Version classiqueVersion mobile

Les immortels du Sénat, 1875-1918

 | 
Alain Corbin
, 
Jean-Marie Mayeur

Les cent seize inamovibles de la Troisième République

Lavergne Louis Gabriel Léonce Guilhaud de 1809-1880

Pascal Plas

Texte intégral

1Pour ses collègues de l’Académie des sciences morales et politiques, Léonce de Lavergne est le type même de ces hommes "artisans de leur propre fortune qui montent peu à peu du sein de la foule jusque dans les plus hauts rangs par le travail… (et qui sont)… la justification de la société démocratique ". La vie de Léonce de Lavergne correspond assez à cette définition sauf à préciser que travail et talents ont été appuyés par de solides relations.

2Louis Gabriel Léonce Guilhaud de Lavergne est né à Bergerac (Dordogne) le 24 janvier 1809 dans un milieu de petits fonctionnaires de sous-préfecture encore très lié à la terre. Le père, François Joseph Roch, est employé des contributions (receveur des droits réunis du bureau de Bergerac), la mère, Jeanne Sophie Duguet, est la fille d’un propriétaire de Montmorillon. Le grand-père paternel est un propriétaire du Confolentais qui porte le titre d’avocat.

3Le jeune Gabriel fréquente la Faculté de droit de Toulouse, ville dans laquelle il a déjà effectué ses études secondaires après que la famille s’y soit définitivement installée. Il est cependant plus attiré par la poésie que par la jurisprudence, sa mère, esprit distingué et lettré ayant exercé une forte influence sur lui en ce domaine. Il collabore à de nombreuses publications locales, rédigeant même en 1829 un Éloge de Blanche de Castille. Il est, dès 1830, membre de l’Académie de Toulouse, maître et mainteneur des Jeux Floraux après que celle-ci lui ait décerné un prix de poésie.

4En proie à des difficultés matérielles, il est refusé pour un poste de professeur de faculté ; il exerce un temps le métier de libraire, peut-être aux côtés de sa mère, puis celui de publiciste. Il écrit des articles de revue (à la Revue du Midi en particulier) mais surtout contribue à la fondation et à la direction d’un quotidien, Le Journal de Toulouse. Attiré par la politique, il noue alors, à Toulouse, au début des années 1830, de sérieuses amitiés qui sont déterminantes pour sa carrière, entre autres celle de Léon Faucher (à qui il succède en 1855 à l’Académie des sciences morales) et surtout celle de Charles de Rémusat, de passage pour des raisons électorales, à qui il "plut infiniment".

5En 1840, ce dernier, devenu ministre de l’Intérieur, en fait son chef de cabinet. Léonce de Lavergne est depuis deux ans fixé à Paris. Il a refusé une chaire de littérature étrangère à la Faculté de Montpellier. Il avait peut-être aussi des perspectives de carrière à Toulouse où en 1840 un de ses proches parents, François Sauvage, légitimiste influent, était doyen de la Faculté des lettres.

6Il livre à la Revue des Deux Mondes une série d’articles remarqués sur des figures de la guerre civile en Espagne. C’est le début d’une collaboration étroite avec ce périodique qui s’étend, par la suite, sur plus de trente années. Il est reçu à Paris chez Rémusat, fréquente Mérimée et Chateaubriand.

7En 1842, Léonce de Lavergne devient maître des requêtes au Conseil d’État. Fidèle de François Guizot, il est appelé par ce dernier au ministère des Affaires étrangères en 1844 avec le grade de chef de division, après qu’il ait échoué dans le Gers aux législatives de juillet 1842. En cette même année 1844, le 14 août, Léonce de Lavergne épouse à Paris Jeanne Juliette Delalande. Celle-ci est la veuve d’Eugène Persil, le fils de l’ancien garde des Sceaux. Elle apporte une fortune considérable.

8En 1846, Léonce de Lavergne est élu à Lombez, dans le 4ème collège du Gers. C’est un orléaniste, "inféodé à Guizot par reconnaissance et par aversion pour Thiers", selon Rémusat. Il ne cherche pas à s’ancrer à Lombez. C’est en Creuse qu’il acquiert un vaste domaine agricole, celui de Peyrusse à proximité de Chatelus Le Marcheix ; le château est une ancienne propriété des Rochechouart.

9A la veille de 1848, Lavergne est un homme arrivé que la révolution et le coup d’État viennent bousculer. La première le conduit à démissionner de son poste aux Affaires étrangères pour un emploi de professeur d’économie et de législation rurale obtenu par concours à l’Institut agronomique de Versailles. Le second le renvoie à la vie privée en supprimant cet institut. Il se retire alors en Creuse où il exploite ses propriétés soit 560 ha dont les 220 cultivables sont divisés en cinq métairies.

10De 1852 à 1870 il ne quitte guère son château de Peyrusse. Il conduit là des expériences sur l’utilisation des engrais, sur les amendements, sur le croisement et l’amélioration des races bovines, caprines et équines. Lorsqu’il devient membre de la Société nationale d’agriculture en 1854, son domaine est réputé pour sa beauté et la qualité de ses récoltes. C’est à Peyrusse qu’il écrit la plupart de ses ouvrages qui paraissent sous le Second Empire. Il donne de nombreux articles d’économie politique à la Revue des Deux Mondes qui, repris, deviennent des ouvrages de fond. Il poursuit par ce moyen, en quelque sorte, ses cours de l’Institut agronomique. En écrivant, il fait aussi de la politique et côtoie chez Buloz les doctrinaires libéraux qui, comme lui, sont retirés de la vie politique, certains après un séjour à Mazas : les Rémusat, Duvergier de Hauranne, de Cléron d’Haussonville, Prévost-Paradol. Il entre en 1855 à l’Académie des sciences morales et politiques où il occupe le fauteuil laissé vacant par la mort de son ami Léon Faucher.

11Durant cette période Léonce de Lavergne n’a été tenté qu’une seule fois par un retour à la vie politique active : en juin 1863, il se présente dans la première circonscription du Gers où il est battu par le candidat officiel Belliard. Il a soutenu pour ces élections la candidature de Rémusat à Toulouse où il est toujours propriétaire du Journal de Toulouse dirigé par Émile Pujol. Mais Rémusat, lui aussi, est battu.

12 Retourné à ses études, Léonce de Lavergne fournit des articles au Journal des Économistes et participe à la vie associative et érudite locale. Il est membre du Conseil central d’agriculture pour le département de la Creuse et communique aux Assises scientifiques de Guéret en 1865, des observations sur les améliorations à apporter aux sols. Il fait partie des personnalités connues pour leur adhésion au Programme de Nancy en 1865 et participe, en 1870, à la commission de la décentralisation administrative, présidée par Odilon Barrot et créée par Émile Ollivier (J.O. du 22 février 1870).

13Devenu creusois à part entière, c’est dans ce département et non plus dans le Gers qu’il est élu à l’Assemblée nationale le 8 février 1871 (le 4ème sur 5). Il siège avec ses amis orléanistes au Centre droit. Il est rapporteur de la commission du budget à partir du 22 décembre 1871, il prend alors position pour un impôt direct établi sur les biens fonciers et mobiliers. Le 4 juin 1873 il est élu président de la commission du budget contre Léon Say. Jusqu’en 1874, Léonce de Lavergne croit encore à la possibilité d’une monarchie constitutionnelle ; vice-président du groupe Centre droit en 1873, il s’oppose clairement à Thiers, contre lequel il se prononce le 24 mai.

14Après le 16 mai 1874, Léonce de Lavergne évolue. Il se rallie à l’idée d’une République conservatrice et, le 23 juillet 1874, vote la proposition constitutionnelle Casimir-Perier après avoir, le 1er juillet 1874, fait une déclaration publique expliquant son ralliement. Le texte, qui se veut une réponse à un électeur, est en fait la réponse au comte de Montalivet après l’appel de ce dernier au Centre droit. Il révèle une acceptation de la République plus ancienne, du temps de la formation de la première commission des Trente, ce que corrobore un article paru dans le Courrier de la Creuse au même moment.

15A la fin de l’année 1874, Léonce de Lavergne annonce par l’intermédiaire du Journal des Économistes son approbation du suffrage universel. Dès lors il est prêt pour une opération de conjonction des centres du type de celle réalisée en janvier 1873 sous le nom de réunion des républicains conservateurs et qui regroupait des élus du Centre gauche et du Centre droit. En janvier 1875 naît la réunion Lavergne, nouveau groupe parlementaire, présidé par Léonce de Lavergne, qui comprend 54 députés dont la moitié appartient au Centre gauche et l’autre au Centre droit. Ce groupe charnière joue un rôle essentiel dans le vote de l’amendement Wallon – un de ses membres – le 30 janvier 1875 et dans l’adoption de toutes les lois constitutionnelles. Léonce de Lavergne entretient pendant toute cette période des liens étroits avec Léon Say ; il est membre de la Société d’économie politique.

16En mai 1875, Léonce de Lavergne accède à la présidence de la nouvelle commission des Trente. Le 29 du même mois la réunion Lavergne devient le groupe parlementaire du Centre constitutionnel. Léonce de Lavergne en conserve la présidence. Ses votes sont identiques à ceux des députés du Centre gauche jusqu’à la fin de l’année 1875.

17Il est alors très diminué par la maladie, probablement la goutte. Il faut le transporter à l’Assemblée lors de l’élection des sénateurs inamovibles en décembre 1875. Il est lui même élu le 13 décembre, 33ème sur 75, proposé, comme son ami Wallon, par la gauche. Cloué sur son fauteuil, affligé par le décès de sa femme, le 17 février 1876 près d’Alger, il ne se rend pas souvent au Sénat. Mais cela ne l’empêche pas de combattre avec vigueur le gouvernement du 16 mai. Il refuse le portefeuille de l’Agriculture et du Commerce, mais devient le défenseur du libre-échange au Sénat.

18Il décède à Versailles le 18 janvier 1880, au 21 boulevard du Roi. Ses obsèques ont donné lieu à une cérémonie religieuse en l’église de la Madeleine à Paris.

19Léonce de Lavergne n’a pas laissé de descendance directe. Ce sont ses amis qui ont tenté de perpétuer sa mémoire. Le conseil général de la Creuse ouvre une souscription pour lui élever un monument et forme un comité pour recevoir des fonds. Il est présidé par le chimiste Jean-Baptiste Dumas, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, président de la Société nationale d’agriculture ; sont membres du bureau des personnalités diverses comme Léon Say, Martin Nadaud ou l’avocat Ernest Cartier qui assure la trésorerie de l’opération. Tous les membres sont peu ou prou liés à la Société nationale d’agriculture ou à l’Institut national agronomique de Versailles, au sein duquel Léonce de Lavergne avait retrouvé sa chaire d’économie rurale en 1876.

20Le comité réunit suffisamment de fonds et Alfred Lanson exécute une statue que l’on trouve à Paris, dans le jardin de l’Institut agronomique, la ville de Guéret l’ayant, au dernier moment, refusée considérant Léonce de Lavergne comme un réactionnaire. Elle a cependant accepté quelques années plus tard, pour le musée, le don d’une collection de 400 gravures.

Écrits de l’intéressé :

21On retiendra notamment : Eloge de Blanche de Castille, Toulouse, imp. J-M. Douladoure, 1829, 39 p. ; Dictionnaire encyclopédique usuel, 1841-1842, sous le pseudonyme de C. Laurent ; Essai sur l’économie rurale de l’Angleterre de l’Écosse et de l’Irlande, Paris, Guillaumin, 1854, 486 p. ; L’agriculture et la population en 1855 et 1856, Paris, Guillaumin, 1857, 411 p. ; Études contemporaines. La Constitution de 1852 et le Décret du 24 novembre, Paris, Dumineray, 1860, 48 p. ; Économie rurale de la France depuis 1789, Paris, Claye, 1860, 487 p. ; Les Assemblées provinciales sous Louis XIV, Paris, Lévy, 1864, xx-510 p. ; Les Économistes français du XVIIIème siècle, Paris, Guillaumin, 1870, 501 p.

Bibliographie

Bibliographie :

Correspondance de Guizot avec Léonce de Lavergne 1838-1874 publiée par E. Cartier, Paris, Plon-Nourrit, 1910, 219 p. ; Favone, 283, Polybiblion, janv-juin 1880, p. 171 ; J-A. Barral, "Éloge biographique de Léonce de Lavergne", Bulletin de la Société Nationale d’Agriculture de France, 19 juillet 1882, 20 p. ; A. Carriat, Dictionnaire de bio-bibliographie des auteurs du pays creusois, Guéret, imp. Lecante, 1964, 755 p. ; Séances et travaux de l’Académie des Sciences morales et politiques, t. 13, 1880. Discours de É. Levasseur prononcé aux funérailles de Léonce de Lavergne, p. 590-595 ; Revue des Deux Mondes, Chronique de Quinzaine, 1880, vol. 1, p. 713-715.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique de caractères.
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search