme du Code pénal en 1832. A partir de 1837, il est nommé conseiller à la cour de cassation. Parallèlement, il commence une carrière politique : de 1831 à 1846, il représente à la Chambre la circonscription d’Abbeville et se range parmi les membres de la majorité ; il estime d’ailleurs que "la révolution de Juillet ne s’est pas montrée moins glorieuse par sa modération que par sa force". Il s’occupe cependant peu de politique pure et s’intéresse surtout aux problèmes juridiques et sociaux ; il rapporte ainsi à la Chambre le projet Guizot sur l’instruction primaire ou le projet de 1841 sur le travail des enfants dans l’industrie. Sa carrière politique est couronnée en 1846 : il devient pair de France.

4La chute de la Monarchie de Juillet met un terme provisoire à cette brillante ascension : nommé pour un jour, le 3 décembre 1851, procureur général de la Haute Cour de Justice afin de juger le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, il cesse ensuite de participer à la vie politique et se replie sur la cour de cassation, sur la Société de législation comparée qu’il présidera et sur l’Académie des sciences morales et politiques dont il est membre à partir de 1861. Il s’intéresse particulièrement à l’économie politique, alors en plein essor : il collabore ainsi, avec Michel Chevalier et Frédéric Bastiat, au Dictionnaire de l’économie politique dirigé par Coquelin (1852). Seul, il publie en 1860 un Traité de droit industriel qui est l’aboutissement d’une réflexion sur la propriété industrielle commencée dès 1825 par une étude sur les brevets d’invention. Enfin, avec ses amis Hippolyte Passy et Léon Say, il contribue au développement de la Société d’économie politique de Paris dont il est élu président en 1872.

5Charles Renouard ne peut totalement masquer son opposition à l’Empire : il refuse, pour des raisons politiques, la croix de commandeur de la Légion d’honneur – ce qui lui vaut d’être mis à la retraite (et d’être nommé conseiller honoraire) en 1869. Après l’avènement de la République, il est rappelé à la cour de cassation le 21 avril 1871 comme procureur général. Pendant ses six années de fonction, il prononce six discours qui constituent son testament politique. Convaincu que le monde est gouverné par deux forces "nécessaires l’une à l’autre" mais "instinctivement ennemies" – la force et le droit –, ce juriste estime que le droit doit primer la force. Il exalte un Droit français qui a réalisé, au cours du XIXème siècle, cette "magnifique utopie" : "la reconnaissance officielle de l’égalité devant la loi et la répudiation des privilèges". La propagation de l’instruction, considérée comme "le premier des devoirs sociaux", lui apparaît comme le principal vecteur de ce progrès. Il nuance néanmoins cette vision optimiste de l’Histoire récente en manifestant des inquiétudes face à la déchristianisation de la Société et au primat du positivisme : ce spiritualiste a toujours estimé que l’Évangile est la source de toute morale individuelle.

6En dépit du passé républicain de son père, Charles Renouard a très tôt marqué une préférence pour le système de la monarchie constitutionnelle : dans ses Éléments de morale de 1818, il représente la Révolution comme une "explosion terrible (…) excitée par une impatiente ardeur de jouir et fomentée par d’impies ambitions." A la fin des années 1820, il adhère au mouvement libéral en raison des excès de la Restauration dans le domaine de la censure. Ami de Guizot et de Broglie, défenseur dévoué de Louis-Philippe, Renouard est un orléaniste. Son ralliement à la République, sous l’influence de ses amis économistes du Centre gauche, est pourtant immédiat : il soutient Thiers dès son accession à la tête de l’exécutif et approuve autant son attitude face à la Commune, cette "délirante anarchie", que sa définition d’une République conservatrice qui lui paraît seule capable de contrecarrer les progrès d’un socialisme qu’il abhorre ; il préside d’ailleurs, à l’occasion des élections partielles de juillet 1871, le comité libéral thiériste de Paris. L’esprit des lois constitutionnelles de 1875 le satisfait également ; et c’est pour le défendre qu’il démissionne de son poste de procureur général à la cour de cassation au lendemain du 16 mai. Il appartient d’ailleurs, aux côtés de Jules Favre et Adolphe Crémieux, au Bureau de jurisconsultes républicains créé le 4 juillet 1877 pour lutter contre les atteintes portées par le gouvernement Broglie à l’exercice des droits politiques.

7Après une première tentative le 16 juin 1876 où le Centre gauche le présente contre Louis Buffet, il est élu sénateur inamovible le 24 novembre 1876. Il n’a pas le temps d’aborder la tribune : il meurt le 17 août 1878, dans son château de Stors (en Seine-et-Oise), en laissant deux enfants issus de son mariage avec Adèle Girard, fils d’un grand ingénieur de l’Empire. Un an plus tard, son petit-fils, Charles Richet (1850-1935), prix Nobel en 1913, retracera la vie de ce vétéran de la Monarchie de Juillet par une notice préfaçant un recueil de ses discours prononcés à la cour de cassation.

Écrits de l’intéressé :

8Eléments de morale, Paris, A-A. Renouard, 1818, 215 p. ; L’éducation doit-elle être libre ?, Paris, Revue encyclopédique, 1828, 40 p. ; Considérations sur les lacunes de l’éducation secondaire en France, Paris, A-A. Renouard, 1824, 124 p. ; Discours prononcés à la cour de cassation 1871-1877, précédés d’une Notice historique sur sa vie par Charles RICHET, Paris, P. Ollendorff, 1879, 172 p.

Bibliographie

Sources et bibliographie :

A.N. série BB6 (II)/ 361 dossier de magistrat ;

Georges Picot, "Charles Renouard", Etudes historiques contemporaines, Paris, Hachette, 1907, t. 2.

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