Les sénateurs inamovibles Académiciens : libéralisme et orléanisme du Second Empire à la troisième république

1Parmi les lieux prestigieux fréquentés par nombre des sénateurs inamovibles les plus en vue, figurent l’Académie des sciences morales et politiques et l’Académie française, connues pour leur opposition feutrée au Second Empire et la présence en leur sein d’un fort courant libéral et orléaniste. On se propose ici d’examiner les trajectoires et les affinités politiques, sociales et culturelles de personnalités qui, avant ou après l’élection des sénateurs inamovibles, ont été admises au sein de deux institutions de grande notoriété. Il convient de préciser tout d’abord les caractères distinctifs d’un groupe de parlementaires, qui, à première vue, paraît présenter une assez forte homogénéité. Les circonstances et les causes de leur agrégation au milieu académique seront ensuite retracées. La place et le rôle tenus dans la vie publique par ces personnalités sous le Second Empire et la Troisième République retiendront enfin l’attention.

2Sur cent seize sénateurs inamovibles, vingt-trois ont été membres de l’Institut. Trois d’entre eux, parmi les plus connus, ont appartenu à l’Académie des inscriptions et belles-lettres (Émile Littré, Édouard de Laboulaye et Henri Wallon, ce dernier devenu secrétaire perpétuel en 1873) et quatre à l’Académie des sciences (Henry Dupuy de Lôme, Marcelin Berthelot, le célèbre chimiste Adolphe Wurtz et, en tant que membre libre, Léon Lalanne). La plupart des sénateurs inamovibles membres de l’Institut ont été distingués par l’Académie des sciences morales et politiques (onze, dont quatre membres libres, Auguste Casimir-Perier, Marc-Antoine Calmon, Hippolyte Carnot et Louis Buffet) ou, au nombre de huit, par l’Académie française. Le chiffre total des parlementaires siégeant dans ces deux institutions s’élève à dix-huit, en raison de la double appartenance, à compter de 1876, de Jules Simon, élu à l’Académie française quelque douze ans après avoir été admis au sein de l’Académie des sciences morales et politiques.

3Au nombre de ces dix-huit personnalités, trois seulement se situent plutôt ou nettement par leurs convictions et leur attitude politiques, au sein de l’ensemble des républicains de tradition. Il s’agit d’Hippolyte Carnot, d’Émile Littré et de Marcelin Berthelot, ces derniers élus à l’Académie française respectivement en 1871 – au grand dam de Mgr Dupanloup, qui cessa dès lors de siéger dans ladite assemblée – et en 1900. Même si Jules Simon constitue un cas particulier en raison de la durée de sa carrière et des inflexions subtiles de ses choix politiques, la plupart des académiciens sénateurs inamovibles peuvent être, de prime abord, associés à la mouvance libérale et orléaniste – le premier terme, il est vrai, est un peu vague, et le second un peu restrictif – au début de la période retenue comme point de départ de cette étude, c’est-à-dire dans les années 1850.

4Certes, on pourrait enregistrer bien des variations, notamment au début de la Seconde République, du fait des changements de la conjoncture électorale, et à la fin du Second Empire, en raison de la libéralisation du régime. En outre, les parlementaires en question, après la chute du régime impérial, ont pu diverger, les uns restant en quelque sorte au Centre droit, voire à droite ; les autres, dans le sillage de Thiers, évoluant vers le Centre gauche – d’où la diversité relative des appartenances lors de l’élection de la plupart des sénateurs inamovibles, en décembre 1875, et par la suite.

5Nous reviendrons plus loin sur les trajectoires suivies et sur leurs implications politiques. Il convient à présent de tenter une première approche de la mouvance libérale et orléaniste.

6Elle comprend, de manière générale, des notables déjà expérimentés, sinon chevronnés, qui avaient joué un rôle important sous la Monarchie de Juillet ou l’avaient soutenue, et qui, ayant parfois connu de temporaires désagréments au lendemain du coup d’État, se trouvent confinés dans une opposition circonscrite au théâtre des salons ou des académies, ou, dans la mesure du possible, aux colonnes de la presse. Ce monde libéral et orléaniste, fréquemment évoqué1, comprend en fait des personnalités relevant de milieux divers, même s’ils ne sont que partiellement cloisonnés et peuvent se fréquenter, notamment dans les salons ou dans des journaux comme Les Débats ou la Revue des Deux Mondes. Les quatre principaux sous-groupes semblent être les suivants, non sans recoupements pour les deuxième et troisième :

• les aristocrates orléanistes – qui sont d’assez longue date puissants au sein du "parti des ducs" de l’Académie française2 : le comte d’Haussonville et le duc d’Audiffret-Pasquier font partie intégrante de ce groupe, illustré au premier chef par Montalembert, le comte de Falloux, le duc et le prince de Broglie – et avec lequel Mgr Dupanloup entretient certains liens, notamment en raison de la forte influence qu’y possède le catholicisme libéral3 ;
• les économistes collaborant à plusieurs publications spécialisées et présents au sein de la Société d’économie politique4 : il s’agit notamment de Léonce de Lavergne, Charles Renouard et Louis Wolowski ; à certains égards, Auguste Casimir-Perier, initialement diplomate, se rattache à ce groupe par ses travaux sous le Second Empire ;
• les juristes de tradition et d’activité, à des degrés et des responsabilités divers selon leur âge et leur attitude politique5 : outre Charles Renouard, Louis Buffet, Jules Dufaure – le plus prestigieux – Marc-Antoine Calmon, René Bérenger et Agénor Bardoux, les deux derniers jeunes encore sous le Second Empire.
• les érudits et universitaires, proches de Victor Cousin : Jules Barthélémy Saint-Hilaire et Jules Simon.

7John Lemoinne, qui n’appartient à proprement parler à aucun de ces groupes, les côtoie tous.

8Une fois esquissés les contours de cette mouvance, peuvent être abordées les élections elles-mêmes. En effet, celles-ci n’ont évidemment pas un caractère automatique, même s’il est possible de voir dans nombre d’entre elles le résultat de l’action de réseaux. De plus, elles s’échelonnent sur plusieurs décennies : la première6, celle de Jules Barthélémy Saint-Hilaire à l’Académie des sciences morales et politiques, est nettement antérieure au Second Empire : l’intéressé, âgé de 34 ans, s’était fait connaître par ses premières traductions d’Aristote et l’influence de Cousin, qui lui avait déjà valu la chaire de philosophie grecque et latine au Collège de France, lui permit de succéder à Broussais dans la section de philosophie7.

9Huit élections de futurs sénateurs inamovibles à l’Institut – en dehors de celles de Henry Dupuy de Lôme, Marcelin Berthelot et d’Adolphe Wurtz – eurent lieu sous le Second Empire. La première, assez difficile, fut celle de Mgr Dupanloup, en 1854, en remplacement d’un professeur de poésie latine au Collège de France, Tissot, connu pour son voltairianisme. Elle s’explique, semble-t-il, par deux causes connexes : la réserve de l’évêque d’Orléans à l’égard du coup d’État du 2 décembre et ses liens avec les milieux libéraux8. L’année suivante, deux économistes libéraux, Léonce de Lavergne et Louis Wolowski, firent leur entrée à l’Académie des sciences morales et politiques, l’un au fauteuil d’Adolphe Blanqui, l’autre à celui de Léon Faucher, beau-frère de Wolowski. Ainsi, ces deux anciens parlementaires, hostiles au coup d’État, virent-ils leurs travaux bénéficier d’une reconnaissance supplémentaire9. En avril 1861, fut admis Charles Renouard – sans les suivre tout à fait, puisqu’il siégea dans la section de législation, de droit public et de jurisprudence, alors qu’ils se trouvaient dans celle d’économie politique, de statistique et de finances10. Cet orléaniste convaincu, ancien député et membre de la Chambre des pairs – de 1846 à 1848 – qui avait été nommé procureur général de la très éphémère Haute Cour constituée pour riposter au coup d’État, appartenait à la cour de cassation et venait de publier une substantielle étude juridique11.

10Chacun à leur manière, les deux élus de 1863 étaient des personnalités en vue. Jules Simon fut admis de justesse12 à l’Académie des sciences morales et politiques en février. Il était bien connu en tant qu’ancien représentant sous la Seconde République, universitaire ayant refusé de prêter serment à l’Empire, publiciste exaltant la morale et la liberté, ainsi que républicain nuancé – ce qui rendait son profil politique différent de ceux que nous avons cités précédemment. Il reste qu’il entretenait – notamment lors de ses "jeudis" – des relations assez étroites avec des personnalités orléanistes – Rémusat, Mignet, Montalembert, Cochin et le comte d’Haussonville13. Le cas de Jules Dufaure n’était pas identique, dans la mesure où, nettement plus âgé, il avait exercé des responsabilités ministérielles sous la Monarchie de Juillet et sous la Seconde République, et, en dépit de la relative complexité de son parcours politique, était plus proche des orléanistes. Son accession à l’Académie française, le 23 août, au fauteuil du chancelier Pasquier, s’explique par son rôle d’avocat, profession qu’il avait reprise avec éclat après le coup d’État. En effet, il avait été amené, entre 1858 et 1862, à défendre deux académiciens traduits en correctionnelle pour tel de leurs écrits, Montalembert et Mgr Dupanloup, ainsi que le duc d’Aumale et Prévost-Paradol. Il s’était ainsi attiré des sympathies agissantes au sein du monde orléaniste, et sa candidature, posée à son insu selon son biographe Georges Picot, triompha de l’opposition de Sainte-Beuve et de quelques autres14.

11Sans doute l’élection d’Auguste Casimir-Perier comme membre libre de l’Académie des sciences morales et politiques, en mars 1867, eut-elle beaucoup moins d’écho : mais le succès de ce dynaste orléaniste, opposant à l’empire15, renforçait le poids de la mouvance libérale.

12En avril 1869, le premier représentant de notre série qui appartînt au "parti des ducs", le comte Joseph Othenin d’Haussonville, fut à son tour élu à l’Académie française, au fauteuil de l’orléaniste Viennet. Nous reviendrons plus loin sur son rôle politique – et il convient de souligner que son œuvre d’historien n’était pas négligeable. Il n’en apparaissait pas moins, dans l’assemblée où il fit son entrée, comme étroitement lié aux deux membres de la famille de Broglie qui y siégeaient, le duc Victor, son beau-père, élu en 1855 et le prince Albert, son beau-frère, qui siégeait depuis 186216.

13Peut-être faut-il, à propos de cette période du Second Empire, tenter l’esquisse d’un bilan relatif à ces succès académiques. Nous l’avons vu, les élus appartiennent à une mouvance assez homogène, quoique socialement diversifiée. Peut-on considérer que leur agrégation au milieu académique relève d’une logique particulière ? Certes, les Académies durent accueillir des personnalités favorables au régime17. L’Académie française le fit dans les années 1850, et sans doute plus volontiers au cours de la décennie qui suivit18. Mais dans l’ensemble, l’opposition modérée à l’Empire ou, du moins, de fortes réserves à son égard, ne pouvait que servir la cause des candidats, de même qu’un passé de notable orléaniste, personnel ou en quelque sorte dynastique.

14Il existait aussi une composante culturelle, en divers sens. Mérimée, favorable au régime impérial, a dit plaisamment et méchamment : " Pour être de l’Académie, il faut être l’amant d’une douairière orléaniste. "19 Sans doute faisait-il allusion à sa manière à la fréquentation de salons, dont certains étaient spécifiquement orléanistes – ceux de Louise d’Haussonville, née Louise de Broglie, de Madame de Montalembert, et surtout de Madame Mohl – d’autres plus cléricaux, tel celui de Madame Swetchine, d’autres encore fréquentés aussi par des républicains, comme celui de Marie d’Agoult20.

15Mais l’usage des mondanités, teinté d’opposition au régime, ne suffisait sans doute pas : les futurs sénateurs inamovibles se recommandaient en général par une activité importante de publicistes – que favorisaient leurs études et leur situation, à l’écart des rouages du pouvoir et souvent fort aisée. Par exemple, pour la période 1831-1874, huit académiciens, sur les quinze de la mouvance ici étudiée, ont collaboré à la Revue des Deux Mondes, le plus prolifique étant – de loin – Léonce de Lavergne, suivi par le comte d’Haussonville et John Lemoinne21. Ceux qui écrivaient peu étaient à tout prendre rares, même si la contribution à la littérature des élus à l’Académie française, était fort inégale : Barbey d’Aurevilly, autre écrivain partisan de l’Empire – à cette époque, en tout cas – n’est pas tendre avec la plupart des "quarante médaillons", parmi lesquels Dufaure : "Les avoués le disent bon juriste, mais ennuyeux, et vous pouvez vous demander ce que doit être un ennui, senti par des avoués ! On dit qu’il a des velléités philosophiques dans la tête mais elles n’en sont jamais sorties." 22 Toujours est-il que les personnalités étudiées étaient reconnues, avec certes des nuances, voire des différences, pour leur culture et ne déparaient pas le milieu orléaniste et libéral.

16Après la guerre de 1870-1871, dix élections – dont sept dans la mouvance ici étudiée – intervinrent parmi les futurs sénateurs inamovibles. Après celles de Littré, le 30 décembre 1871, et Marc-Antoine Calmon, en février 1872, deux d’entre elles eurent lieu à l’Académie française en 1875, année de la désignation des parlementaires en question. John Lemoinne fut élu de justesse au fauteuil de Jules Janin : journaliste et publiciste, il n’avait pas le prestige de certains écrivains et critiques, mais il était réputé pour la vivacité de sa plume et avait été, aux Débats, un défenseur zélé des intérêts orléanistes23. L’élection de Jules Simon au fauteuil de Rémusat, le 15 décembre 1875, peut retenir un peu plus longuement l’attention. Tout d’abord, fait exceptionnel, il fut élu le même jour sénateur inamovible. De plus, il était à l’évidence républicain, comme son passé récent, en tant que député au Corps législatif puis ministre après le 4 Septembre, l’avait souligné. Mais ses ménagements à l’égard des orléanistes ne furent pas étrangers à son succès, même s’il fut assuré – les "ducs" et leurs amis votant pour le vicomte de Bornier ou s’abstenant – par la gauche de l’Académie française, largement dominée par le Centre gauche, conduit par Thiers24.

17Dernier sénateur inamovible élu à l’Académie française, le duc d’Audiffret-Pasquier succéda à Mgr Dupanloup le 26 décembre 1878. Le président du Sénat, qui n’avait aucun concurrent, recueillit 22 voix sur 27. Ainsi, un nouveau duc, au sens propre cette fois, alla siéger aux côtés de Noailles et Broglie – seul représentant de la famille depuis la mort du duc Victor, dont il avait repris le titre – et d’Aumale25.

18C’est dans une tout autre conjoncture que s’inscrivent, après le succès très discret d’Hippolyte Carnot, le 25 juin 188126, les trois dernières élections académiques de sénateurs inamovibles – à l’exception de celle de Berthelot, en 1900. Elles ont ouvert les portes de l’Académie des sciences morales et politiques à René Bérenger, Agénor Bardoux et Louis Buffet, les 1er mars, 26 avril et 10 mai 1890, les deux premiers dans la section de morale, le dernier en tant que membre libre27.

19 Assurément, il est plus aisé de retracer des succès individuels que de définir aussi précisément que possible les liens entre vie académique et action politique. Toutefois, à ce propos, peuvent être présentées quelques remarques concernant la mouvance orléaniste et libérale.

20Durant le Second Empire, son opposition au régime s’exprime selon des modes complémentaires : les académies figurent parmi les lieux où, en utilisant un langage soigneusement étudié, notamment à l’occasion des discours de réception, l’Empire est contesté. Les salons et la presse constituent d’autres éléments de ce dispositif politique et culturel. Mais les perspectives politiques sont assez limitées. Toutefois, il faut distinguer entre la période qui va du coup d’État à la fin des années 1850, pendant lesquelles les élections académiques apparaissent comme des marques d’opposition assez isolées28 et l’époque suivante, où, sans s’inscrire véritablement dans une stratégie d’ensemble, elles ne sont pas sans rapport avec les efforts de l’union libérale.

21De ce point de vue, les années 1859-1860, même si elles ne coïncident pas avec des élections académiques significatives, sont importantes : le comte d’Haussonville se montre particulièrement actif29. Mais les résultats électoraux sont très limités. En 1863, Jules Simon devient certes député de la Seine, mais bien plus en tant que républicain – comme Hippolyte Carnot, qui, élu en 1852 et 1857, avait refusé de prêter serment – que personnalité liée au monde orléaniste et libéral. Thiers, lui-même, du reste, s’est gardé de se présenter sous ce jour30. Les échecs d’académiciens, récents ou futurs, sont toutes proportions gardées nombreux : Dufaure et Auguste Casimir-Perier, par exemple, sont battus31, ainsi que Buffet, qui l’emporte quant à lui en janvier 1864, à la suite de l’invalidation de son concurrent. Le duc d’Audiffret-Pasquier subit deux échecs dans l’Orne en 1866 et 1869, et le seul futur sénateur inamovible académicien élu lors de ce dernier scrutin, en dehors de Jules Simon et Louis Buffet, réélus, est Jules Barthélémy Saint-Hilaire, en Seine-et-Oise32.

22Pendant l’Empire libéral, la mouvance évoquée – dont beaucoup de républicains se sont écartés – ne se situe plus clairement dans l’opposition. Certains de ses partisans sont favorables au Tiers parti, et des ralliements se produisent. Louis Buffet devient ministre du cabinet Ollivier en janvier 1870. C’est aussi le cas du comte Daru, qui fut son prédécesseur à l’Académie des sciences morales et politiques. Toujours est-il que les deux hommes donnent leur démission à l’approche du plébiscite de mai 1870. Certains orléanistes, dont Dufaure, appellent à voter non ou à s’abstenir33. La situation, dans les milieux académiques libéraux, est donc assez complexe à la fin du Second Empire34.

23Avec les débuts de la Troisième République, la situation évolue. Si certaines personnalités accèdent à d’importantes responsabilités, notamment dans le sillage de Thiers35, la cohésion de la mouvance orléaniste et libérale est de plus en plus mise à l’épreuve, du moins à première vue. Les futurs sénateurs inamovibles pris en considération dans cette étude se répartissent entre des groupes assez divers à l’Assemblée nationale.

24Ils sont au nombre de douze36, le comte d’Haussonville – contrairement à son fils – John Lemoinne et Charles Renouard n’ayant pas fait partie de l’Assemblée. Deux, Louis Buffet – qui présida l’Assemblée nationale d’avril 1873 à mars 1875 – et Jules Dufaure, n’ont fait partie d’aucun groupe, et Jules Barthélémy Saint-Hilaire ne s’est inscrit que très tardivement au Centre gauche. Les autres se situent entre la réunion Colbert (Mgr Dupanloup et le duc d’Audiffret-Pasquier – ce dernier présida surtout le Centre droit) et la Gauche républicaine (Agénor Bardoux, qui siégeait aussi au Centre gauche, et Jules Simon). René Bérenger – après un passage au Centre gauche – et Louis Wolowski ont choisi les républicains conservateurs, dont Auguste Casimir-Perier, qui passa du Centre droit au Centre gauche, fut quelques mois président. Léonce de Lavergne a fini par diriger la "réunion" qui porte son nom. Marc-Antoine Calmon, élu en décembre 1873, fait partie du Centre gauche, qu’il présida plus tard37.

25A dire vrai, l’évolution dans le temps de la configuration de certains groupes et la possibilité d’adhérer à plusieurs38 ne facilitent pas l’analyse, d’autant que le nombre de parlementaires concernés est réduit. De plus, il n’y avait pas de raison pour qu’une hypothétique solidarité académique fût transposée à l’échelle parlementaire. Il n’en reste pas moins que l’attitude des personnalités citées, dont certaines, comme les "deux beaux-frères" évoqués par Daniel Halévy39, ont joué un rôle majeur dans l’adoption des lois constitutionnelles, témoigne d’un certain sens de l’évolution – à quelques exceptions près, dont Mgr Dupanloup – qui n’a évidemment pas été étranger à leur élection en tant que sénateurs inamovibles.

26En décembre 1875, huit académiciens parmi les quinze plus particulièrement étudiés40, soit plus de 10 % des élus41, ont accédé à la Haute Assemblée. A cette date, il est difficile de parler, en toute rigueur, de mouvance orléaniste et libérale. Nombre d’anciens orléanistes se sont ralliés en raison de l’attitude de Thiers et du processus qui a conduit à l’adoption des lois constitutionnelles. De plus, on le sait, alors que Buffet était vice-président du Conseil, les orléanistes non ralliés ont été dans l’ensemble tenus à l’écart par les républicains, les légitimistes et les bonapartistes. Parmi les membres de l’Institut élus sénateurs inamovibles, Mgr Dupanloup apparaissant surtout alors comme un conservateur sans préférence dynastique, ils ne sont pas représentés en tant que tels : il est vrai que beaucoup s’étaient métamorphosés en hommes du Centre gauche.

27Par la suite, l’Institut, bien qu’il conserve davantage ses traditions que des assemblées plus fréquemment renouvelées et demeure majoritairement composé de personnalités conservatrices, ne fait plus autant figure de bastion orléaniste et libéral. Il est néanmoins difficile, sur le plan politique, de tirer des enseignements des quelques élections académiques de 1878 et 1890. Le succès à l’Académie française du premier élu des sénateurs inamovibles, le duc d’Audiffret-Pasquier, traduit certes une continuité, mais les élections qui interviennent en 1890 favorisent plutôt des républicains très modérés, comme Bérenger ou Bardoux, le succès de Louis Buffet étant à la fois tardif et un peu marginal, puisqu’il siège comme membre libre.

28En outre, bien des sénateurs académiciens, depuis 1875, ont disparu : Auguste Casimir-Perier et Wolowski dès 1876, Mgr Dupanloup et Renouard en 1878, Léonce de Lavergne en 1880, Dufaure l’année suivante, le comte d’Haussonville – sénateur inamovible pendant six ans – en 1884 et Marc-Antoine Calmon en 1890. Dans les années 1890, d’autres personnalités importantes disparaissent, comme John Lemoinne en 1892, Jules Barthélémy Saint-Hilaire en 1895 et Jules Simon en 1896. Ce dernier avait depuis novembre 1882 succédé à Mignet comme secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques, et y avait déployé une grande activité. En revanche, son rôle politique avait fortement décliné, comme celui du Centre gauche.

29Très peu de sénateurs inamovibles, somme toute, ont siégé longtemps à l’Institut, ce qui n’a rien de surprenant, en raison de l’âge auquel ils accédèrent en général à l’une des académies ou au Sénat. La principale exception est celle de Jules Barthélémy Saint-Hilaire, du fait de la précocité de son élection à l’Académie des sciences morales et politiques. Le duc d’Audiffret-Pasquier, décédé en 1904, fut le dernier à disparaître parmi ceux qui avaient été politiquement actifs sous le Second Empire. Quant à René Bérenger, mort en 1915, il fut le dernier des sénateurs inamovibles académiciens. De manière plus générale, la relève de la mouvance orléaniste et libérale ne fut qu’en partie assurée, parfois par des héritiers directs – le fils du comte d’Haussonville à l’Académie française en 1888 – ou indirects – Georges Picot, très lié à ce milieu, avait succédé à Thiers dès 1878 à l’Académie des sciences morales et politiques42. Mais il y eut longtemps un "parti des ducs"43 au sens large, lointain héritier de la tradition académique orléaniste et libérale qui avait commencé à s’affirmer dans la première moitié du XIXème siècle et avait été illustrée par des personnalités qui comptèrent parmi les sénateurs inamovibles.