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Les immortels du Sénat, 1875-1918

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Alain Corbin
, 
Jean-Marie Mayeur

Les cent seize inamovibles de la Troisième République

Carnot Hippolyte 1801-1888

Patrick Harismendy

Texte intégral

1Hippolyte Carnot naît le 6 août 1801 dans la maison de ses grands-parents maternels à Saint-Omer. En effet, depuis 1791, son père Lazare Carnot, l’"Organisateur de la Victoire", avait épousé Sophie Dupont de Moringhem (1764-1813). Capitaine en premier au corps royal du Génie, Lazare Carnot avait fait toute sa carrière avant le début de la Révolution dans le Pas-de-Calais. C’est par son frère, Carnot-Feulint, qui avait lui-même épousé une sœur de sa future femme, que Lazare entra dans cette famille. Son beau-père, Jacques Dupont était Conseiller du roi au présidial d’Artois. Outre une dot confortable, cette alliance lui permet de commencer sa carrière politique, puisqu’il est élu député du Pas-de-Calais à la Législative en 1791. Si le frère aîné survivant d’Hippolyte, Sadi Léonard, dit le "thermodynamicien", était né au Palais du Luxembourg en 1797 lorsque Lazare était directeur, le choix de Saint-Omer pour la naissance du second enfant s’explique par l’une des nombreuses disgrâces que connut le Conventionnel. Par son père, Hippolyte descend d’une famille de robins bourguignons, baillis et avocats de Nolay, fiers d’être bourgeois, au point qu’en 1815 Lazare refusa de retirer le brevet le créant comte d’Empire (22 mars). Par sa mère, qui meurt jeune, il hérite de quelques biens dans le nord de la France, sans jamais retourner dans cette région de toute sa vie.

2Après avoir suivi les cours de l’Institution polytechnique, qui devait le préparer à entrer, comme son frère, à l’École en partie créée par son père, Hippolyte doit suivre celui-ci en exil à l’issue de la seconde abdication de 1815. Régicide, mais rallié à la Première Restauration, Lazare devenu ministre de l’Intérieur des Cent-Jours, est proscrit et fuit en Pologne avant de pouvoir se fixer à Magdebourg où il meurt en 1823. La scolarité d’Hippolyte, interrompue sans cesse, est imparfaite. Cependant, il peut profiter de l’éducation universitaire prussienne et en reste marqué. De retour en France, il ne peut présenter le concours d’entrée à Polytechnique car il est fils de proscrit et trop faible en mathématiques. Licencié en droit en 1824, il refuse de prêter serment et s’il se présente plus tard aux électeurs comme avocat il n’a en fait jamais plaidé. Faute de suivre cette voie, il ne fut jamais un grand orateur. Sans doute conscient de ses lacunes, relativement isolé à son retour d’exil mais jouissant de quelques rentes, il peut se consacrer à l’étude. En six ans il se constitue un réseau de relations exceptionnelles. A la Société pour l’instruction primaire, à l’Association de littérature et de morale, à l’Association polytechnique, à la Société de la morale chrétienne, au "Temple" – société maçonnique avec laquelle il rompt violemment – il rencontre l’élite intellectuelle du moment dans ces cercles qui rassemblent toutes les intelligences appelées à diriger la France pour quarante ans, sous des régimes divers, mais alors unies dans un esprit réformateur et fermement opposé à la Restauration. Dans ces enceintes, il multiplie les rapports sur l’abolition de la peine de mort, sur l’esclavage, sur le régime pénitentiaire. Grâce à son frère il se tient au courant de l’actualité scientifique et entre ainsi en contact avec Enfantin.

3Il participe activement au mouvement saint-simonien comme l’un des sept principaux responsables, en étant plus spécialement chargé des questions d’instruction et de propagation de la doctrine. Il se prononce alors contre les monopoles industriels ou financiers privés et réclame une participation de l’État dans l’économie. Il rompt en novembre 1831 sur la question de l’union libre peu de temps avant la mort de son frère. Directeur de journaux comme la Revue Encyclopédique durant quelques mois, il vend tout lorsque disparaît Sadi-Léonard – à Pierre Leroux par exemple – et voyage en Europe, toujours pour compléter sa formation. Sous cet angle, il défend un système d’éducation des élites politiques sur le modèle anglais, afin de rompre avec les démagogues. C’est alors qu’il se marie le 7 août 1836 avec Claire Dupont (1816-1897), fille de François Dupont de Savignat, ancien aide de camp de Lazare Carnot passé fournisseur aux armées ; famille de notables bourgeois très fortunés, enracinés en Charente et à Limoges (par les Nieaud). Cette alliance, longue et heureuse, donne surtout à Hippolyte les moyens de racheter le château de Presles (près La Ferté-Alais) en 1837 qui avait été acquis par Lazare, mais qu’il avait perdu avec la proscription. Marié, bientôt père de famille, puisque ses fils, Sadi (le futur Président de la République) et Adolphe (futur directeur de l’École des mines de Paris) naissent en 1837 et 1839 (d’où une très nombreuse descendance), redevenu bourgeois en quelque sorte, Hippolyte peut relever l’héritage paternel.

4Comme il l’écrit dans sa première profession de foi, il se sent alors suffisamment mûr pour se présenter devant les électeurs en 1834. Après sept échecs successivement à Narbonne (1834 et 1837), dans le Limousin (1837), en Bourgogne (1837 dans quatre circonscriptions), il est finalement élu pour la première fois en mars 1839 à Paris (VIème arrondissement) et le reste jusqu’à la Seconde République. Classé comme radical à cette époque, chaque année il rend compte scrupuleusement de son mandat par une lettre d’une quinzaine de pages qui permet de suivre l’actualité politique et parlementaire et les positions du député.

5L’une de ces lettres, devenue Les Radicaux et la Charte, parut en 1847 à la veille de la campagne des banquets. Il s’y prononçait pour une poursuite de l’action réformatrice sur le terrain légal et sans en passer par la révolte. Ce comportement typiquement modéré lui vient de son père, véritable théoricien de la modération politique, fondée scientifiquement sur le modèle du "théorème de Carnot". Manoeuvrant avec habileté lors des journées de février, il devient ministre de l’Instruction publique et des Cultes, sans être membre du Gouvernement provisoire. Son passage à ce ministère, bien que bref puisqu’il tombe en juillet 1848 sous les attaques des conservateurs, est pourtant remarquable. Assisté de Edouard Charton et de Jean Reynaud, deux amis du saint-simonisme, il pose toutes les bases du programme scolaire appliqué par Ferry en 1879-1884, exceptée la liberté de l’enseignement qu’il défend. Outre la création de l’École d’administration, qui disparut finalement en 1850, il s’apprêtait à faire de tous les enseignants des fonctionnaires, de même qu’il songea à créer une manière d’École centrale pour les ecclésiastiques. Battu aux élections de 1849, il revient en 1850 lors d’une partielle qui unit sur la même liste toutes les nuances du parti républicain (avec de Flotte et Vidal). Lors du coup d’État, il est membre du comité de permanence de la Gauche auprès de Victor Hugo, Jules Favre, Michel de Bourges et signe le décret de déchéance du Président de la République, accompagné d’un appel aux armes. Le 4 décembre, dans la répression, il s’enfuit en Belgique. Il n’y reste pas car, sans doute soucieux de ne pas entamer la légende impériale et parce qu’Hippolyte s’était toujours prononcé contre les exils politiques – même concernant la famille Bonaparte – le Prince-Président ne le fait pas figurer sur les listes de proscrits.

6Réélu en 1852, le premier parmi les députés d’opposition, Hippolyte refuse de prêter serment. Il en est de même en 1857, bien qu’il semble avoir alors souhaité accomplir cette formalité pour que les républicains soient représentés au Corps législatif. Mais les exilés, en particulier Quinet, firent pression contre cette tentation. Durant ces années, qui précèdent la première vague d’amnisties, Carnot peut être considéré comme le chef du parti républicain demeuré en France. Malgré son prestige personnel, son rôle dans la préparation des élections et l’attribution des circonscriptions, la déférence que lui manifeste la nouvelle génération avec Émile Ollivier, il est lentement, mais inexorablement débordé. Orateurs actifs, n’hésitant pas à affronter le gouvernement sur le terrain de la politique générale, les Cinq l’emportent sur les partisans du silence, comme Michel de Bourges. Lorsqu’il revient à la Chambre aux élections de 1863, Hippolyte ne prend guère la parole que sur les questions d’enseignement. La direction politique du journal républicain Le Siècle ne suffit pas pour ralentir ce processus d’érosion. L’année 1869 est pour lui celle des échecs : échec aux élections contre Gambetta, puis Rochefort à Paris ; échec pour accéder à la Grande-Maîtrise maçonnique contre Babaud-Laribière. Si, durant la guerre franco-prussienne, il assume les fonctions de maire du VIIIème arrondissement, son rôle est effacé.

7 Aux élections de février 1871, plutôt que de tenter de nouveau l’aventure à Paris, il préfère se replier sur la Seine-et-Oise, à partir de Presles. Co-fondateur de la Gauche républicaine à l’Assemblée nationale, parfois membre du comité de direction, il n’en est jamais président ou vice-président. Lors de la campagne de Rémusat contre Barodet, il tente, maladroitement, de s’appuyer sur son groupe pour faire prévaloir la formule d’une République décidément modérée. Largement désavoué, le comité Carnot pour l’élection connaît un échec significatif. L’élection comme sénateur inamovible en décembre 1875 au 10ème tour seulement traduit l’hésitation des républicains à le voir entrer à la Chambre haute. Seuls les appuis de Jules Simon, Jules Ferry et Joseph Magnin autorisent ce succès relatif. Dans cette enceinte, il figure à nouveau au sein de la Gauche républicaine sans assumer de fonction de direction. Ses interventions sont rarissimes, hormis celles pour tenter de rouvrir, de 1876 à 1878, l’École d’administration. Ce silence s’explique par trois raisons : une volonté de ne pas porter ombrage à la carrière politique de son fils Sadi ; la conviction que la relève républicaine est assurée à partir de 1876 ; la satisfaction qu’il tire de ses écrits, aussi bien dans la presse, dans l’édition ou à l’Institut.

8S’il participe au congrès de décembre 1887 qui voit l’élection de son fils Sadi à la présidence de la République, le vieux lutteur, content d’avoir pu relever l’honneur du nom, s’éteint le 15 mars 1888.

Écrits de l’intéressé :

9Doctrine saint-simonienne – résumé général de l’exposition faite en 1829 et 1830, Paris, Au bureau de l’"organisateur" et du "globe", 1831, 45 p. ; Sur le Saint-simonisme (lecture faite à l’Académie des Sciences morales et Politiques), Paris, A. Picard, 1887, 36 p. ; Les Radicaux et la Charte, Paris, Pagnerre, 1847, 40 p. ; La Révolution française, résumé historique, Paris, G. Baillière, 3ème éd., 1883, 359 p. ; Le ministère de l’Instruction Publique et des Cultes, Paris, Pagnerre, 1848, 68 p. ; Mémoires de Carnot par son fils, (1753-1823), Paris, Pagnerre, 1869, 4 vol., 2ème éd. 1893, 2 vol. ; Ernest Havin, Jules Simon, L’Instruction populaire en France, Débats parlementaires, Paris, Degorce Cadot, 1869, 256 p ; D’une École d’Administration, Versailles, imp. E. Aubert, 1878, 47 p.

Bibliographie

Sources et bibliographie :

A.P.P. dossier Ba 992 ; A. N. 107 A.P., fonds Hippolyte Carnot ;

Anonyme, Une Famille républicaine. Les Carnot 1753-1887, par un député, Paris, 1888 ; Anonyme, "Hippolyte Carnot, le socialiste", Revue Socialiste, 1893, vol. 17, p. 309-325 et p. 420-435 ; Paul Carnot, Hippolyte Carnot et le ministère de l’Instruction Publique de la Seconde République, Paris, PUF, 1948, 143 p. ; Maurice Dreyfous, Les Trois Carnot. Histoire de cent ans (1789-1888), Paris, Dreyfous, 1888, 294 p. ; Patrick HArismendy, Un Héritier de la République : Sadi Carnot (1837-1887), Université de Paris IV, Nouvelle Thèse, 1993, 3 vol. ; Louis Lauwereyns de Roosendale, Les Carnot et Saint-Omer (1789-1889), Saint-Omer, 1889, 60 p. (A.D. Pas-de-Calais) ; Gilles Le Beguec (dir.), Une Lignée républicaine. Les Carnot sous la Troisième République, Limoges, Lucien Souny, 1988, 148 p ; André LEFEVRE-PONTALIS, Notice sur M. Hippolyte Carnot, Paris, Picard- Plon-Nourrit, 1891, 48 p. ; Antoine PERRIER, "La famille Carnot en Limousin", Lemouzi, 1980, n° 73, p. 11-19 ; Charles REMOND, 1789-1889. Histoire d’un siècle et d’une famille. Les Trois Républiques et les trois Carnot, Paris, G. Maurice, 1889, 524 p ; David ROBERT, Une Page d’histoire moderne (Hippolyte Carnot), Riom, L. Jouvet, sd., 24 p ; Michel SEMENTERY, Les Présidents de la République française et leur famille, Paris, Christian, 1982, 379 p.

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