1Comment l’idée de sénateurs inamovibles s’imposa-t-elle aux auteurs de la loi constitutionnelle du 24 février 1875 sur le Sénat, comment furent élus les soixante-quinze premiers sénateurs inamovibles ? Il importe au début de cet ouvrage d’élucider ces deux points. Certes, la trame de cette histoire est relativement bien connue1 mais une relecture de celle-ci pourra mieux éclairer de quels compromis successifs sont issus les dispositions relatives à la composition du Sénat. Le décalage entre les idéaux constitutionnels et la réalité issue des débats invite à revenir, après bien d’autres2, sur les conceptions politiques des membres de l’Assemblée nationale, leurs divisions et leurs convergences. Les péripéties de l’élection des premiers inamovibles font revivre ce monde complexe des droites, dont les luttes internes menèrent au paradoxe d’un succès républicain.

Aux origines de la loi du 24 février 1875

2Chacun sait que la naissance d’un Sénat paraissait indispensable aux institutions de la France nouvelle. Au sein de l’Assemblée nationale, les diverses composantes du libéralisme, légitimistes libéraux, orléanistes libéraux, républicains libéraux, s’accordaient sur ce point. Tous souhaitaient une Chambre haute, lieu de réflexion, contrepoids à la Chambre issue du suffrage universel, après l’expérience fâcheuse de monocamérisme de la Seconde République. L’idée était d’y accueillir les "illustrations" du pays, comme tant d’esprits l’avaient imaginé de Victor de Broglie à Prévost-Paradol, dont l’influence directe et indirecte s’exerçait sur les membres de l’Assemblée3.

3Maints systèmes ingénieux avaient été imaginés à cette fin, qui tournent le plus souvent autour de la représentation des intérêts, en donnant à un certain nombre de catégories une représentation propre. En revanche, la nomination, même partielle, par le pouvoir exécutif, ne séduisait guère. N’évoquait-elle pas les sénats du Premier et du Second Empire, objets même de détestation ? Le projet Thiers-Dufaure, déposé le 19 mai 1873 n’envisageait pas de personnalités nommées. Les sénateurs étaient élus au suffrage universel. En revanche les éligibles devaient appartenir à quinze catégories restreintes : anciens parlementaires, hauts fonctionnaires et hauts magistrats, membres de l’Institut, membres de l’épiscopat et présidents de consistoire, amiraux et généraux, maires des villes de plus de 100 000 habitants. Le projet, que la chute de Thiers rendit vain, éclaire les vues du Centre gauche et esquisse la physionomie souhaitée pour les futurs sénateurs.

4C’est Albert de Broglie, chef du gouvernement et ministre de l’Intérieur, qui le premier, le 13 janvier 1874, laisse entendre qu’il "faut donner une part à la nomination du pouvoir exécutif", dans son intervention à la commission des Trente chargée d’élaborer les nouvelles institutions4. Comme pour la loi sur les maires, où il revient à la nomination, Broglie, au pouvoir, tempère son libéralisme. Mais il est remarquable que la commission voie sans enthousiasme cette proposition. Le questionnaire dû au juriste Batbie, annexé au rapport d’Antonin Lefèvre-Pontalis, fait au nom de la sous-commission des pouvoirs publics, devant la commission des Trente, le 23 mars 1874, formule une série de questions : "si le Sénat est nommé, en tout ou en partie, par le Président de la République, sera-t-il tenu de les choisir dans certaines catégories ? Y aura-t-il des sénateurs de droit, y aura-t-il des sénateurs élus par des corps spéciaux ?". Le 28 mars 1874, Broglie prononce un important discours sur le Sénat devant la commission : "dans les pouvoirs politiques, il faut – pour qu’une société soit bien réglée – un autre élément, une autre influence que celle du nombre seul" (…) "La deuxième Chambre devra donc réunir dans son sein une représentation de tous les éléments de distinction sociale et politique qui ne sont pas sûrs de trouver place dans la Chambre populaire". Il propose donc d’attribuer la nomination d’une partie des membres au pouvoir exécutif. Comme pour la Chambre des pairs de la Monarchie de Juillet, il faudrait déterminer "les catégories" au sein desquelles s’exercerait le choix. Elles concerneraient surtout les hommes remarquables "par l’éclat ou le mérite des services rendus à la société". Les membres élus le sont par un corps électoral restreint fait de personnalités "auquel on joindrait les membres des conseils généraux". S’ajouteraient enfin des membres de droit. Ce discours est bien l’esquisse du projet de loi déposé le 15 mai 1874, à la veille de la chute de Broglie, abandonné par les légitimistes, hostiles notamment au Grand Conseil (tel était le nom donné par Broglie au Sénat). Les membres nommés, pris au sein de catégories qui sont reprises du projet Thiers-Dufaure, peuvent être au nombre de 150 (article 13). Ils sont inamovibles (article 15). Seule cette dernière disposition serait reprise dans la loi constitutionnelle du 24 février 1875. En effet, lorsque la discussion reprend à la commission le 3 juillet, des voix se font entendre à droite, hostiles à la nomination par le Président de la République. Audren de Kerdrel, personnalité éminente du légitimisme libéral5 juge la nomination inacceptable même dans une monarchie. Émile Keller, catholique intransigeant, proche des chevau-légers, estime qu’ "il vaut mieux ne pas examiner cette question". La commission se borne à affirmer : "le Sénat se compose de membres nommés ou élus dans des conditions qui sont déterminées par une loi spéciale".

5Le 10 juillet, Fourtou, ministre de l’Intérieur, ne se satisfait pas de ces généralités : "le gouvernement pense que le chef de l’État doit avoir une part considérable dans les choix et la désignation de la Chambre haute". Mais la majorité de la commission reste fort réservée. Dufaure et Laboulaye, les hommes du Centre gauche, rejoignent là les légitimistes. Lorsque le 21 juillet, Lefèvre-Pontalis, au nom de la sous-commission, présente un projet proche du projet Broglie, qui prévoit des inamovibles nommés par le Président de la République, Laboulaye, le lendemain, observe que "tous les Sénats nommés par le gouvernement ont eu pour résultat de fortifier la Chambre des représentants et d’affaiblir le pouvoir". Il s’en prend à l’idée de sénateurs à vie, à quoi Lefèvre-Pontalis répond que des sénateurs inamovibles sont "aussi indépendants vis-à-vis du pouvoir que des élus vis-à-vis de leurs électeurs". L’argument ne fut pas oublié…

6Cependant, l’idée, dans le mode d’élection du Sénat, d’une représentation des "intérêts sociaux" ne s’était pas imposée. La commission faisait sienne, dans un premier temps, le système de Ventavon "conférant l’élection des sénateurs aux élus du suffrage universel". Dès lors, la nomination s’imposait avec plus de force. Le général Chabaud-Latour, ministre de l’Intérieur, déclare le 25 juillet que le gouvernement préférerait la moitié des sénateurs nommés, il accepterait le tiers "comme limite inférieure". Plusieurs élus de la droite, dont Chesnelong, souhaitent davantage de nommés lors de la réunion du 30 juillet 1874. Lefèvre-Pontalis demande en revanche que le Sénat ne soit pas "à la merci du pouvoir exécutif". Il défend à nouveau l’inamovibilité "garantie" de l’indépendance. Les deux idées sont présentes dans le projet élaboré cinq mois plus tard.

7La commission ne se réunit en effet à nouveau que le 5 décembre 1874 et, tout en acceptant un mode d’élection très proche de celui qui sera adopté en définitive (à ceci près que le conseil municipal est assisté en nombre égal des plus imposés lors de l’élection du délégué de la commune pour l’élection des sénateurs), prévoit cent sénateurs, sur trois cents, nommés par le Président de la République "pour la première formation du Sénat". Ensuite ils seront choisis par le Président de la République "sur une liste de présentation dressée par le Sénat et contenant trois fois autant de noms qu’il y a de sièges vacants" (article 6 du projet de loi annexé au rapport Lefèvre-Pontalis au nom de la commission des Trente le 22 février 1875). On reconnaît la présentation d’une " terna " chère à l’Église romaine, formule à laquelle l’État en France eut volontiers recours en matière de nomination. Ces sénateurs sont " nommés à la vie", terme qui voulait éviter peut-être le terme d’inamovibles, lourd de précédents.

8En fait, le projet de la commission en matière de nomination ne convint pas au Président de la République Mac-Mahon, ni au ministre de l’Intérieur Chabaud-Latour soucieux d’aboutir à un compromis. Le film des événements est ici nécessaire. Deux réunions de près de quatre heures se tinrent début janvier à l’Élysée, associant des représentants du Centre gauche : Dufaure, Léon Say, aux représentants de la droite modérée : Kerdrel, et du Centre droit : Broglie, Buffet. Chesnelong y assistait pour, selon ses termes, servir de trait d’union avec l’extrême droite6. Lors de ces réunions, le Centre gauche fit des concessions en acceptant les inamovibles, il obtint en revanche que le corps électoral du Sénat fût issu du suffrage universel.

9Il fallut encore plusieurs semaines pour aboutir. Le vote, le 11 février, de l’amendement Pascal Duprat, disposant que le Sénat est nommé par les mêmes électeurs que la Chambre des députés, mit le gouvernement en difficulté. Vingt-trois voix bonapartistes s’étaient jointes à la gauche et au Centre gauche, l’extrême droite s’était abstenue. Waddington, en déposant une proposition de loi faisant élire les sénateurs par le suffrage universel à deux degrés, trouva la transaction acceptable. Bérenger surmonta pour sa part la question délicate de la nomination en proposant que le tiers des sénateurs fût élu au scrutin de liste par l’Assemblée. Au sein de la commission, les républicains reprirent cette idée, mais la majorité des commissaires persistait à demander la nomination par le maréchal. C’est alors qu’intervint le "revirement" 7 du gouvernement. Suscitant un "murmure de surprise” au sein de la commission8, le ministre de l’Intérieur Chabaud-Latour annonça que Mac-Mahon acceptait la réduction à soixante-quinze des inamovibles ainsi que leur désignation d’abord par l’Assemblée nationale, puis par le Sénat. Comme le rapportent Chesnelong et Broglie, ce compromis faisait suite aux pourparlers entre certains membres du Centre droit dont d’Audiffret-Pasquier et les chefs de la gauche et du Centre gauche. Selon Chesnelong, le ministre des Affaires étrangères Decazes influença Mac-Mahon "soucieux d’avoir à tout prix un Sénat qui put lui servir de contrepoids". Broglie a finement noté que Mac-Mahon ne tenait guère à la nomination : "l’ennui d’être sollicité l’emportait de beaucoup chez lui sur l’agrément de disposer des faveurs "9.

10Prise à contre pied, la commission des Trente, dont la droite passa, selon Broglie, "de la stupeur à la fureur", en resta à sa proposition de cent inamovibles nommés. Mais c’était un combat d’arrière-garde, et, on l’a vu, tous les membres de droite de la commission n’étaient pas d’ardents partisans de la nomination. Le projet définitif, présenté par Wallon10, fut voté sans long débat, soutenu par la coalition des gauches et une partie du Centre droit. La commission des Trente se survit encore. Le 24 février, le conservateur Delpit propose à la commission un amendement qui prévoit que les sénateurs élus par l’Assemblée soient choisis sur une liste double de candidats présentés par le Président de la République. Vaine tentative soutenue par le comte de Meaux qui y voit la possibilité de désigner des hommes "dévoués au pouvoir exécutif" et de faire place aux "chefs des grands corps publics". Mais plusieurs membres conservateurs de la commission doutent que Mac-Mahon lui-même souhaite l’amendement. Ce fut le dernier débat de la commission. Le 18 mai, la commission des Trente démissionnait. Une commission nouvelle, dont la majorité correspondait à celle qui avait voté les lois constitutionnelles, fut saisie du projet de loi organique du Sénat. Elle rejeta le 7 juin l’amendement Chaper qui voulait que cinquante inamovibles au moins soient choisis en dehors de l’Assemblée nationale, dont dix dans l’armée de terre, cinq dans la marine, cinq dans le clergé, dix dans la magistrature, dix dans l’Institut, ultime essai pour faire entrer dans la loi les catégories chères aux premiers pères du Sénat. Il est remarquable toutefois que le résultat de l’élection des inamovibles ait, sauf pour le clergé, répondu à ce vœu.

11Au total, au terme de discussions riches et complexes, il ne restait pas grand chose des constructions échafaudées par les penseurs constitutionnels des droites. L’idée de représentation des intérêts sociaux, de catégories désignant leurs représentants, avait fait long feu. Le Sénat de la Troisième République ne répondit pas aux attentes du libéralisme conservateur, et lorsqu’on dit qu’il est le fruit d’un compromis entre les deux centres, ce n’est vrai qu’en partie. Le Centre gauche avait imposé une légitimité fondée sur le suffrage universel, certes indirect, et sur cette force, bien perçue par Gambetta, que donnait la représentation des collectivités locales.

12Tout comme la représentation des intérêts, la nomination n’avait pas eu d’avenir. Certes, les gauches y étaient hostiles, mais les droites voyaient celle-ci sans enthousiasme. Comme l’observait justement Julien Feydy, l’"une des critiques les plus vives" est celle du légitimiste et catholique intransigeant lyonnais Lucien Brun. Le 22 janvier 1875, à l’Assemblée nationale, il ironise : nommer avant les élections aura pour conséquence que les élections se feront contre les nominations. Si la nomination suit les élections, le pouvoir nommera les victimes du suffrage universel. Le souvenir de l’Empire restait présent. "Je ne suis pas certain que la répugnance de la gauche ne fût pas secrètement partagée par ceux-là mêmes qui firent mine de la combattre" devait écrire le duc de Broglie dans ses Mémoires11. En revanche, l’idée d’inamovibilité pouvait séduire : elle offrait certes une perspective de fin de carrière politique heureuse à certains, mais surtout elle paraissait une garantie d’indépendance si le pouvoir changeait. La cooptation, d’abord par l’Assemblée nationale, puis par le Sénat lui-même, ne pouvait que convenir, en un temps où la souveraineté semblait à tous résider dans le Parlement.

L’élection des inamovibles.

13Dans l’excellent chapitre de ses Souvenirs de l’Assemblée nationale consacré à l’élection des inamovibles12, Paul Bosq estime que l’élection des inamovibles "fut une des comédies politiques les plus curieuses de notre temps. Une coalition d’où sont sortis, dans l’espace de treize jours, des hommes de tous les partis et de tous les bords (…) restera toujours une énigme pour les historiens de l’avenir”. S’il n’est pas indispensable de suivre jour après jour13 l’élection des soixante-quinze, il importe de revenir sur le retournement de majorité qui est la clef de l’élection et sur la signification politique de celle-ci. Les modalités de l’élection étaient définies par la loi organique du 2 août 1875 qui prévoyait le scrutin de liste à la majorité absolue. Un amendement soutenu par Laboulaye, Ricard, Grévy, lors de la commission le 21 juillet, avait supprimé l’obligation de garder les mêmes noms sur les mêmes listes lors des scrutins successifs. Était ainsi ouverte, selon le mot de Laboulaye, la possibilité de "liste de conciliation", grâce à l’introduction de noms nouveaux. Ce mode de scrutin, le scrutin de liste plurinominal, qui n’est autre que celui utilisé lors des élections de la Seconde République et de l’Assemblée nationale, allait permettre, par sa souplesse, bien des surprises et des conjonctions imprévues.

14A travers les divers mémorialistes, on pressent la passion dans laquelle la perspective de l’élection plongea les membres sortants de l’Assemblée nationale. Selon Léon Say, les présidents et secrétaires de groupes auraient reçu plus de trois cents demandes de candidature14. Au reste, un remarquable consensus se fit sur l’idée de choisir les sénateurs inamovibles parmi les membres de l’Assemblée sortante. On ne pensait plus guère aux représentants des intérêts sociaux. Le Centre droit songea à une conjonction avec le Centre gauche, afin d’élaborer une liste commune. Le Centre gauche accepta à condition que les trois fractions de la gauche fussent représentées, hormis l’extrême gauche radicale, et qu’à droite fussent exclus ceux qui n’avaient pas adhéré formellement aux institutions. Le Centre droit n’admit pas cette exclusive. Ce fut la rupture. Une liste commune des droites fut élaborée : "on y rencontrait tous les hommes qui avaient marqué au premier rang depuis 1871", selon Chesnelong. Le désintérêt des bonapartistes hostiles à la création d’un Sénat électif15, l’absence de quelques membres de l’extrême droite lors de la réunion préparatoire n’inquiétèrent pas. Les conservateurs, de l’avis de Chesnelong, pensaient l’emporter sur la liste de gauche.

15C’était compter sans les bonapartistes et une partie de l’extrême droite. Dès le premier tour de scrutin16, le jeudi 9 décembre, où ne l’emportèrent que le duc d’Audiffret-Pasquier (porté sur les deux listes, il obtint 563 voix sur 680 votants) et le Centre gauche Martel, bénéficiant d’un appoint de droite, la droite fut déçue. Le lendemain, les bulletins imprimés de la gauche associaient aux candidats de la gauche treize membres de l’extrême droite. Six d’entre eux désavouèrent leur candidature. Les autres, malgré l’indignation de la droite, se maintinrent. Cette défection, forte d’une vingtaine de voix, auxquelles se joignaient au moins une dizaine de bonapartistes, assura, comme on le sait, un succès quasi total à la liste de gauche qui obtint cinquante-sept sièges. Dix candidats de l’extrême droite furent ainsi élus17. Outre le duc d’Audiffret-Pasquier, furent élus sept candidats de la liste conservatrice18, les généraux Changarnier et Cissey, l’amiral Montaignac, qui auraient eu l’appoint d’ "anciens frères d’armes qui siégeaient à gauche", Wallon eut quelques voix du Centre gauche, Baze des voix de gauche qui voulurent "honorer en lui le proscrit de 1852". Kolb-Bernard "trouva grâce devant les dissidents de l’extrême droite " qui rendirent hommage au défenseur de l’Église, Dupanloup fut élu à l’avant dernier tour à une voix de majorité grâce, estimait également Chesnelong, " à l’appoint inattendu de cinq ou six voix isolées de gauche"19

16L’histoire de la "défection" a souvent été faite. On a eu tendance à n’y voir que le fruit de la politique du pire et de l’hostilité aux orléanistes d’une fraction des légitimistes conduits par La Rochette. Le rôle des bonapartistes, même s’ils ne bénéficièrent d’aucun élu, n’est pas indifférent, et c’est l’un d’eux, Raoul-Duval, qui prit le 6 décembre les premiers contacts avec les républicains, faisant état du reste des intentions de La Rochette et ses amis. C’est après le premier scrutin, qui démontrait que les deux camps faisaient jeu égal, que Gambetta aurait engagé une négociation avec La Rochette. Le rendez-vous décisif se tint, tard dans la nuit, chez Jules Simon place de la Madeleine20. L’accord fut scellé et, chose plus remarquable, ne fut pas démenti au long des scrutins successifs, malgré de vives réticences que Gambetta dut vaincre. "J’ai passé mon dimanche à rallier mes troupes, à bien convaincre nos chancelants (sic) alliés du flagrant intérêt qui leur commande de pousser la campagne" 21. Les bonapartistes prenaient leur revanche sur l’orléanisme parlementaire. Ils sont environ une trentaine, dont tous ne suivirent pas Raoul-Duval. Les légitimistes intransigeants sont une poignée, moins d’une vingtaine, mais très déterminés. Leur chef de file est La Rochette22 pour qui la conjonction des extrêmes avec les républicains portait un coup à "une école, toujours la même", coupable de la mort de Louis XVI, de la Révolution de 1830, de l’échec de la Restauration le 20 novembre 1873. "Il nous fallait donc", écrivait le marquis de Franclieu dans une lettre à l’Univers le 15 décembre 1875, après ce retour en arrière, "agir et réagir par tous les moyens contre les prétendus conservateurs parlementaires avant qu’ils ne pussent s’emparer de la Constitution qu’ils avaient préparée et combinée avec toute l’habileté qu’on leur connaît".

17Cela est bien connu, peut-être a-t-on moins observé que Gambetta n’a pas une stratégie si différente. Pour lui aussi, l’adversaire est l’orléanisme parlementaire. L’entente avec l’extrême droite et les bonapartistes ne permet pas seulement, en abandonnant quelques sièges aux premiers, de fortifier le camp républicain au Sénat. Elle porte un coup aux hommes du Centre droit et, par delà, à la possible conjonction des centres, dont Gambetta ne veut pas, parce qu’elle fonderait une République conservatrice, élitiste, et couperait court à la marche vers la République démocratique chère à l’homme d’État républicain. Faut-il ajouter que Gambetta, depuis les heures de la Défense nationale, n’a cessé de marquer son estime pour le patriotisme des légitimistes, qu’il présente comme les partisans généreux d’une cause perdue, mais honorable. Il réserve ses critiques les plus vives aux orléanistes. Enfin, il n’exclut pas quelque convergence à terme avec les bonapartistes, dont certes il ne fit jamais état publiquement. "Les bonapartistes se sont bien conduits, cela peut paraître paradoxal, mais je leur dois cette justice, et je ne sais s’il ne sera pas possible, quand la France aura parlé, d’écarter les plus compromis et de rallier le gros du parti"23. Propos remarquable qui donne à l’épisode de l’élection des inamovibles une autre portée que celle d’une simple conjonction tactique des extrêmes. Gambetta le républicain démocrate voit en ces autres démocrates que sont les bonapartistes des alliés face aux centristes libéraux. Si on songe au rôle essentiel dans la négociation d’un Raoul-Duval qui, quelques années plus tard, invita au ralliement à la République, les arrière-pensées de Gambetta s’éclairent. L’accord avec les bonapartistes et avec les légitimistes : "quant aux royalistes purs, ils ont été magnifiques, nous avons gagné leur estime”, ajoute-t-il dans la même lettre à Léonie Léon, peut esquisser un rassemblement pour l’avenir.

18La tactique de Gambetta ne fut pas acceptée sans difficulté par la gauche : le 16 décembre, il stigmatise "la scandaleuse indiscipline de nos troupes", il dit à Léonie Léon avoir eu a subir "les plus sottes récriminations inspirées par les plus basses rancunes". En fait, il ne reste plus que cinq sénateurs à élire, les 17, 18, 20 et 21 décembre. Pour ces derniers votes, y compris dans le camp républicain, la "coalition se disloque", comme l’observe Patrick Chamouard, et les questions de personne l’emportent. Reste que Gambetta, à la faveur des divisions des droites et fort de son autorité sur le parti républicain, était parvenu à s’emparer du bastion qui demeurait le suprême espoir des conservateurs et l’ultime trace des innombrables projets d’un Sénat contenant la montée de la démocratie.

19Au terme des élections sénatoriales dans le pays, elles favorables aux conservateurs, la droite n’eut qu’une faible majorité. Elle en profita lorsqu’il fallut pourvoir au remplacement des premiers inamovibles disparus, c’est ainsi que Buffet fut élu le 16 juin 1876 par 144 voix, Chesnelong le 24 novembre par 147 voix. Ces chiffres attestent que la droite ne disposait que de quelques voix de majorité au Sénat. On comprend dès lors que son président d’Audiffret-Pasquier, après les élections républicaines d’octobre 1877, ait refusé d’envisager un avis conforme du Sénat à une deuxième dissolution. Le Sénat acceptait à la fois la lecture parlementaire des lois de 1875 et l’entrée inéluctable dans la "République des républicains". De cette orientation, la désignation si peu attendue des soixante-quinze premiers inamovibles est largement responsable. Toujours lucide, Broglie évoque d’un ton désabusé le "funeste présent" que fit la gauche au parti conservateur en faisant adopter l’élection des inamovibles au scrutin de liste : "ce fut le cheval de Troie introduit dans les remparts de la constitution" 24 : c’était donner sa juste dimension à la naissance des inamovibles.