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Les immortels du Sénat, 1875-1918

 | 
Alain Corbin
, 
Jean-Marie Mayeur

Les cent seize inamovibles de la Troisième République

Lanfrey Pierre 1828-1877

Jacqueline Lalouette

Texte intégral

1De lointaine origine suédoise, la famille Lanfrey s’était installée en Savoie dès le XVème siècle puis en Dauphiné au XVIIème. A la suite d’une affaire d’honneur malheureuse, le grand-père de Pierre Lanfrey dut repasser en Savoie, peu avant la Révolution. Son fils s’engagea dans les armées révolutionnaires ; en 1815, lorsque la Savoie redevint piémontaise, il était capitaine de hussards. Il épousa tardivement Thérèse Bolain, âgée d’une quarantaine d’années, qui tenait à Chambéry un commerce de dentelles et de nouveautés de luxe.

2Pierre Lanfrey, né le 26 octobre 1828, était âgé de six ans lorsque mourut son père, sceptique irréductible qui mit le prêtre à la porte au jour de sa mort. Thérèse Bolain, profondément croyante au contraire, inscrivit son fils au collège tenu par les Pères jésuites. Alors qu’il était en classe de rhétorique, Pierre Lanfrey se fit renvoyer pour avoir rédigé un pamphlet contre la Compagnie ; il termina son année dans une institution ecclésiastique de Saint-Jean-de-Maurienne où il se déplut fort, et c’est à Paris, à l’institution Bellaguet, qu’il alla préparer son baccalauréat, tout en suivant les cours du collège Bourbon. Bachelier, il revint au pays et commença ses études de droit à l’Université de Grenoble. Une grave maladie nerveuse mit deux fois ses jours en danger en 1848. En 1849, il partit à Turin pour achever son droit et prendre ses titres d’avocat.

3Mais, ne montrant de véritable intérêt que pour l’histoire et la philosophie, il résolut de se lancer dans la carrière des Lettres ; en 1850, il vint se fixer à Paris, qu’il abandonnait régulièrement pour de longs séjours auprès de sa mère, jusqu’à ce que celle-ci mourût, en août 1875. Il fréquenta très tôt le salon d’Ary Scheffer ; on le vit également chez la comtesse d’Agoult et chez le comte d’Alton. Il put ainsi faire la connaissance de Renan, Chenavard, Villemain, Dupin aîné, Odilon Barrot, des Viardot. Il se montra rétif à tous les projets de mariage que ses amis, notamment Charras et Ernest Picard, échafaudèrent pour lui ; très attaché à son indépendance, il ne voulait pas "d’enlacements inextricables” ; en outre, il se savait atteint d’une "maladie de poitrine".

4De 1860 à 1864, il rédigea les chroniques de La Revue nationale, qui furent plus tard éditées sous le titre de Chroniques politiques. Il donna successivement L’Église et la philosophie du XVIIIè siècle (1857), dans lequel il se montra "apologiste convaincu de la raison et de la liberté" (Larousse), un Essai sur la Révolution française (1858), une Histoire politique des papes (1860) que le Larousse considérait comme "un coup de fouet sanglant à travers la face de l’église", Le rétablissement de la Pologne (1863), des Études et portraits politiques (1863). Mais son œuvre majeure fut une grande Histoire de Napoléon, en cinq volumes publiés chez Charpentier de 1867 à 1875 ; un sixième volume, encore à l’état de manuscrit fut brûlé après sa mort ainsi qu’il l’avait exigé dans son testament. Outre ces ouvrages, Pierre Lanfrey donna des articles à la Revue des Deux Mondes, notamment une étude sur la politique ultramontaine le 1er février 1874.

5Pierre Lanfrey était profondément républicain, tout en ne voulant que d’une République conservatrice et libérale. Il pensait que la France était "rongée" par quelques maladies mortelles : le radicalisme, le socialisme, le cléricalisme et le césarisme. Gambetta lui faisait horreur et il jugea très sévèrement son action pendant la guerre : "Devons-nous attendre que tout soit perdu pour reconnaître qu’on s’est trompé en confiant la direction de la guerre à un avocat ? L’expérience n’est-elle pas assez complète ? Sa dictature a-t-elle rencontré un seul obstacle ? Fut-il jamais un peuple plus docile, une opposition plus accommodante ? Il est venu, il a montré son ballon et tout a été dit". Cet article, paru dans La Gazette de France en décembre 1870, provoqua la colère du clan gambettiste mais Gambetta lui-même, qui dut apprécier l’énergie de Lanfrey, lui fit proposer la préfecture du Nord qu’il refusa : on l’avait accusé de s’être vendu à la droite, il entendit ainsi prouver qu’il n’était pas "à revendre". Malgré l’appui de tous les républicains modérés, il fut repoussé par les électeurs savoyards aux élections de 1871, alors qu’il avait montré son courage en s’engageant dans les mobiles ; mais il fut élu, sans l’avoir cherché, par le département des Bouches-du-Rhône. Le 9 octobre 1871, il fut nommé ministre plénipotentiaire à Berne, poste qu’il abandonna à l’avènement de l’Ordre moral, malgré les instances du duc de Broglie qui appréciait sa probité et ses compétences.

6Il était très proche de Thiers et, à l’instar de celui-ci, finit par concevoir une certaine estime pour Gambetta. Il fut élu sénateur inamovible le 15 décembre 1875. En 1876, aux côtés de Casimir-Perier, de Krantz, de Schérer, de Ricard, il signa le manifeste d’un comité électoral du Centre gauche. Mais déjà la "maladie de poitrine" qui le minait depuis sa jeunesse hâtait sa fin. Durant l’été 1877, il fut accueilli au château de Montjoly, près de Billière (Haute-Garonne), chez la sœur du comte de Moncade. C’est là qu’il mourut le 15 novembre 1877. Malgré les objurgations du marquis Costa de Beauregard, il refusa de se convertir : "Mais, cher ami, chacun doit mourir dans sa croyance… C’est le dernier témoignage à rendre au Dieu qu’on a servi. Le mien n’est pas l’ennemi du vôtre. J’adore la morale chrétienne d’un amour tout filial. Mais en tout ce qui est dogme, ma raison est inflexible. Elle ne pliera jamais, et cela ne dépend pas d’elle" (lettre du 30 avril 1877). On lui fit néanmoins des obsèques religieuses avant de l’inhumer au cimetière de Billière ; sur son tombeau, furent gravés ces mots : "Un même sentiment semble avoir dicté ses écrits et dominé sa carrière politique : l’amour du pays et de ses libertés. "

Bibliographie

Bibliographie :

Pierre Lanfrey, Correspondance. Introduction par le comte d’Haussonville, Paris, G. Charpentier et Cie, 1885, 2 vol. ; Souvenirs de Mme C. Jaubert (née d’Alton), Lettres et correspondances, Paris, J. Hetzel, 1881, 323 p.

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